Le 9 décembre 1948, Étienne Souriau relate lors d’une communication à la Sorbonne1 la structure spatiale d’une représentation théâtrale : il schématise le processus tantôt par l’image d’un cube lorsqu’il évoque les boîtes à illusions que sont les théâtres dits à l’italienne, tantôt par l’image d’une sphère ancrée sur un dispositif plus proche de la réalité et où la scène est centrale. Je propose pour ce deuxième numéro de la revue TrOPICS une étude sur l’idée florissante de l’espace idéal de représentation à partir de deux révolutions scéniques du tournant du XXe siècle. À travers une approche de l’utopie par la précellence architecturale au théâtre nous essaierons de comprendre ce qui fonde le principe même de lieu idéal. L’article s’intéressera à la remise en cause du théâtre à l’italienne, lieu d’illusion par excellence : l’espace sphérique ou englobant. À partir de ce modèle spatial avant-gardiste qui redéfinit de nouvelles limites à la scène, un nouveau rapport à l’espace fictif s’est instauré : motifs de l’immersion chez Richard Wagner et son théâtre à Bayreuth, de la vision totale ou omnituens dans le projet de Théâtre Total de Walter Gropius, de la relation au spectateur et de sa participation plus récemment au sein de l’art performatif et urbain. La confusion de la zone de représentation fictive avec la zone du spectateur abolit la frontière visible de la scène architecturée italienne et « (elle) peut être perçue comme la ligne architecturale de l’utopie théâtrale »2. La dimension utopique du lieu théâtral en quête d’un idéal esthétique et architectural, naît d’une relation privilégiée voire fantasmée entre l’objet artistique et les spectateurs : meilleure vision, meilleure écoute, position confortable favorisant une appréhension positive de l’espace de la représentation. Il s’agira d’étudier plus précisément cette porosité organique scène-salle qui aspire à un objectif : l’annihilation de la frontière théâtrale et « (la) disparition progressive de la rampe comme limite entre deux mondes (qui fait) du théâtre un espace désormais complexe où domine la perception d’un entre-deux qui engendre un nouvel espace commun à la représentation et au spectateur »3 au risque de porter la confusion. Nous tenterons une approche analytique et topologique au regard de l’histoire spatiale et théâtrale et essaierons de comprendre la rhétorique de l’espace immersif comme « théâtre idéal ».
L’hétérotopie théâtrale
Il sʼagit dans un premier temps de chercher à comprendre ce qui a poussé les créateurs à penser un espace dédié à lʼaccueil dans un idéal architectural et esthétique, qui a pu parfois ne rester quʼune idée, un concept, comme nous pourrons lʼobserver dans le cas du Total Theater de Walter Gropius. Cet engouement à vouloir créer un espace en prenant en compte la matière qui le constituera est révélateur dès la première apparition du lieu construit accueillant lʼart, dʼun objectif précis : celui dʼintroduire un objet fictif ou une réalité autre, dans celle du quotidien. Ces lieux deviennent donc des espaces de transition entre lʼespace de la vie, la cité et celui de la représentation. Cette inscription du lieu fictif dans un autre lieu pose alors une dimension très particulière du rapport de ces deux espaces, quʼil convient dʼétudier, au regard dʼune approche dʼabord conceptuelle, afin de pouvoir ensuite élargir la recherche à lʼobservation dʼespaces concrets.
Utopies théâtrales et hétérotopies
Lʼobjet artistique sʼinscrit dans un lieu qui lui-même sʼinscrit dans un temps et un espace :
Lʼart concerne directement lʼutopie. […] il convient dʼenvisager lʼutopie non comme une projection vers lʼavenir mais comme lʼintroduction dans le présent dʼun autre lieu, alors on peut considérer lʼartiste comme un utopiste, cʼest-à-dire comme celui qui introduit dans la vie un autre lieu : celui de lʼœuvre. Lʼœuvre ouvre un autre espace dans le présent […]4.
