La Religieuse1 est une œuvre – voire l’œuvre – diderotienne où la mort est omniprésente ; huit morts sont dénombrables au total : celle du père biologique de Suzanne, celles de son père putatif et de sa mère biologique (monsieur et madame Simonin), celle de Mère de Moni (sa première mère supérieure, à Longchamp), celle de son amie Sainte-Ursule, celle de la Mère d’Arpajon (sa dernière mère supérieure), celle de sa sœur spirituelle Sainte-Thérèse et celle, finalement, de Suzanne Simonin elle-même. Outre ces morts concrètes, corporelles, biologiques, la mort se profile également de manière symbolique tout au long de l’œuvre et, plus précisément, dans les couvents diderotiens – Sainte-Marie, Longchamp et Sainte-Eutrope d’Arpajon – à travers la peinture de l’hystérie des moniales. Tout en subissant la claustration, les moniales sont aussi soumises aux interdits de l’Église qui sont matérialisés par les vœux religieux qu’elles prononcent ; ces diverses contraintes provoquent un dérèglement chez les moniales qui engendre alors une aliénation – signe d’une mort mentale. Ce faisant, le cloître semble se transformer en un microcosme mortifère où la folie agirait comme un révélateur de la nature humaine (et notamment des mécanismes qui régissent l’homme), ce qui suggère également que l’espace claustral deviendrait un laboratoire philosophique où la nature de l’homme peut être interrogée et auscultée de sa vie à sa mort. Or, il constituerait également un lieu d’expérimentation de l’écriture pour Diderot puisque cette omniprésence de la mort dans la diégèse touche a fortiori la structure même du texte : la fin de la narration symbolise la mort de Suzanne2. Inversement, Suzanne écrit – au vrai marquis de Croismare – dans le but de se libérer de cet espace mortifère pour vivre pleinement. Du récit à la forme du récit, une confrontation perpétuelle entre la vie et la mort se manifeste et cela souligne que le thème de la mort a simultanément une portée philosophique et une portée métatextuelle. C’est pour cela que nous pouvons nous demander comment cette narration de la mort, sous toutes ses formes dans cet espace mortifère, révèle paradoxalement l’empreinte d’une survivance dans l’espace romanesque qui légitime la philosophie naturelle de Diderot. Pour y répondre, nous étudierons la mort biologique au couvent à travers l’ambivalence du paradigme religieux ; puis, nous analyserons l’effacement symbolique du corps pour, ensuite, étudier le déterminisme de l’aliénation mentale mortifère ; enfin, nous examinerons la paradoxale omniprésence de la mort du récit à sa structure.
Mourir au couvent : le départ des Mères pour l’au-delà
Diderot est matérialiste et ne croit donc pas en la séparation de l’âme et du corps après la mort, comme le prône la doctrine religieuse et comme l’admettent (pour la plupart) les idéalistes. Pour le philosophe, la mort représente la fin absolue, la « cessation entière des fonctions vitales »3 de l’être, être dont la matière (le corps) se décompose pour a posteriori se disperser en atomes au milieu d’autres atomes dans l’univers :
Ô ma Sophie, il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous, quand nous ne serons plus ! S’il y avait dans nos principes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun, si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous venaient à s’agiter, à se mouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature ! Laissez-moi cette chimère ; elle m’est douce ; elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous4.
Pleinement amoureux, ce fragment de lettre à Sophie Volland met en valeur la pensée atomiste de Diderot et, grâce à cette thèse physique qui rejette implicitement la thèse métaphysique de l’âme, le philosophe peut appuyer sa doctrine matérialiste singulière. En effet, Diderot se sépare des autres matérialistes du XVIIIe siècle en introduisant une composante dynamique à la matière : chez lui, comme l’explique C. Duflo, « il est possible de concevoir le passage de la matière insensible, comme le bois, à la matière sensible, comme le corps vivant […] Cette pensée du passage, c’est la dynamique matérielle »5. Pour le matérialiste ipso facto, la mort représente un changement d’état, une transition de la matière sensible à la matière insensible.
