« Son pittor anch’io » : tableaux vivants, autoportraits et trompe-l’œil dans La Religieuse

Christophe Martin

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Christophe Martin, « « Son pittor anch’io » : tableaux vivants, autoportraits et trompe-l’œil dans La Religieuse », Tropics [En ligne], 12 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/2288

Si l’on a souvent insisté sur la dimension intensément picturale de La Religieuse, la critique s’est surtout attachée à énumérer les principales scènes dans lesquelles elle se manifeste, à en décrire les procédures rhétoriques, ou à en analyser l’effet pathétique. Il s’agit plutôt ici d’en situer les implications à la fois polémiques et philosophiques. L’hypothèse examinée est que, pour en saisir les enjeux, la picturalité à l’œuvre dans le roman doit être appréhendée en tant qu’elle procède non pas directement du romancier, mais de différentes instances fictionnelles ou énonciatives : l’institution conventuelle ; Suzanne religieuse ; Suzanne narratrice et mémorialiste ; l’instance auctoriale dévoilant, in fine, la « supercherie » au sein de ce qu’il est convenu d’appeler la « préface-annexe ». C’est cette superposition subtile de différentes « couches » picturales dans la trame du roman que l’on s’efforce d’éclairer.

Although the intensely pictorial dimension of La Religieuse has often been emphasised, critics have mainly focused on listing the main scenes in which it manifests itself, describing its rhetorical procedures, or analysing its pathetic effect. Our aim is rather to situate its implications, both polemical and philosophical. The hypothesis examined is that, in order to grasp what is at stake, the pictoriality at work in the novel must be apprehended insofar as it does not proceed directly from the novelist, but from different fictional or enunciative instances: the conventual institution; Suzanne the nun; Suzanne the narrator and memoirist; the auctorial instance revealing, in the end, the “mystification” within what is known as the “preface-annex”. It is this subtle superimposition of different pictorial “layers” in the framework of the novel that we are trying to shed light on.

On a souvent insisté, non sans raison, sur la dimension intensément picturale de La Religieuse. Non seulement, Diderot multiplie dans son roman les scènes visiblement inspirées de la grande peinture religieuse du XVIIe siècle, mais dans une célèbre lettre à Meister du 27 septembre 1780, il indique que son texte pourrait offrir de multiples sujets d’inspiration pour les artistes : « C’est un ouvrage à feuilleter sans cesse par les peintres ; et si la vanité ne s’y opposait, sa véritable épigraphe serait : Son pittor anch’io »1. Pour Diderot, l’écriture de La Religieuse fut à l’évidence le lieu d’expérimentation d’une picturalité romanesque, dans le prolongement d’une réflexion sur la notion de « tableau » qui, au moins depuis 1757, occupe une place centrale dans sa réflexion esthétique et dramatique2. Ordonné comme une galerie de tableaux, le plus souvent funèbres, le récit de Suzanne ne cesse de s’immobiliser en arrêts sur image ou en scènes qui appellent la référence picturale et font (explicitement ou non) signe vers la peinture. Mais si cette picturalité a été abondamment commentée3, la critique s’est attachée le plus souvent à énumérer les principales scènes dans lesquelles elle se manifeste exemplairement, à en décrire les procédures rhétoriques, au croisement du théâtre et de la peinture (hypotyposes, instants dramatiques, références picturales…) ou à en analyser l’effet pathétique. C’est plutôt à en situer les implications à la fois polémiques et philosophiques que l’on souhaite consacrer la présente étude. Dans cette perspective, la prise en compte non seulement des différents régimes de cette picturalité romanesque mais aussi du dispositif complexe peu à peu élaboré par Diderot au cours d’un processus de rédaction et de composition qui s’étend sur plus de vingt ans, constitue des préalables indispensables. On posera ici que, pour en saisir les enjeux, la picturalité à l’œuvre dans le roman doit être appréhendée en tant qu’elle procède non pas directement du romancier, mais de différentes instances fictionnelles ou énonciatives : l’institution conventuelle ; Suzanne religieuse ; Suzanne narratrice et mémorialiste ; l’instance auctoriale dévoilant, in fine, la « supercherie » au sein de ce qu’il est convenu d’appeler la « préface-annexe ». C’est cette superposition subtile de différentes « couches » picturales dans la trame du roman que l’on voudrait ici éclairer.