Cette citation de Dominique Berthet, chercheur en esthétique, suppose que le théâtre, ancré dans la fiction et dans un lieu, sʼimmisce dans la vie réelle et quʼen soi, il est une utopie. Comment alors considérer le lieu de lʼutopie ? Le théâtre possède un caractère de lʼutopie en ce quʼil sʼouvre sur dʼautres espaces, « des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient localisables » et que Michel Foucault nomme « hétérotopies ». En sʼancrant dans un cadre repérable et identifiable, celui du bâtiment, lieu privilégié dans la ville, l’objet artistique se délocalise de la réalité quotidienne. Il y a bien une scission qui sʼopère entre lʼespace de la vie quotidienne et lʼespace convoquant la fiction, lorsque le spectateur pénètre la salle de théâtre puisquʼil est plongé dans un espace autre, une sorte de lieu de passage qui va le conduire à un lieu utopique, la scène.
Il oppose aux utopies qui sont pour lui des « emplacements sans lieux réels », des hétérotopies qui « ont le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel, plusieurs espaces qui sont en eux-mêmes incompatibles. Cʼest ainsi que le théâtre fait succéder sur le rectangle de la scène toute une série de lieux qui sont étrangers les uns aux autres »5. Le théâtre est donc plus quʼune utopie, il est hétérotopie, puisquʼil est considéré dans un lieu réel, le bâtiment théâtral, lieu privilégié du rassemblement allant même parfois jusquʼau sacré dans le cas des Dionysies.
Pourtant certains espaces de représentation quittent la dimension du lieu afin de retrouver lʼinnocence du rassemblement dans des espaces non consacrés où le concept de scène est détourné au profit de lʼensemble. Est-ce que nous perdons dans ce cas précis lʼattribut définitionnel que fait Foucault au théâtre de ses hétérotopies ? Sont-elles toujours valables au regard de ces nouveaux espaces de représentation ? Lʼhétérotopie concerne la juxtaposition de plusieurs lieux en un espace, une sorte de perspective en abîme du lieu au sein du cadre théâtral. En ce qui concerne les espaces ouverts nous trouvons bien un espace fictif qui s’articule avec lʼespace de la réalité, à la différence quʼil ne sʼagit pas de juxtaposition mais de réelle interpénétration de ces lieux. Les lieux ne sont plus coupés les uns des autres, ils se superposent dans la même dimension. Cette différence fondamentale fait sortir le lieu « ouvert » de la dimension hétérotopique puisquʼelle le pousse hors de tout cadre.
Au théâtre le temporel est dans une relation nouvelle au spatial, cʼest une « hétérotopie qui se met à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel »6. Cette rupture crée une « hétérotopie chronique », cʼest-à-dire lʼorganisation complexe de lʼhétérotopie et lʼhétérochronie en ce quʼil y a de plus futile temporairement. La force imminente de la représentation, par son caractère intentionnel, donnerait l’énergie utopique au théâtre par le temps où il se présente. Pour que ces temps imaginaires et réels puissent fusionner il faut leur trouver un lieu. Pour Denis Bablet, « cʼest la représentation qui donne au lieu son caractère théâtral »7 en fondant ainsi les propriétés de lʼacte vivant. Pourtant lʼexplosion de centres culturels comme lors de la décentralisation en France réservés à l’accueil des spectacles et construits selon le même principe architectural, signe la perte singulière de lʼespace de la représentation. Lʼacte théâtral devient maîtrisé techniquement et sʼorganise en produit fini qui sʼoffre à une assemblée sélectionnée. Mais l’« architecture et la qualité des espaces publics ont été négligés pour construire des outils fonctionnels »8 perdant ainsi de vue le caractère unique de la représentation théâtrale : la rencontre dans un espace-temps. Ces données conceptuelles nous éclairent quant à lʼorganisation et lʼarticulation des différents espaces qui composent le théâtre. Nous comprenons également l’intérêt architectural fondé sur la recherche dʼun espace idéal, ne créant plus de frontière entre lʼœuvre et le spectateur et autorisant donc une position privilégiée de réception, où la représentation fictionnelle se confronte directement au réel.
Un problème d’axe
La figure du cercle intervient très vite comme relais de la scène italienne et les architectures existantes sont effacées au profit de cette forme primaire et préalable à l’architecture raisonnée de la Renaissance. Le retour au cercle ou à l’arène est le choix spatial qui s’oppose le plus logiquement au principe cubique : pas « d’œil du prince » en perspective, pas de différence sociale organisée, et surtout l’action théâtrale devient le centre dynamique du lieu qui lui est consacré. On place au cœur du theatron (l’endroit d’où l’on voit) ce qui doit être vu. Le théâtre, tel quʼil a évolué depuis la Renaissance, est un théâtre à orientation et perspective fixe, donc une salle conçue pour des spectateurs assis dans lʼaxe orientés vers une scène surcadrée. Mais si lʼon considère les dimensions générales dʼun espace théâtral, cet axe est très vite dépassé selon la position occupée par le spectateur. Cet axe idéal calculé par rapport au centre de la scène (le théâtre) correspond finalement à une proportion très réduite de visibilité totale pour les spectateurs.
Cette inégalité de perception visuelle a contribué à lʼémergence de catégories de placement et la mise en perspective sociale des spectateurs. Les tarifs se veulent dégressifs selon le niveau de visibilité constaté. Pour se rendre au théâtre il faut désormais faire un choix : soit accepter une visibilité réduite tout en payant une somme raisonnable, soit jouir dʼun point de vue unique en y mettant le prix. Il existe donc les privilégiés de la séance théâtrale par leur position dans lʼespace.
Cʼest Nicola Sabbatini (1574-1654) qui donna le nom dʼ« œil du prince » à la place d’où l’on peut le mieux voir le spectacle, dans son célèbre traité Pratique pour fabriquer scènes et machines de théâtre9 publié en 1637.
Elle est située quelques rangs au dessus de la ligne médiane de la salle, occupée parfois par la régie son et lumière, et centrée sur la ligne du théâtre (centre de la scène). Cette place, convenue comme étant la meilleure, se base sur des critères de visibilité totale de la scène et également le centre acoustique par excellence de lʼespace théâtral. Elle offre un angle de vue permettant une visualisation sans déformation et symétrique, est située à 0,60 mètres au-dessus de la scène et à une distance égale à lʼouverture du cadre de scène qui correspond au septième rang généralement. Ainsi, plus un cadre de scène sera large, plus la place idéale sera éloignée, et plus le reste de la salle sera désaxé. Ce système de rangs et de numéro de place au sein du rang corrobore le sentiment dʼinégalité à celui de rassemblement.
Il existe pourtant un moyen de prédisposer les spectateurs dans une égalité, certes toute relative, par le placement libre. Mais nʼest-ce pas une utopie de croire à la liberté de placement dans un espace perspectivement inégalitaire ? Il est de plus en plus récent de voir sur les billets la mention « placement libre » autorisant ainsi les spectateurs à choisir leur place, et accordant aux premiers arrivés le privilège de la salle vide. Il y a donc un investissement moral quant au choix et à la décision de se positionner dans un espace : les places sont toujours élues sur des critères de visibilité de la scène, en rapport avec lʼallure scénographique si le rideau est ouvert et certainement la connaissance préalable des codes de représentation du metteur en scène ; un spectacle de Bob Wilson ne requiert pas la même proximité quʼun spectacle de théâtre dʼobjets jouant sur le détail visuel. Dans ce cas, nous voyons que le placement dépend toujours de la scène et des autres spectateurs, et que la liberté de placement est donc impossible dans un espace architecturé selon la vision dans lʼaxe.
Le problème de la vision dans lʼaxe est que la perspective ne change jamais. Voir un film avec toujours le même cadrage, la même échelle de plan, la même focale paraîtrait absurde ! Payer sa place assise au théâtre se résout pourtant à cela : observer une action depuis son siège en clignant des yeux. Finalement, cette vue « à clignotement », de face, à une distance toujours égale, place le spectateur dans une relation de soumission visuelle car contraint à la fixité physique, il ne peut que subir les images ou détourner la tête à droite et à gauche. Le principe de la vision axiale peut condamner le spectateur à une forme de passivité et souligne lʼune des contraintes majeures du théâtre à lʼitalienne : la vision figée de lʼobjet théâtral enfermé dans le cadre. Dans un musée, lʼobservateur de tableau peut naviguer librement de droite à gauche, dʼavant en arrière. Cette liberté de mouvement permet lʼappréciation de lʼobjet artistique dans toute sa dimension 2D ou 3D. Le théâtre, art vivant en trois dimensions, refuse pourtant aux spectateurs leur désir dʼimmersion ou dʼappréciation de lʼaction scénique puisquʼils se trouvent figés et non autorisés à se mouvoir dans lʼespace qui leur est réservé. Il faut voir autre chose que ce qu’il y a dans l’axe.