Pourtant, dans La Religieuse, Diderot représente la mort biologique de deux mères spirituelles de Suzanne en utilisant – ou en détournant – des paradigmes religieux. La Mère d’Arpajon, dont le saphisme renvoie à la particularité de son hystérie, succombe peu à peu des suites de ses crises hystériques. Avant que la maladie n’atteigne son paroxysme, cette Mère cherchait du « réconfort » auprès de ses filles spirituelles pour satisfaire ses désirs sexuels, au point de violer Suzanne6. Sans revenir sur l’ignominie de cet inceste symbolique, il est surtout interdit dans une perspective religieuse : il va à l’encontre du vœu de chasteté que les moniales prononcent lors de leur profession de foi. Consciente de cet interdit – mais dans l’impossibilité de contrôler ses pulsions –, la Mère est terrorisée à l’idée d’aller en Enfer à l’approche de sa mort. Cette angoisse, conjointe à sa maladie, la fait halluciner :
Elle voyait Dieu ; le ciel lui paraissait se sillonner d’éclairs, s’entrouvrir et gronder sur sa tête ; des anges en descendaient en courroux ; les regards de la Divinité la faisaient trembler ; elle courait de tous côtés, elle se renfonçait dans les angles obscurs de l’église, elle demandait miséricorde. (LR, p. 185)
Par l’emploi des substantifs « Dieu », « anges » et « éclairs », ce passage peut renvoyer au chapitre quatre de l’Apocalypse de Jean, dans lequel l’apôtre reçoit une vision de la salle du trône de Dieu, dans le Ciel :
Aussitôt je fus ravi en esprit. Et voici, il y avait un trône dans le ciel, et sur ce trône quelqu’un était assis. Celui qui était assis avait l’aspect d’une pierre de jaspe et de sardoine ; et le trône était environné d’un arc-en-ciel semblable à de l’émeraude. Autour du trône je vis vingt-quatre trônes, et sur ces trônes vingt-quatre vieillards assis, revêtus de vêtements blancs, et sur leurs têtes des couronnes d’or. Du trône sortent des éclairs, des voix et des tonnerres […] Au milieu du trône et autour du trône, il y a quatre êtres vivants […] Les quatre êtres vivants ont chacun six ailes, et ils sont remplis d’yeux tout autour et au dedans. Ils ne cessent de dire jour et nuit : Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu, le Tout Puisant, qui était, qui est, et qui vient !7
Or, dans l’hallucination de la Mère, les « anges […] descendaient en courroux » et Dieu semble lui-même furieux (ce qui est insinué par le tremblement que causent ses regards) ; cette terrifiante hallucination signifie que ses péchés ne peuvent être pardonnés. C’est ici non le Dieu miséricordieux, mais le Dieu vengeur que voit la supérieure, à travers ses terrifiantes hallucinations. Le châtiment que constitue cette aliénation résulte de la superstition entretenue par l’Église, mais aussi, à un autre degré – plus ironique –, d’une forme de conscience d’avoir enfreint, en sus des lois religieuses, la loi naturelle qui enjoint de ne pas faire de l’autre être « sentant, pensant et [donc] libre »8 – pour reprendre les termes du Supplément –, sa propriété.
Inversement, si le croyant respecte les interdits de l’Église, il peut (en toute logique) mourir paisiblement ; ce second cas, en accord avec l’idéal chrétien, est analysable par le biais de la mort de Mère de Moni qui se déroule dans l’acceptation de cette finitude et dévoile simultanément sa transcendance :
À l’approche de sa mort, elle se fit habiller, elle était étendue sur son lit : on lui administra les derniers sacrements ; elle tenait un christ entre ses bras. C’était la nuit ; la lueur des flambeaux éclairait cette scène lugubre. Nous l’entourions, nous fondions en larmes, sa cellule retentissait de cris, lorsque tout à coup ses yeux brillèrent ; elle se leva brusquement, elle parla, sa voix était presque aussi forte que dans l’état de santé ; le don qu’elle avait perdu lui revint : elle nous reprocha des larmes qui semblaient lui envier un bonheur éternel. « Mes enfants, votre douleur vous en impose. C’est là, c’est là, disait-elle en montrant le ciel, que je vous servirai ; mes yeux s’abaisseront sans cesse sur cette maison ; j’intercéderai pour vous, et je serai exaucée. Approchez toutes, que je vous embrasse, venez recevoir ma bénédiction et mes adieux… » C’est en prononçant ces dernières paroles que trépassa cette femme rare, qui a laissé après elle des regrets qui ne finiront point. (LR, p. 48)
Cet extrait reprend des topoï de l’oraison funèbre, notamment remarquable avec le champ lexical de la tristesse, qui se révèle par les substantifs « larmes », « cris », « douleur », et avec le champ lexical de la religiosité, qui transparaît par les substantifs « christ », « bonheur éternel », « bénédiction ». Prête à accueillir son sort prochain et entourée de personnes chères dont les larmes sont sincères, Mère de Moni connaît une mort théâtralisée de telle sorte que les émotions de la protagoniste qui la raconte soient transmises au lecteur. Tel un tableau en clair-obscur9, la « scène lugubre » est éclairée par l’enthousiasme soudain de la mystique. Alors qu’elle est littéralement sur son lit de mort, c’est pourtant Moni qui console et bénit ses filles spirituelles. Conséquemment, cette scène de derniers sacrements semble se muer en scène de renaissance10 : la dimension mortifère des extraits n’est plus signifiée par la cessation de la vie, mais par la vie elle-même. La phrase « elle nous reprocha des larmes qui semblaient lui envier un bonheur éternel » peut sous-entendre, par réminiscence, que la vie n’est pas continuellement joyeuse et peut même être mortellement douloureuse, comme lorsque la supérieure de Moni perd son don11. Cette attitude consolatrice de la Mère fait finalement écho à ce que le lecteur sait déjà d’elle, à sa gentillesse et à sa vie parfaitement pieuse. Tout en parachevant son identification en tant que mystique, la bonté immaculée de cette femme ne peut que faire regretter à la protagoniste – et par résonance au lecteur – sa disparition. Dès lors, devant une telle scène (théâtralisée), un lecteur ne peut que s’émouvoir car il voit une femme bercée par la charité, qui prend cet appel de Dieu comme une consolation et comme un espoir d’une vie meilleure. Cependant, bien que la finalité de la mort de cette mystique soit intéressante – au sens du XVIIIe siècle12 –, la cause de sa mort semble paradoxalement montrer qu’il s’agit d’une orchestration de la part de Dieu13. Est-Il bon ? Est-Il mauvais ? Cette ambivalence poussée à l’extrême entre Bien et Mal suggère bien que ses voies sont impénétrables.
