L’époque des Lumières constitue un moment important de montée en puissance d’un nouveau rapport de l’individu à la société1. Si le privé et l’intime ne sont pas des faits nouveaux, ils gagnent du terrain2. Dans la lignée de la pensée du droit naturel, L’individu tend à devenir l’unité de compréhension du monde3, le collectif se réduisant insensiblement à un contrat au service des individus, de leur épanouissement, même si Rousseau loge l’intérêt collectif au cœur de chacun comme souci, part essentielle de lui-même4. Chez Diderot, le cadre de réflexion n’est pas essentiellement différent, quoique l’accent mis sur la sociabilité naturelle des hommes semble construire un rapport immédiat à autrui et au collectif, toujours déjà agissant dans l’individu, l’arrimant à ses semblables5.
Avant que les romantiques ne mettent en avant la nation comme unité vivante supérieure à ses membres6, les Lumières françaises dans leur ensemble dénoncent l’oppression politique du despotisme qui pèse sur les sujets et son pendant métaphysique dans la religion catholique. Le bonheur personnel est érigé en valeur cardinale de l’existence7, de même que l’utilité personnelle8, tandis que le cadre de représentation de la vie se laïcise, voir même s’abstrait totalement chez les matérialistes d’une perspective métaphysico-religieuse. Pour Diderot cependant, la croyance dans un au-delà du hic et nunc individuel persiste de plusieurs manières, notamment dans sa pensée de l’espèce, du génie, de l’universel ou encore de la postérité9.
En écrivant La Religieuse10, Diderot réfléchit à la question de l’épanouissement individuel à travers un parcours en négatif, contrairement à toute une série de romans-mémoires de la génération précédente qui figuraient une forme d’accomplissement de soi, même s’il pouvait être inachevé11. Il montre comment une société broie un individu par le truchement de codes sociaux, d’institutions, mais aussi par le frottement de caractères louches, eux-mêmes produits par les institutions et les lois, autant sinon plus que par la nature. Le couvent devient un petit laboratoire de la condition humaine mise dans certaines circonstances défavorables à son développement, à son organisation. Il incarne tantôt, par analogie, l’univers carcéral (« une prison »12), tantôt le despotisme des sociétés politiques (la mère supérieure comme alter ego du tyran). Le roman contient des morceaux de bravoure philosophiques mais aussi un plaidoyer qui se veut plus émouvant qu’argumentatif. Le discours s’insère subtilement dans le récit pour travailler la question du consentement à la règle, de l’émancipation et de l’identité, à travers le cas singulier de Suzanne Simonin, et bien souvent aussi à travers sa voix naïve et innocente, ce qui ne manque pas de créer des tensions dans l’énonciation et les tonalités13. Diderot réfléchit alors à la manière dont les normes d’un collectif doivent permettre non seulement le choix réel de chacun (à l’image du contrat social de Rousseau), mais aussi le retour en arrière, le renoncement, la révocation, ou l’évolution. Or cette réflexion, plus encore que par des maximes ou des commentaires, passe souvent par la peinture d’un groupe et de ses réactions à l’égard de celles qui ne partagent ni ses valeurs, ni son fonctionnement14. On pourra alors étudier la représentation de l’oppression communautaire que subit la jeune religieuse. Mais il faut aussi renverser le problème pour éclairer l’envers de ce monde repoussoir auquel Suzanne cherche désespérément à échapper. A qui s’associe-t-elle en pensée sinon dans une vie où elle est contrainte à une solitude et un isolement radical ? Quelles perspectives et quel contre-modèle le roman esquisse-t-il face à l’enfer religieux et malgré le dénouement (fictivement) tragique de l’histoire ?