Quand cube et sphère se rencontrent
Afin de décristalliser le lieu théâtral et faire sauter ce cadre, la recherche spatiale sʼoriente non plus vers des espaces mais des environnements incluant spectateurs et acteurs dans le même milieu. Cette articulation nouvelle des regardants et des regardés avance un premier constat : celui de lʼart relationnel dans lequel lʼaccent est mis sur « lʼexpérience de la relation sociale »10 comme le décrit Nicolas Bourriaud, principal théoricien de cette esthétique. Ce nouvel échange, dʼabord lié à la relation spatiale, sʼélargira à une réelle communication entre les spectateurs et acteurs, nous le verrons à travers le théâtre environnemental. Mais tout dʼabord, il est nécessaire dʼétudier précisément comment ces nouveaux espaces, pensés dans lʼensemble, sʼarticulent pour ne former quʼun milieu, quʼun environnement.
Les espaces totalisants
Le lieu théâtral subi des évolutions scéniques majeures au tournant du XXe siècle, notamment sous lʼinfluence des rénovations scéniques et des réformes artistiques qui submergent lʼEurope. Dans la lignée des mouvements esthétiques tels le naturalisme pour la France, le futurisme pour lʼItalie, ou encore l’expressionnisme pour lʼAllemagne, le désir de fonder un nouveau théâtre apparaît très vite. Cʼest alors que lʼimpulsion nous est donnée par des designers et architectes pour qui lʼespace est primordial afin dʼy intégrer un lieu. La scène, cet espace voué à lʼaction, devient donc ce lieu à intégrer à un espace plus vaste, celui du théâtre. Les deux théories architecturales ayant retenu notre attention pour cet article cherchent avant tout à modéliser les deux zones qui composent le théâtre afin dʼy créer une circulation. Dès 1923, lʼarchitecte Frederick Kiesler évoque le premier concept de « scène spatiale » dans le programme du spectacle Lʼempereur Jones de OʼNeil : au lieu de la mention habituelle « décors de… » Kiesler écrit « scène spatiale de F. Kiesler ». Le ton est donné avec cette révolution conceptuelle qui attisera les critiques dʼAlfred Kerr jugeant ce terme de pléonasme, la scène étant par nature lʼespace, auquel Kiesler répondra que lʼespace de la scène ne concerne que lʼacteur alors que la scène spatiale tend au-delà de cet espace se fondant dans celui du public.
Wagner, avant que sonne lʼheure des réformes scéniques, inaugure en 1876 un nouveau bâtiment conçu par lʼarchitecte Brückwald, le Festspielhaus, à Bayreuth, qui modifie le plan traditionnel du fer à cheval et supprime les balcons. Cet édifice installé à fleur dʼune colline nʼinnove rien par son architecture théâtrale, mais il sʼagit au contraire de valoriser lʼespace scénique. Le 12 avril 1872, soit quatre années avant lʼinauguration, Wagner correspond avec Friedrich Feustel, un banquier bayreuthois :
Le bâtiment du théâtre doit être considéré comme provisoire. […] aucune solidité nʼest nécessaire, juste celle quʼil faut pour le tenir debout. Economisons donc de ce côté, pas de décoration ; nous ne voulons donner par notre construction quʼune esquisse de lʼidée et confions le soin à la nation de lʼédifier en monument11.
