Le terme « Robot » est aujourd’hui universellement connu : son origine provient de la pièce R.U.R. Rossum’s Universal Robots de l’écrivain tchèque engagé et francophile Karel Čapek, créateur notamment d’œuvres politiques ou anticipatrices, voire policières comme Hordubal (1933), Le Météore et Une Vie ordinaire (1934), La Guerre des Salamandres (1936) ou encore La Maladie blanche (1937). C’est en écrivant, en 1920, la pièce intitulée De la vie des insectes (qui sera publiée un an plus tard en 1921) dans laquelle il met en scène des fourmis travaillant comme des automates2, que Karel Čapek conçoit l’idée d’écrire une œuvre sur les machines ressemblant aux hommes et se comportant comme eux. Mais il ne sait pas comment appeler ces créatures que nous nommerions aujourd’hui « humanoïdes » et il choisit d’utiliser le terme « robota ». Si cette anecdote sur la création du mot est devenue quasiment mythique dans la littérature de science-fiction du XXe siècle, plus rares semblent être les perspectives d’analyse de sa pièce. Or l’œuvre de Čapek présente deux singularités. Pourquoi choisir le genre théâtral pour mettre en scène la projection anticipatrice d’une société où des robots créés par l’homme se révoltent, sujet qui deviendra un classique de la science-fiction ? En quoi les choix dramaturgiques rendent-ils plus efficace la charge critique de la pièce ? La seconde particularité de l’œuvre concerne justement sa dimension utopique : si nous évoquons une dystopie robotique, c’est que R.U.R. se situe dans un contexte de remise en question d’un progrès scientifique prétendument bienveillant au lendemain de la Première Guerre mondiale. L’œuvre comporte également la dimension critique d’une déshumanisation politique et technologique de l’homme à l’aube de la dictature stalinienne. R.U.R. présente à l’initiale de son intrigue une vision utopique de l’homme servi par le robot, puis asservi par la machine dans un renversement dystopique3, en prise avec son époque contemporaine et un hypothétique futur.
Contexte(s)
R.U.R. Rossum’s Universal Robots, est une pièce de théâtre emblématique des années 1920 dont l’auteur s’est imposé comme l’une des figures littéraires majeures de la première République tchécoslovaque pendant l’Entre-deux-guerres. Karel Čapek naît le 09 janvier 1890 à Malé Svatoňovice et meurt le 25 décembre 1938 à Prague. Il effectue des études à Berlin, Paris et Prague, où il obtient en 1915 un doctorat de philosophie4. Il s’engage ensuite dans une carrière journalistique qu’il poursuivra pendant de plusieurs années, en devenant rédacteur aux Národní Listy entre 1917 et 1920, puis aux Lidové Noviny. De 1921 à 1923, il travaille également comme metteur en scène au théâtre de Vinohrady, et commence à écrire des pièces5, dont R.U.R. Rossum’s Universal Robots, qui sera publié en 1921. Avec son frère Josef, qui partage sa passion pour la littérature et la philosophie, il commence à écrire des essais, puis aborde de nouveaux genres littéraires : la nouvelle, le théâtre et le roman. C’est d’ailleurs lors d’une conversation avec celui-ci que le mot « robot » fut choisi pour la pièce dont nous proposons l’analyse. Pour ces créatures artificielles androïdes organiques et non mécaniques, Karel Čapek avait initialement pensé à laboři (travailleurs) pour finalement arrêter son choix sur robota – travail forcé, ce qui assimile ces créatures à des esclaves au sens littéral. Il précise lui-même dans un article du Lidové Noviny – Le Quotidien du peuple6 du 24 décembre 1923 la genèse du mot, après avoir lu l’article « robot » du Dictionnaire d’Oxford7. Sergio Corduas dans une étude comparative entre les personnages du Golem et du robot, revient sur le sens linguistique de la création de ce néologisme :
Il s’agit d’un néologisme, mais seulement en partie, car rob veut dire « esclave » en slave ancien et robota signifie « corvée » en tchèque ; aujourd’hui encore rabotât’ veut dire « travailler » en russe et robotnik signifie « ouvrier » en slovaque et en polonais. Le néologisme « Robot » vient précisément de robota, c’est-à-dire « corvée ». […] Quand on passe de robota à Robot, non seulement on passe du féminin au masculin, mais surtout il se crée un masculin animé. Dans les langues slaves la catégorie de l’animé est réservée aux masculins qui désignent les êtres vivants (ainsi que quelques êtres similaires, magiques), et cette distinction est si importante qu’elle comporte des désinences spécifiques et des changements dans la déclinaison (au génitif et à l’accusatif, etc., au singulier et au pluriel)8.
Karel Čapek entretient une longue amitié avec le président Tomáš Garrigue Masaryk9, qui donne naissance à des Entretiens10 couvrant la période de 1928 à 1935, un témoignage essentiel pour comprendre le contexte politique de l’époque en Tchécoslovaquie. Ses pièces et ses romans ont rapidement connu un certain succès à l’étranger, ce qui contribua à l’expansion de la littérature tchécoslovaque en dehors de ses frontières. R.U.R., créée en 1921 au théâtre national de Prague connut un succès immédiat et international puisqu’elle fut jouée les années suivantes à Vienne, Berlin, Varsovie, Belgrade, Budapest, Londres, Moscou et à New York au Garrick Theater. En France, elle est mise en scène en 1924 à la Comédie des Champs-Elysées par Théodore Komisarjevsky11 avec Antonin Artaud dans le rôle du robot Radius. Selon René Gaudy12, l’influence de R.U.R. est perceptible au cinéma, dans la création du robot Maria du Metropolis13 de Fritz Lang en 1927, au théâtre dans Le Ballet mécanique de Kurt Schmidt et George Teltscher mis en scène par Oskar Schlemmer14 et la « femme phosphorescente » de Maïakovski dans Les Bains15. L’esthétique de R.U.R. appartient au contexte futuriste-expressionniste des années 1920 dans la représentation du robot servi par le jeu d’acteur biomécanique16, une discipline théâtrale très physique, permettant aux comédiens de prendre conscience de leur corps en tant que matériau expressif.
Karel Čapek est un écrivain « polyvalent » à l’écriture générique plastique, une caractéristique des auteurs de l’Entre-deux-guerres17 dont la pensée, notamment politique, s’exprime dans la diversité des genres littéraires pratiqués, comme l’écriture d’articles journalistiques, des essais et entretiens, des récits de voyage, des contes, des nouvelles, des pièces de théâtre, des romans et des traductions18. La défense de l’humanisme est au cœur de ses thématiques, comme dans la vision du monde de Masaryk19 ; il déclinera cet enjeu dans de nombreuses œuvres, à travers une interrogation tantôt pessimiste, tantôt humoristique – parfois les deux ensemble, ce qui semble être par ailleurs sa « marque de fabrique » stylistique. Certains passages du roman La Guerre des Salamandres sont représentatifs de cette écriture qui se rapproche du conte philosophique par la distanciation ironique de l’auteur et la métaphorisation de l’animal, telle qu’Anatole France ou Jacques Spitz l’ont pratiquée dans L’Ile des Pingouins en 1908 ou La Guerre des mouches en 1938. Dans le dernier chapitre du roman, alors que les salamandres évoluées ont quasiment fait disparaître l’espèce humaine, l’auteur entame un dialogue autotélique :
Il n’est pas dit que le genre humain doive disparaître tout entier. Les Salamandres ont simplement besoin de plus de côtes pour pouvoir y vivre et pondre leurs œufs. Peut-être vont-elles transformer les continents en espèce de longues nouilles pour avoir le plus de côtes possibles. Admettons qu’il se trouvera des hommes pour survivre sur ces bandes de terre, non ? Et ils produiront des métaux et d’autres choses pour les Salamandres. Car les Salamandres elles-mêmes ne peuvent pas travailler près du feu. Tu comprends ? – Alors les hommes seront les serviteurs des Salamandres20.