Cette ambiguïté peut renvoyer à la thèse théologique du deus absconditus14 qui insinue qu’il est impossible pour l’homme de comprendre la sagesse de Dieu parce que « ses jugements sont insondables, et ses voies incompréhensibles »15. La perte du don oratoire de Mère de Moni – jamais mis en doute dans le fil diégétique de l’œuvre – serait alors une épreuve divine pour tester son espérance et lui offrir a posteriori de meilleures consolations16. Cette doctrine apologétique justifierait également tous les malheurs de Suzanne mais ne concorderait plus avec la peur de la Mère d’Arpajon. La protagoniste qui est une bonne religieuse semble souligner ce paralogisme religieux :
Une fois (et plût à Dieu que ce soit la première et la dernière !) il plut à la Providence, dont les voies nous sont inconnues, de rassembler sur une seule infortunée toute la masse de cruautés réparties, dans ses impénétrables décrets, sur la multitude infinie de malheureuses qui l’avaient précédée dans un cloître, et qui devaient lui succéder. J’ai souffert, j’ai beaucoup souffert.17 (LR, p. 97)
Ces paradoxes dénoncent que la Providence « qui gouverne le monde, qui veille sur le destin des individus »18 chôme tout au long de l’œuvre. Dès lors, sous cette déclaration de Suzanne, la présence de Diderot se manifeste avec la parembole pour ironiser sur l’illogisme des « impénétrables décrets ». C’est ainsi que le point de vue philosophique de Diderot s’insinue discrètement : il pourrait indiquer, par l’ambivalence de la mort de sa mystique et des cruautés à l’encontre de sa protagoniste, que le Dieu de La Religieuse n’est pas un deus absconditus, mais certainement un Dieu inexistant19, ce qui permet à Diderot de signaler les illogismes de la religion chrétienne. En effet, pour le matérialiste, la mort de ces deux Mères est causée par les règles religieuses contre-nature qui provoquent une aliénation hystérique (dont le paroxysme entraîne parfois la mort) ; c’est pour cela que Suzanne déclare, de façon ironico-tragique, que « sur cent religieuses qui meurent avant cinquante ans, il y en a cent tout juste de damnées, sans compter celles qui deviennent folles, stupides ou furieuses, en attendant »20. Cela souligne bien que l’entrée dans le cloître signe une forme de mort symbolique.
L’effacement symbolique du corps
La première forme de mort symbolique qui se manifeste dans le cloître peut être catégorisée comme étant une mort sociale. Les moniales sont appelées à une clôture totale pour se détourner des tentations extérieures de la société ; cette claustration – dans le but de mener une vie spirituelle et désintéressée – s’assimile à « une mort civile qui produit à certains égards les mêmes effets que la mort naturelle »21 étant donné que le statut d’une religieuse la « rend […] incapable de contracter, de succéder et de posséder en propre »22, dès qu’elle prononce ses vœux. Lorsque Suzanne souhaite apostasier, elle tente de convaincre ses sœurs de son refus de prétendre à l’héritage familial par un acte de renonciation mais, comme elle l’explique, « cet acte [qu’elle] leur proposai[t], fait tandis [qu’elle] étai[t] encore engagée en religion, devenait invalide. Et il était trop incertain pour elles que [Suzanne] le ratifi[ât] quand [elle] serai[t] libre »23. C’est pourquoi C. Clark-Evans explique que :
Le statut légal ambivalent d’une religieuse dont toutes les actions sont abrogées est une contradiction logique. Sur le plan philosophique, son dilemme c’est qu’elle ne peut pas changer son statut religieux parce qu’elle est, et tant qu’elle le sera, religieuse – un paradoxe sans issue24.
Plus qu’un « statut légal ambivalent », la vie monastique devient une mort sociale à cause de « l’anomalie légale que représente le couvent, qui confère à ses membres le statut aberrant de morts vivants »25. Sans aucune échappatoire en raison de ce paradoxe, « La profession monastique est une mort civile, qui produit à certains égards les mêmes effets que la mort naturelle »26 en ôtant à la fois la liberté physique et l’état de sujet du profès.
Cette mort civile est davantage accentuée chez la protagoniste compte tenu de sa naissance adultérine. En tant que bâtarde, Suzanne n’a aucun droit de succession, rappelle l’Encyclopédie :
[Les bâtards] ne peuvent pas même recevoir de leurs père ou mère naturels des legs universels ou donations considérables : mais ils en peuvent recevoir de médiocres proportionnément aux facultés du père ou de la mère. C’est à la prudence des juges de décider si elles sont modérées ou excessives27.
En plus d’être rejetée de l’espace familial, Suzanne n’est pas reconnue non plus dans la société. Même si elle s’écrit très justement n’avoir « ni père, ni mère »28 en raison de son exclusion, elle doit pourtant expier la faute de sa mère biologique : « Dieu nous a conservées l’une et l’autre, pour que la mère expiât sa faute par l’enfant… Ma fille, vous n’avez rien, et vous n’aurez jamais rien »29. Or, résume G. Armand :
Le raisonnement repose sur un atroce faux syllogisme : je suis coupable de vous avoir mise au monde, je ne puis donc vous aimer, par amour pour moi, aidez-moi donc à expier la faute qui vous fait exister […] Une vie terrestre – celle de la fille – contre la vie éternelle – de la mère –, voilà une lecture aussi tragique que déplacée du pari pascalien30.
Tout en intensifiant le pathos de l’œuvre diderotienne, cette aberration révèle l’illogisme des lois du Code civil en opposition à celles du droit naturel :
On demande, si les enfants peuvent être punis pour le crime de leur père ou de leur mère. Mais c’est-là une demande honteuse : personne ne peut être puni raisonnablement pour un crime d’autrui, lorsqu’il est lui-même innocent. Tout mérite & démérite est personnel, ayant pour principe la volonté de chacun, qui est le bien le plus propre & le plus incommunicable de la vie ; ce sont donc des lois humaines également injustes & barbares, que celles qui condamnent les enfants pour le crime de leur père31.
Au contraire de La Religieuse – qui est « le complément noir de l’utopie joyeuse du Supplément »32 comme l’appelle C. Duflo –, dans le Supplément au voyage de Bougainville les enfants « qui nai[ssent] occasionne[nt] la joie domestique et publique, c’est un accroissement de fortune pour la cabane et de force pour la nation. Ce sont des bras et des mains de plus dans Otaïti »33 ; un enfant, dans cette société naturelle, est regardé comme un « bien précieux »34 et ne paie donc pas pour les fautes de ses parents comme l’explique Orou à l’aumônier :
– Ma fille aînée qui a trois enfants ; ils marchent ; ils sont sains ; ils sont beaux ; ils promettent d’être forts. Lorsqu’il lui prendra fantaisie de se marier, elle les emmènera, ils sont les siens ; son mari les recevra avec joie, et sa femme ne lui en serait que plus agréable, si elle était enceinte d’un quatrième. – De lui ? – De lui, ou d’un autre35.
Ainsi, dans La Religieuse, l’entrée dans le cloître devient le symbole d’une mort sociale d’autant plus exacerbée par la négation de la qualité de sujet des moniales, ce qui les tue doublement civilement. Quant à Suzanne qui partage cette double mort avec ses consœurs spirituelles, sa condition adultérine l’a déjà tuée symboliquement et légalement aux yeux de la société – mais pas légitimement selon la nature. Cette première forme entraîne a fortiori une deuxième forme de mort symbolique, celle identitaire qui concrétise bien le fait que l’institution ecclésiastique est un espace mortifère. En ce sens, écriture romanesque et écriture clinique se rejoignent en opérant une sorte de constat tragique qui déborde de la scène narrative.
En réponse à son refus de prononcer ses vœux pour devenir professe au couvent de Sainte-Marie, Suzanne Simonin apprend de sa mère, de retour dans la maison familiale, qu’elle est une bâtarde ; son père biologique – qui est « mort sans se ressouvenir de [Suzanne] »36 et sans jamais la rencontrer – constitue de fait la première mention de mort dans le récit, au moment-même où Suzanne entend parler de lui. Dans cette société reposant sur la filiation, la bâtardise de Suzanne est à la fois une forme de mort civile et, du fait de l’anonymat du père (entretenu par la honte de la mère), une mort identitaire : sans aucun père37, Suzanne n’a plus de nom – n’en a jamais eu –, avant même que le couvent ne l’enterre à sa façon (ou ses multiples façons, si l’on songe à Sainte-Christine38). De plus, son enfermement qui résulte de l’adultère de sa mère a pour but premier de nier son existence et de la répudier tacitement de la famille ; son statut d’orpheline, pourrait-on dire, est une perte identitaire pour la jeune femme étant donné que « toutes les personnes du sexe féminin [sont] soit filles, femmes mariées ou veuves »39. La claustration de Suzanne est donc doublement mortifère en étant simultanément le signe d’une mort civile et d’une mort identitaire. Mais, plus généralement, l’enfermement des religieuses l’est également étant donné que le microcosme claustral ne nie pas seulement leur état du sujet, mais supprime complètement leur identité40.
En effet, le cloître supprime l’identité des religieuses en reposant sur les mêmes schémas d’enfermement que le microcosme carcéral où les sorties sont prohibées41. La reproduction des mêmes schémas de réclusion – en autorisant cette analogie –, met en exergue le caractère hétérotopique du couvent, ce « lieu autre » que Foucault définit comme :
Des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables42.
L’espace carcéral est une hétérotopie dite « de déviation », à savoir « celle dans laquelle on place les individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée »43. En opposition à la prison, le caractère sacré du cloître en tant que maison de Dieu l’éloigne également (en toute logique) de la norme sociétale44 : si la première a pour but de surveiller et punir les criminels, le second a pour objectif de prévenir et protéger des péchés. Pourtant diamétralement opposés sur le plan moral, ces deux microcosmes partagent le même système punitif. Lorsque Suzanne est sous la tutelle de Mère Sainte-Christine (la seconde supérieure de Longchamp), cette dernière, qui lui est hostile pour diverses raisons45, cherche à la faire souffrir – ce qui stimule conjointement son hystérique sadique. Pour ce faire, la Mère « donnait des ordres incompatibles »46 à Suzanne et la « punissait d’y avoir manqué »47.
C’est pour cela que Suzanne est enfermée à « l’in pace » qui signifie littéralement « en paix ». Sous ce doux nom se cache « un des plus horribles abus de l’état monastique »48 selon Voltaire étant donné qu’il désigne le cachot disciplinaire des monastères où les religieux peuvent être enfermés par punition – parfois jusqu’à ce que mort s’ensuive49. Euphémisé, voire antiphrastique à souhait, l’in pace souligne « par ce sépulcral jeu de mots [que] l’emprisonnement est assimilé à un ensevelissement vivant »50. Mère Sainte-Christine use de ce qu’elle considère elle-même comme l’une des « voies les plus dures »51 pour retrancher la liberté – à savoir, le bien le plus précieux – de Suzanne ; ce faisant, elle supprime la présence physique (et vivante) de sa fille spirituelle en l’enfermant doublement parce que le cloître est semblable à un microcosme carcéral et que la cellule concrétise l’emprisonnement. Ce double enfermement montre ipso facto le paradoxe de ce lieu où l’on est déjà enfermé et affirme que le cachot où on est solitaire demeure bien une punition – ce qui appuie à la fois la persécution de Suzanne et la dimension mortifère du cloître. Aussi, cela met en exergue la dimension spéculaire du cloître : il est un reflet stérile de la société au sens propre par l’impossibilité de la procréation, puis au sens figuré vu que son dessein de transcendance n’est même pas respecté (aucun sentiment de transcendance pour la jeune moniale pourtant fort pieuse, voire aucune transcendance pour Diderot). Cette violence à l’encontre de Suzanne s’intensifie a posteriori jusqu’à la déposséder entièrement de son humanité puisque la supérieure ordonne aux religieuses de « Marche[r] sur [Suzanne vu que] ce n’est qu’un cadavre »52. Après avoir enterré métaphoriquement Suzanne à l’in pace, elle la tue symboliquement et l’ensevelit une seconde fois en l’assimilant à une morte.
Néanmoins, la claustration ne suffit pas toujours pour anéantir l’identité des autres religieuses. Cela nécessite ce que Foucault « appelle discipline [à savoir] l’ensemble des techniques propres à rendre les corps dociles »53. Elle commence par la création d’un espace utile, fonctionnel et hiérarchique54 qui infère alors une individualisation des « corps par une localisation qui ne les implante pas, mais les distribue et les fait circuler dans un réseau de relations »55. Autrement dit, cette caractérisation coercitive produit un individu au corps soumis dans une masse d’autres individus assujettis qui sont à la fois uniques (par le corps) et banals (en tant que sujet), car interchangeables et substituables ; cette banalisation engendrée par une discipline qui nie l’identité des moniales peut expliquer l’anonymat de la plupart de celles-ci dans La Religieuse. De surcroît, la discipline continue d’asservir le corps – et ce, surtout au couvent56 – par une ritualisation des gestes, comme la démarche lente du fait de la coule avec la tête baissée ou encore le signe de croix, et par une codification du temps, avec les différents offices qui quadrillent et rythment la journée. Finalement, la répétition entraîne une autonomisation inconsciente du corps qui devient alors incontrôlable au niveau physique et psychique pour celui auquel il appartient57. Cette autonomisation se remarque même lors de situations qui ne s’y prêtent pas, comme lorsque Suzanne, évadée, est devenue blanchisseuse :
Je n’ai jamais eu l’esprit du cloître, et il y paraît assez à ma démarche, mais je me suis accoutumée en religion à certaines pratiques que je répète machinalement ; par exemple : une cloche vient-elle à sonner ? ou je fais le signe de la croix, ou je m’agenouille ; frappe-t-on à la porte ? je dis : Ave ; m’interroge-t-on ? c’est toujours une réponse qui finit par oui ou non, chère Mère, ou ma sœur ; s’il survient un étranger, mes bras vont se croiser sur ma poitrine, et au lieu de faire la révérence, je m’incline. Mes compagnes se mettent à rire, et croient que je m’amuse à contrefaire la religieuse. (LR, p. 193)
« L’habit ne fait pas le moine », dit-on, cependant la formation monacale a marqué la chair de la protagoniste de telle sorte que la discipline semble produire un nouveau corps en anéantissant l’ancien, de façon psychologique et définitive, comme en témoigne le contraste entre « esprit » et « démarche », ainsi que l’adverbe « machinalement » et l’énumération des exemples des automatistes de Suzanne.
La mort mentale ou la fatale aliénation
Cause de cette mort identitaire se révélant dans le cloître, l’assujettissement des moniales par la discipline du corps (qui affecte également le mental) est conjoint à une soumission psychologique aux interdits de l’Église qui se manifeste lors de la profession de foi au moyen de la proclamation des vœux religieux : « Promettez-vous à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance ? »58. Ces trois vœux – dérivés des conseils évangéliques dans le but de vivre à la manière de Jésus-Christ et de se tourner pleinement vers Dieu – entraînent indéniablement la « triple mutilation métaphorique » qui, selon Berdichevski, constitue le prisme de « l’oppression se manifest[ant] dans le cloître »59. Le vœu d’obéissance est observé comme une « mutilation intellectuelle lorsqu’elles se privent du droit à jouir de la liberté de pensée et d’action »60, ce « qui interdit le libre-arbitre de l’adulte responsable »61. Quant au vœu de pauvreté, il conduit à « rend[re] impossible la libre disposition des biens »62 comme les héritages ; il serait ipso facto lié à une « mutilation sociale [vu qu’elles] s’isolent du monde »63. Enfin, le vœu de chasteté est une « mutilation sexuelle [étant donné que les moniales] renoncent à la satisfaction de certains instincts »64, ce qu’explicite D. Jullien en soulignant que c’est le vœu « qui empêche le développement physique de l’adulte défini biologiquement aussi bien que symboliquement par la capacité de reproduction »65. En effet, selon lui, le cloître est ce « lieu où la croissance de l’être humain est stoppée »66 physiquement et psychologiquement ; dans une certaine mesure, il est vrai que l’esprit en étant assujetti de toutes parts au couvent se retrouve bloqué dans une temporalité tournée vers le passé (représentative de l’innocence d’avant la Chute), sans réelle possibilité de passage au futur (à cause du sacrifice de leur libre-arbitre au travers des vœux) : on nie l’adulte pour le faire retourner à l’innocence enfantine. Cette négation du temps, au travers à la fois d’une « rupture absolue avec [le] temps traditionnel »67 et d’un « découpage [singulier] du temps »68 par la ritualisation de celui-ci, inscrit également le cloître comme une hétérochronie – indispensable à l’hétérotopie. Dans un sens, le microcosme claustral, en induisant une renaissance et un sacrifice, se rapproche symboliquement du « cimetière [qui] est bien un lieu hautement hétérotopique puisque le cimetière commence avec cette étrange hétérochronie qu’est, pour un individu, la perte de la vie, et cette quasi-éternité, où il ne cesse pas de se dissoudre et de s’effacer »69. C’est pour cela que D. Jullien exprime que « la métaphore du baptême [lors de la profession de foi de Suzanne] cède la place à celle des derniers sacrements »70, et que Suzanne conseille à Croismare de « Tue[r] plutôt [sa] fille que de l’emprisonner dans un cloître malgré elle »71 puisque l’entrée au cloître est une mort symbolique plus cruelle que la mort concrète en étant d’autant plus contre-nature72.
