Dans cet article, je me propose d’examiner une partie de la production de l’auteur réunionnais de bande dessinée Appollo en tant que production et phénomène culturel représentatif de la configuration historique et culturelle actuelle, dans un espace dit francophone, entendu comme espace géopolitique, géoculturel, mais aussi géoesthétique, hétérogène et discontinu. Il s’agira plus particulièrement d’émettre l’hypothèse qu’une lecture des bandes dessinées La Grippe coloniale et Île Bourbon 1730 au prisme de leur indiaocéanité pourrait permettre de constituer un itinéraire théorique et critique à même d’éclairer certaines des dynamiques propres aux relations entre la nation française et son Département d’Outre-Mer1 de l’océan Indien.
Je tenterai de mettre en lumière les représentations de la race au sein d’une formation identitaire particulière, liée à la fois à l’histoire de cette région et à celle de la France.
Cette réflexion prétend contribuer au défi majeur qui se pose aux humanités aujourd’hui : comment et avec quels outils appréhender les représentations nées au sein de cultures à la fois locales et globales, chevillées au paradigme postcolonial qui est la marque de notre contemporanéité ?2
Un répertoire indiaocéanique singulier
Si l’on peut faire remonter au XIXe siècle les origines de la bande dessinée produite à La Réunion3 avec les dessins d’Antoine Roussin, et son histoire moderne aux années 1970 et à la publication des planches de Marc Blanchet dans la presse locale, c’est avec la revue spécialisée Le Cri du Margouillat, dont le premier numéro date de juillet 1986, que naît ce que l’on peut considérer comme un mouvement4. En effet, le magazine dont « les trois quarts des décors des récits […] appartiennent à La Réunion ou aux îles voisines »5 a permis à de nombreux auteurs locaux et régionaux de se professionnaliser, notamment grâce à la création de la société d’édition Centre du monde qui publie un album collectif par an6, Légendes créoles, permettant à une quinzaine d’auteurs de « l’école Margouillat » et membres du collectif Band’ Décidée de publier. Le Cri du Margouillat est également lié à l’organisation du festival Cyclone BD qui, dès sa création en 2000, a servi de catalyseur pour la bande dessinée – et pour le livre en général – dans l’océan Indien.
Appollo, de son vrai nom, Olivier Appollodorus, a activement participé à ce mouvement avant de publier en métropole. Il a proposé différentes expressions de la géographie et de la temporalité de l’océan Indien, notamment de La Réunion, en s’associant à plusieurs dessinateurs de l’île comme Serge Huo-Chao-Si pour la fiction « historique » ou « d’époque », La Grippe coloniale. Située au début du XXe siècle, pendant la Grande Guerre, la série, composée de deux tomes, a connu un succès notable. Le premier album a d’ailleurs reçu en 2004 le Grand prix de la critique du Festival de la bande dessinée d’Angoulême, qui compte parmi les instances légitimatrices de la bande dessinée.
Appollo s’est ensuite associé à des auteurs de la métropole comme Laurent Chabosy, alias Lewis Trondheim, avec lequel il cosigne Île Bourbon 1730 en 20077 : une collaboration remarquée puisque Trondheim est une figure importante de la bande dessinée en France, en tant que fondateur de la maison d’édition alternative L’Association en 1990 autour de laquelle a gravité « la nouvelle bande dessinée », notamment avec les expériences de l’OuBaPo, « ouvroir de bande dessinée potentielle », pensé sur le modèle de l’OuLiPo.
Appollo a donc construit un répertoire indiaocéanique et réunionnais dont on peut penser qu’il s’adresse autant au public de l’île ou de la région, en partie pour des raisons identitaires, qu’au public de la métropole. Que les lecteurs d’Appollo se sentent ou non directement concernés par la configuration particulière des questions identitaires et mémorielles de La Réunion, qu’elles soient thématisées à partir de la Première Guerre mondiale ou de l’esclavage et de la traite négrière, tous partagent une Histoire et des histoires communes, ne serait-ce que parce que l’Histoire de La Réunion, française depuis le XVIIe siècle, a partie liée avec l’Histoire nationale et donc avec l’Histoire coloniale.