Tableaux vivants (1) : la fabrique des simulacres

Manifestement, pour Diderot, il existe une adéquation profonde entre l’écriture picturale et son sujet. Le tableau apparaît en effet, dans La Religieuse, comme le modèle même de la vie monacale, vie claustrale idéalement soustraite à toute action individuelle, éternellement rythmée par les mêmes cérémonies, vie communautaire façonnée en outre par chaque mère supérieure, où rien n’échappe au regard, où les religieuses doivent en permanence « se composer ». En témoignent exemplairement les premières leçons de maintien que Suzanne reçoit au moment de son noviciat : « [la supérieure] me composa la tête, les pieds, les mains, la taille, les bras ; ce fut presque une leçon de Marcel sur les grâces monastiques, car chaque état a les siennes »4. Si c’est ici le modèle de la danse qui prévaut, encore faut-il souligner les liens étroits que celle-ci entretient, dans les discours contemporains, avec l’esthétique du tableau. Non seulement Diderot appelait, dans les Entretiens sur le fils naturel, à voir dans la danse « un genre d’imitation », qui serait à la pantomime ce que la poésie est à la prose5, mais le parallèle entre danse et peinture était alors un lieu commun des traités théoriques6. Ainsi, pour Louis de Cahusac, « la danse du théâtre, dès sa naissance, fut la peinture d’une action. Les grâces du corps, la souplesse des bras, l’agilité des pieds, ne furent dès lors, pour le danseur, que ce que sont pour le peintre les différentes couleurs qu’il emploie ; c’est-à-dire, la matière première du tableau »7. Quant à Jean-Georges Noverre, ses Lettres sur la danse de 1760 désignent d’emblée le « tableau » comme le modèle par excellence permettant de fonder l’esthétique propre à l’art de la danse : « Un ballet est un tableau, la scène est la toile, les mouvements mécaniques des figurants sont les couleurs, leur physionomie est, si j’ose m’exprimer ainsi, le pinceau, l’ensemble et la vivacité des scènes, le choix de la musique, la décoration et le costume en font le coloris ; enfin, le compositeur est le peintre »8. Le cloître comme lieu de discipline du corps exerce sur chacune des religieuses une contrainte qui rejoint celle que l’esthétique du tableau vivant impose aux danseurs chez Noverre, ou aux comédiens chez Diderot dans sa théorie du drame sérieux. Devenir religieuse suppose de se plier à des règles qui, loin d’être dictées par une exigence de purification ou de contemplation spirituelle, obéissent à des logiques de discipline collective et de représentation. Comme le maître de ballet chez Noverre, chacune des mères supérieures peut être assimilée à un peintre composant différents tableaux de la vie conventuelle, dont les tonalités varient en fonction de leur personnalité ou de leur signature, et dont les différentes couleurs sont figurées par les religieuses, « figurantes » d’un ballet artistement chorégraphié et fortement ritualisé. L’esthétique du tableau permet ainsi à Diderot de peindre le couvent comme le lieu de la contrainte et de l’artifice. De cette artificialité, le Père Lemoine est l’emblème : « très aimable quand il s’oublie », d’apparence austère « quand il y pense » (p. 161). Il se compose un maintien, joue un rôle et, mauvais acteur, fait trop visiblement de lui-même un tableau, se modelant sur l’image idéale du directeur de conscience. Suzanne elle-même reconnaît avoir parfaitement intériorisé la règle conventuelle qui implique de se composer et de faire figure : « moi-même je me suis surprise plusieurs fois, sur le point d’aller à la grille, arrêtée tout court, rajustant mon voile, mon bandeau, composant mon visage, mes yeux, ma bouche, mes mains, mes bras, ma contenance, ma démarche, et me faisant un maintien et une modestie d’emprunt qui duraient plus ou moins, selon les personnes avec lesquelles j’avais à parler » (p. 161).

Plus essentiellement, La Religieuse est une réflexion sur la religion comme institution dotée d’une redoutable efficacité dans la fabrication de simulacres, au sens pictural que Diderot donne à ce terme9 : on ne cesse d’y composer de véritables tableaux vivants destinés à édifier, séduire ou effrayer10. La cérémonie des vœux est ainsi conçue par l’institution conventuelle comme la préparation méticuleuse d’un tableau qu’un public nombreux est venu admirer et dont la fonction essentielle est de figer le moment où la novice doit consentir à sa propre réclusion : « On avait tout disposé dès la veille. […] Lorsqu’il fallut entrer dans le lieu où je devais prononcer le vœu de mon engagement, […] deux de mes compagnes me prirent sous les bras, j’avais la tête renversée sur une d’elles et je me traînais. Je ne sais ce qui se passait dans l’âme des assistants, mais ils voyaient une jeune victime mourante qu’on portait à l’autel, et il s’échappait de toutes parts des soupirs et des sanglots » (p. 25-26). Le public se désintéresse ensuite de son sort, manifestant par-là la logique profonde du tableau vivant, qui déréalise l’objet de la représentation et suppose une coupure radicale entre les figures offertes au regard et les spectateurs11. L’institution conventuelle sait aussi inventer des cérémonies où elle se représente à elle-même son unité et ses règles, notamment lorsque l’une des religieuses refuse de se plier à la discipline du cloître. L’habituelle chorégraphie collective des nonnes (tel ce moment d’oraison où « toutes les religieuses se mettent à genoux, s’inclinent et sont comme plongées dans leurs stalles », p. 58) est alors suspendue afin de placer la figure récalcitrante au centre du dispositif. Le long récit de la visite de l’archidiacre est particulièrement exemplaire à cet égard, puisqu’il permet à Suzanne de souligner le rôle majeur qu’y occupent deux tableaux vivants artistement conçus par la supérieure Sainte-Christine pour accréditer la thèse de la possession de la religieuse. La dimension picturale du projet conçu par la supérieure est d’ailleurs nettement suggérée par la mémorialiste, en amont de la séquence : « voici le moment le plus terrible de ma vie : car songez bien, monsieur, que j’ignorais absolument sous quelles couleurs on m’avait peinte aux yeux de cet ecclésiastique, et qu’il venait avec la curiosité de voir une fille possédée ou qui le contrefaisait » (p. 88). L’enjeu de la visite est clair : il s’agit d’offrir l’accomplissement de l’image mentale préalablement imprimée dans l’esprit de l’archidiacre. Le premier tableau vivant, exécuté le matin même de la visite de l’archidiacre, vise d’abord à rendre Suzanne folle de terreur en la confrontant à l’image figée et muette de trois sœurs vêtues comme les Parques : « je regardais avec effroi ses trois fatales compagnes. Elles étaient debout, sur une même ligne, le visage sombre, les lèvres serrées et les yeux fermés. La frayeur avait séparé chaque mot de la question que j’avais faite, je crus au silence qu’on gardait que je n’avais pas été entendue » (p. 88). Le second tableau vivant place la jeune femme non plus en position de spectatrice mais en sujet central de la composition picturale : le portrait de Suzanne en religieuse possédée est exécuté en présence même des spectateurs qu’il s’agit de mystifier. Suzanne est conduite à l’église, où le grand vicaire et ses jeunes acolytes célèbrent la messe. La mystification vise à offrir à M. Hébert le tableau achevé d’une religieuse en état de possession (p. 91-92) :

