La rentrée littéraire de septembre 2020 a été marquée en France par la publication de plusieurs romans ayant pour cadre le monde rural, attirant l’attention des médias sur un phénomène jugé nouveau. Parmi eux, celui de Mathias Énard a créé la surprise, car l’auteur de Boussole, prix Goncourt 2015, avait plutôt l’image d’un romancier fasciné par le voyage, l’érudition, l’Orient, vivant à Barcelone, membre d’un collectif d’écrivains, « Inculte », qui ne manifeste pas un intérêt particulier pour les choses de la terre. C’est pourquoi sans doute, dans la courte présentation de l’auteur en quatrième de couverture de son dernier roman, Le Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs, l’éditeur précise : « Avant de parcourir le monde, Mathias Énard a grandi dans les Deux-Sèvres ». Il s’agit bien en effet d’un retour, sinon à la terre, du moins au lieu d’origine, puisque l’auteur est né à Niort en 1972, y a vécu jusqu’à la fin de ses études secondaires, et que son roman se déroule pour l’essentiel dans le sud des Deux-Sèvres et en Vendée.
Vaste roman polyphonique à la composition très élaborée, Le Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs s’ouvre et se referme sur le journal d’un jeune doctorant parisien en ethnologie, David Mazon, venu faire un travail de terrain d’une année pour sa thèse sur « La vie à la campagne au XXIe siècle », avec l’ambition de « rédiger la vraie monographie rurale qui manquait à l’ethnologie contemporaine » (p. 27)1. Il a choisi pour cela un petit village des Deux-Sèvres, La Pierre-Saint-Christophe, dont le toponyme est probablement forgé à partir d’un village réel situé lui aussi au nord de Niort, Saint-Christophe-sur-Roc.
Entre ces parties I et VII, respectivement intitulées « La Pensée Sauvage » et « Les amants de Vérone », Mathias Énard déploie cinq parties très différentes par le mode de narration et par le style, remontant le temps à travers plusieurs destinées tragiques (en particulier l’histoire familiale de Lucie, une jeune maraîchère bio avec laquelle notre doctorant vivra un happy end), mais aussi par le processus des réincarnations successives d’humains et d’animaux dans la « Roue du Temps », un autre grand thème du livre, qui nous fait remonter très loin dans l’histoire régionale.
Le roman est scandé, entre chaque partie, par de brefs intermèdes à la fois poétiques et tragiques intitulés « CHANSON » et inspirés chacun d’une chanson populaire (« Aux marches du palais », « Brave marin revient de guerre », etc.). Enfin, au centre exact du roman (partie IV), se tient le fameux « Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs », vaste morceau de bravoure rabelaisien, bombance de nourritures, de boissons et de discours.
Cette partie se rattache à l’intrigue principale du roman par le fait que le maire de La Pierre-Saint-Christophe, Martial Pouvreau, est entrepreneur de pompes funèbres. Il apparaît au début du roman, dans le journal de David Mazon, comme l’un des habitués du Café-Pêche chez Thomas, lieu central du village, et d’emblée se met en place la tension entre rire et larmes qui va organiser toute cette partie du roman : « Le maire a l’air d’être un joyeux luron, malgré sa profession pas gaie. » (p. 21). Un peu plus tard, après quatre pastis, le portrait se précise : « Ses pommettes étaient un peu rouges, ses yeux aussi, et surtout sa façon de parler prenait un tour définitivement local. » (p. 25). Voilà pour l’introduction de ce personnage qui va jouer un rôle essentiel dans la partie du roman qui nous intéresse.
Quelques jours plus tard, David rend visite à Martial pour un entretien dans le cadre de son travail de terrain, ce qui lui permet de recueillir de nombreuses informations sur ce métier qui est « très certainement le plus vieux métier du monde, même avant l’autre. Ou concomitamment, peut-être. » (p. 41). Rien ne nous est épargné : modèles de cercueils, entretien du véhicule funéraire, législation du transport des corps, thanatopraxie. Mais dans ce roman, le rire n’est jamais loin pour alléger les pires réalités, et particulièrement celle de la mort, ce qui nous vaut au passage un clin d’œil à un maître en la matière, nostalgique des « funérailles d’antan » et des « petits corbillards de nos grands-pères », quand Martial montre à David dans son arrière-cour « l’épave d’un "véhicule funéraire à cheval" tout droit sorti d’une chanson de Brassens » (p. 43). Le folklore traditionnel des croque-morts plus ou moins alcooliques est alors convoqué :
Les trois employés sont de joyeux drilles, assez inquiétants, ou réjouissants, selon le point de vue. Trognes rougeaudes, bouches édentées, âge indéterminé. Toujours un verre à la main, ils avaient l’air d’être déjà à moitié soûls lorsque je suis arrivé […]. Je me les suis imaginés en noir avec une cravate et un air condoléant sur la gueule, sinistre. Au milieu de cette compagnie, Martial prenait un côté effrayant, sa bonne humeur paraissait déplacée. L’endroit me filait un peu les foies, je l’avoue, c’est pas tous les jours qu’on boit l’apéro dans l’arrière-boutique d’un croque-mort. (p. 43)
Mais Martial Pouvreau est surtout le grand ordonnateur du fameux banquet que les trois croque-morts attendent avec impatience :
[…] ils parlaient du Banquet, qui aurait lieu bientôt, dans trois mois, au printemps, comme tous les ans depuis que le monde est monde, et on rigolerait un peu, on boirait sec et on mangerait dur, et il n’y aurait pas de cadavres pendant trois jours, car personne ne meurt jamais au moment du Banquet de la Confrérie des fossoyeurs, c’est bien connu, c’est le cadeau de la Camarde à la Confrérie, ces jours de repos, ces festivités loin du trépas, c’est le Noël des sinistres, la Saint-Nicolas des longues figures. […] alors ils se réchauffaient en pensant qu’ils viendraient tous, les fossoyeux, les gardiens de cimetières, les croque-morts en cravate, les chauffeurs de corbillards de luxe, qu’on dirait les paroles rituelles et qu’on se précipiterait sur la boisson et la nourriture en racontant des histoires, en philosophant, et qu’on oublierait, deux nuits durant, que la Roue tourne et que tous les humains finiraient sur leurs épaules, car personne n’y échappe : quoi qu’il advienne à l’âme matière subtile, le corps s’en retourne toujours aux mains des enterreurs. (p. 149-150)
Ce banquet pendant lequel la Mort fait relâche au bénéfice des fossoyeurs est de toute évidence, malgré le « c’est bien connu », une invention de Mathias Énard. Mais il est saturé d’un intertexte rabelaisien avec lequel l’écrivain joue d’une manière tout à fait jubilatoire, et d’abord par le style, qui relève souvent de l’« imitation ludique », ou pastiche, comme « imitation d’un style dépourvue de fonction satirique »2. Celui-ci s’affiche dès les premières lignes, avec le discours d’ouverture de Martial Pouvreau, qui commence par cette adresse multipliant les patronymes imagés : « Mes bons fossoyeux et tristes besogneux, grand maître Sèchepine, trésorier Grosmollard, chambellan Bittebière, amis et confrères […]. » (p. 219). Outre cet aspect stylistique, sur lequel je reviendrai, Rabelais est présent par de nombreuses références. D’abord, le banquet a lieu à l’abbaye de Maillezais, en Vendée, où l’auteur de Pantagruel séjourna plusieurs années, en tant que moine bénédictin, se plaçant sous la protection de Geoffroy d’Estissac, « évêque éclairé, amoureux des arts et des lettres »3, avec lequel il gardera des liens d’amitié. L’abbaye est en partie ruinée, mais le réfectoire est conservé et c’est là bien sûr que se réunissent les fossoyeurs pour leur ripaille :
Le réfectoire des moines de l’abbaye de Maillezais était suffisamment grand pour les contenir tous, quatre-vingt-dix-neuf membres, les pauvres fossoyeurs, les enterreurs, les thanatopracteurs et leurs animaux de compagnie, les agneaux, les cochons qui tournaient dans les cheminées, les poissons et les oiseaux dans la gelée et les pâtés, les chiens couchés à leurs pieds sous l’immense table en U qui faisait plaisir à voir, si longue, si longue, si large, si large, chargée de vin, de victuailles et de beaux esprits. (p. 224-225)
Deux des orateurs dont les discours se succèdent au long du banquet se placent sous le patronage explicite de Rabelais. Le premier, Bertheleau, fait référence à l’abbaye de Thélème : « Rappelez-vous, mes bons fossoyeux, où nous nous trouvons, ce réfectoire dînatoire, cette abbaye de Thélème, du disque solaire le divin analème. Ici naquit Gargantua ! » (p. 229)4. Puis il se lance dans un récit intitulé : « Comment Ludivine de la Mothe soulagea Gargantua du mal d’amour ». Ce récit apocryphe mêle grivoiserie et anachronisme, le géant assistant du haut de la cathédrale de Poitiers à une manifestation de « gilets jaunes » qui tourne logiquement en affrontement avec la « maréchaussée » (p. 230) !