L’île de La Réunion : notes sélectives pour une approche du corpus
Avant d’être gérée par la Compagnie des Indes Orientales en 1665, la transformant en base de ravitaillement, l’île de La Réunion, qui deviendra française en 1638 et prendra le nom de Bourbon, est d’abord peuplée par des mutins, puis par des colons et des Malgaches qui s’y installent en 1663. En 1715 avec l’exploitation du café, puis plus tard de la canne à sucre, le système de l’esclavage se met en place qui perdure jusqu’en 1848, alors que la Convention en proclame l’abolition en 1794.
À l’esclavage succèdera le « travail sous contrat » principalement assuré par les migrations issues du Sud de l’Inde et, au XIXe siècle, par de nouvelles vagues d’immigration en provenance de la Chine et de l’actuel Pakistan. Marquée par cet héritage, La Réunion a fait l’objet, selon Hawkins, d’une « dé-colonisation par assimilation »8 pour que ses habitants deviennent français, ce qui expliquerait que « le discours sur cette île ne cesse, d’une part, d’affirmer l’altérité irréductible des Réunionnais, et de l’autre, de prôner la réussite de l’intégration »9. Car le maintien du statut colonial après l’abolition de l’esclavage en 1848 a construit une citoyenneté paradoxale jusqu’à ce que les habitants de l’île deviennent citoyens français avec la départementalisation de 1946. Les textes de lois produits pendant la colonisation programment la différence entre les Blancs et les Noirs et marquent un imaginaire où l’esclave est pensé comme noir, même si l’île colonisée a vu arriver des esclaves acquis en Inde, en Malaisie ou à Madagascar et issus des ports de traite des côtes africaines10. L’abolition est également à l’origine d’une autre hiérarchisation, née d’une volonté de ceux qui ne sont pas descendants d’esclaves de se démarquer d’une filiation considérée comme humiliante. Une nouvelle typologie s’instaure, qui ne tient compte ni de la créolisation des groupes, ni des reconfigurations historiques :
en haut de l’échelle les Gros Blancs, grands propriétaires qui tiennent à leur « blanchitude » ; ensuite les Petits Blancs Patates (Yab ou Pat jone), pauvres ou démunis, mais dont la couleur blanche leur assure une place au plus près des puissants ; puis les asiatiques – Chinois (Sinwa) et Indiens (Malbars) […] « travailleurs sous contrats », cette différence les sauvant de la marque infamante de l’esclavage ; et enfin les descendants d’esclaves (Kaf)11.
Le corpus comme lieu de mémoire et d’identité
L’œuvre d’Appollo rejoint le corpus contemporain de récits de mémoire et d’identité, représentatifs d’une pluralité d’imaginaires et de discours Autres et des Autres, proposant des contrepoints à une histoire « officielle », « traditionnelle » ou « coloniale », à partir de La Réunion comme archive de la connaissance12 de l’auteur, comme le montrent La Grippe coloniale et Île Bourbon 1730. Ces fictions qui thématisent les relations entre l’identité réunionnaise et l’Histoire de l’île traitent, pour la première, du retour en mars 1919 des derniers soldats mobilisés pour défendre la « mère-patrie » lors de la Première Guerre mondiale. Parmi eux, les quatre « héros » de La Grippe coloniale : deux poilus yabs, Evariste Hoarau et Grondin ; un officier Gros Blanc, Camille de Villiers ; et un Cafre affecté « par défaut » au bataillon des tirailleurs sénégalais.
Accueillis en héros, ces quatre personnages se confrontent rapidement aux difficultés que pose leur réintégration dans la « vieille colonie », a fortiori pour les hommes révoltés et désabusés, et infirmes pour certains, qu’ils sont devenus. Ces mêmes soldats introduisent l’épidémie planétaire de grippe espagnole sur l’île, qui sera ici racontée depuis la colonie.
Quant à la seconde bande dessinée, elle se situe sur l’île Bourbon à l’époque du trafic négrier et de l’esclavage. Dans Île Bourbon 1730 se croisent l’histoire du jeune héros Raphaël Pommery, second de l’ornithologue Chevalier Despentes de l’Académie des Sciences de Paris, venu sur l’île Bourbon pour étudier les oiseaux et capturer le dernier Dodo, et d’autres histoires peuplées d’autres héros qui forment une constellation de points de vue sur l’Histoire de la traite et de l’esclavage. Les Blancs, colons ou anciens pirates pardonnés et assimilés, ainsi que divers types d’esclaves, parmi lesquels les marrons, tissent un monde de fiction qui emprunte à l’Histoire de l’esclavage mais aussi à celle de la piraterie, longtemps exclue de l’Histoire de France telle qu’elle est enseignée dans le système scolaire.