On me conduisit vers les marches de l’autel ; j’avais peine à me tenir debout, et l’on me tirait à genoux comme si je refusais de m’y mettre ; on me tenait comme si j’avais eu le dessein de fuir. On chanta le Veni Creator, on exposa le Saint-Sacrement, on donna la bénédiction ; au moment de la bénédiction où l’on s’incline par vénération, celles qui m’avaient saisie par les bras me courbèrent comme de force, et les autres m’appuyaient les mains sur les épaules. Je sentais tous ces différents mouvements, mais il m’était impossible d’en deviner la fin. Enfin tout s’éclaircit.
[…] Il fallait que ce prêtre me vît obsédée, possédée ou folle.

La fabrique du tableau vivant implique toute une série d’artifices. Les cérémonies du culte servent de toile de fond et la figure de Suzanne est traitée comme un pantin dont les religieuses tirent les ficelles12. L’exhibition du corps-pantin de Suzanne et l’éloquence de l’image doivent tenir lieu d’argumentation rhétorique. C’est l’évidence (evidentia) de la possession diabolique qu’il s’agit de faire voir (conformément à l’étymologie).

Tableaux vivants (2) : Suzanne iconoclaste et peintre

Placée, à son corps défendant, au centre de ces compositions picturales dont elle constitue la figure centrale, Suzanne manifeste une aptitude remarquable à décomposer ces tableaux. Orchestrant un véritable « éclat » (p. 26) lors de la cérémonie des vœux, Suzanne planifie sa protestation publique et tient en haleine les spectateurs, en particulier les « jeunes personnes montées sur des chaises et attachées aux barreaux de la grille » (ibid.). Avec une efficacité proprement iconoclaste, elle ruine la cérémonie en répétant « non » au prêtre qui lui demande d’acquiescer à sa claustration. La seule solution pour les religieuses est alors de « laiss[er] tomber le voile de la grille » (p. 26), autrement dit de soustraire au regard des nombreux spectateurs le tableau édifiant que Suzanne vient de saccager. Plus tard, l’efficacité du tableau de Suzanne en possédée, si patiemment composé par la mère Sainte-Christine à l’intention du grand vicaire, est à nouveau magistralement déjouée par la jeune femme. Sous les yeux du vicaire et de ses acolytes, le tableau vivant conçu par la mère supérieure littéralement se décompose lorsque le voile que les religieuses ont cousu sur le visage de Suzanne se déchire (p. 93). Mais contrairement à ce qu’une lecture hâtive pourrait laisser imaginer, Suzanne n’oppose pas la transparence de son être innocent au simulacre fabriqué par la mère Sainte-Christine. Devant le grand vicaire, ce sont deux tableaux vivants qui s’affrontent : « S’il était de mon intérêt de paraître devant mon juge innocente et sage, il n’importait pas moins à ma supérieure qu’on me vît méchante, obsédée du démon, coupable et folle » (p. 87). En d’autres termes, Diderot n’a pas seulement doté son héroïne d’un remarquable pouvoir iconoclaste, mais d’un talent pictural supérieur à celui de l’institution du cloître. Elle aussi est peintre, et c’est ce talent remarquable qui lui permet d’effacer le tableau de la religieuse démoniaque qu’elle est censée incarner pour lui substituer une autre image. Si Suzanne fait tableau, ce n’est plus, en effet, comme une religieuse obsédée du démon mais comme un Christ aux outrages (p. 93) :

