Selon les mots de Paul Ricœur, l’utopie (ou-topos en grec : non-lieu) comme genre littéraire inspire « une forme de complicité ou de connivence au lecteur bien disposé », et non « une attitude polémique »1. Forgée en 1516, l’utopie de Thomas More désigne initialement un état modèle et idéal incarné par la métaphore de l’île. Cependant, ce sens premier est vite dépassé. Assimilée à un lieu fictif ou imaginaire au XVIIe siècle, l’utopie est condamnée par Leibniz2 au nom de la théodicée au XVIIIe siècle. Au XIXe siècle3, elle devient une expression péjorative et politique, et coexiste avec sa forme inversée, la dystopie. Celle-ci est introduite par Felix Bodin dans Le roman de l’avenir (1835) et Émile Souvestre dans Le Monde tel qu’il sera (1845)4 pour dénoncer les effets pervers de l’industrialisation et les conditions de vie du prolétariat. Là où l’utopie est pensée comme une fuite vers un possible merveilleux, la dystopie brosse le portrait du pire dans un élan d’autocritique. Contrairement à l’utopie, elle recherche la « polémique », dérange par les vérités qu’elle soulève. Au XXe siècle, après Aldous Huxley5 avec Le Meilleur des mondes, et Georges Orwell6 avec 1984, le recours à la dystopie pour mettre en garde l’humanité contre sa capacité d’auto-anéantissement devient monnaie courante.
« L’histoire de l’homme a atteint un seuil critique et sans doute décisif. Si nous réussissons à survivre dans les 150 années à venir, nous survivrons 10 000 ans encore »7. Edward Bond fait de ce motif d’autodestruction la raison d’être de son théâtre. Dans plusieurs de ses pièces, il utilise la dystopie sous une forme radicalisée : l’avenir représenté n’est pas inquiétant mais apocalyptique, et les situations élaborées relèvent d’une violence extrême. En représentant le pire des mondes possibles, le dramaturge anglais va au-delà de la simple critique de nos démocraties occidentales. Il tente de faire du théâtre le lieu d’une réinvention de l’humain. Dans La Trame cachée, il montre que la fonction du théâtre n’est plus « d’éveiller le sens de l’humain »8 comme le préconisait Aristote. Cette fonction est devenue caduque puisque le sens de l’humain s’est perdu. Désormais, le théâtre doit permettre à l’homme de réinventer son humanité9. Or, les modèles du passé ne sont plus en mesure de répondre aux besoins de notre époque. « Je trouve les concepts de tragédie, solution, catharsis, dépourvus de sens à présent »10, écrit-il au sujet du modèle aristotélicien.
Si nous utilisions [les] structures [des Grecs] aujourd’hui, nous les changerions en esthétiques creuses – comme nous le ferions si nous utilisions les structures de Shakespeare ou d’Ibsen : les princes et les trolls ne nous sont plus utiles11.
Aussi, quel modèle substitue-t-il à ceux qu’il juge obsolètes ?
Je ne choisis pas délibérément d’être agressif avec le public. Mais mettre en scène notre temps suppose des actes d’agression et je choisis de le montrer de façon réaliste. Mais j’ajoute également un niveau dramatique, souvent de l’ordre du langage ordinaire – celui que vous pouvez entendre au supermarché – pour fixer les événements dans notre réalité. C’est la réalité qui perturbe tout public12.
Cette citation, associée à l’exigence d’Edward Bond d’un « nouveau commencement »13, laisse penser que l’agression du spectateur est partie prenante du nouveau modèle qu’il tente de forger. Telle une ultime solution, l’agression du spectateur doit l’inciter au changement et répondre à l’« évanouissement de l’avenir »14 engendré par le postmodernisme.
Mais la question reste entière : comment l’acte de violenter la sensibilité du spectateur peut-il constituer un levier privilégié dans la construction d’une utopie, d’une forme heureuse et idéale « de non-congruence avec la réalité »15 ? Dans L’utopie des inventions démocratiques16, Eustache Roger Koffi Adanhounmè pense « l’utopie de la Cité idéale des Lois comme solution platonicienne aux passions démocratiques »17. Dans le théâtre d’Edward Bond, comment peut-on raisonnablement associer l’agression à une stratégie dramatique et scénique de reconquête d’une utopie politique ?