Ces (H)histoires occultées permettent aux récits d’Appollo, Huo-Chao-Si et Trondheim, d’emprunter un chemin qui
[met] en lumière les contingences, les accidents de l’histoire afin de questionner la fiction d’un itinéraire présenté comme inévitablement progressif, sous le signe d’une modernité définie par l’Europe où tous les événements s’expliquent par une causalité structurante, [de] montrer la prolifération des régimes de signification, les moyens par lesquels les Réunionnaises et les Réunionnais se réapproprient leur histoire et leur culture13.
La Grippe coloniale comme topos
La Grippe coloniale mobilise le Saint-Denis des années 1920, que les auteurs font revivre à partir d’un travail de documentation et d’archives photographiques. Cette entreprise confère à la bande dessinée une dimension patrimoniale et un rôle de lieu de mémoire, qui a fait l’objet d’une exposition intitulée « BD et patrimoine : autour de la “grippe coloniale” ». Réalisée en 2009 par le Conseil d’architecture d’urbanisme et d’environnement de La Réunion14 et destinée à des lieux publics tels que les écoles ou l’Hôtel de ville de Saint-Denis, l’exposition est composée du matériel et des images qui ont inspiré la bande dessinée, ainsi que des planches d’Appollo et Serge Huo-Chao-Si qui « ne sont ni des lithographies, ni des dessins d’architecte, ni des prises de vue, mais [qui] traduisent la culture créole ». Cet extrait du texte de présentation suggère qu’au sein du dispositif d’exposition, la BD révèle une vérité particulière sur la culture créole, rendue accessible par la construction d’une dimension fictionnelle propre au medium et à travers laquelle le lecteur/visiteur appréhende l’espace-temps, investi à partir d’une poétique qui met en jeu la complexité de relations situées, partagées et partageables.
Dans cette bande dessinée de facture classique dite de type « 48CC » (48 pages cartonnées et en couleur, le format classique de la bande dessinée dite franco-belge), c’est le narrateur intradiégétique, Evariste Hoarau, qui sert de guide au lecteur dans l’Histoire coloniale, à travers l’évocation de l’épidémie de grippe espagnole, marquante pour l’histoire et l’imaginaire de l’île. Fils d’un fier patriote qui a fait « la campagne de Madagascar » sous Gallieni15, le poilu créole se fait engager comme homme à tout faire à l’hôpital colonial dirigé par le Dr Souprayen, un Malbar qui, à l’image de ce qu’ont réellement fait certains des médecins de l’époque, tentera en vain d’alerter les autorités de la menace de propagation du virus. L’île, qui n’était plus approvisionnée en médicaments depuis la guerre, n’était en effet pas préparée pour faire face au fléau. Le personnage est également le frère de Célimène, mariée à un boutiquier chinois, Ah-Thion, mais que tous appellent Chinois16 : « La famille l’avait mal pris. Des deux côtés. Et puis on s’était fait une raison, malgré les chuchotements des voisins »17. La création du personnage secondaire d’Ah-Thion sera également le prétexte pour des péripéties qui révèleront sans complaisance les relations complexes entre Sinwa et Yab.
Evariste partage les affres de son retour au pays avec trois autres « héros » dont Voltaire, « tirailleur sénégalais parce qu’il était noir, adjudant parce qu’il était citoyen français »18 qui est rejeté et battu par la police lorsqu’il tente d’être recruté, parce qu’il est Cafre : « Le tirailleur sénégalais ? Ha ha, il manquait pas d’air celui-là ! On l’a reçu comme il fallait le héros cafre ! »19. Le personnage est le catalyseur de la violence mais aussi de la révolte provoquées par la racialisation de sa citoyenneté : « Voltaire était un vrai héros de la guerre et il croyait innocemment que ça changerait quelque chose pour lui, ici »20. Grondin, également appelé « Baraka parce que les balles chleues l’évitaient »21, en serait en quelque sorte l’antithèse : apparemment indifférent au sentiment héroïque ou patriotique, ce personnage est une sorte de « super anti-héros » à la force indestructible, dont le rôle est particulièrement important dans l’économie du genre de la « bande dessinée d’aventures ». Le contraste entre sa carrure, sa naïveté et sa sensibilité maladroite contribue à la dimension comique de la bande dessinée qui oscille entre la cocasserie de situations ponctuelles et la dimension profondément tragique du malheur qui s’abat sur l’île.