La première communauté d’appartenance, originaire et instinctive, de Suzanne est sa famille. Celle-ci est mise à mal de multiples manières sans que la jeune femme ne le souhaite, et même malgré ses appels à l’aide. Sa naissance adultérine, qui se confirme au fil des lignes, légitime son exclusion, financière et symbolique, et la constitue en faute à expier, même aux yeux de sa mère. L’ancrage identitaire et affectif de Suzanne est ainsi rapidement réduit à néant, de même que son droit à se marier pour constituer sa propre famille. Devenue paria, elle n’a plus d’autres choix pour son existence qu’une vie recluse et oubliée, qu’on cherche à lui présenter comme un moindre mal. Le premier droit fondamental qu’on lui refuse est bien celui de choisir sa vie, quelle qu’elle puisse être, ce pourquoi le personnage semble buter sur une aspiration liminaire fondamentale, la liberté. Celle-ci semble dans le roman s’auto-légitimer en un cercle qui souligne combien elle est une valeur principielle, mais aussi combien l’asphyxie existentielle du personnage semble avoir évacué les perspectives ultérieures permises par sa libération (« Je demande à être libre, parce que le sacrifice de ma liberté n’a pas été volontaire. » LR, p. 67).
La seule société qu’on veut bien l’autoriser à rejoindre est le couvent. Diderot suggère la solidarité délictueuse de la fille avec la mère dans la perspective religieuse de la rédemption divine, contre le droit civil qui cherche à affirmer au dix-huitième siècle (comme déjà avant) la « personnalité » de la peine (on ne peut être condamné pour les délits d’un parent)15. L’effroi et la terreur provoqués par ce châtiment injuste, qui étouffe tout épanouissement personnel au moment où la jeune femme pourrait l’espérer, sont accentués par la douceur et la bonté du caractère de Suzanne, tout autant que par son obstination instinctive à ne pas se résigner.
Diderot construit un personnage qui tient d’un subtil équilibre entre le souci altruiste et la réclamation de ses propres droits. Les aspirations de Suzanne apparaissent ainsi à mi-chemin de la logique sacrificielle et de la logique égoïste, c’est-à-dire contre l’une autant que l’autre. Si le roman suggère ouvertement que les couvents sont des lieux nocifs en soi, il travaille aussi à éclairer l’adéquation entre un caractère, des aspirations et une condition ou un groupe d’appartenance. En ce sens, comme nous le verrons plus loin, Suzanne est représentative des religieuses (« la » religieuse dans le titre) dans le même temps qu’elle en constitue une exception, un cas déviant, pathologique. Cette double fonction s’explique par la superposition d’un roman des caractères à un roman des conditions. Suzanne apparaît en outre comme un personnage moderne, aspirant au bonheur et à la liberté, dans un monde de traditions, régi par la règle, la hiérarchie et la coutume.
Le trait stylistique le plus frappant dans la peinture de ce monde des couvents qui oppresse l’héroïne est l’utilisation massive du pronom indéfini « on » pour désigner le groupe des religieuses et son action, portant à son incandescence un procédé d’écriture de l’oppression monacale en germe au moins depuis les Lettres portugaises16. Il installe une ambiance inquiétante, où les êtres ne sont plus discernables, force collective de l’ombre qui semble agir à l’unisson contre la pauvre martyre, mouton noir et épouvantail de ce groupe qui se sent mis en accusation par la révolte de Suzanne17. A travers ce pronom, Diderot fait le portrait d’un être collectif fantomatique, dans le même temps qu’il développe avant l’heure une analyse sur la psychologie collective, la sociologie de l’interactionnisme symbolique et la logique du bouc-émissaire18. Il scrute le mélange de règles strictes, de valeurs et fantasmes, de rumeurs et de désinformation, de peur (ou de goût interdit ?) face à cette religieuse atypique qu’on présente comme une damnée. Il montre aussi comment un collectif fait corps pour exclure un être déviant, tout en cherchant à l’accuser de cet isolement et à redoubler de violence pour tenter d’en étouffer le bruit dérangeant et dangereux.