« Qu’on la délie. » On obéit. À peine eus-je les mains libres, que je poussai une plainte douloureuse et aiguë qui le fit pâlir, et les religieuses hypocrites qui m’approchaient s’écartèrent comme effrayées. Il se remit, les sœurs revinrent comme en tremblant, je demeurais immobile, et il me dit : « Qu’avez-vous ? » Je ne lui répondis qu’en lui montrant mes deux bras ; la corde dont on me les avait garrottés m’était entrée presque entièrement dans les chairs, et ils étaient tout violets du sang qui ne circulait plus et qui s’était extravasé. Il conçut que ma plainte venait de la douleur subite du sang qui reprenait son cours. Il dit : « Qu’on lui lève son voile ». On l’avait cousu en différents endroits sans que je m’en aperçusse, et l’on apporta encore bien de l’embarras et de la violence à une chose qui n’en exigeait que parce qu’on y avait pourvu ; il fallait que ce prêtre me vit obsédée, possédée ou folle ; cependant à force de tirer, le fil manqua en quelques endroits, le voile ou mon habit se déchirèrent en d’autres, et l’on me vit.

Grâce à l’évidence du dévoilement, l’image de la victime christique se substitue à celle de la religieuse possédée. Mais quelle que soit l’importance de ce modèle iconographique, c’est aussi et surtout à un autre « sujet » de tableau que la scène semble faire écho. Tout se passe, en effet, comme si le grand vicaire tenait ici le rôle de l’orateur Hypéride et Suzanne celui de Phryné « traînée devant l’aréopage pour cause d’impiété, et absoute à la vue de son beau sein » : « beau sujet » s’il en est pour Diderot, qui en critique sévèrement le traitement par Baudoin dans le Salon de 1763, puis dans les Pensées détachées sur la peinture13. Si Phryné fait tableau, ce n’est pas seulement, on le sait, pour avoir servi de modèle à Praxitèle et Apelle, mais pour avoir laissé l’orateur Hypéride la dévoiler (ou pour s’être dévoilée elle-même selon certaines versions) devant les juges s’apprêtant à la condamner pour impiété. Telle est bien la scène paradigmatique du « tableau vivant », où l’exhibition du corps supplée à l’argumentation rhétorique et emporte l’adhésion de l’assistance14. Le rapprochement entre cette séquence de La Religieuse et la scène de Phryné devant ses juges s’impose d’autant plus que l’un des principaux griefs de Diderot à l’égard de Baudoin est de n’avoir pas montré Phryné concourant à l’action de l’orateur : « Lorsque l’orateur eût écarté le voile qui couvrait sa tête, on aurait vu ses belles épaules, ses beaux bras, sa belle gorge, et par son attitude, je l’aurais fait concourir à l’action de l’orateur »15. Or, une caractéristique essentielle de cette scène de La Religieuse est bien de laisser discerner, sous l’apparence de la plus complète passivité, une action décisive de Suzanne dans le dévoilement de sa figure. Loin de laisser aux religieuses la maîtrise des « ficelles » commandant ses gestes et ses expressions, c’est bien elle qui fait tableau et offre d’elle-même une image puissamment « intéressante »16 : « J’ai la figure intéressante ; la profonde douleur l’avait altérée, mais ne lui avait rien ôté de son caractère ; j’ai un son de voix qui touche ; on sent que mon expression est celle de la vérité. Ces qualités réunies firent une forte impression de pitié sur les jeunes acolytes de l’archidiacre ». Énoncés qui supposent chez Suzanne une claire conscience de ses « moyens » plastiques et vocaux, et une parfaite maîtrise des effets produits par sa figure.

Autoportraits : la peinture des peines et l’image des charmes

Sur ces tableaux vivants, Suzanne exerce une maîtrise d’autant plus évidente qu’elle ne manque pas de les reconfigurer par le verbe, dans les diverses « peintures » rhétoriques qu’elle est amenée à faire devant celles et ceux à qui elle s’adresse au cours du récit, ou dans les mémoires qu’elle destine au marquis de Croismare17. Dans le récit de Suzanne, le lexique de la peinture est, en effet, omniprésent (« Ce fut encore une scène de désespoir ; je n’en aurai guère d’autres à vous peindre » (p. 14) ; « Je ne saurais vous peindre ma douleur » (p. 117) ; « La scène que je viens de peindre fut suivie d’un grand nombre d’autres semblables que je néglige » (p. 149 etc.). Des tableaux vivants aux peintures rhétoriques, la continuité est d’autant plus profonde et l’effet de surimpression d’autant plus troublant que, pour Diderot, les différents régimes de picturalité procèdent tous d’un même « modèle intérieur »18 : celui d’une image mentale antérieure à toute expression19. Aux tableaux composés sur le vif par l’institution du cloître ou par Suzanne elle-même se superposent donc, de manière souvent presque indiscernable, ceux que le verbe de Suzanne recrée face à son destinataire. Ainsi le tableau de la « momerie » qui, au couvent de Longchamp, oblige Suzanne à se coucher « dans une bière au milieu du chœur » avec des chandeliers un bénitier à ses côtés (p. 79) doit tout, dans son invention comme dans sa disposition, à l’imagination cruelle de la mère Sainte-Christine, mais dans le récit de la religieuse, cette « bizarre » cérémonie fait l’objet d’une recomposition textuelle qui, afin de mieux toucher son destinataire, en exhibe les traits à la fois grotesques et terrifiants.