Un autre fossoyeur, Poiraudeau, reprend à sa manière l’histoire de Mélusine et de la famille des Lusignan, racontée dans Pantagruel, où le héros se rend à l’abbaye de Maillezais sur la tombe de son ancêtre Geoffroy de Lusignan, dit « Geoffroy à la grand dent ». Poiraudeau commence son récit en évoquant la mémoire de Rabelais qui imprègne les lieux, tout en pastichant l’écrivain par l’énumération d’actions :
François Rabelais avait certes mangé à cette table, bu ce potage, craché sa mélancolie, rincé les verres, bouté la nappe, chassé les chiens, soufflé le feu, allumé la chandelle, fermé la porte, taillé ces soupes et festoyé les commères, ce François Rabelais dont l’esprit se trouvait certes dans les livres mais l’estomac dans ce réfectoire, eh bien François Rabelais, messires, n’avait pas du tout inventé Gargantua, loin s’en faut, Gargantua était un géant tout à fait véridique dont l’existence précédait de beaucoup celle du susdit maître Rabelais […]. (p. 244)
De fait, on le sait, Gargantua est un personnage, sinon véridique, du moins emprunté par Rabelais au folklore médiéval.
Mais c’est surtout bien sûr par le thème du banquet que Rabelais est partout présent dans cette partie centrale du roman (on en dénombre six dans le seul Gargantua), et c’est à cet aspect que je vais à présent m’attacher. L’épisode est construit chronologiquement en suivant les différentes étapes du banquet : les entrées, les viandes et poissons, le « trou du milieu » (p. 257), les fromages, le dessert, le tout bien sûr largement arrosé de nombreux vins. Mais ce canevas ne rend pas justice à la prodigieuse abondance de mets que déploie le texte, ni à la profusion descriptive qui les accompagne, le tout faisant de cette partie un véritable « festin en paroles », pour emprunter le titre d’un ouvrage classique de Jean-François Revel5. Je ne peux en citer ici que quelques exemples, au moins pour donner envie d’en lire davantage.
La forme de l’énumération est privilégiée, comme lorsque Bittebière récapitule ce qu’il a « déjà ingéré » :
[…] une tartinette de rillettes au vouvray,
une tranchouille de pâté de canard,
un barillet de cornichons pour accompagner les susnommés,
un œuf mimosa, soit deux moitiés,
deux petites gougères au chèvre, à peine plus grosses que des couilles de singe,
six cuisses, c’est-à-dire trois grenouilles,
six ou huit gros escargots, cagouilles ou lumas,
une bouchée à la reine et aux ris de veau,
un œuf en meurette avec une mouillette lardouillée […]
(p. 243)
Cet effet de liste vient tout droit de Rabelais, par exemple des nourritures que les « gastrolâtres » sacrifient à leur « Dieu Ventripotent », messer Gaster, au chapitre LIX du Quart Livre :
Puys luy enfournoient en gueule :
Esclanches à l’aillade,
Pastez à la saulce chaulde,
Coustelettes de porc à l’oignonnade,
Chappons roustiz avecques leur dégout […]6.