Les trois soldats retrouvent à leur retour leur vieil ami Camille de Villiers qui, « dans la pure tradition aristocratique créole de sa famille, […] s’était engagé dans la cavalerie en 1915 pour finir la guerre deux ans après, défiguré par un obus »22. Son corps comme son âme sont irrémédiablement marqués par la guerre et la fin d’un monde que sa classe n’avait pas su voir arriver, « un monde de dégénérés qui n’a pas compris qu’il est mort, qu’on n’est plus au temps des grandes plantations… »23. Il se marie avec une jeune fille de bonne famille appelée Emma qui, non sans rappeler Madame Bovary, prendra clandestinement Voltaire pour amant après le suicide de Camille, ravagé par l’opium tel un poète maudit. Camille évoque d’ailleurs l’« escale exotique »24 de Baudelaire à l’île Bourbon alors qu’il se trouvait sur le chemin des Indes en 1841.
La bande dessinée raconte les aventures de ces personnages qui peinent à retrouver leurs marques dans une société travaillée par les tensions sociales et raciales, tandis que la grippe espagnole décime progressivement l’île. Les auteurs reprennent la chronologie des événements marquants du récit historique, qu’il s’agisse des « mythes » comme des faits historiquement attestés : la rumeur de l’introduction du virus par le biais de sacs de terre provenant d’un cimetière de Dakar débarqués du navire le Madona, alors que ce sont les soldats et les marchandises qui étaient contaminés ; la minimisation de la gravité des faits par des médecins « officiels », on pense au Docteur Auber dont le discours a servi de caution à des communications publiques, comme l’avis du 3 avril 1919 reproduit par le Journal de la Réunion qui explique : « On a constaté ces jours-ci en ville de la grippe simple coïncidant avec les premiers froids, et épidémique comme toute grippe, mais jusqu’ici bénigne […] le public doit se rassurer et ne pas accorder créance aux bruits qui circulent »25.
Il en va de même pour les responsables politiques, ce que les journaux locaux de 1919 confirment et qui, dans la bande dessinée, invoquent le climat et l’isolement de l’île ou encore la nature des « braves poilus créoles [qui ne sauraient] être responsables d’une quelconque épidémie »26 et à qui l’empire semble nier jusqu’à la possibilité de faire le mal. Le Gouverneur de l’île, en réalité son remplaçant, Victor Jean Brochard, qui succède à Pierre Louis Alfred Duprat après son départ en pleine épidémie en juin 191927, et le maire de Saint-Denis, Lucien Gasparin, qui ne sont pas nommés, illustrent la condition de l’homme d’État représentant la nation française dans l’île, considérée comme un « paradis de fonctionnaires »28.
En se servant de l’histoire comme d’une sorte d’hypertexte et de palimpseste, les auteurs déjouent les caractéristiques attribuées à la « bande dessinée de genre » comme la bande dessinée historique, qui possède une longue tradition. Le détournement se joue également sur le plan graphique et, s’il n’est pas possible de procéder ici à une étude détaillée des relations intericoniques en jeu qui dépasserait le cadre de notre propos, les lecteurs de bande dessinée reconnaîtront facilement le graphisme d’auteurs phares de la « nouvelle bande dessinée » française comme Christophe Blain ou Joann Sfar, mais également des auteurs américains contemporains ou devenus des classiques tels que Roman Dirge dans Lenore29 ou Robert Crumb. Ces emprunts seraient à étudier du point de vue de la « graphiation » de la bande dessinée, un concept proposé par Philippe Marion qui permet de
mettre en valeur la puissance narrative [des] aspects graphiés [tracés] typiques de la bande dessinée, dont l’agencement en réseau, en-deçà ou au-delà du récit figuratif proprement dit, joue un rôle capital dans la transformation d’une case à l’autre, mais aussi dans la mise en place d’un certain vraisemblable, sans lequel aucun récit ne saurait fonctionner comme tel30.
