Un moment : la nuit. Un lieu de claustration et de solitude : le couvent. Des constantes : le silence et le noir, troublées anormalement par du tumulte, des cris et des chuchotements, par des lumières diffuses et des ombres. Ainsi Diderot met-il en place le décor de son roman noir, comme le rappelle Florence Lotterie, à la suite de Michel Delon2, dans son édition de La Religieuse : « Les grandes scansions de l’intrigue, liées aux différents lieux (toujours carcéraux) que traverse Suzanne, obéissent aussi à un principe pictural de variations chromatiques, jouant en particulier sur le clair-obscur et privilégiant les scènes de nuit »3.
Or depuis Juvénal4, ce sont bien davantage des tableaux de l’espace extérieur de la cité, tableaux diurnes mais aussi nocturnes, qu’offrent les écrivains, même si un Rétif de la Bretonne pénétrera aussi la nuit dans les espaces intérieurs. La littérature libertine, quant à elle, en mettant souvent en scène des aventures qui se déroulent dans l’univers monastique et en privilégiant la nuit, aura sur La Religieuse une certaine influence5, mais elle requiert avant tout la sensation visuelle bien que la dimension sonore n’en soit pas absente, comme le montre Marine Ganofsky6. Diderot détient par conséquent des ressources sur plusieurs plans en vue de sa peinture des passions : littéraire, pictural, médical, philosophique, mais il fait preuve d’une originalité singulière, d’« une palette particulière »7 comme il se plaît à l’écrire au sujet des peintres, dans son choix de la nuit mais aussi de ces passages que sont le crépuscule et l’aube, comme moments majeurs du récit, à la manière d’un Crébillon fils8 tout en n’écrivant pas un texte pornographique, mais bien pathétique et même tragique, quelle que soit la part d’érotisation du texte. Il n’est pas sans ignorer la difficulté de son dessein ; faire une satire du couvent n’est pas nouveau, mais peindre la nature humaine et ses passions qui modifient en un instant un corps, une physionomie, une voix, un regard est d’une autre envergure :
O, mon ami, que ces arts qui ont pour objet d’imiter la nature, soit avec le discours comme l’éloquence et la poésie, soit avec les sons comme la musique, soit avec la couleur et le pinceau comme la peinture, soit avec le crayon comme le dessin, soit avec l’ébauchoir et la terre molle comme la sculpture, le burin, la pierre et les métaux comme la gravure, le touret comme la gravure en pierres fines, les poinçons, le matoir et l’échoppe comme la ciselure, sont des arts longs, pénibles et difficiles !9
À ce défi qui sera celui de toute sa vie dans son œuvre romanesque, Diderot se donne avec La Religieuse un autre pari qui est celui du nocturne : « Les scènes de ténèbres sont rares dans les compositions tragiques – remarque-t-il. La difficulté technique les rend encore plus rares dans la peinture, où d’ailleurs elles sont ingrates, et d’un effet qui n’a de vrai juge que parmi les maîtres »10. Il s’agira dès lors de donner de la couleur à la nuit, laquelle sera le catalyseur de la passion de ses personnages.
Nous observerons par conséquent son recours à une esthétique sensorielle qui fait certainement du roman de La Religieuse le plus réussi du point de vue de la notion de tableau. Certes, sa poétique, qui fait appel à la vue et à l’ouïe, participe de sa critique de l’enfermement au couvent, mais elle lui sert avant tout à mettre en relief les passions hystériques des religieuses. En faisant ainsi du roman d’une part un tableau devant lequel on voit et on entend, d’autre part un laboratoire d’expérimentation de la sensibilité de la matière, il ennoblit le rôle des sens et souligne leur valeur morale, du fait, comme il l’écrira dans le Salon de 1767, que « Croire, avec Hutcheson, Smith et d’autres, que nous ayons un sens moral propre à discerner le bien et le beau, c’est une vision dont la poésie peut s’accommoder, mais que la philosophie rejette. Tout est expérimental en nous »11.
Nous nous proposons donc d’observer la scénographie nocturne exprimant le grand dérèglement des couvents où Suzanne est retirée en nous intéressant au temps intellectuel de Diderot, plus particulièrement à celui de la science acoustique et de la peinture, pour bien entendre la manière dont il met le couvent à l’épreuve des ténèbres, du silence et des passions qui s’y développent.