En outre, les vœux dénaturent les moniales en étant « contraires à la loi générale des êtres »73 selon la conception de Diderot – pour qui l’homme est cet être « sentant, pensant et libre » – vu qu’ils retranchent simultanément la sexualité, l’intellect et la sociabilité de l’homme sous forme d’interdits. Ils sont conséquemment attaqués, dans La Religieuse, à travers le plaidoyer de l’avocat Manouri :
Faire vœu de pauvreté, c’est s’engager par serment à être pauvre et voleur. Faire vœu de chasteté, c’est promettre à Dieu l’infraction constante de la plus sage et de la plus importante de ses lois. Faire vœu d’obéissance, c’est renoncer à la prérogative inaliénable de l’homme, la liberté. Si l’on observe ces vœux, on est criminel ; si on ne les observe pas on est parjure. La vie claustrale est d’un fanatique ou d’un hypocrite. (LR, p. 102)
Attribué in extremis à l’avocat de Suzanne74 – et non à Suzanne elle-même –, ce passage est l’un de ceux où la plume de Diderot transparaît du fait du trouble narratif qu’il occasionne ; assurément, « [l’]indétermination narrative est un des traits les plus caractéristiques de l’esthétique littéraire de Diderot »75 depuis sa première œuvre, Les Bijoux indiscrets (1748). Cette intrusion permet à l’auteur de discrètement76 défendre sa philosophe matérialiste athée qui ne nie pas la réalité corporelle de l’homme – comme peut le faire l’institution ecclésiastique – en cherchant « à circonscrire à un ordre de la nature qui ne doive rien à Dieu »77. Pour comprendre en quoi consiste cette morale athée naturelle, il faut s’intéresser une nouvelle fois au Supplément ; dans le monologue enflammé du vieil Otaïtien, il est posé d’emblée que, pour ces hommes qui « suiv[ent] le pur instinct de la nature »78, la moralité se distingue en trois concepts qui sont consécutivement ceux de la liberté, de l’équité et de la nécessité :
Tu n’es pas esclave, tu souffrirais plutôt la mort que de l’être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que l’Otaïtien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute, l’Otaïtien est ton frère ; vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? […] Laisse-nous nos mœurs, elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes […]. Tout ce qui nous est nécessaire et bon nous le possédons79.
Simple mise en lumière des principes de sa morale athée, c’est ensuite l’entretien entre le personnage d’Orou et le personnage de l’Aumônier, au chapitre 3, qui éclaire la position du philosophe sur ce qu’est une vie répondant aux lois de la nature ; elle repose principalement sur la filiation et sur la sexualité – thèmes cher à Diderot80. Or, chez les Otaïtiens, l’idée de nécessité est intimement liée à la sexualité et à l’équité, tandis que « dans un cloître […] l’idée de nécessité se joint à celle de servitude »81.
La société otaïtienne autorise le libre cours des pulsions sexuelles puisqu’elles sont un mécanisme naturel de l’organisme et du fait qu’elles participent à son équilibre82. Cette perspective diderotienne – que l’on retrouve dans Le Rêve83 et qui s’appuie sur le vitalisme de Ménuret84 – souligne, comme l’analyse C. Duflo, que « le rapport sexuel est nécessaire à la nature humaine, [qu’] il contribue à l’équilibre qui fait la santé »85. En effet, « si l’évacuation de la semence ne se fait pas, cette rétention risque de nuire à l’organisme […] Et, conformément à la loi d’action et de réaction entre ces différentes parties, la tête sera affectée par ce désordre du bas-ventre »86. Ainsi, la sexualité est un facteur nécessaire à la santé et au bonheur de l’homme, ce qui confirme la précédente remarque du vieil Otaïtien : cette société possède déjà ce qui leur est bon et nécessaire pour leur bonheur, notamment parce que le Bien personnel – la réalisation des pulsions – est lié au Bien commun – gain de population grâce à la procréation. Inversement, dans le cloître, le vœu de chasteté interdit tout plaisir sexuel et cela entraîne, subséquemment par « loi d’action et de réaction », un dérèglement dans l’organisme qui se traduit par l’hystérie des moniales. Quoique la croissance de l’humain soit en partie stoppée par le caractère hétérochronique du cloître, elle ne peut pas être totalement arrêtée comme en témoigne l’aliénation des moniales ; cette dernière est une réaction naturelle du corps face aux règles religieuses contre-nature. En d’autres termes, l’esprit des moniales est mort symboliquement par l’aliénation, mais leur corps réagit et vit encore – même si cela s’exprime de manière négative. C’est pourquoi C. Cusset explique que « la folie [est le] signe même de l’humanité »87. In fine, avec La Religieuse, Diderot attaque l’institution religieuse – et la société – pour « sauver » celles – et ceux – qui sont sacrifiées et dénaturées – comme sa sœur88 – au nom d’une idéologie qu’il juge néfaste au Bien et à la vraie morale (naturelle).