Le pronom « on » permet de créer un effet de continuité alors même qu’il réfère à des êtres différents d’un emploi à l’autre, d’un moment à l’autre du récit. Il crée une nappe d’oppression d’un couvent au suivant et donc d’un groupe de religieuses à un groupe différent, confondant leurs voix, actions, pour donner l’impression d’un univers unifié dans sa diversité sur lequel Diderot peut tenir un discours et porter un jugement. La malléabilité du pronom indéfini permet en outre d’en faire un sujet à spectre très variable, depuis une religieuse unique mais indéterminée jusqu’à l’ensemble des religieuses du couvent en passant par des sous-groupes souvent affiliés à la mère supérieure (les « favorites »). Outre qu’il s’avère d’une grande efficacité narrative, évitant de perdre le lecteur entre cinquante noms de religieuses, et maintenant son attention concentrée sur Suzanne, il multiplie l’effet angoissant de ce groupe cloîtré qui rôde autour de la jeune femme. Il renvoie aussi régulièrement à l’incertitude réelle de celle-ci sur les coupables invisibles de ses malheurs, soumettant Croismare et le lecteur au même flou que celui que vit et ressent Suzanne (les adaptations cinématographiques de l’œuvre doivent multiplier les techniques propres au cinéma pour approcher cet effet de confusion sans y parvenir véritablement même si les tenues identiques gomment les identités personnelles : plans larges, de dos, chants, travellings rapides, etc.).
Quelques noms cependant affleurent au milieu de ce « on » général. Noms des supérieures bien sûr, quoique pas à Saint-Eutrope, mais aussi de certaines de leurs exécutantes (Sainte-Agnès et Sainte-Julie pour Christine par exemple). Surtout, Diderot fait émerger de rares figures divergentes qui deviennent tout à la fois des amies de l’héroïne, des alter-egos de son supplice et des aides précieuses (des adjuvants en termes narratifs). Les cas de la mère de Moni et de la supérieure de Saint-Eutrope sont complexes en la matière. Si elles brisent la solitude de Suzanne, et lui apportent momentanément une communauté affective (bien différente dans les deux cas !), elles portent aussi son asservissement à l’ordre monacal, par le mysticisme de l’une et la sexualité débridée de l’autre. Le cas et le sort de Sainte-Ursule est plus entièrement comparable à celui de Suzanne, véritable amie pleine de compassion. Quant à Sainte-Thérèse, l’ancienne favorite jalouse de celle qui l’a détrônée dans les lubies de la supérieure du troisième couvent, elle joue un rôle plus ambigu, entre l’alter-ego, l’opposante et l’exemple repoussoir à ne pas suivre. Notons que toutes les quatre finissent par mourir, renvoyant la jeune religieuse à sa solitude et à son désespoir, et préfigurant peut-être sa propre fin tragique (dans la Préface-Annexe du moins, pour des raisons métaleptiques).
Si la peinture du groupe conventuel passe souvent par un récit marqué par le pronom indéfini, sa saisie globale, sa nomination est presque exclusivement tenue dans une expression dédiée : la « communauté » (parfois relayé par « les religieuses »). Le terme, massivement au singulier dans l’œuvre, renvoie au groupe formé par un couvent particulier. Par un effet d’insistance, on trouve fréquemment l’expression « toute la communauté » qui oppose Suzanne à ses congénères (« toute la communauté en était instruite que je l’ignorai », LR, p. 104). La communauté devient un véritable personnage, préparé et poursuivi par le « on », qu’on voit souvent « s’assembler » (spécificité du personnage collectif), mais qui peut aussi « pâtir », « prendre en aversion », éprouver de la « fureur » ou de la « joie », être « persuadée » ou « satisfaite », à l’égal d’un autre personnage. Suzanne est parfois un membre à part entière de celle-ci, mais plus souvent elle apparaît à la marge, à la frontière du groupe, comme en témoigne l’expression « le reste de la communauté », employé à plusieurs reprises.