Tentative révolutionnaire en matière esthétique : il nʼest plus nécessaire de passer par le beau, le superflu, pour provoquer la satisfaction du spectateur. Le principe général qui préside à la construction de ce nouveau bâtiment est de conformer lʼintérieur de lʼédifice aux besoins esthétiques du spectateur moderne et de créer un theatron, cʼest-à-dire une salle pour voir. Il semblerait quʼil faille miser sur la nature même du théâtre et puiser jusqu’à son origine, le théâtre antique, puisque les salles à lʼitalienne ont lʼinconvénient de détourner les spectateurs de la scène par la structure en fer à cheval, qui leur laisse le loisir de se regarder entre eux.
Le théâtre de Bayreuth sʼélève sur une colline hors de la ville en amphithéâtre comme dans lʼantiquité où les citoyens se réunissaient annuellement pour les Dionysies. Tel un Dionysos moderne, Wagner offrira chaque année son festival de Bayreuth dédié à son œuvre. Wagner imagine un théâtre où tout convergerait et serait centré sur le drame. Le Festspielhaus, salle oblongue dont les côtés sont formés par une série de parois parallèles à la scène terminées par une colonne décorative, dispose le spectateur assis en un point quelconque de cet amphithéâtre sous un vaste portique se rétrécissant graduellement et aboutissant au cadre scénique. Les colonnes forment à la scène une série de cadres successifs donnant lieu à une illusion dʼoptique qui fait paraître la scène plus éloignée et les personnages plus grands que nature. La scène et la salle sont nettement séparées mais le centre de gravité du théâtre se situe sur la scène, ce qui possède lʼavantage de projeter la position du spectateur à lʼintérieur du cadre scénique, par les cadres intermédiaires créant lʼillusion dʼoptique. Autre élément important à la condition de lʼespace total, la lumière, ou plus précisément l’absence de lumière par le noir initial et le noir ponctuel entre les actes ; les changements de décor ne sʼeffectuent donc plus à vue des spectateurs et permettent une concentration active des participants (acteurs, public et musiciens). Cʼest enfin la dimension sonore qui parachève la forme suprême du foyer dramatique : lʼorchestre invisible, situé en fosse et réverbérant ainsi les notes dans tout lʼespace théâtral, permet techniquement d’envelopper la salle dans un univers sonore.
Avec le Festspielhaus de Bayreuth, Wagner et son architecte Brückwald transforment le théâtre à lʼitalienne en lʼadaptant à une vue axiale et instiguent ainsi une fonction première à la scène : être vue par tous les spectateurs. Cette nouvelle architecture prône un nouveau théâtre qui se veut désormais être un art visuel où le regard se dirige vers le drame uniquement et où rien ne vient interpénétrer lʼaxe de vision. Autant dire que ce nouveau processus de vision au théâtre a de quoi surprendre, le public étant habitué à beaucoup moins de rigueur et dʼattention à cette époque. Ce nouveau cadre captive et nʼautorise pas le spectateur à se perdre dans lʼespace théâtral le noir étant total dans la salle et la vision dirigée vers le foyer scénique. Ce dispositif expérimente finalement le pouvoir de la vision humaine, les procédés illusoires et optiques de la perspective, et révèle le caractère graphique de lʼart. En 1882, à Bayreuth lors d’une représentation de Parsifal, Felix Weingartner, chef d’orchestre, s’exprime sur la dimension nouvelle qui règne au Festpielhaus :
Les lumières s’éteignent dans la salle. Un silence immobile s’installe. Chacun retient son souffle. Comme une voix d’un autre monde, les premières notes du prélude s’élèvent lentement dans l’espace. L’impression est incomparable et surtout inoubliable […] Le rideau se sépare lentement en deux et un tableau apparaît devant nos yeux […] Lorsque Gurnemanz s’apprête à accompagner Parsifal au château du Graal, je fus saisi par un léger vertige. Que se passait-il ? Il me semblait que toute la salle avec les spectateurs se mettaient en mouvement. Un changement de scène par pivotement des décors avait commencé. L’illusion était parfaite. On ne marchait pas, on était porté. L’espace devenait temps12.
Le Bauhaus est fondé en 1919 à Weimar par Walter Gropius et confié à lʼarchitecte Mies van der Rohe. Cette école dévolue en design et en architecture porte très vite un intérêt sur la scène constituée par une action directe dans lʼespace qui devient alors le moyen de composer avec lui. Plusieurs recherches florissent afin dʼimaginer la scène idéale et cʼest Oskar Schlemmer qui ouvre la voie avec la création de sa « scène mécanique » où lʼhomme devient un parfait machiniste et où lʼespace théâtral revêt de nouvelles valeurs.
Les nouveaux éléments du spectacle sont : lʼespace (planimétrie et stéréométrie), la forme (surface et plasticité) et enfin la couleur (lumière et projection). Ce qui nous intéresse particulièrement sont les deux sciences appliquées à lʼespace que sont la planimétrie – penser dans des plans horizontaux – et la stéréométrie – mesure de ce qui occupe un volume. Ces nouvelles conceptions du plan scénique font évoluer la vision dans lʼaxe et ouvrent la possibilité dʼun renouveau spatial. Cʼest ensuite Walter Gropius, architecte, designer et urbaniste allemand ensuite naturalisé américain qui poursuit la réforme spatiale ne pouvant cependant mener à terme son projet de Total Theater, notamment par la prise de contrôle des nazis du Bauhaus pendant la seconde guerre mondiale. Son innovation marquante considère le théâtre dans sa totalité, dʼoù le nom de Théâtre Total et souhaite lʼunité de lʼacteur et du spectateur. Dans un discours quʼil fait à Rome en 1934 lors dʼun congrès sur le théâtre, Gropius évoque le but fondamental du concept soit le bouleversement du spectateur par sa mise en espace et la création dʼune scène spatiale :
Au lieu dʼune salle en profondeur avec sa perspective statique et son point de vue figé, cʼest un nouvel espace théâtral qui sʼimpose avec pour centre la scène, dynamique, transformable, intégrant tous les types de théâtres antérieurs. […] Le noyau du théâtre cʼest la scène. Sa forme, sa disposition par rapport aux spectateurs ont une importance capitale pour le déroulement du drame et sa force émotive. Cʼest de la scène spatiale que doit naître la nouvelle conception de lʼespace théâtral13.
La scène spatiale est centrale mais doit sʼorganiser en rapport avec les spectateurs, elle doit agir pour les servir et travailler avec leur présence. Alors le théâtre devient un espace pensé dans un ensemble où lʼaction travaille avec la scène, elle-même travaillant avec les spectateurs.
Il suffit de faire tourner de 180° le grand disque du parterre pour transformer complètement le théâtre ! Car alors la scène excentrique devient une arène ronde, centrale, entourée de spectateurs de tous côtés ! Cette transformation peut sʼaccomplir même au cours de la représentation14.
Gropius attache une valeur primordiale à la scène, mais à lʼinverse dʼune fixité propre au théâtre à vision axiale il propose au spectateur de changer dʼaxe durant la représentation au moyen de système de rotation technique et dʼeffets visuels :
Le but nʼest pas lʼaccumulation matérielle de systèmes ingénieux. Cʼest pourquoi tout cela nʼest que moyen pour parvenir à entraîner le spectateur dans lʼévènement scénique15.
Cʼest ainsi quʼapparaît la notion dʼévènement, qui semble alors définir ici un système de production unique et singulier de la représentation qui ne passe pas par un cadre établi. Dès lors la représentation théâtrale devient singulière par lʼespace quʼelle occupe. Le lieu nʼest plus le cadre mais cʼest la spatialité qui conditionne lʼespace de la scène, lʼorganisation des éléments qui composent lʼespace.
Exigences du théâtre dʼaujourdʼhui… Un théâtre de communauté servant de liaison au peuple… Coordination de tous les éléments architecturaux en vue dʼune synthèse spatiale permettant une cohésion véritable entre acteurs et spectateurs. Abolition de la séparation entre le monde de lʼapparence de lʼacteur et le « monde réel » du spectateur. Activation du spectateur dont les capacités créatrices doivent être éveillées et rendues efficaces16.
Si en ce début de XXe siècle ces innovations sont restées projetées sur des plans, quelques décennies plus tard cet espace théâtral pensé comme environnement a vu le jour sous une forme beaucoup moins ingénieuse mais largement accessible : celle du théâtre environnemental poussant la théorie de Gropius au-delà de lʼarchitecture.