La renaissance que l’entrée en religion promet n’est qu’un faux semblant : allégoriquement enterrées vivantes avec la claustration, puis dénaturées avec la discipline et les vœux ecclésiastiques pour ensuite (par loi d’action et de réaction) devenir aliénées en étant hystériques, les moniales meurent déjà de manière civile, identitaire et mentale « en attendant »89 – comme le dit Suzanne – de mourir biologiquement. Ce regard sur le déterminisme tragique, auquel sont contraintes la plupart des religieuses, autorise un argument fort en faveur de la morale naturelle diderotienne : la dimension contre-nature des règles civiles et religieuses met en valeur combien l’aliénation des religieuses n’est qu’une réaction naturelle de l’organisme, ce qui sous-entend que, d’une certaine manière, il y a encore de la « vie ». Si l’omniprésence de la mort est déjà ambivalente dans le récit, elle s’analyse davantage de manière paradoxale lorsqu’elle transparaît de la structure du texte.
Du récit à la structure du récit : une omniprésence paradoxale de la mort
En premier lieu, il est possible de voir que la mort touche la structure même du texte par le biais paradoxal de l’âge de Suzanne – quoiqu’elle ne subisse pas les mêmes aliénations que le reste de ses sœurs et mères spirituelles. La protagoniste est un personnage statique qui n’évolue pas au long de l’œuvre, voire qui régresse comme le suggèrent les « incohérences » sur son âge. Elle est postulante à l’âge de « seize ans et demi90 » et commence son premier noviciat dans lequel elle reste deux ans, soit jusqu’à l’âge de dix-huit ans et demi ou de dix-neuf ans – un postulat dure logiquement quelques mois. Vu qu’elle refuse de prononcer ses vœux, elle reste ensuite enfermée chez elle, dans sa « nouvelle prison où [elle] passai[t] six mois »91, avant de recommencer un second postulat et un second noviciat de deux ans à Longchamp, ce qui lui donnerait à peu près l’âge de vingt-et-un ans et demi ou de vingt-deux ans lorsqu’elle entre en religion. Des indices temporels indiquent par la suite que plusieurs mois se succèdent, notamment après la prise d’habit de la protagoniste puisqu’il « a fallu des mois entiers pour [la] tirer de cet état »92. C’est ainsi que F. Lotterie annonce, à la mort consécutive de M. Simonin, Mère de Moni et Mme Simonin, que « cette scène scandée par les deuils est la septième du temps diégétique : Suzanne a donc au moins vingt-trois ans »93. Pourtant, après ces morts et avant son exorcisme, la protagoniste qui a peur de mourir déclare qu’elle a « à peine vingt ans »94, ce que F. Lotterie commente en soulignant « que la durée diégétique lui donnerait au moins vingt-cinq ans »95. Une dernière remarque quant à l’âge de Suzanne survient ultérieurement lors de la scène de clavecin lorsque la Mère d’Arpajon lui demande son âge : « Quel âge avez-vous ? – Je n’ai pas encore dix-neuf ans. – Cela ne se conçoit pas »96 ; la réplique de la supérieure semble relever d’une ironie métatextuelle, d’autant plus que « d’après la chronologie interne du récit, Suzanne approche plutôt des vingt-six ans »97. En définitive, plus Suzanne vieillit aux yeux du lecteur, plus elle (se) rajeunit dans la narration.
Ces apparentes erreurs textuelles peuvent êtes considérées comme telles mais « Bien lire, c’est considérer les problèmes de lecture non comme des défaillances du texte mais comme des problèmes posés à la lecture »98. En cela, nous rejoignons le parti pris de C. Duflo qui postule – en l’appelant une lecture « cohérentiste » – que Diderot « sait ce qu’il dit et ce qu’il fait »99. Dans ce cas, le « rajeunissement » de Suzanne constitue un signe herméneutique. Premièrement, ces incohérences de l’âge peuvent faire allusion à la négation du temps se produisant dans le cloître, espace hétérochronique à la façon des cimetières où le vœu de chasteté interrompt le cycle de la vie. Si logiquement ce vœu « empêche le développement physique de l’adulte défini biologiquement aussi bien que symboliquement par la capacité de reproduction »100, nous remarquons que le développement n’est pas totalement empêché chez les religieuses vu qu’il se manifeste par leurs pulsions hystériques101 ; chez Suzanne qui est la seule sans désir sexuel, cela souligne que son développement est bien arrêté102. Or, Diderot explique, dans plusieurs articles de l’Encyclopédie, que l’homme connaît dans son évolution le passage naturel de la puberté qui « accompagne l’adolescence, & précède la jeunesse »103 ; cette étape indispensable à l’individu qui est une « surabondance de vie, source de la force & de la santé »104 représente la naissance des désirs. L’absence de désir sexuel chez cette jeune femme – trop innocente et trop raisonnée – induirait alors qu’elle n’a jamais atteint l’adolescence, mais comment cela se fait-il ? En étant bloquée dans son désir de liberté qui est manifesté par son immutabilité, Suzanne demeure dans un entre-deux « physiologique » qui entrave son développement : elle est enfant par son innocence et adulte par sa réflexion. Symboliquement, son âge qui régresse démontre qu’on l’a empêchée de grandir, tant du fait de ses parents qui nient son existence, que de celui du cloître qui nie l’identité et la sexualité en général. Métatextuellement, ces « incohérences » deviennent des indices qui induisent la morale athée et naturelle de Diderot : la société française du XVIIIe siècle est bien contre-nature en rejetant une enfant qui aurait dû contribuer au Bien commun – même en étant bâtarde – ; la religion l’est également en diabolisant les désirs dès l’éveil de la sexualité. À cause de la société et de la religion, Suzanne devient un monstre de la nature, séquestrée dans son corps et bloquée dans son développement105.
Néanmoins, cette structure mortifère se distingue également par le fait que la fin de la narration – de ce roman-mémoires reposant sur la technique diégétique du roman épistolaire – illustre en même temps la mort biologique de Suzanne. Brutale, sa mort n’en est pas moins primordiale : en tant que mystification à l’adresse du vrai marquis de Croismare, La Religieuse doit s’achever avant qu’il ne secoure véritablement Suzanne (qui n’est qu’un personnage). Cette nécessité narrative a également pour but de dénoncer la déshumanisante condition monacale et la dimension mortifère du cloître en accentuant le pathos de l’œuvre. Or, pour davantage intensifier le tragique de la mort, il faut paradoxalement que Diderot convainque de l’existence « réelle » de Suzanne106 ; c’est en écrivant pour Croismare que Suzanne prend existence littérairement. Cette existence littéraire équivaut chez le philosophe à une existence et à une identité propres, dit-il dans l’Éloge de Richardson : « J’ai entendu disputer sur la conduite de ses personnages, comme sur des événements réels ; louer, blâmer Paméla, Clarisse, Grandisson, comme des personnages vivants qu’on aurait connus, et auxquels on aurait pris le plus grand intérêt »107. Suzanne devient comme un de ces personnages de Richardson qu’il serait possible de rencontrer et sur le destin duquel on peut pleurer – à l’instar de Diderot sur son œuvre – ou ressentir de multiples émotions en partageant ses malheurs. Au-delà de la vertu émancipatrice de l’acte d’écriture (si le cloître est métaphore de la mort, la lettre est métaphore de la vie de Suzanne), ce dernier a également, semble-t-il, une portée existentielle. En communiquant hors du couvent, Suzanne existe socialement et cela renie ipso facto la mutilation sociale que le cloître engendre ; en écrivant, elle fait l’exercice de son entendement, ce qui l’apostasie métaphoriquement de son vœu d’obéissance en tant que mutilation intellectuelle. A fortiori Suzanne existe philosophiquement en s’affranchissant de la prison physique et mentale qu’engendre la claustration. Finalement, l’acte d’écriture permet d’empêcher la mort identitaire causée par la discipline mise en place dans le couvent, notamment parce qu’il ancre Suzanne dans la mémoire des autres. En effet, pour Diderot :
Dans un même homme, tout est dans une vicissitude perpétuelle, soit qu’on le considère au physique, soit qu’on le considère au moral ; la peine succède au plaisir, le plaisir à la peine ; la santé à la maladie, la maladie à la santé. Ce n’est que par la mémoire que nous sommes un même individu pour les autres et pour nous-mêmes108.
Suzanne existe tant que quelqu’un se souvient d’elle et tant qu’elle se rappelle son combat. Par ailleurs, quoique Suzanne remplisse à merveille ses devoirs de religieuse par sa droiture, la sensibilité dont est pénétrée la lettre suggère une certaine complexité de l’être de Suzanne qui le rend plus authentique (tout en la rendant plus ambigüe). Outre l’authenticité de Suzanne, cette sensibilité prouve également la véracité de ses dires étant donné que les émotions chez Diderot sont garantes de la vérité109.
Si le témoignage intéressant de Suzanne lui donne une consistance dans la réalité du lecteur en activant la sensibilité morale de ce dernier, cette existence permet également à Suzanne d’être la représentante et la défenseure des religieuses qui ont véritablement un statut de « mortes-vivantes » dans la société du XVIIIe siècle. Cela renforce alors la rhétorique de cette « effroyable satire des couvents »110 : la confrontation constante entre l’espace mortifère et le corps vivant naturel des moniales souligne qu’à l’inverse de l’Église, la morale athée de Diderot prône un équilibre régénérateur de la vie. Semblablement, l’écriture cathartique de Suzanne démontre, par la réflexivité du texte, que Diderot cherche à exorciser l’institution mortifère que concrétise et symbolise le cloître – et, par reflet, la société non-naturelle. À travers le paradoxe qu’autorise le thème de la mort en révélant tacitement la vie des moniales (leur corps réagit aux dérèglements), Diderot entreprend bien un éloge de la vie qui s’inscrit à plein dans sa philosophie matérialiste et athée et qui nécessite justement le déploiement de cette poétique romanesque unique dans son œuvre. C’est en cela que la narration de Suzanne, même prise dans ses contradictions – voire parce qu’elle est prise dans ses contradictions – constitue une force de vie et de volonté, qu’elle correspond à cette écriture de l’énergie si diderotienne.