Avant d’aller plus avant dans la réflexion, il convient de définir plus rigoureusement ce que l’on nomme « agression ». En psychologie sociale, l’agression est définie de façon consensuelle comme un « comportement destiné à blesser intentionnellement un autre individu, ce dernier étant motivé à en éviter les effets supposés aversifs »18. Transposée au théâtre, l’agression peut être envisagée comme une « action dramatisante »19, c’est-à-dire comme un ensemble de procédés formels visant la production d’un effet symbolique violent sur le spectateur. En opérant une relecture de la Poétique d’Aristote, Marie-Madeleine Mervant-Roux montre qu’un texte s’élabore en fonction du processus interactif désiré. Au regard de l’effet à produire, frayeur20 et pitié, Aristote énumère les règles de la tragédie. L’action est dès lors appréhendée comme ce qui produit cet engagement de la scène et de la salle, comme une pratique qui consiste à inscrire le spectateur dans l’écriture dramatique et scénique, à le dramatiser, pour produire un effet symbolique. Pour cette raison, la notion « d’action dramatisante » devient plus opérante que celle d’action dramatique et offre un cadre conceptuel idéal pour penser l’agression.
Dans le théâtre d’Edward Bond, l’agression relève majoritairement de la déstabilisation émotionnelle et ne semble pas totalement étrangère à la katharsis aristotélicienne – malgré l’opposition affirmée de Bond avec le modèle d’Aristote. Afin de préciser les contours de l’agression et ses liens avec l’utopie politique, nous envisagerons dans cet article l’agression-déstabilisation comme « un foyer de sens »21, comme une variation de sens d’une même dimension du principe d’agression au cours de l’histoire. Notre hypothèse sera que l’agression-déstabilisation s’est reconfigurée dans le théâtre de Bond afin de répondre à la nécessité de refonder l’humain. Là où l’agression comme déstabilisation émotionnelle contribuait à préserver l’utopie démocratique dans le modèle aristotélicien, elle tend plutôt à sa totale réinvention dans le modèle bondien. Selon quelles modalités esthétiques s’opère ce réinvestissement de l’agression-déstabilisation ? Quelle relation l’agression-déstabilisation reconfigurée instaure-t-elle avec l’utopie ? Le temps des exemples est venu, avec Antigone22 (- 442) de Sophocle et la pièce Les Enfants (1999) d’Edward Bond.
Retour à Aristote : agression tragique et utopie sauvegardée
L’absence du vocable « agression » de la Poétique d’Aristote n’invalide pas la présence active de la notion. Au contraire, la galaxie terminologique « pitié » (eleos), « frayeur » (phobos), « effet violent » (pathos)23 invite à en rechercher le caractère structurant et à interroger son articulation à l’utopie.
Au chapitre 9 de la Poétique, Aristote reprécise sa définition de la tragédie. Il ajoute : « la représentation a pour objet non seulement une action qui va à son terme, mais des événements qui inspirent la frayeur et la pitié »24. Reconnaissance, coup de théâtre et effet violent – pensés par Ricœur comme autant de « discordances »25 – codifient alors la mise en place d’une agression tragique indispensable. C’est pourquoi la reconnaissance et le coup de théâtre sont définis au chapitre 11 comme deux renversements. Le coup de théâtre (péripétéia) est le « renversement qui inverse l’effet des actions, et ce, suivant notre formule, vraisemblablement ou nécessairement »26. Dans Œdipe-Roi (- 430) de Sophocle, tragédie exemplaire pour Aristote, le coup de théâtre s’incarne dans la venue de « quelqu’un » pour « réconforter Œdipe et le délivrer de ses craintes au sujet de sa mère ; mais en lui révélant son identité, il fait l’inverse »27. Dans Antigone de Sophocle, le coup de théâtre est incarné par l’arrivée de Tirésias au cinquième épisode qui, en voulant prévenir Créon des malheurs qui le guettent, le pousse dans ses retranchements. La reconnaissance (anagôrisis), quant à elle, « fait passer de l’ignorance à la connaissance, révélant alliance ou hostilité entre ceux qui sont désignés pour le bonheur ou le malheur »28. Elle ne renvoie pas à l’action mais à la nature du lien qui unit les personnages. Pour Aristote, ces deux renversements sont indissociables. Ils forment « un ensemble » puisque l’intensité de la reconnaissance dépend du coup de théâtre qui la précède. L’arrivée de Tirésias qui accroît l’obstination de Créon augmente d’un cran la tension dramatique du moment de la reconnaissance – où Créon découvre la mort de son fils et de sa femme. Pour ce qui est du pathos (tantôt traduit par « effet violent »29 tantôt par « événement pathétique »30), il se présente comme le point culminant de l’agression tragique. Au chapitre 11, l’effet violent est décrit comme la troisième « partie de l’histoire », avec le coup de théâtre et la reconnaissance :
Voilà donc deux parties de l’histoire : le coup de théâtre et la reconnaissance ; une troisième est l’effet violent. On a déjà parlé du coup de théâtre et de la reconnaissance ; quant à l’effet violent, c’est une action causant destruction ou douleur, par exemple les meurtres accomplis sur scène, les grandes douleurs, les blessures et toutes choses du même genre31.