La couleur de la nuit
La nuit au XVIIIe siècle est encore rétive à la rationalité. Elle inquiète et suscite toujours la peur, ainsi que l’exprime le philosophe : « La nuit dérobe les formes, donne de l’horreur aux bruits ; ne fût-ce que celui d’une feuille, au fond d’une forêt, il [sic] met l’imagination en jeu ; l’imagination secoue vivement les entrailles, tout s’exagère »12. Dans les années d’écriture de La Religieuse, la nuit est une vraie nuit, une nuit noire ou au mieux très sombre. Les espaces extérieurs ou intérieurs sont encore peu éclairés et les ombres renvoyées par la moindre bougie s’agrandissent sous les yeux de celui qui les regarde, les devine ou les invente. Diderot exploite ce brouillage des formes nocturnes et les peurs irraisonnées qu’il entraîne tout particulièrement dans la scène où Suzanne passe une nuit à prier à l’intérieur de l’église du couvent de Saint-Eutrope :
La nuit était fort avancée ; tout était en silence dans la maison, lorsqu’elle descendit auprès de moi. L’image sous laquelle le directeur me l’avait montrée, se retraça à mon imagination ; le tremblement me prit, je n’osai la regarder, je crus que je la verrais avec un visage hideux, et tout enveloppée de flammes […]. (167).
Le « dérèglement de l’esprit se manifeste à travers un dérèglement du corps qui dit clairement l’aliénation de la religieuse »13, affirme à juste titre Guilhem Armand à propos d’une autre scène du récit14 ; l’analyse s’applique toutefois bien à celle-ci. Si Suzanne n’est pas en effet en proie à la folie, la claustration, les violences subies dans les deux couvents précédents, le désir de sa supérieure qu’elle dit ne pas comprendre finissent par l’en rapprocher, d’autant que l’atmosphère dans laquelle elle se trouve favorise la confusion et l’incertitude quant à son sort face à l’image qui lui a été donnée de Madame***, devenue une menace. En effet, la « nuit fort avancée » signifie la couleur de l’église : noire et lugubre. « L’obscurité ajoute à la terreur »15, écrira Diderot dans le Salon de 1767. Cette « nuit fort avancée » connote aussi l’heure qui joue son rôle : le lecteur pensera aisément aux environs de minuit, ce temps dans l’imaginaire propice au crime et au vice. Le silence absolu – qui est un des commandements de la religion chrétienne – réfère à la mort et accentue l’angoisse qui se transforme en effroi dès que les deux corps, celui du personnage et celui de la supérieure, instrument de la faute possible, se trouvent à proximité, prêts à se toucher. L’épouvante atteint Suzanne dont l’imagination déjà mise en branle s’excite davantage et l’entraîne vers l’erreur de jugement, voire l’« espèce de folie » telle que l’avait décrite Malebranche16. Les conséquences de l’imagination donnent un coloris fictif à la scène : le lecteur voit en effet à son tour les rouges et les jaunes des « flammes » dansant autour d’un corps et un visage déformés par la laideur et le « vice ». L’illusion continuera à fonctionner dans la suite de cette scène d’un romanesque gothique. Suzanne, atteinte d’un sentiment d’horreur et de répulsion, se trompe comme le lecteur est trompé.
Diderot, qui a débuté comme critique d’art, est particulièrement sensible à l’ombre et à la lumière comme il l’écrira dans le Salon de 176517. Ont connu un grand succès le poème épique de Milton de 1667, Le Paradis perdu, ainsi que l’œuvre de Young parue en 1745, connue sous le titre des Nuits, « cette poésie des tombeaux, qui ouvre sur la méditation religieuse, valorise le ténébreux à l’état pur, la nuit sans lumière »18. Dans leur écriture de Paris, Mercier comme Rétif de la Bretonne à la fin du siècle s’en souviendront19. Diderot, quant à lui, se montre très sensible aux toiles qui donnent l’illusion de la nuit, ainsi qu’il l’exprime devant un nocturne de Vernet dans le Salon de 1763 :
Le tableau qu’on appelle son Clair de lune, est un effort de l’art. C’est la nuit partout et c’est le jour partout ; ici, c’est l’astre de la nuit qui éclaire et qui colore ; là, ce sont des feux allumés ; ailleurs, c’est l’effet mélangé de ces deux lumières. Il a rendu en couleur les ténèbres visibles et palpables de Milton. Je ne vous parle pas de la manière dont il a fait frémir et jouer ce rayon de lumière sur la surface tremblante des eaux : c’est un effet qui a frappé tout le monde20.