Mais Mathias Énard ne se contente pas d’énumérer, comme le fait Rabelais, il déploie sa fantaisie verbale dans la description, par exemple celle des 99 fromages servis, où la comparaison le dispute à l’hyperbole :
[…] il y avait les pâtes dures comme le cœur d’un chêne, les comtés dont les vieilles meules étaient venues en roulant depuis le Jura, les têtes de moines bonnes à assommer les non-croyants, les plus mous qui étalaient leurs graisses comme des ventres de pachas sur les coussins du sérail, fondaient sans chaleur sous l’effet du temps, les camemberts très frais au lait cru, les vacherins liquéfiés par la paresse ; les terrifiants époisses rampaient par vagues hors de leurs croûtes lavées, comme les reblochons ; les fourmes d’Ambert et de Montbrison suaient ainsi des bâtons de dynamite géants ; les roqueforts sentaient la brebis et la moisissure, en un mot l’Aveyron ; les munsters luttaient contre les maroilles pour se faire entendre des narines, les petits chèvres pâlissaient de modestie […]. (p. 270)
Et puisque fromage ne va pas sans vin, citons encore ce « beaujolais un peu clair, hâtif, gouleyant, si sautillant dans les coupes qu’il en faisait des étincelles, des éclats de rubis quand il croisait la lumière des bougies », ou encore le « long sang lourd de Bordeaux », « la ténèbre des Corbières », le « violacé velours du Languedoc » (p. 222).
Outre les différentes nourritures, le texte décrit les corps ripaillant, dont on peut suivre l’évolution. Au début, ils sont encore gourmands, tel Sèchepine :
[…] il se confectionna une petite tartine de rillettes au vouvray dans laquelle il enfonça un cornichon bien vert, comme on charge une cartouche dans un fusil ; la croûte du pain n’était ni trop dure, ni trop molle, elle chatouillait les incisives et grattait le palais avant que le gras rond du porc, enluminé par l’acidité croquante du cornichon, ne provoque un jet de bonheur dans la cervelle du maître […]. (p. 227)
Mais la situation dégénère après les viandes :
[…] l’immense tablée en U était une grande décharge ; les chiens et les chats, compagnons des gardiens de cimetières, étaient par terre, occupés qui à rogner un os de gigot, qui à laper de la sauce d’anguilles ; nombre de convives avaient reculé leur siège en signe de défaite, posé les galoches de chaque côté de leur assiette et se balançaient dangereusement, sur deux pieds de chaise, un ballon de chinon dans la main gauche, un cure-dent dans la droite ; d’autres s’étaient effondrés et dormaient, la tête sur le bras, le coude dans la sauce, et leurs voisins profitaient de leurs ronflements pour faire voguer de petits bateaux de mie de pain sur les restes de potage, une régate d’amateurs, et prendre des paris ; dans un angle, quatre enterreurs jouaient aux osselets, fin soûls, avec les cervicales d’un agneau, et la soûlerie ne les aidait pas […]. (p. 262)
Quant au dessert, qui ranime les énergies, il est l’occasion d’une bataille de choux à la crème racontée dans le plus pur style héroï-comique7, non sans des références plus modernes au cinéma burlesque et à la bande dessinée :
C’est Couilleroy lui-même qui lança le premier chou. Un petit, presque une chouquette ; chargé de vanille, il explosa sur la tempe droite de Poiraudeau, constellant le visage du croque-mort et l’épaule de son voisin sénestre – Poiraudeau sourit, avala goulûment les restes de pâte et de douce garniture et profita de la diversion pour enfoncer lâchement la tête de son voisin de droite dans un énorme chou à la chantilly qu’imprudemment celui-ci essayait de manger en se penchant : il se releva blanc comme le père Noël, de la crème fouettée dans la barbe, les yeux et les narines ; Sèchepine avait écrasé avec joie un chou au beau milieu du crâne de Grosmollard, que celui-ci n’avait pu éviter et ne savait si rire ou pleurer de ce rituel affront […]. (p. 279)
Je pourrais citer ainsi nombre de passages, mais malgré le plaisir qu’il y aurait à le faire, cela n’apporterait rien de plus à mon propos. C’est pourquoi j’en viens pour finir à quelques considérations plus générales sur la signification de cette partie centrale du roman.