Par son effet de « destruction ou douleur », l’effet violent semble déterminer ce qui fait la force de la tragédie là où la comédie échouerait. La comédie est en effet rejetée par Aristote car elle n’engendre « ni douleur ni destruction »32. Dans la tragédie, l’effet violent peut ainsi être requalifié d’événement agressif suscitant pitié et frayeur. Enfin, Eleos (pitié) et phobos (frayeur) définissent à la fois des événements représentés par la tragédie et les émotions suscitées chez le « spectateur anticipé »33. Cette énumération de principes dramaturgiques témoigne d’une pensée de l’agression comme construction poétique d’événements pitoyables et effrayants dans le modèle aristotélicien. Une telle lecture ouvre par conséquent la voie à une interprétation de la catharsis comme principe d’agression.
Aristote aborde la notion de katharsis dans la définition essentielle qu’il donne de la tragédie : celle-ci, « en représentant la pitié et la frayeur, réalise une épuration de ce genre d’émotions »34. Cependant, la catharsis est de nature esthétique et est conditionnée par la mimèsis : sans mimèsis, aucune transformation de la peine éprouvée par le spectateur face à la représentation d’événements pitoyables et effrayants n’est possible35. Pour le philosophe Pierre Somville, c’est bien la mimèsis qui « permet au spectateur de transgresser la réaction univoque d’accablement ou de révolte qui produirait sur lui la saisie d’une situation tragique qui ne serait pas filtrée par la distance qu’instaure la fiction mimétique »36. En creux, la catharsis peut ainsi être comprise comme l’instauration poétique d’événements pitoyables et effrayants – d’agression – plutôt que comme leur épuration. Mais si l’agression est centrale dans la conception aristotélicienne de la tragédie, comment s’opère son activation utopique ?
Une relecture de la Poétique d’Aristote, croisée avec Les Politiques37 et l’Éthique à Nicomaque38, permet de penser la tragédie comme une action visant le bien commun. En suscitant pitié et frayeur, l’agression – grâce à la mimèsis – ouvre une brèche dans l’imaginaire du spectateur, distille le risque de dislocation de l’alliance (philia), et invite l’homme à préserver l’utopie politique du bien-vivre ensemble (bios).
C’est de la dislocation [du] lien [politique] que naît la tragédie, c’est cette dislocation que la tragédie met en scène : voilà pourquoi elle peut être dite l’art politique par excellence. Non seulement, comme l’écrivait Arendt, parce qu’elle a pour unique objet « l’homme dans ses relations avec autrui », mais parce qu’elle met en scène, qu’elle re-présente l’« alliance » (le lien du vivre ensemble) et aussi le risque de la dé-liaison. Qu’est-ce en effet que la pitié, sinon l’affect fusionnel, l’affect de la communauté fusionnelle, la passion de l’immédiateté et de l’immédiation ? Et qu’est-ce que la frayeur, sinon l’affect de la dispersion et de la dislocation, qui, portée à l’extrême, se nomme panique ?39
Contrairement à la perspective platonicienne, le bien chez Aristote est un bien conditionné par l’instruction éthique à laquelle la tragédie peut permettre d’accéder. Une telle conception incite à penser l’agression non seulement comme l’outil d’une quête d’utopie, mais aussi comme un outil intégré à une utopie préexistante. Dans cette forme d’utopie, une confiance est accordée à l’éducation pour transformer la réalité. En effet, les Politiques révèle que l’homme accompli est le meilleur des êtres car il peut mener une vie conforme à la nature, alors que l’homme séparé des institutions, de la loi et de la justice, est le pire de tous et peut perdre sa figure humaine. Si l’homme est par nature un animal politique (parce que doué de logos), ses potentialités humaines ne s’activeront qu’au sein de la communauté politique. Or, dans son Essai sur le mal politique, Myriam Revault d’Allonnes présente la « disposition mimétique »40 de l’homme comme un outil préparant et garantissant la pérennité de la communauté politique. La disposition mimétique de l’homme précède sa disposition politique, même si toutes deux sont des « accès à l’humain »41. L’agression, paradoxalement, prépare ainsi l’homme politique, soit l’utopie politique, le et la « rend possible »42, en raison de l’apprentissage sur le mode du plaisir qu’il offre.
Dans Antigone de Sophocle, l’amour fou du pouvoir de Créon, et son obstination malgré la loi divine, produisent pitié et frayeur, et donnent corps à l’utopie de justice :
Antigone : Hadès n’a pas deux poids et deux mesures.
Créon : Le méchant n’a pas droit à la part du juste.
Antigone : Qui sait si nos maximes restent pures aux yeux des morts ?
Créon : Un ennemi mort est toujours un ennemi.
Antigone : Je suis faite pour partager l’amour, non la haine43.
La structuration événementielle de l’agression permet d’associer une fonction éducative à la tragédie. Cet aspect est repérable dans le questionnement de la responsabilité et de la liberté de désobéissance. Dans le prologue, lorsqu’Antigone annonce à sa sœur Ismène qu’elle va recouvrir de terre la sépulture de son frère, Ismène lui répond : « je ne méprise rien ; mais désobéir aux lois de la cité, non : j’en suis incapable »44. La légitimité de désobéissance – sous caution de satisfaire à la loi divine – au nom de la préservation d’un idéal de justice, s’exprime encore dans le défi d’Antigone envers la mort : « Antigone : […] Quand on vit au milieu des maux, comment n’aurait-on pas avantage à mourir ? »45
De manière constante dans les tragédies de Sophocle, l’incertitude de l’agir humain est perpétuellement explorée pour devenir, par l’agression de la confrontation émotionnelle, une initiation en creux à la sagesse (phronèsis). La fonction éthico-éducative de la tragédie est soulignée par Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre. Dans sa lecture, la tragédie n’offre pas de solution aux conflits ouverts mais représente « le fond agonistique de l’épreuve humaine »46 de façon à « désorienter le regard »47 sans lui apporter de réponse dans le temps de la représentation. L’agression tragique se meut ainsi en outil d’instruction éthique en instaurant un écart destiné à être comblé par l’imagination du spectateur.
[…] une des fonctions de la tragédie à l’égard de l’éthique est de créer un écart entre sagesse tragique et sagesse pratique. En refusant d’apporter une « solution » aux conflits que la fiction a rendu insolubles, la tragédie, après avoir désorienté le regard, condamne l’homme de la praxis à réorienter l’action à ses propres risques et faits, dans le sens d’une sagesse pratique en situation qui réponde le mieux à la sagesse tragique48.
Or, l’utopie peut être définie comme un « écart » en ce qu’elle « empêche l’“l’horizon d’attente de fusionner avec le champ de l’expérience” »49. L’écart introduit par l’agression peut, dès lors, devenir celui de l’utopie. Mais dans le théâtre d’Edward Bond, l’agression se présente sous une forme reconfigurée qui implique une autre relation à l’utopie.
Focus sur Bond : agression « post-tragique » et utopie à réinventer
Ne quittez pas le théâtre satisfaits / Ne soyez pas d’accord / […] / Vous ne pouvez pas vivre de nos fruits en plastique / Quittez le théâtre affamés / De changements50.
La chute du Mur de Berlin a symboliquement introduit une nouvelle figure anthropologique, celle de « l’homme-présent »51 selon la formule de Zaki Laïdi. Cette figure définit un être fondamentalement temporel qui « à force de nier le temps » ne le pense plus « sur le mode de l’espérance » mais « sur celui de l’urgence »52. Les années 2000 radicalisent le processus : Rosa Hartmut constate une accélération destructrice du temps53 et Christophe Bouton pense « le temps de l’urgence »54. Ce « présentisme »55 rend difficile l’irruption de l’utopie comme « savoir de l’espérance »56. Cependant, plutôt que de tomber dans l’excès inverse qui reviendrait à postuler une mort des utopies, pourquoi ne pas remarquer que la préservation de l’utopie peut provenir du refus de sa représentation57 ? En renonçant à tout retour à l’ordre final, l’agression-déstabilisation n’est-elle pas, pour Edward Bond, le seul moyen d’inciter le spectateur à la reconstruction d’une utopie politique ?
Dans un entretien à l’occasion de la mise en scène de La Compagnie des hommes58, Alain Françon revient sur une critique d’Edward Bond à l’encontre de sa mise en scène d’une scène de Grande Paix59 : « Il m’avait reproché […] une conduite post-brechtienne. L’effet d’agression produit sur le public n’était pas assez important »60. Lors d’une rencontre plus récente avec David Tuaillon, à la bibliothèque Richelieu pour la sortie d’un livre d’entretiens61, Edward Bond revient sur l’urgence d’un théâtre extrême. Il affirme : « le seul endroit où on pourra retrouver notre subjectivité perdue, ce sont dans des situations extrêmes […] l’esthétique recherche la normalité. Le théâtre est beaucoup plus éperdu (desperate) ». Cette affirmation renvoie à la nécessité cruciale du théâtre, déjà évoquée en introduction. Le théâtre a le pouvoir de participer à la réinvention d’une utopie politique, et se doit de le saisir. Aussi, à l’inverse de la conception aristotélicienne de la tragédie, le recours à la dystopie renvoie à l’urgence de rebâtir un idéal utopique disparu. Cependant, si l’horizon diffère, le moyen reste quasiment similaire : dans le théâtre de Bond, l’agression tragique est réinvestie sous une forme extrême, nous autorisant à parler d’agression « post-tragique »62 selon la formule d’Élisabeth Angel-Perez.
Les Enfants63, spécifiquement écrite pour être jouée par des adolescents64, met en scène Joe, un adolescent qui brûle la maison à porte mauve du nouveau quartier pour obéir à sa Mère. Dans l’incident, un enfant meurt. Joe et ses Amis se trouvent alors contraints de fuir, et transportent avec eux un Homme sur un brancard. Un paysage apocalyptique se dessine progressivement. Les enfants traversent des paysages de no man’s land et au bout de quelques semaines, l’Homme tue un par un les enfants, pour se venger de la mort de son fils. L’immédiateté et le caractère spectaculaire des scènes de violence fait choc – qu’il s’agisse des meurtres de l’Homme, effectués dans un silence oppressant, ou de la répétition de sa pantomime meurtrière, comme l’indique la didascalie suivante.
L’Homme se redresse assis sur le brancard. Il regarde autour de lui. Se lève lentement. Tire le bout de serviette de sous l’oreiller. Fait un pas vers la brique. S’interrompt une fois pour jeter un coup d’œil vers Matt – Matt lui tourne le dos. Il atteint la brique, la ramasse et la met dans sa poche. Il s’approche en silence de Matt. Jette la serviette sur la tête de Matt – efficacité et rapidité mécaniques – l’étouffe – le force à terre. Tire la brique de sa poche – frappe un coup sur la tête de Matt. Sort en le traînant. Il a fait tout cela avec la méticulosité meurtrière du soldat65.
Les exemples sont nombreux tant l’ensemble de la pièce est construit dans le but de dénoncer le pouvoir de perversion des adultes sur les enfants, et de créer une prise de conscience des adolescents de leur capacité à désobéir à un ordre injuste. À l’instar de la Poétique d’Aristote, une cartographie de l’extrême se met en place qui procède d’une construction poétique codifiée. Edward Bond met notamment en évidence deux procédés majeurs de son aggro-poétique66 : l’Événement de Théâtre (É.T.) et le Temps-Accident67.
Le Temps-Accident, qui exprime la temporalité propre à l’accident, vise à montrer « ce que normalement on ne voit pas, n’entend pas, et donc ce que normalement on ne pense pas »68. Concourant à assimiler la représentation théâtrale à une expérience vécue, il permet de rendre sensible l’idée selon laquelle nous sommes déjà en train de commettre un crime. Le Temps-Accident se justifie par le fait que « le temps de la tragédie est comme celui d’un accident »69, un accident que le spectateur doit avoir le temps de saisir. Cette métaphore pour définir l’événement théâtral fait écho au modèle de la scène de la rue développé par Brecht70, avec toutefois une distinction significative : le point de vue n’est pas celui du témoin brechtien mais de la victime.