La couleur de la nuit que le critique admire en peinture, le romancier qu’il est aussi et qui prend part à « une confrontation de plus en plus vive des pouvoirs de la peinture face à ceux de la littérature »21 souhaite la peindre par des mots : « je rêvai à la différence des charmes de la peinture et de la poésie ; à la difficulté de rendre d’une langue dans une autre les endroits qu’on entend le mieux »22, écrit-il dans la « Promenade Vernet ». Souvenons-nous avec Florence Lotterie qu’il vient « de théoriser, dans sa réflexion sur le pathétique au théâtre l’art de faire tableau » (xxi). Si ses Essais sur la peinture ne paraissent que quelques temps après la première écriture de La Religieuse, la matière est déjà à l’esprit et un chapitre concerne le clair-obscur, tant admiré chez les peintres dits caravagesques, et que l’on trouvait déjà dans les tableaux raciniens23. Les Conversations sur la connoissance de la peinture de Roger de Piles, texte paru en 1677, exercent tout au long du XVIIIe siècle une grande influence24 et ont d’ailleurs donné ses lettres de noblesse à la notion :
Quoy que la lumière & l’ombre ne puissent se representer qu’avec de la couleur, neantmoins elles ont leur intelligence particuliere qui s’appelle le Clair-obscur, & qui est la baze du coloris comme les proportions & l’anatomie sont la baze du Dessin25.
Pour Diderot, qui en outre comme Burke n’est pas favorable à la clarté du point de vue des émotions à transmettre26, « Le clair-obscur est la juste distribution des ombres et de la lumière »27. Dans la scène de l’église évoquée, le fond noir, le sombre et la lueur de la lampe créent un équilibre dans le tableau ; les éléments mis en relief par la faible lumière prennent une configuration tout à la fois irréelle, floue et fantastique et entraînent dans cette scène Suzanne vers la pensée du démon :
Rassurée par la sainteté du lieu, par la présence de la Divinité, par l’innocence de mon cœur, j’osai lever les yeux sur elle ; mais à peine l’eus-je aperçue, que je poussai un grand cri et que je me mis à courir dans le chœur comme une insensée, en criant : Loin de moi, Satan ! (167)
Diderot proposait un tableau ; la mise en mouvement de Suzanne correspond avant l’heure à une séquence cinématographique, bien qu’une image fixe soit apte à traduire la mobilité corporelle. L’église s’anime maintenant du fait de ce corps mouvant, mais pour accentuer la peur qui s’est transformée en terreur, Diderot crée un contraste saisissant entre le silence et le bruit : le « cri animal » qui lui est cher a jailli, la frayeur est à son paroxysme, le personnage a perdu toute raison (« comme une insensée »). Le chœur de l’église ne résonne plus de chants sacrés et de la belle voix de Suzanne mais d’une émission sonore bruyante et dysphorique relevant de la sensibilité incontrôlée du « faisceau »28. La scène est grandiose : Diderot a peut-être pris déjà connaissance du traité de Burke paru en anglais en 1759, A Philosophical Inquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful, avant que la traduction française ne soit proposée en 1765, ouvrage qui on le sait l’a beaucoup influencé. La scène est ici en effet empreinte de l’esthétique du sublime dont la lumière nocturne est pour lui à la source. Certes, le sublime ne date pas de Burke – Voltaire n’a-t-il pas inventé le concept de « sublime sombre »29 en 1732 – mais, comme le rappelle Alain Montandon, « Burke aura établi la fécondité esthétique de la négativité et découvert […] que "toutes les privations générales sont grandes, parce qu’elles sont toutes terribles : la vacuité, l’obscurité, la solitude et le silence" »30. Ce contexte est celui dans lequel se trouve Suzanne, et Diderot par la voix de son personnage informe sur la manière dont les couleurs de l’ombre et de la lumière ont construit l’illusion et perturbé la sensibilité :
[…] je vis que j’avais été effrayée par une apparence bizarre que mon imagination avait réalisée ; c’est qu’elle était placée, par rapport à la lampe de l’église, de manière qu’il n’y avait que son visage et que l’extrémité de ses mains qui fussent éclairées, et que le reste était dans l’ombre, ce qui lui donnait un aspect singulier. (168).