Île Bourbon 1730 ou le devoir d’histoire31
Île Bourbon 1730, BD située en pleine période de l’esclavage, participe également de la construction d’un discours sur l’île de La Réunion qui permet de problématiser un devoir d’histoire en évitant toute pensée binaire et simplificatrice. Les aspects formels de la bande dessinée, ses lieux, ses instances et ses modalités d’énonciation, mènent le lecteur à s’interroger sur les manières de se situer par rapport à l’Histoire à partir d’une région particulière, formant « un espace culturel à plusieurs espaces-temps qui se chevauchent, où les temporalités et les territoires se construisent et se déconstruisent »32.
Comme l’annoncent les auteurs, Île Bourbon 1730 est bien une œuvre de fiction, même si elle s’inspire librement de faits historiques33. En effet, l’Histoire de l’île Bourbon des années 1700 fait l’objet de notes détaillées qui éclairent l’histoire – au sens de fable – tout à fait personnelle de Raphaël Pommery, à son tour traversée par des histoires « clandestines » et collectives, liées à la piraterie et à l’esclavage dans cette région du monde.
La linéarité du récit des aventures de l’assistant du Chevalier Despentes est interrompue par des rencontres entremêlant le/s récit/s et l’Histoire : ainsi de La Buse, le pirate français dont le vrai nom aurait été Olivier Levasseur, et qui faisait figure d’exception en recrutant des pirates noirs parmi les membres de son équipage. C’est le cas du personnage de la bande dessinée Ferraille, d’origine africaine, qui a été sous ses ordres avant de rejoindre l’île où il vit avec les esclaves en fuite, les marrons. Bien qu’il ne soit jamais représenté, La Buse est un personnage clé car il est le garant de la « liberté » des marrons et des pirates, mais également un enjeu pour les autorités de l’île qui voudraient s’en débarrasser pour éradiquer le marronnage et du même coup la menace de représailles sur les propriétaires esclavagistes, car pirates et marrons entretenaient des relations complexes face aux exploiteurs coloniaux.
Raphaël fera une série d’autres rencontres : des colonisateurs blancs dont le gouverneur Dumas, probablement inspiré du gouverneur de l’île au moment où se déroule Bourbon 1730, Pierre-Benoît Dumas, ou les anciens pirates blancs repentis, pardonnés et assimilés comme Robert, dont la fille Virginie désire plus que tout rejoindre le groupe des marrons. Il croise des esclaves de provenances diverses et entretenant différents types de relations. La gouvernante de Virginie, par exemple, est également espionne-informatrice pour le compte des esclaves marrons commandés par le haineux Ferraille.
La fiction de l’itinéraire progressif commandé par une modernité, telle que la pense l’Europe dont parle Françoise Vergès34, est incarnée par Despentes dont la mission scientifique est subvertie puisqu’il prétend capturer le dernier Dodo qui n’aurait d’ailleurs jamais existé à Bourbon35. La prolifération d’autres histoires vient en ruiner l’édifice et ce, dès la première de couverture de la bande dessinée qui en donne une clé de lecture : la dimension des personnages est inversement proportionnelle à leur importance historique officielle. Ferraille, le pirate noir, est celui qui occupe le plus de place à l’image, sans doute parce qu’il condense l’injustice la plus flagrante : il ne peut être amnistié comme les autres pirates parce qu’il est noir. À l’opposé, Dumas, représentant officiel blanc, est le plus discrètement figuré. C’est le seul dessin en couleur où l’on peut distinguer les différences de peau. Il met en scène deux groupes : celui des Blancs dans lequel figure le maître de Raphaël, le Chevalier Despentes, représenté en noir ; et celui des Noirs dont fait partie la blanche Virginie qui rêve de rejoindre les marrons. Les personnages sont animalisés, sans que ne leur soit attribuée aucune des caractéristiques des animaux qui les représentent, contrairement aux chats (les nazis) et aux souris (les juifs) dans Mauss d’Art Spiegelman36, sans doute la bande dessinée « anthropomorphique » la plus marquante, à laquelle on a pu reprocher d’assigner les victimes à leur « place » de victimes. Ce choix participe de la graphiation qui, dans Île Bourbon 1730, travaille à l’effacement des frontières entre les animaux, les personnages animalisés et la végétation luxuriante où vivent les marrons.
Là où la bande dessinée coloniale au début du XXe siècle, à l’image de la littérature ou du cinéma coloniaux, relayait et construisait un discours fondé sur le stéréotype, l’essentialisation, la réification de l’autre, Île Bourbon 1730 cultive les ambiguïtés quant à la race, à la liberté et à l’esclavage dans l’océan Indien. Car les frontières entre les esclaves et les hommes et femmes libres étaient moins claires que dans l’Atlantique, tout comme l’association entre race et esclavage n’existait pas de manière aussi marquée37. Isabel Hofmeyr rappelle à ce propos la complexité des sociétés post-abolitions et la particularité de l’esclavage et des abolitions dans la région :
Slavery in the Indian Ocean is more complex : the line between slave and free is constantly shifting and changing […]. The possibilities for mobility or manumission were consequently greater. Debt slavery or pawning of a lineage member were also strategies followed in times of catastrophe, such as drought or famine. The hope, however, was that these conditions were not permanent38.
Pour revenir à la graphiation dans Île Bourbon 1730, on ne peut s’empêcher d’établir un contrepoint entre les techniques de Trondheim et Appollo et celles de la ligne claire associée à Hergé et à la bande dessinée franco-belge classique. Dans la bande dessinée coloniale, dont Tintin au Congo reste un exemple paradigmatique, le héros guidait les lecteurs à travers la colonisation qui servait de décor à des aventures autant hétérocentriques qu’eurocentriques39. Les auteurs d’Île Bourbon 1730 semblent prendre le contrepied de la lisibilité privilégiée par la ligne claire, tant sur le plan visuel qu’axiologique, diégétique ou narratif. Lewis Trondheim, que l’on a volontiers qualifié « d’inventeur » au sein de la bande dessinée contemporaine, ne pratique ni graphisme ni narration univoques et homogènes. Son dessin brouillé semble se prêter particulièrement à une archive postcoloniale faite « des traces, des spectres, des disparus, des anonymes »40.
La mémoire et l’histoire comme enjeux
En France, le traitement de la question coloniale a longtemps renvoyé « à un outre-temps et à un outre-mer »41, comme en témoignent les débats suscités par la loi Taubira, reconnaissant officiellement en 2001 l’esclavage comme crime contre l’humanité et prescrivant son intégration dans les programmes scolaires et de recherche ; ou par son pendant, la loi Mékachéra42 datant de 2005, construite sur la même matrice mais pour souligner le rôle « positif » de la présence française outre-mer, ou pour le dire autrement, de la colonisation.
Consacrée à « la reconnaissance de la Nation et [à la] contribution nationale en faveur des Français rapatriés », cette loi exposait, dans un article qui a été supprimé par la suite, la nécessité d’accorder « à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite » (article 4) dans la recherche universitaire. Elle stipule également que les programmes scolaires français « reconnaissent […] et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit » (article 1). Son caractère ambigu se trouve par ailleurs à l’origine de l’« Appel des indigènes de la république pour la tenue d’assises de l’anticolonialisme » en 2005, ainsi que de la pétition « Colonisation : non à l’enseignement d’une histoire officielle » contre le « un mensonge officiel sur des crimes, sur des massacres allant parfois jusqu'au génocide, sur l'esclavage, sur le racisme hérité de ce passé »43.
Dans les sociétés contemporaines, la lutte pour la mémoire, intimement liée au présent et aux récits nationaux élaborés par des communautés imaginées et imaginaires44 est plus que jamais un enjeu politique de taille45. Elle vient souligner l’urgence d’ordonner les récits de mémoire au service d’un « en-commun », qu’Achille Mbembe, à la suite de Jean-Luc Nancy, définit comme le partage de singularités qui s’élabore, non pas par une inclusion à un déjà là, mais par « la communicabilité, la partageabilité […], un rapport de co-appartenance entre de multiples singularités »46 producteur d’humanité. Un « en-commun » qu’il faut problématiser dans la complexité des relations ambiguës qui se tissent entre mémoire collective, mémoire nationale et mémoire transnationale.
Ces questions occupent aujourd’hui une place particulièrement importante, non seulement dans le champ de la culture où sont prélevés les objets d’enseignement, mais aussi dans leur relation à l’espace public et aux scènes médiatiques et culturelles, notamment dans les anciens centres « provincialisés »47 et confrontés aux défis de la postcolonialité ainsi qu’aux phénomènes esthétiques et critiques qui bouleversent les hiérarchies et les canons culturels établis. Ce que l’on pourrait appeler les récits de mémoires et d’identités sont désormais bien visibles, autant sur la place publique que sur les scènes médiatiques et culturelles où ils circulent parmi les configurations fictionnelles et esthétiques et les représentations culturelles contemporaines, manifestant une variété d’écarts et de détours et provoquant un certain nombre de décentrements.
Dans ses développements les plus récents, la bande dessinée a d’ailleurs vu émerger un important corpus engagé, témoignant sinon de son « âge adulte », du moins d’une poétique à explorer. Peut-être parce qu’elle demeure associée aux manifestations artistiques contre-culturelles et grâce à son fort potentiel de représentation, la bande dessinée fournit aujourd’hui dans divers domaines de nombreux exemples de déconstruction et de mise à distance critique, à travers les dispositifs formels qui lui sont propres.
L’île de La Réunion se trouve confrontée au dilemme de la volonté d’autonomie culturelle et du compromis avec les instances de consécration des « Nords », en l’occurrence de la France métropolitaine, car beaucoup des créateurs en bande dessinée réunionnaise fournissent des éditeurs comme Delcourt, Glénat ou Casterman48, La Réunion n’ayant pas l’industrie locale qui leur permettrait de publier dans l’île dont le marché est par ailleurs dominé par la bande dessinée franco-belge et le manga japonais et par la bande dessinée dite mainstream. La dichotomie entre bande dessinée mainstream ou commerciale et bande dessinée d’auteur constitue d’ailleurs un autre des rapports binaires reprenant la distinction surannée entre « haute » et « basse » culture à laquelle La Grippe coloniale et Île Bourbon 1730 offrent une alternative.
Par ailleurs, les « nouveaux arts », dont fait partie la bande dessinée, seraient dans une situation pour partie assimilable à la condition postcoloniale, en ceci qu’ils ont connu une émancipation effective dans des mondes où a longtemps régné la « légitimité culturelle » au sens que lui donne Pierre Bourdieu, c’est-à-dire de la distinction entre « culture consacrée » et « culture de masse ». L’influence et l’affirmation des contre-cultures « subalternes »49 dans les sociétés dites occidentales pèsent sur la norme distinctive ou canonique, même si cette norme mute plus qu’elle ne se dissout ou ne se subvertit totalement,
[à] la façon dont le spectacle des relations de « nations » ou de « races » incite à évoquer l’existence d’un monde non pas simplement décolonisé (c’est arrivé, c’est fini), ni a-colonial (ce n’est jamais arrivé), ou encore demeuré strictement colonial (ce n’est jamais fini), mais bien postcolonial, il faut probablement parler de culture postlégitime, intégrant les dimensions contradictoires de l’émancipation d’une norme qui ne veut pas pour autant mourir50.
Comme j’ai tenté de le démontrer, si ces bandes dessinées sont avant tout des récits d’aventures, elles peuvent se prêter à différents niveaux de lecture et à des itinéraires critiques révélateurs d’enjeux cruciaux pour comprendre le monde contemporain et y agir.
L’idée d’indiaocéanité me semble productive pour penser une approche didactique heuristique qui serait une contribution à une réflexion sur un « en-commun » uni par les liens d’une mémoire, d’un imaginaire et d’une Histoire partagées.
Ainsi La Grippe coloniale et Île Bourbon 1730 permettent-elles de répondre à la complexité des défis contemporains dont la configuration identitaire réunionnaise est d’une certaine façon paradigmatique. Car il s’agit de trouver comment
dire en même temps et se dire en même temps, Français, Réunionnais, Créole, d’origine indienne ou africaine ou malgache ou chinoise, tout en se définissant comme métis, […] tout cela, non pas de manière juxtaposée ou par périodes, mais en permanence et à cent pour cent51.