Les mémoires que Suzanne adresse à Croismare suggèrent d’emblée le principe selon lequel, pour reprendre une célèbre formule de Marcel Duchamp, « ce sont les regardeurs qui font les tableaux »20. C’est, en effet, en fonction de son destinataire et de son « goût pour les beaux-arts » (p. 11) qu’elle ordonne les scènes de son récit comme des tableaux propres à susciter sa compassion ou son « intérêt ». En témoigne notamment la scène de la collation à Sainte-Eutrope qui permet à Suzanne de peindre un tableau saturé de corps féminins autour de la mère supérieure : « Vous qui vous connaissez en peinture, je vous assure, monsieur le marquis, que c’était un assez agréable tableau à voir. Imaginez un atelier de dix à douze personnes, dont la plus jeune pouvait avoir quinze ans, et la plus âgée n’en avait pas vingt-trois ; une supérieure qui touchait à la quarantaine, blanche, fraîche, pleine d’embonpoint […] » (p. 155). Manifestement, un tel tableau est jugé par Suzanne apte à susciter les convoitises imaginaires de son destinataire et c’est bien moins ici à sa bienfaisance qu’à son goût pour les arts ou à « son vice » qu’elle s’adresse21.

Faut-il en conclure que Suzanne croit « les hommes moins sensibles à la peinture des peines [féminines] qu’à l’image de [leurs] charmes » (p. 194) ? En réalité, ce ne sont pas seulement les scènes les plus voluptueuses ou les plus osées que son pinceau ingénu s’attarde à peindre avec complaisance, ce sont aussi les plus cruelles. Et la sollicitation érotique trouve à se loger dans les peintures mêmes des atrocités qu’elle subit à Longchamp22. En témoigne notamment cet autoportrait de Suzanne en Madeleine pénitente, qui laisse à nouveau deviner le dévoilement de Phryné : « je me déshabillai, ou plutôt on m’arracha mon voile, on me dépouilla, et je pris cette robe. J’avais la tête nue, les pieds nus, mes longs cheveux tombaient sur mes épaules, et tout mon vêtement se réduisait à ce cilice que l’on me donna, à une chemise très dure, et à cette longue robe qui me prenait sous le cou et qui me descendait jusqu’aux pieds » (p. 109). Loin d’exhiber ses charmes, Suzanne les laisse imaginer en retraçant le dévoilement progressif du corps par le regard. Sous la peinture de l’effroi se manifeste ainsi une incitation à la volupté. La scène de macération qui suit immédiatement est plus suggestive encore : « on me déshabilla jusqu’à la ceinture, on me prit mes cheveux qui étaient épars sur mes épaules, on les rejeta sur un des côtés de mon cou, on me mit dans la main droite la discipline que je portais de la main gauche, et l’on commença le Miserere. Je compris ce que l’on attendait de moi, et je l’exécutai » (p. 110). Qu’un tel tableau puisse parler aux sens, et même s’adresser au « vice » du lecteur, Suzanne peut d’autant moins l’ignorer qu’elle en a fait l’expérience avec la supérieure de Sainte-Eutrope, lorsque celle-ci l’a priée de lui faire le récit détaillé de ses souffrances : « Raconte, mon enfant, dit-elle ; j’attends, je me sens les dispositions les plus pressantes à m’attendrir ; je ne pense pas avoir eu de ma vie un jour plus compatissant et plus affectueux… » (p. 143). La mémorialiste souligne d’ailleurs elle-même l’analogie frappante qui relie cette narration orale au récit qu’elle adresse à M. de Croismare : « Je commençai donc mon récit à peu près comme je viens de vous l’écrire. Je ne saurais vous dire l’effet qu’il produisit sur elle, les soupirs qu’elle poussa, les pleurs qu’elle versa » (p. 143). De quoi laisser percevoir que la longue lettre que Suzanne adresse à Croismare n’a d’autre privilège que d’être l’ultime variation sur les divers autoportraits qu’elle produit au sein même de l’histoire qu’elle relate. Mais cette scène permet surtout à Diderot de définir le pouvoir érotique de l’autoportrait chez Suzanne, le rappel de ses souffrances passées ne manquant pas d’exciter toutes les convoitises de la supérieure de Sainte-Eutrope : alors que tous ses mots expriment la compassion et la pitié, tous ses gestes trahissent la naissance d’un désir irrépressible 23.

Lorsque la picturalité de l’image que Suzanne offre d’elle-même ne peut être assumée dans le temps du récit, la mémorialiste introduit une conscience ostensiblement rétrospective de l’effet qu’elle dut produire sur celles ou ceux qui la regardaient. Ainsi de « la scène du reposoir », en présence de sœur Sainte-Ursule, puis de deux religieuses (p. 67-68) :

Ma compagne priait droite, moi, je me prosternai, mon front était appuyé contre la dernière marche de l’autel, et mes bras étaient étendus sur les marches supérieures. Je ne crois pas m’être jamais adressée à Dieu avec plus de consolation et de ferveur, le cœur me palpitait avec violence, j’oubliai en un instant tout ce qui m’environnait. Je ne sais combien je restai dans cette position, ni combien j’y serais encore restée, mais je fus un spectacle bien touchant, il faut le croire, pour ma compagne et pour les deux religieuses qui survinrent. Quand je me relevai, je crus être seule, je me trompais, elles étaient toutes les trois placées derrière moi, debout et fondant en larmes, elles n’avaient osé m’interrompre, elles attendaient que je sortisse de moi-même de l’état de transport et d’effusion où elles me voyaient. Quand je me retournai de leur côté, mon visage avait sans doute un caractère bien imposant, si j’en juge par l’effet qu’il produisit sur elles et par ce qu’elles ajoutèrent que je ressemblais alors à notre ancienne supérieure, lorsqu’elle nous consolait, et que ma vue leur avait causé le même tressaillement.

Par ce procédé récurrent de l’autoportrait indirect24, Suzanne peut affirmer l’innocence de celle qui ne saurait faire tableau qu’en ignorant tout de l’effet qu’elle produit. Nul hasard, bien sûr, si c’est précisément au sujet de l’innocente et « chaste Suzanne » que Diderot théorise l’importance de cette dénégation de la présence du spectateur : « Lorsque Suzanne s’expose nue à mes regards, en opposant aux regards des vieillards tous les voiles qui l’enveloppaient, Suzanne est chaste et le peintre aussi, ni l’un ni l’autre ne me savaient là »25. Si l’inscription de la picturalité dans le roman s’effectue bien au moyen de l’onomastique, tant le prénom de Suzanne est « fortement connoté »26, elle procède aussi de ce dispositif paradoxal où tout est disposé pour le spectateur tout en feignant de ne pas l’être. Encore faut-il souligner, néanmoins, que dans le cas des autoportraits de Suzanne, la duplicité du procédé de celle qui est à la fois modèle et peintre ne saurait manquer d’éveiller l’attention, tant le clivage est patent entre la figure qui est supposée s’être totalement absorbée dans l’oraison et celle qui se montre attentive aux moindres réactions de son entourage27.

Si paradoxales voire aberrantes qu’elles puissent paraître, de telles distorsions dans le jeu des perspectives et des focalisations narratives sont loin d’être rares dans un roman qui, à l’exemple de la Pamela de Richardson, « offre conjointement un roman de l’innocence et un roman de la séduction »28. On se gardera toutefois d’imputer une telle duplicité à Suzanne elle-même, ou plus généralement à la psyché féminine, comme semblent y inviter pourtant les derniers mots de ses mémoires (« je suis une femme, peut-être un peu coquette, que sais-je ? Mais c’est naturellement et sans artifice », p. 195). Selon toute apparence, pour Diderot, ce qui est en cause ici, c’est bien plutôt le dispositif pictural lui-même. Au-delà du prénom de Suzanne, qui inscrit le paradigme de la peinture au cœur de son identité romanesque, ce sont, à bien des égards, tous les autoportraits de Suzanne qui peuvent être lus (ou vus) comme autant de prosopopées de la Peinture, telle du moins que la conçoit Diderot. L’injonction faite à Suzanne par la supérieure de Sainte-Eutrope de se peindre en beauté martyrisée ne conduit-elle pas à répéter exactement celle que Diderot fait au peintre dans ses Essais sur la peinture : « Touche-moi, étonne-moi, déchire-moi, fais-moi tressaillir, pleurer, frémir, m’indigner d’abord ; tu récréeras mes yeux après, si tu peux ?29. N’est-ce pas à cette demande implicite du marquis de Croismare, cet amateur de tableaux, que répond Suzanne, à la fois peintre et modèle, tout au long de son récit ? C’est à cette lumière qu’on proposera, pour finir, de relire le dispositif de la « préface-annexe ».

Trompe-l’œil : l’efficace du simulacre

Comme l’a souligné Sarah Kofman, La Religieuse peut être lue comme une réplique ou un hommage au pouvoir illusionniste des tableaux de Chardin, autrement dit, comme « un texte qui exhibe le pouvoir magique de l’écriture de faire illusion, d’imiter le réel au point de berner non plus seulement les oiseaux, mais "vous et moi" » et qui « décrit, comme en abîme, la puissante efficace du simulacre »30. De cette efficacité du simulacre, la « préface-annexe » est, bien sûr, non seulement le manifeste, mais l’emblème. Remaniant le texte et les lettres diffusés par Grimm dans livraison du 15 mars 1770 de la Correspondance littéraire, Diderot ne se borne pas à y dévoiler les machines de l’Opéra (comme eût dit Fontenelle), à exhiber (et à s’attribuer) le mécanisme du complot collectif dont le véritable marquis de Croismare fut (peut-être) la victime innocente. Tout en démystifiant l’origine des mémoires de Suzanne, il prolonge la mystification en dramatisant et fictionnalisant le temps de la création. Même si le mot n’est attesté que quelques années après la publication de La Religieuse, en 1803, c’est sans doute la notion de « trompe-l’œil » qui décrit le mieux l’effet esthétique recherché par Diderot (l’effet pictural que désigne ce terme étant bien sûr antérieur à l’invention du mot). Ainsi que l’a montré Louis Marin (en s’appuyant notamment sur le dialogue de Félibien, Le Songe de Philomathe), l’effet propre au trompe-l’œil est tout à la fois de « tromper les yeux » et de « faire voir les choses comme elles sont » : le trompe-l’œil est donc « le comble de la représentation », il est « ce qui se tient encore dans la mesure de la représentation tout en dépassant le bord. Il se joue sur la limite de sa construction, en un lieu qui n’est pas encore hors d’elle, mais qui n’est plus tout à fait en elle »31. N'est-ce pas en ce lieu même que se situe la « préface-annexe », dont Diderot a voulu qu’elle soit placée après les mémoires de Suzanne ? Le dispositif élaboré par Diderot ne rejoint-il pas exactement le principe du trompe-l’œil, qui ne saurait produire son effet qu’en dénonçant le leurre sur lequel il repose ?32

C’est en se dénonçant comme tel que le trompe-l’œil ou le simulacre produit un « effet de réel » plus fort que le réel même. N’est-ce pas ce qu’atteste l’éloquente réaction du roi de Pologne et de son entourage à la lecture de la livraison du 15 mars 1770 de la Correspondance littéraire qui donnait à lire la première relation de « l’horrible complot » : « Il faut, avant de finir, que je vous dise, non pas un compliment mais une chose exactement vraie ; c’est que les larmes de tout un cercle et les sanglots du lecteur ont fait l’éloge de Susanne de la Marre, lorsqu’on lui entendit dire : "Maman, encore une grâce ! – Laquelle ? – Me bénir et vous en aller"33 » ? N’est-ce pas aussi ce que suggère l’anecdote fameuse (si suspecte soit-elle) de d’Alainville ajoutée par Diderot dans la « préface-annexe » en 1782 : « Qu’avez-vous donc ? lui dit M. d’Alainville ; comme vous voilà ! – Ce que j’ai, lui répondit M. Diderot ; je me désole d’un conte que je me fais… » (p. 198). On songera à la formule de Diderot dans ses Essais sur la peinture : « Un poète est un homme [d’une imagination forte] qui s’attendrit, qui s’effraye lui-même des fantômes qu’il se fait »34. S’il fallait se résoudre à faire mourir Suzanne, ce n’est donc pas en raison de l’échec supposé de la mystification qui ne serait pas parvenue à faire revenir Croismare à Paris, mais parce qu’il est de l’essence de Suzanne, pur simulacre, de disparaître, tel un vain fantôme, au moment où son leurre suscite la plus grande émotion et la plus grande convoitise. Car par nature, « elle peut seule­ment allumer le désir sans jamais le satisfaire puisque le "modèle" précisément n'existe pas, pas plus que le dieu dont les images pieuses et saintes impressionnent tant la foule »35. Aussi la folie de la Croix et la folie du cloître ne sont-elles pas que des repoussoirs pour Diderot. « Où est-ce qu’on voit des têtes obsédées par des spectres impurs qui les suivent et qui les agitent ? » s’exclame M. Manouri dans son mémoire (p. 101). En réalité, la contiguïté entre cette folie spectrale et le pouvoir de hantise propre à l’imagination poétique et picturale est évidente chez Diderot : « L’imagination me semble plus tenace que la mémoire. J’ai les tableaux de Raphaël plus présents que les vers de Corneille, que les beaux morceaux de Racine. Il y a des figures qui ne me quittent point du tout. Je les vois. Elles me suivent. Elles m’obsèdent […]. Comment ferais-je pour écarter ces spectres-là ?36 ». Dans La Religieuse, c’est bien cette efficace du simulacre, si puissante dans les rituels de la religion catholique, qu’il s’agit de capter, fût-ce pour la retourner contre elle.

En ce sens, La Religieuse peut être lue à la fois comme une illustration et une réfutation de la formule fameuse de Pascal : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux !37 ». Pour Pascal, « c’est une folie de gaspiller son temps à s’intéresser à des copies du réel, à des ombres, à des fantômes, alors que les originaux sont là, qui nous invitent à nous élever à la souveraine Beauté, à Dieu »38. Pour Diderot, à l’inverse, cette puissance paradoxale de la peinture attire une admiration on ne peut plus légitime et s’illustre exemplairement lorsque, comme c’est le cas de Suzanne et de ce dieu dont les images saintes hantent l’imaginaire chrétien, la copie ne renvoie à aucun original, et que le simulacre, ou le « fantôme », est dépourvu de tout référent.