Dans l’avant-propos de La Maladie blanche, en 1937, Čapek formalise l’enjeu majeur de ses pièces et de ses récits qui pointent les aspirations divergentes de l’individu humaniste et des pouvoirs autocratiques, symptomatiques pour lui de l’époque :
L’un des traits caractéristiques des générations d’après-guerre est leur détachement de ce que l’on nomme de ci de là, presque avec mépris, « l’humanité »21 ; mot dans lequel sont contenus un pieux respect de la vie et des droits de l’homme, l’amour de la liberté et de la paix, l’aspiration à la vérité et à la justice, et autres postulats moraux qui, dans l’esprit des traditions européennes, étaient jusqu’alors compris dans le sens du développement humain. Comme chacun sait, dans certains pays et parmi certains peuples, un esprit tout à fait différent s’est installé ; ce n’est plus l’homme, mais la classe, l’État, le peuple ou la race qui est détenteur de tous les droits et unique objet de respect, un respect cependant suprême : il n’y a rien au-dessus de lui qui pourrait le restreindre moralement dans sa volonté et dans ses droits22.
L’unité de l’œuvre polymorphe de Čapek tient essentiellement aux réflexions sur l’évolution de l’espèce humaine qu’il projette dans ses moralités philosophiques, ayant pour modèle celles de Voltaire. Pour Brigitte Munier, « ses fictions veulent alerter l’humanité sur les suites irréparables de ses folies politiques, religieuses et désormais scientifiques »23. Ecrite en 1921, un an avant la parution de Nous autres d’Evgueni Zamiatine, la pièce de Čapek s’inscrit dans une double origine littéraire. La part folklorique/ésotérique de ses humanoïdes dans R.U.R. se réfère au Golem24 mythologique hébraïque de Prague, l’homme d’argile artificiel créé par le rabbin Löw mis en scène dans le premier roman fantastique de Gustav Meyrink en 1915 et dont la description est très proche de celle des robots ou du moins de l’homme « machinisé » : « C’est alors que resurgit secrètement en moi la légende du Golem, cet être artificiel qu’un rabbin cabalistique a créé autrefois à partir, ici même, dans ce ghetto, l’appelant à une existence machinale, sans pensée, grâce à un mot magique qu’il lui avait glissé entre les dents »25. Pour Jean-Baptiste Baronian, la figure du Golem de Meyrink symbolise peut-être le glissement du fantastique folklorique à la modernité de l’anticipation car « il n’est pas tant la transposition d’une légende séculaire qu’une description déroutante de la condition de l’homme dans la société moderne : l’individu machinisé, devenu presque un produit de consommation au même titre qu’une marchandise qu’on use et dont on abuse à sa guise »26. La part moderniste/philosophique de R.U.R. renvoie au modèle de l’utopie littéraire créé par Thomas More, entre le récit d’une société idéale hypothétique et la critique projective ou non de l’époque contemporaine. L’écrivain tchèque est conscient des enjeux de ce type d’écriture appartenant à ce que nous qualifions de littérature utopique/dystopique27 :
Le domaine du possible est inépuisable mais attention, stop ! A peine vous laissez-vous aller dans cette direction que vous découvrez que sur cette route de la fiction, également, il faut marcher avec certitude, en contrôlant la justesse de chaque pas […] il faut se casser la tête pour savoir quelle possibilité est vraisemblable, lutter contre sa propre imagination, la surveiller pour qu’elle ne perde pas le chemin secret et juste qui s’appelle vérité28.
Si en 1924 la presse française qualifia R.U.R. de « drame utopique »29, l’époque et la création littéraire européenne avaient dépassé l’utopie socialisante pour se tourner vers la dystopie et la critique des idéologies dont les enjeux portent sur la transformation des systèmes politiques et économiques, une métamorphose totale de l’homme due à une utopie urbanisée, étatisée, taylorisée30. La réaction utopique/dystopique se fonde sur une peur de la déshumanisation, de l’artifice, de l’organisation, de la rentabilité. La fin du XIXe siècle voit fleurir les utopies idylliques : News from Nowhere (1890) de William Morris, A Traveller from Altruri (1894) de William Dean Howells, A Modern Utopia (1905) de H. G. Wells, ou encore A Crystal Age (1906) de W. H. Hudson. L’apparition des premières dystopies modernes est aussi liée aux problèmes du machinisme, de la robotisation de l’homme. Dans la préface d’une réédition de son roman, When the Sleeper Wakes, écrit en 1898, H. G. Wells en explicite l’enjeu critique : « Mon livre développe les idées très discutées vers la fin du siècle passé, celle de l’expansion des villes et celle de la dégradation du travail, suite à l’organisation plus élaborée de la production industrielle »31. Le tout début du XXe siècle accélère le tournant dystopique avec les romans de Wells, Anticipations (1900) et The First Men on the Moon (1901), The Iron Heel (1907) de Jack London, The Machine Stops (1907), nouvelle peu connue de E. M. Forster, où le monde entier est devenu une vaste machine à l’intérieur de laquelle vivent les hommes, ou encore The New Utopia (1899) de Jerome K. Jerome, une parodie des idéaux socialistes et collectivistes, traduite en russe au début du siècle, et dont on peut voir l’influence directe chez Zamiatine32.
R.U.R., théâtre et dystopie
Karel Čapek, ainsi que nous l’avons vu plus haut, était un écrivain polyvalent, maîtrisant plusieurs écritures génériques. Si les charges critiques de R.U.R. contre le taylorisme et un système politique communiste déshumanisant, « l’État-usine », furent analysées à de nombreuses reprises33, il reste ici à montrer en quoi la forme théâtrale de cette œuvre intensifie sa portée critique.
Sans appartenir au mouvement de l’expressionnisme allemand, Karel Čapek fut influencé par ce mouvement dramaturgique majeur des années 1920. Le théâtre expressionniste se caractérise par la problématisation d’un héros moderne, l’homme nouveau, en constant devenir, à la fois excentrique et excentré sur les plans politique et religieux. Les dramaturges soumettent ce héros à des expériences démesurées, le placent dans des situations extrêmes pour réaliser un spectre de ses émotions, avec le recours de symboles, de visions et d’abstractions. Entre 1918 et 1920, quelques années avant les premières représentations de R.U.R., l’allemand Georg Kaiser use du grotesque et de l’hyperbole pour peindre le monde moderne et le taylorisme, vu comme la manifestation la plus hideuse de la « corruption capitaliste » dans sa pièce Gas34, une gigantesque usine fabriquant des gaz mortels et où la production est organisée selon les recettes tayloristes et fordistes. Les chaînes de travail sont en grande partie automatisées, la division du travail est totale, si bien que les ouvriers se sont transformés en organes spécialisés des machines. Ils sont devenus des mains colossales manipulant des leviers, des pieds appuyant sur les pédales, des yeux énormes surveillant les cadrans. Ils n’ont pas de noms propres, leur dépersonnalisation est absolue. Leur tentative de révolte se solde par un échec et l’usine explose, en dégageant des nuages de gaz meurtriers.
Espace-temps et décors utopiques
La dramaturgie de R.U.R. se situe donc temporellement et spatialement dans ce contexte expressionniste35 : il faut mettre en scène l’application des découvertes scientifiques contemporaines ou futures pour expérimenter leurs mises en pratique. La théâtralisation devient un « lieu d’épreuve ». L’espace scénique défini par le texte est l’usine de fabrication des robots et l’espace de la pièce est une île (dont le nom n’est jamais livré par les personnages), lieu originel de l’utopie, mais aussi des expérimentations des savants « fous » de la science-fiction, telle L’île du Docteur Moreau chez Wells (ou plus tard, la nouvelle de l’écrivain américain William Lemkin, Isle of The Gargoyles, parue dans Wonder Stories en février 1936 ou encore L’île sous cloche de Xavier de Langlais en 194636). Or, dès le Prologue de R.U.R., le personnage d’Harry Domin, directeur des usines Rossum, évoque le contexte utopique de la pièce, la situant paradoxalement dans un espace-temps contemporain tout en évoquant la dimension futuriste des recherches du vieux Rossum :
Ce fut en 1920 que le vieux Rossum, grand philosophe mais encore jeune chercheur, décida de s’isoler sur cette île lointaine pour étudier les animaux maritimes, point. Il entreprit, parallèlement, des expériences visant à reproduire par la synthèse chimique, virgule, la matière organique appelée protoplasme qui lui permirent de mettre au point une substance vivante37.