« Tout ce qui étonne l’âme, tout ce qui imprime un sentiment de terreur conduit au sublime »31 écrira le critique d’art qui fait vivre cette expérience à son personnage comme à son lecteur, lesquels, après le point d’acmé de la scène – celui de la fuite et du cri –, échappent au locus horribilis qu’était devenue l’église, à l’inverse de sa vocation d’être un locus amoenus. Le romancier explore encore ici les « rapports secrets » auxquels il avait déjà recouru dans l’incipit du troisième entretien du Fils naturel, alors qu’un orage accompagné de tonnerre, du bruit des vents et d’éclairs, assombrissait le ciel : « Mon imagination dominée par des rapports secrets, me montrait au milieu de cette scène obscure, Dorval tel que je l’avais vu la veille dans les transports de mon enthousiasme ; et je croyais entendre sa voix harmonieuse s’élever au-dessus des vents et des tonnerres »32. Si l’orage au cours de cette tempête est l’image de l’enthousiasme, comme le pense Jacques Chouillet33, la présence de la supérieure dans la noirceur de l’église et du moment nocturne et ce que cette présence signifie désormais d’immoral déclenchent chez l’« innocente » Suzanne une exaltation mentale et physique, négative certes, néanmoins proche de l’enthousiasme, défini par Cahusac en 1755 comme une « espece de fureur qui s’empare de l’esprit & qui le maîtrise, qui enflamme l’imagination, l’eleve, & la rend féconde »34. L’enthousiasme qui conduit Diderot avec sa Religieuse sur la voie du génie créateur entraîne chez son personnage une puissance d’imagination et de lutte permanente en vue à la fois de la résiliation de ses vœux, de la sauvegarde de sa vertu et de sa piété d’une manière hors du commun dans l’univers du couvent35. La vision fantasmagorique de Suzanne est à l’image d’un songe et Diderot nous offre le tableau d’un cauchemar, tel qu’il aurait pu l’installer sur une scène de théâtre et tel que Füssli le peindra en 1782.
Le sonore de la nuit
Il est nécessaire toutefois de porter davantage attention dans cette scène au son qui fait suite au silence. Le « grand cri » de Suzanne est un son prolongé (elle court aussi « en criant ») qui fait passer le lecteur de la vue à l’audition. En outre, on remarquera que d’une part l’espace de l’église le fait résonner, d’autre part que la nuit le fait entendre avec beaucoup d’acuité, comme c’est le cas pour tous les bruits nocturnes. « Chaque sens a son langage »36, affirme Diderot, mais celui de l’ouïe est particulièrement sollicité quand l’œil ne distingue pas suffisamment. Dans le temps et l’espace de la nuit, « l’air plus froid, moins agité, plus homogène propage l’onde sonore avec moins de difficulté et ainsi l’intensité du son augmente-t-elle »37. C’est le cas du cri de Suzanne dont l’intensité est d’autant plus grande que l’écho est fréquent dans une église, lieu par surcroît froid du fait de son architecture et dans le récit du fait que la saison est hivernale. Ces explications physiques ajoutent de la valeur au son vocal tel que l’a intégré Diderot à la scène ci-dessous :
Une des plus jeunes était au fond du corridor, j’allais à elle, et il n’y avait pas moyen de m’éviter ; la frayeur la plus terrible la prit. D’abord elle se tourna le visage contre le mur, marmottant d’une voix tremblante : « Mon Dieu ! mon Dieu ! Jésus ! Marie !… » Cependant j’avançais ; quand elle me sentit près d’elle, elle se couvre le visage de ses deux mains de peur de me voir, s’élance de mon côté, se précipite avec violence entre mes bras, et s’écrie : « À moi ! à moi ! miséricorde ! je suis perdue ! Sœur Sainte-Suzanne, ne me faites point de mal ; sœur Sainte-Suzanne, ayez pitié de moi… » Et en disant ces mots, la voilà qui tombe renversée à moitié morte sur le carreau.
On accourt à ses cris, on l’emporte […]. (83).
La première scène que nous avons évoquée est pour ainsi dire une réécriture de celle-ci se déroulant au couvent de Longchamp. Mais si Diderot exploite les résonnances d’une scène à l’autre et des échos entre les personnages, n’expérimenterait-il pas entre ces deux tableaux la théorie des reflets en peinture ? « […] les ombres et les corps reflètent les uns sur les autres. Ce sont ces reflets infinis des ombres et des corps qui engendrent l’harmonie […] »38, qui installent, ajouterons-nous, l’atmosphère singulière du couvent et en façonnent une représentation nocturne mystérieuse et effrayante. L’espace du corridor est par surcroît, du fait de son étroitesse que signale Suzanne (79), plus angoissant que celui de l’église. Diderot préfère mettre l’accent ici sur les différentes voix, plus propres à signifier les passions39, que sur la lumière. L’amplitude sonore de la voix de la jeune religieuse est soit faible (« marmottant ») soit forte (« et s’écrie ») ; à cette amplitude s’associe une qualité d’ordre psycho-affectif : la voix est « tremblante ». Les paroles qui progressivement sont énoncées de façon criarde percent le silence nocturne. On ne relève toutefois pas de notation d’un quelconque point lumineux qui existe cependant puisque la jeune religieuse ne veut pas voir Suzanne, à l’inverse de la scène précédemment observée, où les rayons de lumière rendaient la scène sublime ; seuls le mouvement des corps et la dimension sonore – sublimes en eux-mêmes – du fait de l’imagination donnent la mesure de la peur.