1 Lettre à Meister du 27 septembre 1780 (Diderot, Correspondance, éd. Georges Roth, Paris, Minuit, 1970, t. XV, p. 191).

2 Voir Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1998.

3 Voir notamment Jacques Chouillet, « Le rôle de la peinture dans les clichés stylistiques et dramatiques de Diderot », Europe, n° 661, mai 1984, p. 

4 La Religieuse, éd. Florence Lotterie, Paris, GF Flammarion, 2009 p. 17 (dans les références suivantes, le numéro de pages entre parenthèses renvoie

5 Diderot, Entretiens sur le fils naturel, in Œuvres, éd. Laurent Versini, Paris, Robert Laffont, t. IV (1994), p. 1183.

6 Voir Alexis Ann Stanley, « Envisager le "tableau" en danse : esthétique et politique du ballet d’action », Fabula / Les colloques, La danse et les

7 Louis de Cahusac, La Danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse (1754), éd. Nathalie Lecompte, Laura Naudeix et Jean-Noël Laurenti

8 Jean-Georges Noverre, Lettres sur la danse (1760), Paris, Éditions du Sandre, 2006 [1978], Lettre I, p. 49.

9 C’est le terme qu’emploie Suzanne lorsqu’elle compare le portrait de la supérieure de Moni qu’elle porte sur elle avec les « simulacres » des « 

10 « En un sens élargi […], le "tableau vivant" désigne le moment où le corps, sans nécessairement faire référence à un tableau ou une sculpture

11 Voir Pierre Frantz, L’esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1998, p. 64-65. Rappelons que le tableau vivant devient

12 Les religieuses exercent sur le corps-pantin de Suzanne exactement la même action que la vieille fée avec les pantins du royaume de Kanoglou dans

13 Diderot, Salon de 1763, in Essais sur la peintureSalons de 1759, 1761, 1763, éd. Gita May et Jacques Chouillet, Paris, Hermann, 1984, p. 233 et

14 « L’effet de tableau du corps en sa nudité, c’est celui d’un tableau vivant qui stupéfie le discours. Devant le tribunal, Phryné fait tableau et

15 Salon de 1763, op. cit., p. 233.

16 Dans le vocabulaire esthétique du XVIIIe siècle, est intéressant ce qui provoque des sentiments, des passions et qui fait participer activement le

17 Sur l’importance de ces tableaux rhétoriques et ces hypotyposes dans le roman, voir notamment Jean-Marie Apostolidès, « La Religieuse et ses

18 Diderot, Pensées détachées sur la peinture, éd. citée, p. 447.

19 Voir ici-même les remarques d’Aurélia Gaillard (« Du coloris de La Religieuse de Diderot »).

20 Marcel Duchamp, Duchamp du signe. Écrits, Paris, Flammarion, 1975, p. 247.

21 « Cependant si le marquis, à qui l’on accorde le tact le plus délicat, venait à se persuader que ce n’est pas à sa bienfaisance, mais à son vice

22 Dans une lettre à Sophie Volland du 14 octobre 1762, Diderot écrit : « les grands effets naissent partout des idées voluptueuses entrelacées avec

23 Voir à ce sujet les célèbres analyses de Léo Spitzer, “The style of Diderot”, Linguistics and literary history, Princeton University Press, 1946, p

24 Voir Corinna Gepner, « L’autoportrait de la narratrice dans La Religieuse : les ruses du regard », Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, n° 17

25 Diderot, Pensées détachées sur la peinture, éd. citée, p. 419.

26 Anne Coudreuse, Le goût des larmes, op. cit., p. 160.

27 On ne suivra pas, sur ce point, l’analyse de Gerhardt Stenger qui considère que La Religieuse fonctionne exactement comme une représentation « où

28 Claire Jaquier, L’Erreur des désirs. Romans sensibles au XVIIIe siècle, Lausanne, Payot, 1998, p. 94. Sur les multiples imperceptions paradoxales

29 Essais sur la peinture, éd. citée, p. 56.

30 Sarah Kofman, Séductions, de Sartre à Héraclite, Galilée, 1990, p. 12. Sarah Kofman cite en note le texte célèbre de Diderot sur Chardin : « Ah

31 Louis Marin, « Imitation et trompe-l'œil dans la peinture au XVIIe siècle », in L’imitation : aliénation ou source de liberté ?, Rencontres de l'

32 Voir à ce sujet les remarques de Carole Talon-Hugon : « Tant qu’il trompe l’œil, il n’est pas un trompe-l’œil. Pour coïncider avec soi, il faut qu’

33 Friedrich Melchior Grimm, Correspondance privée de Frédéric Melchior Grimm, éd. Jochen Schlobach et Véronique Otto, avec la collaboration de Jean

34 Essais sur la peinture, Paris, Hermann, 1984, p. 45

35 Sarah Kofman, Séductions, op. cit., p. 16.

36 Diderot, