« Nous avons notre clair-obscur comme les peintres […] »1
(D. Diderot, Pensées détachées sur la peinture, 1776-1777).
Beaucoup a été dit – judicieusement – sur l’esthétique picturale de La Religieuse et son rattachement profond à la conception à la fois picturale et théâtrale que Diderot se fait du « tableau »2. La présentation que l’auteur lui-même fait de son œuvre à Jacques-Henri Meister, directeur de la Correspondance littéraire, dans sa Lettre du 27 septembre 1780, y est sans doute pour beaucoup : « C’est un ouvrage à feuilleter sans cesse par les peintres ; et si la vanité ne s’y opposait, sa véritable épigraphe serait : Son pittor anchi’io »3. L’expression, « moi aussi je suis peintre », qui revient souvent chez l’écrivain-critique d’art4, dessine, dans La Religieuse, un véritable projet « pictural » qui transparaît tout au long de l’écriture : « lieu d’expérimentation d’une picturalité romanesque », écrit Christophe Martin5, texte écrit par un (presque) peintre, adressé à un Croismare, amateur de peinture, (« Vous qui vous connaissez en peinture »6), texte rempli de scènes de tableaux, faites ou à faire (« C’est ici que je peindrai ma scène dans le fiacre »7), La Religieuse est sans nul doute une œuvre qui « transpire » la peinture, pour reprendre la métaphore utilisée par l’auteur à propos du travail des couleurs chez Chardin8. Ainsi, presque au hasard des pages, même en prenant soin d’éviter les tableaux touchants explicitement désignés comme tels et bien repérés par la critique9, on peut être attentifs à un lexique, des formules venues tout droit de l’art de peindre ou de la critique d’art : lors du changement de mère supérieure à Longchamp, Suzanne se met ainsi à « peindre l’état de la maison sous les années passées » et par là, agit avec imprudence ou fermeté, « selon le coup d’œil sous lequel vous les considérerez »10. Même chose, à propos de la supérieure de Sainte-Eutrope : « On est toujours trop près ou trop loin des supérieures de ce caractère ; il n’y a ni vraie distance ni mesure »11. Il faut se rappeler alors que précisément la « magie » du grand coloriste Chardin tient à la parfaite maîtrise de cette distance du spectateur, obtenue par ces couches « épaisses de couleur, appliquées les unes sur les autres » : « Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît. Éloignez-vous, tout se crée et se reproduit »12.
On le sait, tout « fait tableau » chez l’auteur : la pantomime doit ainsi s’écrire « toutes les fois qu’elle fait tableau ; qu’elle donne de l’énergie ou de la clarté au discours »13. Scènes théâtrale, romanesque et toiles peintes se confondent : la scène doit tendre au tableau, « le spectateur est au théâtre comme devant une toile où des tableaux divers se succéderaient par enchantement »14. La réciproque est également vraie, le tableau doit se faire scène : on pense bien sûr aux commentaires que fait Diderot des toiles de Greuze, à celui de l’Accordée de village par exemple dans le Salon de 1761, où la scène muette est traduite, dans le commentaire, en récit et dialogue des personnages. Cela ne signifie pas néanmoins que Diderot confonde les deux langages, de l’image et du texte : « Le peintre est précis, le discours qui peint est toujours vague. Je ne puis rien ajouter à l’imitation de l’artiste, mon œil ne peut y avoir que ce qui y est ; mais dans le tableau du littérateur, quelque fini qu’il puisse être, tout est à faire pour l’artiste qui se proposerait de le transporter de son discours sur la toile »15. Mais – et ceci m’amène à mon propos – ceci ne signifie pas non plus que le recours à la peinture soit métaphorique (du moins au sens où nous l’entendons maintenant) et je ne partage pas, sur ce point, les remarques par ailleurs très éclairantes d’Anne Deneys-Tunney : « lorsqu’il s’agit d’un texte littéraire, il est évident que la référence au tableau n’est jamais que de l’ordre de la métaphore »16. En l’occurrence, il me semble que rien n’est moins évident chez Diderot : le tableau « de littérature » n’est pas une métaphore, ou alors le tableau du peintre l’est aussi, car tous deux « transportent », avec des moyens différents, le véritable tableau intérieur de l’imagination : « il ne faut pas confondre un modèle intérieur avec un modèle extérieur »17. Cette conception d’une « toile mentale » où s’impriment les sensations, est directement liée au concept sensualiste clef d’imagination qu’on trouve chez La Mettrie par exemple quand il parle de « toile médullaire » (L’Homme-machine, 1747). Les sensations, au sens le plus strict, s’impriment dans l’imagination :
Notre âme est un tableau mouvant d’après lequel nous peignons sans cesse : nous employons bien du temps à le rendre avec fidélité ; mais il existe en entier et tout à la fois : l’esprit ne va pas à pas comptés comme l’expression. Le pinceau n’exécute qu’à la longue ce que l’œil du peintre embrasse tout d’un coup. La formation des langues exigeait la décomposition ; mais voir un objet, le juger beau, éprouver une sensation agréable, désirer la possession, c’est l’état de l’âme dans un même instant18.