Le vieux Rossum est bien assimilé à un savant fou qui a élaboré « un veau ratatiné […], un épouvantail […], des monstres »38. D’autre part la référence à la création du Golem est explicite (dans l’identification argile/matière protoplasmique) à l’initiale de la pièce, Domin voyant Rossum comme un vieux savant/ magicien dépassé : « Imaginez-vous mademoiselle, que ces mots bouleversants ont été écrits au-dessus d’un crachat de gelée visqueuse et colloïdale qui dégoûterait même un chien »39. Le créateur des robots est qualifié péjorativement, il est « fou à lier »40, c’est un « vieil excentrique »41. La modernité des créatures de Čapek est soulignée par le dramaturge lui-même pour qui les versions antérieures des robots étaient des êtres semi-magiques : « Créer un Homuncule est une idée médiévale ; le moderniser pour convenir au siècle présent implique de suivre le principe de production de masse »42. Au-delà du choix d’un lieu de fiction insulaire/utopique, les décors des lieux scéniques (notamment l’espace du laboratoire) utilisés lors des premières représentations et les costumes des robots décrits dans les didascalies, rendent visibles pour le spectateur cette expérimentation scientifique et industrielle. En 1922, à Berlin, R.U.R. était mise en scène avec un décor du dessinateur-décorateur Frederick Kiesler et fut l’un des moments forts du théâtre expressionniste. Un panneau du décor présentait des extraits de films du monde extérieur et un moniteur de « télévision » montrait les robots en cours d’assemblage à la chaîne. Le décor de Kiesler fait partie d’une série de spectacles de ce début des années 1920 sur l’« âge des machines » : le Pas d’acier de Prokoviev produit par Serge Diaghilev (1925), Le Ballet mécanique de Fernand Léger et Dudley Murphy (1924), un film expérimental dadaïste post-cubiste et, bien sûr, le théâtre constructiviste de Vsevolod Meyerhold (entre 1923 et 1930) en Union soviétique, avec sa technique biomécanique. Si les robots sont habillés de manière similaire aux hommes dans le Prologue, à partir du Premier acte leur tenue est normalisée, accentuant l’identification robots/objets puisqu’« à partir du premier acte ils portent des blouses grises, serrées autour de la taille par une ceinture et une plaque sur la poitrine avec un numéro de matricule »43. Les robots sont des modèles d’humains simplifiés et améliorés ergonomiquement : « Une machine qui fonctionne ne doit pas vouloir jouer du violon, ne doit pas se sentir heureuse, ne doit pas faire tout un tas de choses. Un moteur à pétrole ne doit pas avoir de rubans ni d’ornements. Produire des travailleurs robotisés est exactement comme produire des moteurs »44. Ainsi les émotions sont-elles rejetées comme inutiles et mises au même rang que les ornements. Le robot ne ressent ni plaisir ni douleur ; il n’a ni libido ni affectivité. Il n’a pas de distractions et ne connaît pas le chagrin. Il n’a pas d’enfance car il a été sans mémoire : « D’un point de vue technique, toute l’enfance est de la pure stupidité »45.
Paroles de robots
L’extériorisation spatiale de la pièce par l’insularisation projette la pièce dans une dimension utopique/dystopique car l’usine Rossum fut conçue au départ pour libérer l’humanité du travail par la création d’humanoïdes bon marché, capables et obéissants. La société de loisirs ainsi entrevue pouvait s’apparenter à une projection utopique : comme l’avoue Harry Domin, « je voulais transformer la totalité de l’humanité en une aristocratie. Une aristocratie nourrie par des millions d’esclaves mécaniques »46. A l’instar de Meyerhold pour qui « le théâtre ne supporte pas la stagnation ni l’immobilité »47, la pièce de Čapek bascule dans une dramaturgie dystopique en donnant la parole aux robots, protagonistes à part entière de ce drame pouvant être considéré comme futuriste. Nous rappelons brièvement l’intrigue de la pièce : la société R.U.R. (les Robots Universels de Rossum) a fabriqué à la chaîne des humanoïdes artificiels et les vend dans le monde entier comme de la main-d’œuvre bon marché. La gestion normale de l’usine est perturbée par l’arrivée d’une visiteuse de la Ligue Humanitaire, Henriette Glory. Elle voudrait améliorer la condition d’opprimés qui est faite aux robots. Les directeurs et les ingénieurs de l’usine s’y opposent, avançant toute une série d’idées différentes concernant le rôle joué et les avantages fournis par les robots, mais à la fin, se servant de ses pouvoirs de séduction (ils sont tous amoureux d’elle), elle les convainc de modifier leur conception. De la modification découle une prise de conscience chez les robots, qui commencent à se rebeller. Ils finissent par assiéger l’usine et plus tard le monde entier, détruisant l’humanité.
Leur prise de pouvoir progressive dans les deux derniers actes de la pièce transforme le monde en enfer pour les humains, d’où ces derniers disparaîtront totalement. La singularité thématique de R.U.R. peut être considérée comme un ultime avatar des relations entre maîtres et valets. Deux types de personnages évoluent dans une intrigue en trois actes progressant vers la tragédie : le groupe humain ou robot, l’individu humain ou robot. Dans la distribution des rôles, c’est l’humaine Henriette Glory qui va d’ailleurs précipiter l’avènement des robots. Dans le Prologue, qui présente l’histoire de la création de la vie artificielle, des robots et de l’usine, le dialogue est dominé par Harry Domin, le directeur de l’usine qui joue à la fois le rôle d’historien et de directeur commercial. Les robots ont une parole théâtrale très restreinte et ne sont présents sur scène que par l’intermédiaire de la version féminine Sylla. Dès l’Acte I, la révolte des robots prédomine de manière indirecte par le biais des dialogues entre Hélène, l’épouse d’Harry Domin et sa « Nounou », un personnage étonnant, moralisateur, à la façon des figures de la confidente dans les grandes tragédies classiques et des servantes de Molière. Le spectateur voit apparaître une figure de robot révolté, Radius, qui tient tête à l’ensemble des personnages humains et dont la parole s’est libérée : « Vous n’êtes pas comme les robots. Vous êtes moins performants que les robots. Les robots font tout. Vous ne faites que donner des ordres. Vous ne faites que parler. […] Je ne veux pas de maître, je sais tout »48. A l’Acte II et III, l’action dramatique se précipite, le petit groupe d’humains de l’usine est assiégé par des milliers de robots qui partent à la conquête du monde. Le dialogue des survivants (qui n’ont plus le pouvoir et attendent la mort car l’humanité est aussi devenue stérile) est l’occasion pour Čapek d’introduire en guise de moralité la manière dont l’idée utopique est devenue dystopique :
- DOMIN, avec émotion,
« Alquist, c’est la dernière heure de notre vie. Nous parlons déjà presque de l’autre monde. Avouez que c’était un beau rêve, de libérer l’homme de l’esclavage. Du travail dégradant et dur, de la sale corvée qui tuait. Alquist, les gens travaillaient trop durement, ils vivaient mal. Et les libérer…
- ALQUIST
…n’était sûrement pas le but des deux Rossum. Le vieux était obsédé par ses inventions monstrueuses et le jeune par ses millions. Et ce n’est pas le but non plus de vos actionnaires. Ils ne rêvent que de dividendes. L’humanité périra à cause de leurs dividendes »49.
À l’Acte III, les robots sont organisés en soviets50, les humains survivants sont assassinés les uns après les autres et dans une prise de parole symétrique (puisque Domin était le seul à parler au début de la pièce) et métaphorique par rapport au Prologue, il ne reste plus qu’un seul personnage humain sur scène, Alquist : sa présence dans le dénouement semble désormais à l’image de sa solitude puisqu’il est le dernier humain vivant. La principale charge critique de R.U.R. Rossum’s Universal Robots est celle de la destruction de l’humanité par les machines. Les robots-ouvriers, réduits au statut de machines, vont logiquement se soulever, comme se révoltent des esclaves. Ce sont les machines elles-mêmes qui posent le problème de base, symbolisant la négation de la vie, car les qualités humaines ne sont pas nécessaires dans le monde du travail. Pour Karel Čapek, rien ne fleurit là, à part la haine et le désir de pouvoir. Pourtant, dans l’épilogue de R.U.R., deux robots finissent par découvrir l’amour — ils sont déjà dotés d’un sexe à cause de la division instituée par les humains entre le travail domestique et le travail industriel. Le même « équivalent physiologique » de « l’âme », qui a catalysé la révolte, se mue en une sorte de communion, d’altruisme et d’amour profond. Le premier couple de robots est produit dans le nouvel Éden de l’âge des machines.
Le théâtre dystopique de Čapek est conçu comme un laboratoire pour penser les nouveaux comportements sociaux d’une humanité désormais artificielle, une scène où le futur fait office de seule transcendance dans un monde sans Dieu, remplacé par l’homme démiurge jusque dans la scène finale puisque le dernier homme Alquist entrevoit l’avènement biblique d’un couple de robots : « Rossum, Fabri, Gall, vous tous inventeurs de génie, qu’avez-vous inventé de plus que cette fille, que ce garçon, que ce premier couple qui a inventé l’amour, les larmes, le sourire, l’amour entre un homme et une femme. La vie […] renaîtra de l’amour, toute nue et toute menue »51. La dimension temporelle de la pièce révèle un curieux rapport au temps : situé dans un futur proche indéterminé, Harry Domin, en faisant l’historique des découvertes de Rossum, évoque les dates de 1920 puis de 1932. Si nous sommes dans une époque contemporaine du spectateur, il s’agit bien pour Čapek d’agir sur elle : l’utopie/dystopie est partie prenante partie d’un dispositif dramaturgique destiné à transformer le rapport du spectateur à la scène et notamment à modifier son regard sur le présent, la réalité. Il ne s’agit pas de donner à ce présent les couleurs d’un avenir radieux, mais de faire surgir dans un premier temps une prise de conscience critique des processus qui, selon le poète, sont à l’œuvre dans ce présent ; et d’autre part de nourrir cette prise de conscience d’une impulsion, d’une « charge psychologique propre à entraîner le public vers une attitude ou même une action capable de modifier son présent »52. Autrement dit, il s’agit de lui donner une stimulation pour la vie active, ce qui, selon Meyerhold, est le principal but du théâtre.
Même si elle est aujourd’hui reconnue par les exégètes de la science-fiction, la pièce de Karel Čapek, R.U.R. Rossum’s Universal Robots doit être aujourd’hui considérée comme une œuvre singulière de l’histoire du théâtre et de la littérature utopique : les robots de Čapek sont devenus dès les années 1920 des figures mythiques de la modernité technologique sur la scène expressionniste. L’âge de la Machine s’est internationalisé grâce à sa mise en scène. Donner littéralement la parole à des êtres artificiels, en faire des personnages de théâtre a donné tout son sens à la dimension dystopique et science-fictionnelle de cette œuvre. R.U.R. semble être une hétérotopie au sens foucaldien : malgré un lieu fictionnel irréel, le lieu scénique laboratoire/usine, un espace concret hébergeant l’imaginaire, est une localisation physique de l’utopie/dystopie53. Karel Čapek « inventa » finalement le robot en le nommant et lui donnant une parole de pouvoir. Il réinterpréta pour cela la trame romantique de la créature androïde en la transposant dans un drame à l’échelle de l’humanité :
Outre l’utilisation du terme, la pièce de Čapek mettait en scène tout l’imaginaire fantasmatique des robots tel que nous le connaissons aujourd’hui. Les automates avaient d’un seul coup vieilli. Ils étaient devenus les curiosités mécaniques d’un siècle révolu, remplacés par des esclaves androïdes […] Du modèle de la créature artificielle solitaire qui se retourne contre son créateur, l’auteur tchèque passait à la rébellion meurtrière d’une population entière contre l’espèce humaine. Il transposait ainsi la classique révolte des esclaves dans ce qui allait devenir un stéréotype de la science fiction : la révolte des machines54.
Isaac Asimov, qui devait inventer le terme de robotique et les robots inoffensifs ou neutralisés55 à l’égard des humains considérait que R.U.R. pendant les années 20 et 30 contribua à renforcer le complexe de Frankenstein56, « des hordes de robots meurtriers continuèrent à arpenter romans et nouvelles en faisant un bruit de ferraille… »57.