Le terme n’est utilisé qu’une seule fois dans toute l’œuvre au pluriel, dans un passage très important qui marque le souci d’analyse et de généralisation socio-psychologique de la peinture proposée par Diderot :
Il y a dans les communautés des têtes faibles, c’est même le grand nombre ; celles-là croyaient ce qu’on leur disait, n’osaient passer devant ma porte, me voyaient dans leur imagination troublée avec une figure hideuse, faisaient le signe de la croix à ma rencontre et s’enfuyaient en criant : Satan ! (…) cependant comme mon lit était sans rideaux et qu’on entrait dans ma chambre à toute heure, que vous dirai-je, Monsieur, il faut qu’avec toute leur retenue extérieure, la modestie de leurs regards, la chasteté de leur expression, ces femmes aient le cœur bien corrompu. (LR, p. 83)
Le fait que Suzanne, au moment où elle rédige sa lettre à Croismare, soit passée par de nombreux couvents autorise et légitime ce discours synthétique et réflexif, fruit d’une expérience personnelle et d’une observation suivie. Il complète les discours trop abstraits et philosophiques de Manouri, comme s’en amuse l’auteur qui se cache derrière ses deux figures, lorsque Suzanne commente le peu de succès du mémoire de son avocat (« il y avait trop d’esprit, pas assez de pathétique », LR, p. 99).
Dans l’économie du roman, la « communauté » s’oppose à un autre groupe avec lequel elle tient ses distances mais avec lequel elle doit interagir de temps en temps, notamment du fait des réclamations de la jeune religieuse : le « monde ». L’opposition est configurée dès le début de l’œuvre par le discours que tient la première supérieure (« Vous vous doutez bien tout ce qu’elle put ajouter du monde et du cloître », LR, p. 17). Elle est relancée lorsque Suzanne cherche à révoquer ses vœux. C’est surtout l’expression consacrée « dans le monde » qui figure cet ailleurs impossible, espéré et redouté. Par exemple, Suzanne inverse le lexique de la salvation pour présenter sa requête à Christine : « je me perdrais ici, et j’espère me sauver dans le monde ; je suis et je serai une mauvaise religieuse. » (LR, p. 73). Les valeurs du monde semblent s’opposer d’une manière assez systématique à celles du couvent, univers libre et dangereux pour les religieuses, mais désirable pour Suzanne qui y voit son salut et le prix de sa liberté, sa réalisation personnelle. Sa fuite de Saint-Eutrope figure d’abord les pièges et la cruauté d’un monde extérieur pour lequel elle est (devenue) inadaptée. Mais l’échange épistolaire avec Croismare suggère aussi l’existence d’un « monde » plus policé et aimable qu’elle aurait pu rejoindre plus naturellement dès le début de sa vie et qu’elle espère toujours atteindre une fois échappée, même si Diderot et ses amis décident en parallèle, dans leur correspondance avec Croismare, de faire mourir leur personnage pour stopper la mystification du marquis qui devient embarrassante.
La Préface-annexe développe un propos ironique, plein d’autodérision, sur un groupe lui aussi largement laissé dans l’ombre, à l’exception de Diderot et de Grimm : Le monde des amis de Croismare, l’anti-communauté religieuse. Il est présenté avec humour à l’aide de plusieurs formulations sataniques19. Deux mondes du secret et des mystifications s’opposent, avec un effet d’antisymétrie : la petite troupe s’acharne sur le bon marquis en montrant comment le couvent s’acharne sur Suzanne. Mais d’un côté se trouve un personnage âgé, un homme, un noble, ayant fait ses choix, mobile, contrôlant sa vie, de l’autre une jeune femme dépossédée. Par ailleurs, la mystification n’a qu’un but, faire revenir Croismare parce qu’il manque à ses amis, et semble être réversible20. Farce, certes un peu forte, mais qui est arrêtée dès que le groupe s’aperçoit qu’elle pourrait avoir des conséquences fâcheuses. La Préface-annexe met en scène le sens de la mesure, le souci du bien-être de celui dont on se joue21. La révélation est tardive, mais faite de bon cœur, et voit la réunion du groupe d’amis. Si le texte est de Grimm, il est inséré dans des manuscrits de la Correspondance Littéraire en accompagnement du roman du vivant de l’auteur, et fait bientôt corps avec l’ouvrage, dont il complexifie la leçon, la portée, la rouerie, à l’image des autres œuvres du Philosophe, instables, à double-fond, joyeusement mystifiantes et forçant le lecteur à remettre en mouvement son jugement, à se défier des apparences.