La théorie du théâtre environnemental de Richard Schechner voit le jour dans la mouvance des avant-gardes américaines à la fin des années 50. Dʼabord praticien avec The New Orlean Group puis avec The Performance Group à New York, Schechner envisage des pistes pratiques afin de profiter dʼun espace neutre et sans frontière, rendant possible la communication entre les performeurs et les spectateurs afin de revenir à une forme primitive de lʼacte de représenter : doing et showing doing, littéralement « montrer » et « montrer que l’on fait » quʼil conceptualisera par lʼEnvironmental Theater régi par six axiomes17. La problématique de lʼespace devient donc un enjeu fondamental pour quʼil y ait une réelle interpénétration des entités, et cʼest d’abord en pensant lʼespace comme total que cette opération sera effective avec l’axiome n° 2 : la totalité de lʼespace est utilisée18. Il sʼagit dʼutiliser un domaine spatial dont les frontières sont modulables continuellement et définies organiquement par lʼaction qui lʼemplit. Sur le schéma antérieur des espaces totalisants lʼespace environnemental tient compte dʼun ensemble spectateurs-performeurs, et donc de leurs mouvements : si lʼacteur bouge, le spectateur bouge également, et cʼest donc lʼensemble qui bouge. Il ne sʼagit donc plus dʼun dispositif frontal de face à face où lʼillusion technique et l’acte dramatique performent le mouvement de lʼespace, cʼest lʼaction qui fonde lʼespace : « lʼespace de la performance est défini organiquement par lʼaction »19.
Cʼest donc sur ce premier point que le concept de lieu, ou dʼespace, se transforme en milieu ou environnement, et quʼapparaît alors la notion de mouvement et de mobilité du cadre. Lʼabolition de la frontière entre spectateurs et acteurs recrée ainsi des conditions d’interaction, de proximité physique ou dʼéloignement avec autrui.
Avec l’axiome n° 4, lʼattention est flexible et variable, le mouvement de lʼaction entraîne avec lui la mobilité de lʼaxe de vision. Le spectateur est libre dʼorienter sa vision par son positionnement libre dans lʼespace afin de profiter de ce qui lʼentoure. Certains moments peuvent cependant lʼexclure par des effets de local-focus, intervenant dans des espaces privilégiés où seuls quelques personnes ont droit à une proximité avec lʼaction ; ces moments creux où le spectateur ne peut pas poser son attention sur ce quʼil doit voir, lui permettent une « inattention sélective », où il a la possibilité de réfléchir en dehors de lʼaction à laquelle il participe. Cette distanciation, somme toute brechtienne, permet également aux spectateurs de ne pas se perdre dans lʼillusion de la représentation, et les oblige ainsi à retourner temporairement à leur réalité de spectateur. Leur attention devient donc inconstante et perturbée par la multiplicité des signes environnants, ce qui les conduit finalement à faire des choix et donc prendre position face à ce quʼils observent et à ce qui les observe. Lʼévènement théâtral prend aussi place soit dans un espace totalement transformé, soit dans un espace trouvé20 (axiome n° 3). Il y a premièrement la possibilité de transposer un espace dans les conditions de lʼinteraction par l’aménagement dʼune salle. Lʼespace peut sʼadapter à la volonté de la performance et réunit les conditions nécessaires à lʼétablissement du contact entre spectateurs et performeurs par lʼinstallation dʼun dispositif. Le Performance Group possède par exemple un espace neutre, le Performing Garage, qui se module à volonté selon les dispositions spatiales désirées. Cʼest également le cas dʼun lieu comme le théâtre du Soleil à la Cartoucherie de Vincennes qui autorise alors de nombreuses possibilités de disposition spatiale au sein du bâtiment mais également en ses dehors. Un tel espace modulable permet donc à la séance de sʼorienter différemment selon lʼacte en jeu. Dans de nombreux théâtres bâtis sous la décentralisation, des salles studio, salles transformables, ou salles à dispositions différentes comme au Théâtre de la Cité Internationale de Paris, ont été créées afin de répondre aux besoins de la création.