Lorsque des gens relatent quelle impression cela fait de se trouver dans un grave accident, ils disent avoir gardé leur calme et eu l’impression que le temps se ralentissait, si bien qu’ils remarquaient des choses qu’ils n’auraient pas eu le temps de remarquer s’ils étaient simplement passés par là71.
D’un point de vue dramaturgique, le Temps-Accident se manifeste par une dilatation de l’action, par un travail du silence qui étire les actions et les déplacements des personnages. Dans les pièces de Bond, le silence pourrait constituer un personnage à part entière tant il est un élément essentiel de la dramaturgie d’ensemble. Le Temps-Accident, c’est-à-dire le principe de dilatation ou de suspension du temps, devient la condition et le tremplin d’une agression. La didascalie active précédemment citée constitue un exemple type de la construction de ce Temps-Accident. L’É.T., quant à lui, se conçoit comme un moyen de compréhension analytique qui permet d’ouvrir un incident pour en rechercher les causes. Initialement développé dans le Commentaire sur les Pièces de guerre, l’É.T. est appréhendé comme un incident survenu dans la vie réelle qui doit trouver son pendant dans l’activité scénique. Il doit être une métonymie de la vie réelle. Il peut constituer une péripétie à l’intérieur d’une scène ou être une scène entière.
Créer un É.T. c’est se concentrer sur une action ou situation décisive, un moment de crise, un incident ou geste crucial, etc., et le mettre en évidence de telle manière qu’il puisse être examiné en lui-même et dans ses rapports avec le reste de l’œuvre, pour que le public analyse les mécanismes, les causes et les implications, etc. – bref, pour aider à en dégager la pleine signification, ce qui fait de lui un “événement” signifiant. […] L’É.T est une praxis qui doit (devrait) révéler le centre72.
L’É.T. doit, sur la scène, matérialiser la détente, la flèche venant d’être lâchée et prête à atteindre la cible spectateur. Dans Les Enfants, les assassinats successifs des enfants auxquels procède l’Homme ont la même fonction : ils constituent des É.T. types. Le Temps-Accident comme les É.T. introduisent un autre mode de sollicitation du spectateur, celui d’une participation analytique qui ne peut que découler d’un choc.
Si l’agression est une action dramatisante travaillant l’œuvre de Bond, et emblématique de ses dystopies, sa transformation révèle une catharsis tronquée.
Sous les espèces de la peur, de l’effroi, de la terreur, voire même de la panique, l’ancienne frayeur aristotélicienne constitue au sein du théâtre contemporain un principe poétique actif qui fait voler en éclats le cadre culturel du drame. […] Dans le théâtre immédiatement contemporain, c’est sans doute chez Edward Bond que l’on retrouve le plus clairement le mécanisme cathartique de la frayeur et du choc mis en œuvre, non par pour ses pouvoirs de régénération esthétique, affective voire métaphysique, mais dans la perspective d’une reconnaissance du même ordre que chez Aristote73.
Dans le théâtre de Bond, les matériaux cathartiques ne sont plus la frayeur et la pitié, mais la frayeur, le choc, l’indignation, voire la colère. Et l’absence d’un retour à l’ordre final a une fonction de suspension de la reconnaissance sur la scène. En d’autres termes, la catharsis est tronquée. L’espace du choc de la reconnaissance est transféré dans l’imagination du spectateur, quitte à prendre le risque de mettre en échec le processus. En mettant le spectateur « à l’épreuve, tout court » 74, Bond tronque le phénomène cathartique, en suspend la finalité éthique pour que celle-ci se fonde, une fois la représentation terminée, dans l’imagination du spectateur. Ce n’est qu’à cette condition que la dystopie pourra s’envisager comme l’avenir de l’utopie.
Je traite les spectateurs avec respect. Je ne représente que la vérité de leur monde. S’ils sont perturbés, ce n’est pas parce qu’il y a de la violence (la télévision les endurcit suffisamment), mais parce que je présente cette violence comme faisant partie de leur monde. Et si j’ai l’impertinence de la leur montrer, c’est bien car leur monde les ébranle et les met certainement en colère75.