La Préface-Annexe incarne ainsi les valeurs portées par un groupe éclairé des lumières, et fait ressortir par contraste plus fortement encore les valeurs qui dominent dans la communauté chrétienne. En ce sens, elle n’est pas uniquement un document subsidiaire qui retourne en farce l’origine ou le sens d’un roman-mémoires pathétique et polémique. Elle en est l’envers et le complément. Par ailleurs, elle incarne en partie cette antithèse de la « communauté » qu’est « le monde » dans le roman, dont la peinture n’est qu’esquissée, pas des plus élogieuses, car s’y distille une légèreté, un goût un peu malsain pour le feuilleton pathétique vite oublié. On sent que la peinture du monde dans le roman vise d’ailleurs à donner mauvaise conscience à ceux qui comme Croismare pourraient se détourner vers d’autres centres d’intérêts après avoir éprouvé une véritable sympathie et douleur pour le sort horrible de ces religieuses forcées.
Suzanne, qui apparaît tout d’abord comme la figure isolée par excellence dans l’œuvre, à l’inverse de ce joyeux groupe d’amis parisiens, est pourtant elle-aussi l’incarnation d’un groupe, mais d’une autre manière, qui est symbolique, représentative et paradoxale22 : c’est le groupe des « malheureuses » isolées, ces religieuses qui existaient réellement et pour l’une desquelles Croismare s’était pris de pitié. Diderot a pu s’inspirer de récits faits sur les sévices à l’encontre des sœurs jansénistes dans les couvents pour imaginer les supplices plus odieux les uns que les autres que subit Suzanne23. Surtout, il inscrit dans l’œuvre elle-même la présence des congénères malheureuses de la jeune religieuse, à travers différentes figures-relai, qui semblent à chaque fois une nouvelle Suzanne, c’est-à-dire une nouvelle déclinaison des souffrances que provoque l’enfermement dans les couvents. Certes, l’attitude de Suzanne dans le roman est singulière, faite d’une première faiblesse, puis de courage et d’obstination. Elle apparaît alors dans sa fonction de protagoniste d’un drame sans égal, attirant l’attention, suscitant l’indignation et la réprobation, la compassion. Pourtant, le sort qui est réservé à d’autres semble se rapprocher du sien. C’est le cas de la religieuse présentée comme folle (LR, p. 19-20), ou bien de Sainte-Ursule, son amie. C’est aussi le cas, d’une manière un peu plus paradoxale, de Sainte-Thérèse, ancienne favorite de la supérieure de Sainte-Eutrope, attirée vers une passion amoureuse pour celle-ci dont elle ne peut plus se défaire et qui finit par en mourir. Si l’on élargit ainsi à l’ensemble des troubles provoqués ou attisés par l’enfermement dans les couvents, la troisième supérieure elle-même semble dans un second temps faire partie du groupe des « malheureuses ». Cette logique pourrait s’étendre à la plus terrible d’entre toutes, la supérieure de Longchamp, Sainte-Christine, qui fait dire à Suzanne : « le sort de mes persécutrices me paraît et m’a toujours paru plus à plaindre que le mien », et qui fait s’exclamer l’archidiacre : « Des chrétiennes ! des religieuses ! des créatures humaines ! Cela est horrible » (LR, p. 99).
Diderot façonne volontairement et explicitement son personnage principal entre exception à la limite de l’invraisemblable et exemplarité collective : « il plut à la Providence dont les voies nous sont inconnues de rassembler sur une seule infortunée, toute la masse de cruautés, réparties dans ses impénétrables décrets, sur la multitude infinie de malheureuses » (LR, p. 97). Par ce propos métafictionnel digne des considérations de l’éloge de Richardson, que Diderot écrit à peu près au même moment, le philosophe donne une fonction importante au genre romanesque qui, par le passé, paraissait n’être qu’un divertissement moralement suspect24. À l’image du drame bourgeois que Diderot a développé juste avant, les personnages incarnent une « condition », et le récit, engagé dans la réforme des mœurs et des consciences, participe du combat des Lumières pour « populariser » la philosophie. Suzanne, inspirée de Marguerite Delamarre (la véritable religieuse dont Croismare a entendu parler), devient un archétype, et presque un personnage conceptuel au sens de Deleuze et Guattari25.
Le procès et les mémoires auxquels la demande de révocation des vœux donnent lieu permettent de mettre en avant ce rôle symbolique, iconique du personnage, à la manière dont plus tard dans son œuvre, Diderot fera parler Polly Backer pour dénoncer l’attitude misogyne de la justice à l’égard des femmes déjà rendues malheureuses par les lois et les convenances sociales. Dans ce passage du roman, Suzanne se fond d’une manière surprenante dans un groupe d’hommes, puisque sa voix vient s’entremêler d’une manière indiscernable à celle de son avocat Manouri qui lui-même est un alter-ego de Diderot. La voix de la jeune opprimée se superpose à celle de son défenseur de la même manière que dans le Supplément au voyage de Bougainville la voix du philosophe vient se mêler à celle des populations indigènes opprimées dans les propos véhéments du vieillard26.
La médiation de l’avocat Manouri dans La Religieuse est cependant plus significative encore pour la question qui nous concerne ici. Car nous ne sommes pas uniquement face à un auteur qui se cache derrière son personnage, si féminin soit-il (Emma, c’est moi), mais à un auteur qui met en scène l’interaction entre l’opprimée et son défenseur, et la possible réunion de leurs voix, fantasme d’une société où les individus éclairés et éduqués pourraient tous devenirs leurs propres avocats, et où les hommes et les femmes porteraient la même voix. L’oubli des guillemets dans le compte-rendu du premier mémoire judiciaire de Manouri (jusque dans la copie V2 de Girbal qui finit par tardivement les rétablir27) est donc porteur de l’un des symboles les plus puissants de l’œuvre, illusion récurrente de Diderot pour qui l’une des vertus de l’imagination est justement la capacité d’entrer en sympathie et presque en symbiose avec d’autres28. Et si l’on a l’habitude de percevoir ce mouvement de « popularisation » du philosophique en direction des opprimé.e.s, la jeune religieuse incarne (comme le vieillard tahitien de Bougainville) le puissant désir inverse d’une « philosophisation » d’autres conditions, d’autres contrées. La fusion n’est alors pas uniquement de l’ordre des émotions, mais aussi de l’ordre du langage rationnel et de l’efficacité rhétorique de la parole.
Cette malléabilité des êtres et des imaginaires, capables de s’hybrider pour faire groupe, est au cœur d’une anthropologie du genre humain autant que d’une herméneutique philosophique portées par Diderot sans qu’elles soient les plus visibles dans la philosophie des Lumières, mais pour lesquelles le jeu et la fiction en même temps que la rhétorique sont des outils nécessaires. On est bien loin alors d’une simple vulgarisation du philosophique. La compréhension d’autrui par la sympathie a des ressorts matérialistes chez Diderot qui ont fait l’objet d’études importantes29, mais cette com-préhension a aussi son versant esthétique, qui nécessite une forme de mouvance des identités et des caractères, au moins par le jeu de la fiction. Auteur et personnage féminin s’associent dans une voix et une émotion communes (Est-ce pour cela que Diderot, attaquant la religion, choisit un personnage féminin et qui refuse la sororité protectrice du couvent (mettant en avant plutôt l’oppression étouffante et déshumanisante de celui-ci) ?)
Le cadre du procès (en révocation), qui est l’occasion de cette suggestion subliminale par le jeu de l’énonciation mouvante dans La Religieuse, n’est pas non plus accessoire. Ce cadre revient dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, où la réflexion sur la morale de Sénèque est figurée par un procès imaginaire à travers les siècles, procès à l’orée duquel Diderot affirme : « c’est autant mon âme que je peins que celle des différents personnages qui s’offrent à mon récit »30. La scène du procès dramatise le dissensus, la nécessité de prendre un parti, de comprendre ce qu’un autre a pu penser, vivre, faire. La scénographie du roman, solidaire d’un projet philosophique, oppose bien ici des intérêts et des représentations du monde et des êtres irréconciliables. Partant du monde comme il va (il y a des procès et des dissensus), elle imagine des hybridations de caractères, de conditions comme de langages qui permettent de faire groupe, mais dans un contexte où elle reconduit aussi l’opposition entre des groupes antagonistes. Face à ses opposants irréductibles, Diderot réserve ou bien un silence méprisant, ou bien un combat acharné, rassemblant derrière lui la horde des malheureux.ses opprimé.e.s qui lui semblent avoir des valeurs convergentes par-delà les siècles, les cultures, les conditions ou les genres.
Le cas spécifique de Suzanne Simonin, à cet égard, entre justement dans un dialogue avec la condition féminine. Suzanne incarne les malheureuses religieuses, ou bien les malheureuses parmi les religieuses, mais elle incarne aussi plus généralement les femmes, groupe auquel elle s’associe régulièrement et sur lequel elle tient un discours. Étant donnée son assimilation ponctuelle et partielle à des voix masculines, son genre est certes parfois complexe et questionnable, mais l’œuvre la présente essentiellement comme une jeune femme qui pense sa destinée de cette manière : déjà la supérieure de Moni disait : « je me trouve une femme ordinaire et bornée » (LR, p. 42). Suzanne constate pour sa part : « je suis une femme, j’ai l’esprit faible comme celles de mon sexe » (LR, p. 98) puis termine par : « je suis une femme, peut-être un peu coquette, que sais-je ?, mais c’est naturellement » (LR, p. 195). Si la représentation du féminin dans l’œuvre est plurielle, les moments où Suzanne se définit comme femme s’avèrent le lieu d’une minorisation, polarisée par une faiblesse ou une légèreté qui semble favoriser les oppressions successives qu’elle subit.
Diderot use d’une mystification qui peut provoquer la réflexion du lecteur ou de la lectrice : cette femme, qui se considère telle, explique sa vie comme telle et veut toucher le marquis à ce titre, est en fait la projection imaginaire de Diderot, sa voix déformée. Point de notion en son temps de « narrateur », point de Nerval, de Rimbaud ou de Proust encore pour dire « Je est un autre », mais Diderot pourtant ne pense pas autrement : « j’avais en une journée plus de cent physionomies », écrit-il en 1767, mécontent du portrait que Van Loo vient de faire de lui pour l’exposer au Salon de peinture au Louvre. Lui, la girouette de Langres, capable de se couler, à l’époque où il rédige La Religieuse, dans la peau du neveu de Rameau parlant à… Diderot lui-même, tente un tour de force supplémentaire en entrant dans la peau de Suzanne Simonin, comme en témoigne la Préface-Annexe (« je me désole d’un conte que je me fais », LR, p. 198). Non qu’il soit le premier à proposer un roman-mémoires à la première personne au féminin, Marivaux en ce même siècle a déjà illustré le genre avec la Vie de Marianne, qui présente tant de similarités avec l’œuvre de Diderot31. Mais dans la rouerie du post-scriptum de l’œuvre se donne à voir sans doute une interrogation autant qu’une inquiétude sur les genres (sexuels) qui mettent en jeu un discours esthétique et ce qu’on pourrait percevoir comme une dialectique entre le naturel et l’artificiel : l’auteur fait mine de donner comme naturel (la féminité, le caractère naïf du personnage), ce qu’il sait être purement artificiel (la création poétique d’un homme, le désir de persuader son lecteur). Alors les types de questionnements qui en découlent recoupent partiellement ceux qui ont été soulevés par la polémique sur Louise Labé depuis que Mireille Huchon a suggéré de comprendre son œuvre comme une mystification littéraire, son nom étant donné (supposément) comme le pseudonyme d’un groupe d’écrivains masculins s’amusant à renouveler la lyrique amoureuse.