Ainsi, la notion de « corps grotesque » développée par Mikhaïl Bakhtine dans L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance est ici particulièrement pertinente :
Le manger et le boire sont une des manifestations les plus importantes de la vie du corps grotesque. Les traits particuliers de ce corps sont qu’il est ouvert, inachevé, en interaction avec le monde. C’est dans le manger que ces particularités se manifestent de la manière la plus tangible et la plus concrète : le corps échappe à ses frontières, il avale, engloutit, déchire le monde, le fait entrer en lui, s’enrichit et croît à son détriment8.
Il va de soi que ce corps grotesque, déjà transgressif et subversif chez Rabelais, l’est encore bien davantage à notre époque où les « manières de table » se sont beaucoup policées, au terme du long processus historique analysé par Norbert Élias dans La Civilisation des mœurs. La référence rabelaisienne prend donc chez Mathias Éniard une dimension critique proprement contemporaine, critique de nos sociétés soi-disant développées, mais en réalité aseptisées et qui auraient perdu cette relation première, primitive, à la « chair du monde », dont Rabelais empruntait les images à la tradition populaire.
Mais le banquet, on l’a dit, est aussi « festin en paroles », il associe les mets et les mots, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Michel Jeanneret9, d’où l’exhortation de Martial Pouvreau à la fin de son discours d’ouverture : « Mangeons et parlons » (p. 220). Car bien sûr le même organe, la bouche, sert à l’un et à l’autre, bien qu’en sens inverse. Récits et discours vont donc jalonner le cours du banquet, non sans références au temps présent, même si celui-ci semble suspendu pendant trois jours, ce qui relie aussi cette partie centrale au reste du roman. J’ai déjà cité deux récits directement inspirés de Rabelais, avec pour l’un d’eux un jeu sur l’actualité récente. Un troisième raconte « l’histoire du voyage de Jaufré Rudel et de la fondation de la confrérie des fossoyeurs » (p. 274), qui aurait été « fondée par Saladin après sa prise de Jérusalem, pour enterrer également chrétiens, juifs et musulmans » (p. 278), où l’on peut lire un discret appel à la tolérance religieuse et à la fraternité humaine.
Les discours portent quant à eux sur des sujets sociologiques ou philosophiques, qui donnent lieu à des « disputes » au sens de la disputatio scolastique, largement reprise, sous forme volontiers paradoxale, par Rabelais. Ici encore, des sujets actuels sont à la fois évoqués et mis à distance par le rire. Ainsi, la présence éventuelle des femmes dans la confrérie est plaidée par Sèchepine mais violemment rejetée par Pouvreau (p. 221). Bittebière fait un long discours pour promouvoir « l’écologie au fond du cercueil » (p. 238), mettant en cause en particulier les produits utilisés par les thanatopracteurs, ce qui suscite de vigoureuses protestations. La dispute entre Poiraudeau et Grosmollard porte sur un sujet plus élevé, et qui concerne particulièrement les convives : « Faut-il craindre la mort » (p. 265). Poiraudeau, « en bon Vendéen », défend le point de vue chrétien, et Grosmollard le point de vue matérialiste, à grand renfort de citations de Lucrèce, auxquelles son adversaire répond en citant saint Thomas d’Aquin et Bossuet, car ce sont des fossoyeurs érudits !
Ce lien entre banquet et parole, depuis le symposium antique, est bien sûr analysé par Bakhtine :
Rabelais était parfaitement convaincu qu’on ne pouvait exprimer de vérité libre et franche que dans l’ambiance du banquet, et uniquement sur le ton des propos de table, car en dehors de toute considération de prudence, seuls cette ambiance et ce ton répondaient à l’essence même de la vérité telle qu’il la concevait : une vérité intérieurement libre, joyeuse et matérialiste10.
Mais le lien entre les mets et les mots se situe aussi à un autre niveau, celui de la narration elle-même, et j’en ai donné plusieurs exemples. Michel Hansen remarque que « la nourriture [est] déballée dans le texte comme elle l'est sur la table »11, et que « Gargantua ne se contente pas de parler de nourriture, il en regorge ». Analysant un passage du livre, il note :
La volonté de donner « corps » à la nourriture par la nomination est ici manifeste, l'énumération boursouflant le syntagme qui enfle comme le ventre de Gargamelle. Thème central du comique rabelaisien par son lien avec le gigantisme, la nourriture est aussi le moteur du lyrisme. C'est pourquoi dans les passages satiriques […], le comique et le lyrisme propre du thème alimentaire excèdent la finalité critique du texte dont la réalisation est poétique et consiste en son énormité même. Le thème alimentaire foisonne donc indépendamment des enjeux propres du récit et a même tendance à s'imposer à leur dépens12.
Cette analyse pourrait tout à fait être appliquée au roman de Mathias Énard, dont la partie centrale s’enfle et s’étale en effet, non sans gratuité jubilatoire, justifiant à elle seule le titre du livre.
Notons encore le caractère collectif du banquet, renforcé par le fait qu’il est un banquet de confrérie, si peu commune soit celle dont il est question ici. Michel Hansen rappelle que le banquet est un « rituel social où le groupe réaffirme ses valeurs, son unité et sa vie »13, et n’oublions pas que le roman est encadré par le journal d’un apprenti anthropologue, même s’il lui est bien sûr interdit d’assister au banquet, qui serait pourtant pour lui un objet particulièrement riche. Sous un aspect à la fois folklorique, truculent et grinçant, c’est aussi, autour du partage de la nourriture, une certaine forme de solidarité, voire de communion, que Mathias Énard oppose ici à l’individualisme contemporain, comme, dans d’autres parties du roman, il évoque le café du village, la partie de chasse ou la lutte d’un petit groupe d’écologistes contre les dégradations du Marais poitevin.
Reste un point important, sur lequel je conclurai : le banquet qui nous occupe est un banquet de fossoyeurs, et on ne l’oublie à aucun moment, puisqu’il est constamment fait référence au métier que les convives ont en commun. C’est là bien sûr une originalité, et même un coup de force, du romancier, même s’il n’est pas étranger à la veine rabelaisienne. Car cette contradiction apparente entre la vie et la mort est en réalité pleine de sens, comme l’a bien vu Bakhtine :
Un repas ne saurait être triste. Tristesse et manger sont incompatibles (tandis que la mort et le manger sont parfaitement compatibles). Le banquet célèbre toujours la victoire, c’est un trait propre à sa nature même. Le triomphe du banquet est universel, c’est le triomphe de la vie sur la mort. À cet égard, il est l’équivalent de la conception et de la naissance. Le corps victorieux absorbe le corps vaincu et se rénove14.
Conjurer pour un temps la mort par la réaffirmation de la vie sous sa forme la plus élémentaire et fondamentale qu’est la nourriture, tel est le sens profond du rituel des fossoyeurs. Eux qui portent sur leurs épaules, au sens propre comme au sens figuré, tout le poids de la condition humaine, sont les plus à même d’en exorciser le tragique au nom de la communauté humaine tout entière. Il ne s’agit pas seulement de permettre à ces ouvriers de la mort de souffler un peu et de prendre du bon temps, mais bien d’opposer symboliquement à la Mort la force de la Vie, dans un geste par lequel, écrit Bakhtine, « l’homme vainqueur […] avale le monde et n’est point avalé par lui »15. De sorte que le banquet de la confrérie des fossoyeurs est comme une expansion monstrueuse du repas funéraire traditionnel, dont Bakhtine analyse ainsi le sens : « […] la fin doit être grosse d’un nouveau début, de même que la mort est grosse d’une nouvelle naissance »16, ce qui rejoint le thème de la réincarnation courant tout au long du roman.
Cette dimension conjuratoire du banquet des fossoyeurs trouve son couronnement dans le rituel final, au titre lui-même très rabelaisien, « Buvons heureux en attendant la mort » (p. 283), où les quatre-vingt-dix-neuf convives prononcent chacun, tout en buvant un verre d’eau de vie, l’une des multiples expressions qui disent le trépas (des plus simples : succomber, décéder, expirer, aux plus imagées : « l’optimiste faire sa valise, le réaliste lâcher la rampe, le militaire passer l’arme à gauche, le pratique ramasser ses outils », p. 283-284). Ainsi sont associés une dernière fois ce qui entre dans le corps – le liquide – et ce qui en sort – la parole –, dans une respiration qui est le mouvement même de la vie.