Alors qu’Aristote visait, par le tragique, à une identification du spectateur au malheur du semblable en vue d’une prise de conscience éthique, la confrontation à l’horreur chez Bond, et l’absence d’un retour à l’ordre final, supplantent le tragique et empêchent toute identification. L’agression ne permet plus de garantir l’utopie d’une société idéale qu’il faudrait maintenir, elle dénonce les fondements de la société existante et en diffère la conversion en un idéal utopique. Autrement dit, l’agression à l’œuvre dans la dystopie fictionnelle réactive la fonction critique originellement présente dans la définition de l’utopie76. La contestation s’accompagne d’une incitation à l’élan utopique par le dénouement sous forme d’« aporie éthique qui consiste à faire entrevoir, en la dramatisant, la spécificité de l’humain »77. La scène finale des Enfants, très courte et qui a une valeur de sortie de cadre, confirme cette recherche. Joe, qui a réussi à échapper à la vengeance de l’Homme, et a découvert la motivation de sa Mère – se venger de cet Homme qui lui prenait l’argent qu’elle gagnait comme prostituée sous prétexte d’un emménagement commun – revient, comme suit.
Port. Plus tard. Joe entre. Il ne porte rien.
Joe. J’ai tout. Je suis la dernière personne au monde. Je dois trouver quelqu’un.
Il s’en va78.
Le mythe du premier homme est réactivé sous une forme inversée relevant d’une esthétique du tableau. La puissance de l’image renforce l’absence d’issue pour le personnage comme pour le spectateur. Ce dernier fait face à une « aporie éthique », mais aussi « esthétique », compte tenu de la « tension extrême entre la requête de l’horrible à être représenté […] et la mise à l’épreuve des formes possibles de la représentation »79. Myriam Revault d’Allonnes met en évidence cette double aporie à partir de la scène conclusive du Crime du XXIe siècle d’Edward Bond. Cette scène a la même valeur de sortie de cadre et de condensation poétique que celle des Enfants. En effet, dans cette scène, le personnage de Grit crie sept fois, dans un espace entièrement nu et blanc.
À cette déstabilisation des spectateurs qui ne ressentiraient ni pitié ni terreur fait écho la scène finale de la pièce – celle des sept cris – qui témoigne au fond d’une double aporie. Aporie à la fois éthique et esthétique : qu’en est-il de la tension extrême entre la requête de l’horrible à être représenté (requête ou exigence éthique) et la mise à l’épreuve des formes possibles de la représentation ?80
L’aporie éthique est d’une telle intensité que seule l’évasion poétique et l’émotion théâtrale sont à même de constituer un prélude de réponse, à générer un élan utopique. Chacune de ces scènes constitue en soi un É.T. qui, outre manifester une aporie éthique et esthétique, crée dans le même temps les possibilités de son déplacement, et à terme, de son dépassement.
Il y a comme un enfermement indépassable dans le ressassement : l’aporie éthique conduit tout droit à l’aporie esthétique. Pourtant, c’est au cœur même de cet enfermement que Bond traque ce qui a vocation à décloisonner à la fois l’éthique et l’esthétique : l’É.T. Événement de Théâtre […] L’É.T. est un langage dramatique inventé à partir d’une exploration typiquement bondienne de l’aporie éthique qui consiste à faire entrevoir, en la dramatisant, la spécificité de l’humain : l’aporie éthique, selon Bond, est propice à faire surgir, même de façon très fugitive, la vraie nature de l’humain. La nature de l’humain qui se dit dans l’écartèlement, dans la souffrance d’un dilemme nécessairement mutilant81.
L’exploration des possibles du lien communautaire est ainsi différée dans l’au-delà de la représentation. De ce fait, la suspension éthique peut être entendue comme une ultime agression qui pose la question de son efficacité. L’agression observable dans le théâtre de Bond exclut les valeurs anciennes qui sont celles du néolibéralisme au profit de nouvelles valeurs dont la définition est suspendue et remise à la responsabilité du spectateur. L’absence d’une proposition explicite ne constitue pas une limite à la portée utopique de son théâtre critique : au contraire, elle la fonde et la singularise par la confiance tacite qu’elle place dans le spectateur. Ancrée dans un rejet des « politicailleries »82, elle n’interdit pas le rêve d’utopie.
Plus qu’un simple procédé dramaturgique et esthétique, l’agression comme déstabilisation émotionnelle permet la préservation d’une utopie politique ou incite à sa réinvention. Garde-fou de la réalité, elle joue un rôle essentiel dans la capacité de l’homme à comprendre la société dans laquelle il vit, et à se comprendre lui-même. Pour cette raison, l’agression peut être considérée comme une utopie spectatrice qu’il convient d’apprécier comme telle.