Il faudrait, toutefois, se garder de dialectiser à outrance (au sens hégélien du terme que nous reprenons si machinalement dans l’exercice dissertatoire qui structure nos modes de pensée critique), une réflexion sur le genre et une esthétique antérieure et en partie étrangère à cette manière de penser32. L’hybridation des contraires, la mouvance des êtres et des polarités, en tant que processus autant que résultat, semblent plus proche de la structure de pensée et d’écriture des auteurs des Lumières, Diderot le premier, que la succession des contraires se résorbant dans une synthèse harmonieuse. En matière de réflexion sur des catégories et des groupes, Diderot part souvent d’évidences dichotomiques, sémantiques et intellectuelles, pour jouer sur leur mélange, leurs liens, leurs inversions, en une myriade d’agencements qui tient tout autant du baroque que de la rhizomatique deleuzienne (par exemple dans Jacques le fataliste sur la question de la liberté et la fatalité). En ce sens, la voix de Suzanne est et-ou-puis féminine et-ou-puis masculine (comment exprimer syntaxiquement ces liens multiples ?), son oppression est individuelle et collective, autant que le ton à l’égard de son atroce exemple semble réellement pathétique et réellement roué (coquet ?).
Suzanne se révèle ainsi assoiffée de liberté et de bonheur, d’un épanouissement qui corresponde à son caractère et ses choix. Elle tente de se libérer d’une oppression qui vise à remplacer la fausse famille par le cloître comme communauté d’appartenance. Le roman suggère qu’elle serait plus adaptée au « monde », et plus encore à la petite communauté des proches de Croismare. Mais cette nouvelle sociabilité incertaine n’est pas sans danger pour une jeune femme qui en a été éloignée par une éducation religieuse rigide. Horizon narratif et idéologique potentiel de l’œuvre, elle n’en constitue pas véritablement le propos, ni l’objectif des efforts de Suzanne, dont l’imagination projective semble épuisée par les sévices qui s’abattent sans cesse sur elle. À l’inverse, la jeune religieuse porte le cri instinctif d’un individu, d’une femme, étouffé.e dans ses aspirations, et le cri réfléchi d’un.e philosophe offusqué.e par une condition et un milieu nocifs. Au-delà de l’anticléricalisme indéniable de cet effroyable tableau des couvents, ce parcours en négatif souligne d’autant plus une montée en puissance de l’individualisme que la dénonciation des structures traditionnelles oppressives n’est pas encore véritablement compensée par une autre communauté ou sociabilité dans le roman. Loin s’en faut cependant que cet individualisme par défaut soit associé à un quelconque égoïsme, Suzanne n’ayant absolument pas un tel caractère. Il ressemble plutôt à une forme de tabula rasa romanesque, la dénonciation du célibat et de la solitude suggérant qu’il faudra, une fois coupés les liens avec sa famille et la religion, reconstruire d’autres types de liens et de solidarités, une autre communauté, cette fois-ci épanouissante.