Pour le théoricien du Beau40 pour lequel « il n’y a de beau que les objets de la vue et de l’ouïe »41, le romancier tout comme le peintre doit donner non seulement à voir mais aussi à entendre : « Je ne regarde pas toujours ; j’écoute quelquefois »42, précise Diderot. Les verbes voir et entendre abondent en effet dans plusieurs commentaires des Salons : « je veille, je vois, j’entends, je regarde, je suis frappé de terreur »43, écrira-t-il dans le Salon de 1767. Diderot écoute en effet tout autant qu’il regarde avec admiration les marines de Vernet : « S’il suscite une tempête, vous entendez siffler les vents, et mugir les flots ; vous les voyez s’élever contre les rochers et les blanchir de leur écume. Les matelots crient. […] »44. Aucune marine ne trouverait en effet grâce à ses yeux si son ouïe n’était pas aussi sollicitée. Le critique n’hésite d’ailleurs pas à conseiller les visiteurs des Salons à mettre en action tout autant le sens de l’ouïe de celui de la vue :
Voyez ces arbres [explique-t-il au sujet d’un paysage de Loutherbourg]. Regardez comme ce long sillon de lumière éclaire cette verdure, se joue entre les brins de l’herbe, et semble leur donner de la transparence. […] Nos oreilles ne dédaigneront pas les sons rustiques de ce bouvier qui charme le silence de cette solitude, et trompe les ennuis de sa condition, en jouant de la flûte45.
Il n’hésite pas non plus à appliquer à lui-même ce conseil qu’il donne aux poètes : « Soyez ténébreux ». Or peindre les ténèbres serait presque une gageure ; la donnée sonore doit alors en être un des éléments essentiels :
Les grands bruits ouïs au loin ; la chute des eaux qu’on entend sans les voir, le silence, la solitude, le désert, les ruines, les cavernes, le bruit des tambours voilés, les coups de baguettes séparés par des intervalles, les coups d’une cloche interrompus et qui se font attendre, le cri des oiseaux nocturnes, celui des bêtes féroces en hiver, pendant la nuit, surtout s’il se mêle au murmure des vents, la plainte d’une femme qui accouche, toute plainte qui cesse et qui reprend, qui reprend avec éclat et qui finit en s’éteignant ; il y a dans toutes ces choses, je ne sais quoi de terrible, de grand et d’obscur46.
Ces « choses » que Diderot intégrera dans la pantomime du neveu de Rameau mettent en relief ses idées esthétiques. Les études critiques ont commencé à le montrer depuis une vingtaine d’années47 : Diderot fut un grand écouteur et ses romans sont particulièrement sonorisés. Si l’air et le son font l’objet d’« un curieux silence » dans l’Encyclopédie, comme le remarque François Baskevitch48, retenons toutefois que le premier des Mémoires de Mathématiques de Diderot, intitulé Principes généraux d’acoustique, paraît en 1748, la même année que les Bijoux indiscrets, récit très vocal et bruyant. Le quatrième mémoire présentant le Projet d’un nouvel orgue avait été publié dans le Mercure de France en octobre 174749. C’est dire combien le philosophe était bien avant la rédaction de La Religieuse intéressé par le sens de l’ouïe. En 1751, l’intérêt se poursuit par la publication de la Lettre sur les sourds et muets. L’audition passe pourtant dans la hiérarchie des sens encore au XVIIIe après celui de la vue, le sens rationnel par excellence. Il est certes plus aisé de peindre par l’image ou le mot ce que l’on voit que ce que l’on entend : comment représenter en effet le son d’une voix ou d’un corps, cet « indescriptible audible »50 ? Néanmoins, les traités sur l’anatomie de l’organe auditif et sur l’émission de sons, par la voix notamment, sont bien connus du temps de Diderot : en 1703, « le mémoire de Dodart sur les mécanismes de la production de la voix de l’homme et ses différents tons »51 avait été un « événement »52. Dès le XVIe siècle, les travaux sur la production sonore sont déjà importants. Les textes savants développent de multiples axes scientifiques autour de la voix53, d’autres s’intéressent à l’anatomie et à la physiologie54 avant que des traités sur le beau et le goût privilégient, eux, des entrées morales en lien avec la physique de la voix55. Les recherches se poursuivront, d’autant que jusqu’au XIXe siècle, on ne dispose d’aucun instrument apte à mesurer et visualiser les phénomènes acoustiques, mais il est indéniable que le Traité de l’organe de l’ouïe de Duverney de 168356 et que le Mémoire sur les causes de la voix de l’homme du médecin Dodart en 1703 deviennent des classiques pour les philosophes des Lumières qui sont tout autant scientifiques que littérateurs. La découverte des cordes vocales par Ferrein, en 1741, fait en outre que l’on assiste à l’émergence d’un nouveau comparant : l’instrument à cordes. Le lien entre l’émission vocale et la sensibilité, soit entre la voix et l’âme, n’était pas nouveau et au siècle de la physiologie, l’analogie entre la voix et l’instrument à cordes perdure57. Le clavecin notamment, cet instrument essentiel de l’âge baroque, trouve sa place dans la littérature du temps. On sait combien cette image musicale devient chère à Diderot pour définir la sensibilité humaine : « Ce qu’il y a de machinal dans l’homme répond avec la même nécessité aux inflexions de la voix de quelqu’un que les cordes d’un instrument répondent au doigt ou à l’archet d’un musicien »58. Les cordes vibrantes sensibles du clavecin sont bien à l’image de la voix humaine et même de ses silences59.
Le bruit des passions
Le Rêve de d’Alembert (1769) et les Éléments de physiologie (majoritairement écrits en 1778) ne sont certes pas encore rédigés au moment de l’écriture de La Religieuse, mais Diderot est déjà au cœur des sciences. « La nouvelle physiologie se développe surtout après la publication en 1753 du mémoire de Haller sur l'irritabilité et la sensibilité »60, explique François Duchesneau observant l’inscription de Diderot dans « l'immense débat des formes et limites de la sensibilité, qui concerne la métaphysique, l'esthétique et la morale, par-delà la physiologie même »61. On se rend compte ainsi que Diderot a déjà une conception organiciste de la sensibilité. En questionnement de plus comme nombre de ses pairs sur des oppositions binaires fondamentales : l’harmonie versus la mélodie (Rameau/Rousseau), la musique française versus la musique italienne (querelle des Bouffons), ses réflexions sur les sensations auditives sont patentes et on se souviendra encore qu’il explore, dans ses théories sur le théâtre, dès 1758 dans De la poésie dramatique, bien avant le Paradoxe sur le comédien, mais aussi dans les Entretiens sur le fils naturel et Le Père de famille, les accents, le silence et les sons inarticulés, soit toute une palette sonore apte à représenter et transmettre les passions et à exprimer de fait l’harmonie mais aussi les dissonances et discordances de l’être et du monde. « L’expression exige une imagination forte, une verve brûlante, l’art de susciter des fantômes, de les animer »62 : Diderot ne s’en tient pas à la réflexion ; il dessine avec La Religieuse un monde nocturne bigarré ; il peint le mouvement, l’énergie de voix vibrantes et de corps furtifs, secrets, qui disent le bouleversement et l’excès d’une nature humaine passionnée qui cherche sa liberté. L’auteur aurait-il eu connaissance du mémoire de Jean Bernoulli qui avait reçu le prix de l’Académie royale des sciences en 1736, dont le passage ci-dessous ne pouvait que l’interpeller63 ?
Le son, aussi bien que la lumière, prend son origine par la production des fibres qui s’excitent immédiatement à l’endroit où le corps, qu’on appelle sonore, ébranle l’air circonvoisin, lesquelles fibres ensuite s’étendent, en se multipliant, comme je l’expliquerai, à des distances plus ou moins grandes, selon la grandeur de la force avec laquelle le corps sonore frappe l’air qui le touche ; je les appellerai Fibres sonores, comme j’ai appelé́ celles de la lumière Fibres lumineuses64.
La Religieuse doit par conséquent se lire à l’aune du savoir de son créateur et de ses travaux en mathématiques, physique, médecine et art. Ces disciplines conjuguées sont liées dans sa recherche d’expression des passions. Leur représentation suscite l’écoute des voix nocturnes et Diderot explore plusieurs degrés de ces sonorités vocales, majoritairement inarticulées : on passe ainsi du gémissement et du soupir de Madame de Moni à la « voix plaintive et entrecoupée » (150) de Madame*** qui soupire, parle « à voix basse » et dont la voix sera aussi « la voix la plus touchante et la plus douce » (168) ; on passe encore des cris des religieuses et de la voix « presque aussi forte que dans l’état de santé » (47) de Madame de Moni au moment de mourir à la « voix basse et tremblante » (86) de Sainte-Ursule. Suzanne est attentive dans le silence de la nuit conventuelle, elle a « le sommeil léger » (149) et parfois même « l’oreille au guet » (153). Diderot n’est pas un grand adepte en peinture des contrastes65 dont les artistes abuseraient, mais il en use afin que sa composition soit vraie. Aussi les voix nocturnes qui résonnent dans l’ombre des corridors oscillent-elles, troublant le silence, entre les sons les plus ténus et le cri animal. Encore y associe-t-il en vue de son tableau des passions des voix imaginées et l’expression des corps. La « terrible scène de la nuit » durant laquelle Madame*** se trouve à l’église avec quelques religieuses témoigne de son sentiment de culpabilité et de honte à partir d’un corps très agité (185), au point que la scène se poursuit jusqu’au petit matin :
[…] on la trouva pieds nus, en chemise, échevelée, hurlant, écumant et courant autour de sa cellule, les mains posées sur ses oreilles, les yeux fermés et le corps pressé contre la muraille… Éloignez-vous de ce gouffre ; entendez-vous ces cris ? Ce sont les enfers ; il s’élève de cet abîme profond des feux que je vois ; du milieu des feux j’entends des voix confuses qui m’appellent… (186).
Dans ce spectacle de la folie, visuel et auditif, ne manque pas un effet de lumière rougeâtre, bien qu’imaginaire, qui conforte la tonalité lugubre que signifiaient déjà les cris. Une trentaine d’années plus tard, un Mercier dénonçant l’existence des couvents, ces « monuments de l’extravagance humaine »66, affirmera : « Les passions ne dorment pas dans le silence de la retraite ; elles s’éveillent, et jettent un cri plus long et plus perçant »67. La folie et l’exacerbation des passions s’épanouissent par conséquent dans les cloîtres, ces « tristes prisons »68. Parfois des bruits étranges d’objets se mêlent à la sarabande nocturne, qu’ils fussent réels ou imaginaires, dans le sens où l’obscurité engendre l’insécurité, l’incertitude et la perte de tout repère. Ces sonorités renforcent alors le sentiment de terreur :
Comme ma cellule ne fermait plus, on entrait pendant la nuit en tumulte, on criait, on tirait mon lit, on cassait mes fenêtres, on me faisait toutes sortes de terreurs. Le bruit montait à l’étage au-dessus ; descendait l’étage au-dessous ; et celles qui n’étaient pas du complot disaient qu’il se passait dans ma chambre des choses étranges ; qu’elles avaient entendu des voix lugubres, des cris, des cliquetis de chaînes, et que je conversais avec les revenants et les mauvais esprits […] (82-83).
Comme dans la plupart des romans du siècle, les objets se font en fait rarement entendre dans les narrations de Diderot. Ces sons que l’on peut appeler des « bruits pittoresques conformément à la conception diderotienne du "conte historique" », comme le souligne Aurélia Gaillard69, font partie, ajoute-t-elle en citant Diderot, de « ces petites circonstances si liées à la chose, de traits si simples, si naturels, et toutefois si difficiles à imaginer, que vous serez forcé de vous dire en vous-même : Ma foi, cela est vrai ; on n’invente pas ces choses-là »70. Dans La Religieuse le vraisemblable s’accentue avec la représentation de cette passion mauvaise qu’est la méchanceté, laquelle ne se contente pas de la voix pour s’exprimer. Diderot intègre en effet d’autres objets d’une haute portée signifiante quant au pathos de la scène : « On exposait, la nuit, dans les endroits où je devais passer, des obstacles ou à mes pieds, ou à la hauteur de ma tête ; je me suis blessée cent fois ; je ne sais comment je ne me suis pas tuée. Je n’avais pas de quoi m’éclairer, et j’étais obligée d’aller en tremblant, les mains devant moi. On semait des verres cassés sous mes pieds. » (87). Nul bruit ici, les gémissements de Suzanne se disent dans l’implicite de la souffrance physique et morale. La nuit dévoile ce qui se cache dans les humeurs sombres et tristes des religieuses ; la nuit révèle ce que Diderot avait pressenti, même si le mot n’existait pas : les affres de l’inconscient. Dans l’article Théosophes de 1765, le philosophe matérialiste explique la mécanique des passions : « Ce sont les mêmes viscères intérieurs qui se meuvent dans la joie, dans l’indignation, dans la colère, dans la frayeur, dans le moment de la dissimulation, du mensonge, du ressentiment. Ce sont les mêmes muscles qui se détendent ou se resserrent à l’extérieur, les mêmes parties qui se contractent ou qui s’affaissent […] »71. Mais Diderot est aussi un psychologue avant la lettre. Il sait que la peinture et le roman sont des moyens expressifs éminemment signifiants en raison des effets puissants que provoquent leurs tableaux. En excellent physionomiste, il joue sur ce pouvoir72 et adopte un « pinceau tragique »73 qui saura exprimer « la couleur de la passion » qu’il explicitera à la même date que l’article Théosophes dans les Essais sur la peinture :
Mais j’allais oublier de vous parler de la couleur de la passion ; j’étais pourtant tout contre. Est-ce que chaque passion n’a pas la sienne ? Est-elle la même dans tous les instants d’une passion. La couleur a ses nuances dans la colère. Si elle enflamme le visage, les yeux sont ardents ; si elle est extrême et qu’elle serre le cœur au lieu de le détendre, les yeux s’égarent, la pâleur se répand sur le front et les joues, les lèvres deviennent tremblantes et blanchâtres74.