Finalement les principes du théâtre environnemental sʼorientent vers les conditions dʼun espace ouvert et social où, comme le dit Schechner, « lʼespace du théâtre devient comme celui de la ville où les lumières sʼéteignent et sʼallument, la circulation nʼarrête jamais, et où les conversations sont saisies par bribes »21.
Vers une quatrième dimension théâtrale
Le projet de Total Theater de Gropius nʼa pu aboutir pour des raisons politiques dʼabord, mais également pour des raisons dʼordres techniques, nous le supposons. Malgré ces changements radicaux dans la conception de lʼespace, le théâtre total crée seulement lʼillusion du mouvement pour le spectateur ; il sʼagit de créer techniquement un processus de machinerie ouvrant le cadre, le sectionnant afin de créer la « quatrième dimension », cʼest-à-dire une vision dépassant le frontal et créant les conditions de perception dans le mouvement. Le cubisme, par exemple, illustre cette quatrième dimension, cʼest-à-dire lʼobjet représenté en 2D ou 3D mais visible sous des angles multiples. Se référant directement à la théorie de la relativité et à l’ouvrage Espace, Temps, Architecture de l’architecte Siegfried Giedion, Gropius commente « la mutation fondamentale survenue dans la conception de notre monde » et poursuit qu’en « périmant lʼidée dʼun espace statique au profit dʼun système de relation en perpétuel changement, (on) met en mouvement nos capacités de perception intellectuelles et affectives. Nous comprenons à présent lʼurgence intérieure des futuristes et cubistes qui les premiers tentèrent de fixer la magie de la quatrième dimension, par le moyen dʼillusion du mouvement de lʼespace ».
Sans se déplacer, le corps spectatoriel peut appréhender tout lʼespace de représentation et avoir accès à tous les axes de vue qui composent lʼensemble de lʼespace.
Avec l’impact des nouvelles technologies, des avancées scientifiques telles que les neuro-sciences, la maîtrise du son, de la lumière, les créateurs s’approchent du réel scientifique et de la « mécanique » humaine. Ils ne représentent plus seulement le reflet de ce que nous percevons ou voulons percevoir mais prouvent qu’ils maîtrisent techniquement les processus d’assimilation de la sensation par cette capacité scientifique et technologique à désormais activer des processus d’immersion sensorielle jouant avec l’invisible, au-delà des 24 images par seconde comme avec la 3D au cinéma par exemple. On va chercher à atteindre le spectateur au plus profond de son enveloppe charnelle. Ce renversement esthétique souligne donc un changement fondamental de l’objectif de l’art, devenu relationnel en se présentant dans un environnement attenant à la réalité, parfois même directement confondu avec elle.
L’espace idéal au théâtre devient alors par l’annihilation de son cadre et par son principe d’immersion, une condition spatiale réelle coupant tout rapport avec l’idée de lieu utopique. Il devient lui-même l’utopie. Il s’agit d’une utopie visuelle, perceptive et sensorielle que le spectateur expérimente par ces nouveaux principes d’immersion. Cet impact sensoriel remet en question les valeurs mêmes de l’espace du quotidien, de la cité et ces révolution scéniques reflètent les mutations scientifiques, technologiques, sociales et économiques d’un monde en transformation. Le mode de perception visuelle, au gré de l’ère médiatique, se modifie intensément et se veut désormais obsolète face à la saturation d’images à laquelle l’individu est confronté. C’est donc par un processus d’immersion que les artistes tentent désormais de captiver les spectateurs, quitte à les envoyer dans une autre dimension et leur faire expérimenter des sensations qu’ils ne connaissent pas ou peu. En défiant les capacités sensorielles humaines, l’art stigmatise peut-être un retour à l’émotion et au ressenti, par une démarche expérientielle et un nouveau regain d’empirisme. En induisant ainsi le corps social dans l’expérience théâtrale, l’art promeut un dialogue avec la cité en créant un lieu inédit pour révéler notre réalité actuelle et en s’inscrivant dans un espace social idéalement réaliste.