Ainsi, l’image mentale préexiste à toute expression, artistique ou non, picturale ou langagière19. Et cette image se caractérise par sa force – décuplée encore chez ces artistes ou écrivains qui ont de « fortes imaginations » : « L’imagination me semble plus tenace que la mémoire. J’ai les tableaux de Raphaël plus présents que les vers de Corneille, que les beaux morceaux de Racine. Il y a des figures qui ne me quittent point du tout. Je les vois. Elles me suivent. Elles m’obsèdent »20. Or, précisément, cette image mentale est colorée, voire d’abord, surtout colorée, d’où la difficulté qu’a Diderot à se représenter quelle peut être l’imagination d’un aveugle de naissance car nous avons pris l’habitude « de tout exécuter dans notre imagination avec des couleurs »21. Faut-il rappeler encore à quel point Diderot, conformément à son siècle, est un coloriste en matière de peinture ? « Rien dans un tableau n’appelle comme la couleur vraie. Elle parle à l’ignorant comme au savant. Un demi-connaisseur passera, sans s’arrêter, devant un chef-d’œuvre de dessin, d’expression, de composition ; l’œil n’a jamais négligé le coloriste »22.
Il me semble alors qu’un point a relativement été négligé par la critique diderotienne, celle du coloris de tous ces tableaux « pathétiques » et « touchants » qu’on trouve dans La Religieuse23. Robert Mauzi évoque, certes, ce « clair-obscur » qui baigne tout l’épisode de la mort de la mère de Moni24, l’identification des scènes pathétiques avec les grandes toiles religieuses du 17e siècle25 rend également implicite un certain coloris, sombre, des bruns violents, verdâtres, grisâtres, violacés (gris de lin), opposés aux teintes « couleur de rose », claires et « fades » du rococo des décennies 1730-40 stigmatisées par un La Font de Saint-Yenne26 mais aussi par un Diderot dans ses Salons, qui ne cache pas son admiration plutôt pour la grande peinture d’un Le Sueur. On pense notamment dans le cycle des vingt-deux toiles de la vie de Saint Bruno (plutôt, au demeurant, caractérisé par son bleu éclatant) à la dernière, celle de la mort de Saint Bruno, dans sa cellule, entouré de ses frères moines aux visages spectraux, éclairé par la seule lueur projetée par un cierge solidement fixé dans un chandelier, posé à terre, qui se déploie en un dégradé de bruns et déforme les visages les plus proches. Ou encore à un peintre contemporain – et même exactement contemporain de la genèse de La Religieuse –, Jean-Baptiste Deshays, qui rappelle à l’auteur le « temps de Santerre, de Boulogne, de Le Brun, de Sueur » et peint des saints martyrs, un Saint André qu’un bourreau « embrasse par le corps » et « traîne d’une main par sa draperie et de l’autre par les cuisses. Un autre le frappe d’un fouet »27 ; un Saint Victor où le peintre représente « le fanatisme et son atrocité muette » : « l’affreuse, mais la belle poésie ! »28. Sans que nous, spectateurs, soyons pleinement convaincus du rapprochement, Diderot y voit, lui, un même traitement de la couleur : comme ces grands peintres d’histoire du siècle précédent, Deshays a « de la force et de l’austérité dans sa couleur »29.
Ainsi, s’intéresser au coloris plutôt qu’à la scénographie des « tableaux touchants », c’est sortir du « sujet » pour essayer de s’approcher au plus près de cette image mentale instantanée et « composée » (qui tient ensemble) que Diderot entend imprimer dans l’imagination du lecteur dans une conception de l’image comme simulacre. Tel est, de fait, le statut du petit portrait de la mère de Moni que Suzanne porte sur elle et qu’elle assimile aux « simulacres » (Diderot avait d’abord écrit « images ») des saints personnages qui sont « exposés à notre vénération » : « C’est bien dommage que nous n’ayons pas connu les saints personnages dont les simulacres sont exposés à notre vénération, ils feraient bien une autre impression sur nous, ils ne nous laisseraient pas à leurs pieds ou devant eux aussi froids que nous y demeurons »30. Tel est également celui de ces autres portraits, objets d’amour confiés par le prince Galitzine à sa maîtresse Mademoiselle Dornet, appelés « simulacres » dans Mystification (1768). Et dès 1755, Diderot, rédigeant l’article Épicurisme, écrit : « L’âme pense, comme l’œil voit, par des simulacres ou des idoles »31.
Mais il est temps de préciser quel est ce coloris propre à La Religieuse et quel est son enjeu.
L’art du clair-obscur32
Parmi les douze « scènes » ou « tableaux » dénombrés par Jean Sgard et déjà mentionnés, se trouve une majorité de nocturnes. Le clair-obscur n’est néanmoins évoqué que très rapidement, pour sa portée symbolique, dans la mesure où il a partie liée à la mort et au diabolique33. Mais le clair-obscur, dans La Religieuse, est d’abord un langage emprunté à la peinture (transposé, transporté depuis la peinture serait plus juste).
Revenons donc à cet épisode de la mort de la mère de Moni ajoutée dans les années 1780-1782 caractéristique de cette atmosphère dont est imprégné le roman :
À l’approche de sa mort elle se fit habiller ; elle était étendue sur son lit ; on lui administra les derniers sacrements, elle tenait un Christ entre ses bras. C’était la nuit, la lueur des flambeaux éclairait cette scène lugubre. Nous l’entourions, nous fondions en larmes, sa cellule retentissait de cris, lorsque tout à coup ses yeux brillèrent ; elle se releva brusquement, elle parla, sa voix était presque aussi forte que dans l’état de santé ; le don qu’elle avait perdu lui revint, elle nous reprocha des larmes qui semblaient lui envier un bonheur éternel (p. 48, nous soulignons).
Que se passe-t-il donc picturalement parlant dans cette scène ? D’où vient la lumière ? Et même qu’est-ce que la lumière dans ce texte ? La scène fait se succéder deux tableaux, deux clairs-obscurs : le premier a pour source lumineuse les flambeaux dont on ne connaît pas exactement l’emplacement mais qui se situent quelque part autour du lit, soit portés par les sœurs, soit, plus vraisemblablement posés à terre comme dans la Mort de Saint Bruno de Le Sueur, le terme de « flambeau » dans l’ensemble du texte paraissant, en effet, réservé aux « flambeaux de chambre », c’est-à-dire aux chandeliers, par opposition aux torches ou « flambeaux de poings »34. Suzanne alors n’est pas distincte de la communauté des sœurs qui occupent la place du spectateur. Une seconde scène commence lorsque la source lumineuse s’est déplacée des flambeaux vers les yeux de la mère de Moni (« ses yeux brillèrent »). Cette lumière-ci éclipse tous les contours et à la différence de celle des flambeaux qui éclairait, celle-ci éblouit et laisse place à un autre langage, corporel plus que verbal d’ailleurs, un timbre, une intensité de voix et non un message. On ne voit plus ni le lit, ni la silhouette, ni une croix, mais une source de lumière mystique et un Verbe qui transforment la scène mortuaire en scène de résurrection, la mère de Moni en Christ ressuscité, les sœurs en une cohorte de femmes témoins dont l’une se détache, en tant qu’elle rapporte la scène (Suzanne-narratrice), rappelant Marie-Madeleine, figure centrale justement des toiles en clair-obscur d’un La Tour et par ailleurs personnage ambigu à la fois disciple et compagne de Jésus dans la tradition gnostique35 ce qui peut faire écho à la confusion du sacré et du voluptueux dans l’ensemble du texte.
Ainsi, cette scène ou plutôt ces scènes nocturnes permettent d’esquisser deux traits principaux de l’art du clair-obscur dans La Religieuse : le contraste et le mouvement.
Le contraste d’abord : la distribution des ombres et des lumières ne provoque pas ici d’harmonieux dégradés36, mais un heurt violent ; point de « passages de l’obscurité à l’ombre, de l’ombre à la lumière, de la lumière au grand éclat [qui] sont si doux, si touchants, si merveilleux »37, seulement des faisceaux de lumière et une ombre épaisse d’où ne se détache aucun objet. Cet art très particulier du clair-obscur, que condamne d’une certaine façon l’auteur en 1766 lorsqu’il évoque dans certaines toiles « des caricatures d’ombres et de lumières »38, donne lieu dans une addition ultérieure (« Examen du clair-obscur », 1766-1773) à une réflexion beaucoup plus approfondie, liée sans doute à l’exception et à la sorte d’énigme que constitue Rembrandt pour l’auteur39 :
Deux sortes de peintures : l’une qui plaçant l’œil tout aussi près du tableau qu’il est possible sans le priver de sa faculté de voir distinctement, rend les objets dans tous les détails qu’il aperçoit à cette distance.
[…]
Mais il est une autre peinture qui n’est pas moins dans la nature, mais qui ne l’imite parfaitement qu’à une certaine distance, elle n’est, pour ainsi parler, imitatrice que dans un point : c’est celle où le peintre n’a rendu vivement et fortement que les détails qu’il a aperçus dans les objets du point qu’il a choisi ; au-delà de ce point, on ne voit plus rien, c’est pis encore en deçà. Son tableau n’est point un tableau ; depuis sa toile jusqu’à son point de vue, on ne sait ce que c’est. Il ne faut pourtant pas blâmer ce genre de peinture, c’est celui du fameux Rembrand[t] ; ce nom seul en fait suffisamment l’éloge40.
Le premier type de clair-obscur est celui du dégradé harmonieux, le second, celui des contrastes forts qui disloquent l’espace en les resserrant sur quelques objets violemment éclairés et rendent aveugle le spectateur à toute autre partie du tableau plongée dans l’ombre : on ne voit plus rien. C’est ce qu’on trouve dans La Religieuse : quelques flux de lumière éclairant et isolant un objet, généralement une partie du corps : « je ne faisais pas un pas qui ne fut éclairé » (p. 57) ; « Pendant que je dormais on entra, on s’assit à côté de mon lit, mes rideaux étaient entrouverts, on tenait une petite bougie dont la lumière m’éclairait le visage, et celle qui la portait me regardait dormir […] » (p. 148). La critique a souligné, à ce moment-là, l’une de ces nombreuses incohérences narratives, Suzanne ne pouvant pas voir qu’on la regarde… Mais ce point de vue en surplomb, outre qu’il reprend le motif de Psyché surprenant Cupidon (on pourrait longuement gloser sur cet arrière-plan iconologique présent ici), traduit surtout l’instabilité identitaire de Suzanne (aussi bien personnage que narratrice en l’occurrence), sujet et objet à la fois, clairement réifiée ici par l’éclairage et plus encore morcelée, puisque seul son visage est éclairé, à la différence en l’occurrence de la scène picturale de Psyché où la lampe inonde de lumière le corps tout entier de l’Amour41. L’éclairage produit alors un effet d’épouvante qui rapproche cette scène d’un autre nocturne particulièrement intéressant où Suzanne, après son entrevue avec le Directeur qui lui a interdit de fréquenter la mère supérieure de Sainte-Eutrope, est terrorisée par l’image déformée de celle-ci :
Rassurée par la sainteté du lieu, par la présence de la divinité, par l’innocence de mon cœur j’osai lever les yeux sur elle, mais à peine l’eus-je aperçue, que je poussai un grand cri et que je me mis à courir dans le chœur comme une insensée en criant : Loin de moi, Satan ! […] Qu’avez-vous ? D’où vient cet effroi ? Arrêtez ; je ne suis point Satan ; je suis votre supérieure et votre amie… Je m’arrêtai, je retournai encore la tête vers elle, et je vis que j’avais été effrayée par une apparence bizarre que mon imagination avait réalisée ; c’est qu’elle était placée par rapport à la lampe de l’église de manière qu’il n’y avait que son visage et que l’extrémité de ses mains qui fussent éclairées et que le reste était dans l’ombre, ce qui lui donnait un aspect singulier (p. 168, nous soulignons).
La fantasmagorie est provoquée ici par un jeu de clair-obscur particulièrement travaillé qui, à la façon d’une lanterne magique – surnommée, rappelons-le, à l’origine « lanterne de la peur » –, projette des silhouettes dans le noir. Les effets de lumière et d’ombre sont ainsi la ressource principale du climat de terreur qui règne dans les différents couvents : ce sont eux qui font surgir du noir ces « épouvantes » qu’affronte Suzanne la nuit à Longchamp (p. 87), ce sont eux qu’incarne le motif obsédant de la « femme à la torche » (p. 109, p. 150, p. 188) qui parcourt le livre. C’est plus la lumière que les ténèbres qui effraient dans cet univers clos et carcéral. Si, comme la critique l’a amplement souligné, La Religieuse est un roman de ténèbres, picturales – mais aussi musicales pourrait-on ajouter (qu’on pense aux « leçons de ténèbres » jouées lors des Offices du même nom, p. 65, ou à l’air de Castor et Pollux de Rameau chanté par Suzanne « Tristes apprêts, pâles flambeaux, jour plus affreux que les ténèbres », p. 38), ce qui, néanmoins, en fait la picturalité et donc ce qui impressionne (au double sens du terme) l’imagination du lecteur, ce sont bien plutôt les lumières. Non pas la nuit, mais les lumières qu’on éteint (p. 42, p. 110, p. 155) ou qui aveuglent : « la lumière m’empêcha de voir qu’elle [la pincette brûlante à terre] était presque rouge » (nous soulignons, p. 89).
D’où la seconde caractéristique, sur laquelle je passerai rapidement, de cet art du clair-obscur travaillé par Diderot : le mouvement.
La lumière, en effet, dans le roman, n’est jamais stable, les scènes, on l’a vu lors des derniers instants de la mère de Moni, se dédoublent42, et l’éclairage est toujours vacillant. La diversité des types de flamme, leur matérialité même, transparaît dans la multiplicité des éclairages mentionnés, bougies, torches, flambeaux, feu43 : « C’était dans l’hiver. Elle [la mère de Suzanne] était assise dans un fauteuil devant le feu » (p. 32). Mais la flamme, le feu, ne sont pas seulement, dans le roman, des sources d’éclairage et ne relèvent pas (picturalement parlant toujours) du seul art du clair-obscur, ils relèvent aussi du coloris de façon plus générale et notamment de l’usage des rouges.
Pain noir, teint et linge blancs, rouge sang : la triade ethnologique
L’approche ethno-linguistique des couleurs a depuis longtemps mis en évidence une triade de base de trois couleurs (blanc-noir-rouge)44 dont on peut trouver des traces notamment dans le folklore45 : il ne s’agit pas, bien entendu, de lire La Religieuse à la manière d’un conte ou d’un document ethnologique, même s’il n’est pas inintéressant peut-être de parcourir la scène de lit dialoguée entre Suzanne et la mère de Sainte-Eutrope interrompue in extremis par l’arrivée de Sainte-Thérèse avec comme hypotexte le Petit chaperon rouge46, mais de voir comment la palette diderotienne se sert de la simplicité contrastive de la triade primordiale pour produire cette forte impression recherchée.
D’abord, il faut noter que la triade s’impose par opposition à quelques mentions très circonscrites et très vagues de polychromie, clairement utilisée pour suggérer une ambiance mondaine et une confusion entre vie salonnière et religieuse. Il s’agit alors de décrire l’atmosphère galante entretenue par la mère supérieure de Sainte-Eutrope lors de l’arrivée de Suzanne : la mère a le visage « animé des plus belles couleurs » (p. 140), les religieuses ont des « propos de toutes couleurs » (p. 125), on y sert du chocolat, du sucre, du café, des liqueurs, du tabac, on y pare les murs des cellules d’estampes, autant d’indications d’un monde coloré, même si précisément celles-ci, en l’absence de termes de couleurs, restent à l’état de suggestions.
Revenons donc aux flammes : qu’elles soient métaphoriques ou matérielles, leur évocation fait couleur dans le texte. La distinction n’est d’ailleurs pas toujours aisée, quand il s’agit d’évoquer les flammes de l’enfer par exemple : « Éloignez-vous de ce gouffre ; entendez-vous ces cris ? ce sont les enfers ; il s’élève de cet abîme profond des feux que je vois ; du milieu des feux j’entends des voix confuses qui m’appellent… » (p. 186). La tentation du feu est récurrente, qu’il s’agisse de brûler des papiers (p. 50, p. 58) ou de mettre le feu au couvent (« il ne s’agit un jour de grand vent que de porter un flambeau dans un grenier, dans un bûcher, dans un corridor », p. 56, p. 181). Mais la gamme des rouges est bien plus vaste et concerne surtout le sang. De fait, Suzanne est régulièrement couverte de sang : pieds ensanglantés à plusieurs reprises (p. 69, p. 110)47, bras « tout violets du sang qui ne circulait plus et qui s’était extravasé » (p. 92), sang qui monte au nez et se répand le long des bras dans la scène de carrosse avec sa mère (p. 27). Diderot joue sur les coloris, du clair au sombre violacé, et les textures, sang figé, fluide, bouillonnant, gouttant : « faites couler sur moi une goutte du sang que vous avez répandu » (p. 94). Une scène particulièrement « sanglante » est celle du délire de la mère de Sainte-Eutrope : « Il ne faut qu’une goutte de ce sang [celui de Jésus-Christ] pour me purifier… Voyez, il s’élance en bouillonnant de son côté… Inclinez cette plaie sacrée sur ma tête… Son sang coule sur moi et ne s’y attache pas » (p. 187). Scène qui s’achève d’ailleurs par une toute symétrique (mais médicale) saignée (« Elle fut saignée », ibid.).
Bien entendu, on peut (il faut même sans doute) lire de façon symbolique tout ce sang : Suzanne se présente sous la figure d’un Christ aux outrages48, Suzanne rejoue sa naissance et laisse une tache sur le vêtement de sa mère etc. Mais dans la perspective picturale qui est mienne, la fonction première du coloris est de faire impression, la plus forte impression possible même, aux grands maux, les grands remèdes. Et c’est alors dans sa combinaison avec les deux autres couleurs fortement contrastives, le blanc et le noir – qui recoupent partiellement l’opposition lumière/ténèbres mais ne s’y superposent pas, la teinte n’étant pas la lumière – que le rouge fait iconiquement sens. La fin de la scène sanglante de Sainte-Suzanne s’achève d’ailleurs par l’évocation de ces « images » obsédantes qu’elle tente de chasser : « des images, que sais-je quelles images ! » (ibid.).
Ce qui, en effet, permet de parler d’une véritable « triade » blanc-noir-rouge, c’est à la fois la quantité de ces notations de couleurs, leur circulation et leur proximité à l’intérieur d’un même passage : Suzanne, dont le texte relève à plusieurs reprises la blancheur du teint (p. 16, p. 135), conduite au cachot, est traînée « les pieds ensanglantés » dans un « petit lieu souterrain obscur » où elle trouve « un morceau de pain noir » et se frappe la tête contre les murs jusqu’à se mettre « tout en sang » (p. 62). Après la perte de son procès, lors de l’évocation des sévices qu’elle subit, Suzanne retourne dans sa cellule : « On éteignit les lumières » ; elle regarde ses pieds une nouvelle fois « ensanglantés des coupures de morceaux de verre que l’on avait eu la méchanceté de répandre sur mon chemin » et dans le même passage, elle découvre une sœur Ursule métamorphosée par la compassion, « elle avait sur son visage la pâleur de la mort, les lèvres blanches et les yeux presque éteints » (p. 110). Plus anecdotique mais peut-être non moins révélateur, lors de l’Office des Ténèbres du Vendredi Saint, une foule de « talons rouges »49 (p. 69, nous soulignons) se pressent pour la voir.
Quant à la « quantité » des notations de couleurs, il faut prendre en compte toutes les évocations de carnation, comme ci-dessus les « lèvres blanches », ou les mains (« Apportez-moi de l’eau. Versez, versez encore… Elles sont blanches, mais la souillure de l’âme est restée », p. 186), les joues « vermeilles » (p. 135), les nombreux rougissements et pâleurs (« je rougirais d’en souiller ces papiers », p. 188 ; « inventez quelque chose dont elle ne rougisse pas », p. 187 ; « ses compagnons pâlirent », p. 93) et toute cette attention portée au relevé minutieux des signes cliniques des émotions50 à laquelle Diderot est particulièrement sensible en peinture :
Mais j’allais oublier de vous parler de la couleur de la passion ; j’étais pourtant tout contre. Est-ce que chaque passion n’a pas la sienne ? Est-elle la même dans tous les instants d’une passion ? La couleur a ses nuances dans la colère. Si elle enflamme le visage, les yeux sont ardents ; si elle est extrême et qu’elle serre le cœur au lieu de le détendre, les yeux s’égarent, la pâleur se répand sur le front et sur les joues, les lèvres deviennent tremblantes et blanchâtres51.
Viennent enfin s’ajouter à ce maillage chromatique les mentions discrètes mais néanmoins récurrentes de linge blanc (p. 81, p. 216) et de blanchissage : les deux temps de la narration et du récit se rejoignent, rappelons-le, lorsque Suzanne, une fois enfuie du couvent puis des mains de son ravisseur, devient blanchisseuse : « J’entre au service d’une blanchisseuse chez laquelle je suis actuellement » (p. 191). Madame Madin, dans la Préface-Annexe, donne le détail du « petit trousseau » qu’elle a réuni pour Suzanne : si les couleurs sont quasiment absentes de l’inventaire (des jupons blancs, une robe de coton bleu), les pièces de linge (chemises, corsages, bas) et matériaux (batiste, mousseline, coton) mentionnés sont a priori tous blancs, d’ailleurs Madame Madin envisage de compléter le trousseau en faisant découper des chemises dans une « pièce de toile qu’on [lui] blanchit à Senlis » (p. 216). Là encore, comme pour « les talons rouges », la mention comporte sans doute une valeur symbolique et sociale (innocence, réserve – « Suzanne la réservée » –, classe modeste, domesticité52) mais elle possède aussi une fonction iconique qui n’est pas seulement de l’ordre de la mise en relief et c’est sur cette délicate question de l’enjeu du coloris dans La Religieuse que je vais conclure.
En introduction à un extrait célèbre du Salon de 1767 où Diderot fait l’éloge des ténèbres et du « sentiment de terreur », inspiré des thèses de Burke sur le sublime, Florence Lotterie, dans son édition, écrit : « L’obscurité entretient une parenté secrète avec l’obscurantisme »53. Elle relie également, à la suite de l’auteur dans le même passage (« Les temples sont obscurs. Les tyrans se montrent peu »), obscurantisme et despotisme : « la nuit conventuelle figure aussi le despotisme de l’institution » (ibid.). Que les ténèbres soient une métaphore du pouvoir tyrannique conventuel et de l’enterrement vivant des vocations forcées paraît indéniable. Dans l’article Capuchon de l’Encyclopédie, Diderot souhaite que « la saine philosophie, dont les lumières se répandent partout, […] pénétr[e] un peu plus avant dans nos cloîtres »54. Par exemple, au début du roman, lors de son noviciat au couvent de Sainte-Marie, Suzanne stigmatise l’hypocrisie de la mère supérieure en ces termes « c’est un cours de séduction la plus subtile et la mieux apprêtée. C’est elle qui épaissit les ténèbres qui vous environnent, qui vous berce, qui vous endort, qui vous en impose, qui vous fascine » (p. 18, nous soulignons). Le viol de Suzanne par la Supérieure d’Arpajon, interrompu par sœur Sainte-Thérèse, se fait dans la soudaine obscurité : « À l’instant elle ferma ma porte, elle éteignit sa bougie et elle se précipita sur moi » (p. 150). Le récit est parsemé de cavités sombres, toutes funèbres, des cellules, des cachots, un puits sans fond dans le jardin de Longchamp. Mais les lumières dans le roman sont-elles pour autant rédemptrices, sont-elles pour autant philosophiques ?
Pierre Berthiaume conclut son analyse du dédoublement spéculaire de Suzanne dans la scène de l’exorcisme par les mots suivants :
Au désordre du monde, dont témoigne la communauté religieuse dans laquelle Suzanne est prisonnière, l'œuvre oppose la rigueur de ses réponses et leur clarté qui exorcisent le chaos et remplacent les apparences trompeuses par l'évidence d'une vérité qui s'énonce clairement et précisément. Dans cette perspective, l'opposition entre « les lumières » et l'ombre prend une singulière signification. En éclairant violemment Suzanne en train de produire la vérité, ce sont les ténèbres qui l'entourent que Diderot rend invisibles. Le discours de Suzanne, par sa rigueur, témoigne du désir d'imposer au monde une rationalité qui, parce qu'elle en permet l'appréhension, dissipe la terreur qu'il inspire55.
Il me semble qu’une attention portée aux lumières et aux ombres, dans leur dimension iconique et pas seulement métaphorique, remet partiellement en question ce propos : le problème de la « froideur » toute rhétorique peut-être de Suzanne est qu’elle n’impressionne pas comme le fait « l’affreuse, mais la belle poésie »56.
Pour justifier son silence sur le lesbianisme de la mère supérieure, Dom Morel prévient Suzanne « qu’il y a des lumières funestes que vous ne pourriez acquérir sans y perdre » (p. 180). Et il n’y a guère que des lumières funestes ou trompeuses, ou aveuglantes dans le roman. Peindre en couleurs, peindre les couleurs, c’est forcément séduire, par la terreur, par la représentation du « fanatisme et [de] son atrocité muette »57, séduire d’une séduction suprême qui confine au sublime : ce que l’avocat M. Manouri se refuse à faire dans son premier mémoire « qui fit peu de sensation » et pour lequel Suzanne lui avait expressément demandé de ne pas peindre « de couleurs trop odieuses [s]es beaux-frères et sœurs » (p. 99, nous soulignons). Comme dans l’art du clair-obscur, lumières et ombres ne se peuvent distinguer. Le « cours de séduction » de la mère supérieure de Sainte-Marie, certes, « épaissit les ténèbres », mais ce sont des ténèbres qui bercent – entendons, qui bercent comme les contes, qui ensommeillent la raison. Ce que la grammaire des couleurs du roman révèle, c’est que la picturalité du texte résiste à la métaphore, la séduction iconique et chromatique ne se résorbe pas en symbolique. Les rouges, les noirs, les blancs s’impriment durablement dans l’imagination, y compris dans les « tableaux agréables à voir » (p. 155) (ils sont rares dans le texte) : « Imaginez un atelier de dix à douze personnes […] ; une supérieure qui touchait à la quarantaine, blanche, fraîche, pleine d’embonpoint […], des yeux noirs, grands, vifs et tendres […], des lèvres vermeilles comme la rose, des dents blanches comme le lait » (p. 155, je souligne).
S’intéresser au coloris de La Religieuse, c’est une fois encore, par d’autres moyens, toucher du doigt l’ambivalence fondamentale de ce roman bien repérée par la critique58, qui est aussi celle de Diderot face non à la religion mais face à leur « symboles sensibles »59, aux simulacres et aux cérémonies :
Mais il me semble que les tableaux dont on décore les temples n’étant faits que pour graver dans la mémoire des peuples les faits et gestes des héros de la religion et accroître la vénération des peuples, il n’est pas indifférent qu’ils soient bons ou mauvais. À mon sens, un peintre d’église est une espèce de prédicateur plus clair, plus frappant, plus intelligible, plus à la portée du commun que le curé ou son vicaire […] Je pousse la chose plus loin, et je regarde les iconoclastes et les contempteurs des processions, des images, des statues et de tout l’appareil du culte extérieur comme des exécuteurs aux gages du philosophe ennemi de la superstition, avec cette différence que ces valets lui font bien plus de mal que leurs maîtres. Supprimez tous les symboles sensibles, et le reste bientôt se réduira à un galimatias métaphysique qui prendra autant de formes et de tournures bizarres qu’il y aura de têtes. […] Mon ami, si nous aimons mieux la vérité que les beaux-arts, prions Dieu pour les iconoclastes60.
Faut-il préciser que rien n’est moins iconoclaste que ce grand roman des images ? Que, précisément, il ne réduit pas « les symboles sensibles » en un « galimatias métaphysique » et que c’est pour une large part dû à la picturalité du texte dont le coloris est une partie non négligeable. De même que l’auteur reconnaît, dans le Salon de 1765, « s’enthousiasmer » quelques fois avec la foule lors de la procession de la Fête-Dieu61, la Préface-Annexe met en scène un Diderot qui « s’échauffe » et, écrivant, se trouve « plongé dans la douleur et le visage inondé de larmes » (p. 198). Est-ce que le geste de mise à distance que constitue tout le dispositif de la Préface-Annexe et de la « démystification » suffit à déboulonner les statues et briser les idoles ? Je n’en suis pas sûre.