La nuit diderotienne a ses couleurs75 : l’ombre est une couleur comme sur un plan métaphorique la passion a ses couleurs. Mais Diderot ajoute le son car le son fait sens. Les sonorités vocales qu’il privilégie sont langages des passions dont il a déjà fait l’apologie dans ses Pensées philosophiques (1746). Or les passions nocturnes s’expriment de manière sonore :
Nous ressemblons à de vrais instruments dont les passions sont les cordes. Dans le fou elles sont trop hautes, l’instrument crie ; elles sont trop basses dans le stupide ; l’instrument est sourd. Un homme sans passions est donc un instrument dont on a coupé les cordes, ou qui n’en eut jamais76.
Si dans ce propos de l’Essai sur le mérite et la vertu de 1745, Diderot reprend l’image musicale évoquée plus haut, on ne saurait oublier qu’il fut aussi un mélomane et un passionné de musique au point de faire paraître en 1771 un traité pédagogique intitulé Leçons de clavecin et principes d’harmonie. La musique est pour lui « le plus violent des beaux-arts »77, comme le lui concède Mlle de Salignac, et, comme tout le siècle, la voix chantée le fascine. Dans ce contexte, on comprend mieux la scène du clavecin dont Giraud donne une belle gravure dans les années 1798. Suzanne, souvenons-nous, le soir de son arrivée au couvent de Longchamp, commence à la lueur de la bougie à jouer et à chanter cet air de Castor et Pollux de Rameau : « Tristes apprêts, pâles flambeaux, jour plus affreux que les ténèbres » (38). Il existe parfois des moments de grâce dans l’univers monastique en raison de sonorités qui enchantent l’âme, même si l’air choisi par Suzanne « sans y entendre finesse » (38) préfigure le tombeau qu’est le couvent.
La nuit est un décor privilégié pour le romanesque. « La nuit est sublime, le jour est beau »78, écrira Kant en 1764. Dans la nuit, les ondes sonores et lumineuses des bougies et des torches affolent les esprits et les corps. Dans les coins obscurs, l’imagination s’emballe et le désir s’accroît. Faire entendre les voix des religieuses folles dans l’enfer de leurs nuits, c’est donner une fonction politique au roman, c’est en appeler à l’indignation morale du lecteur, c’est révéler la vérité du système inhumain qu’est celui de la claustration religieuse car « la vérité se fait jour, dans et par la folie »79, comme l’affirme Michel Foucault. « Il y aura là-dedans des choses vraies »80, avait écrit Diderot à Mme d’Épinay. Mais l’art du roman est aussi « un art de l’illusion – reconnaît-il – proche du théâtre et de la peinture selon son cœur »81. Ne peut-on par conséquent imaginer à notre tour un Diderot écrivant à partir d’un tempérament lui aussi passionné, suivant en esthète l’enseignement qu’il donne aux peintres : « Avant que de prendre son pinceau, il faut avoir frissonné vingt fois de son sujet ; avoir perdu le sommeil ; s’être levé pendant la nuit, et couru en chemise et pied nu jeter sur le papier ses esquisses, à la lueur d’une lampe de nuit »82. Ainsi écrivit-il sa Religieuse, peut-être à défaut d’une chemise vêtu de sa vieille robe de chambre. « Il y a dans la poésie, toujours un peu de mensonge »83.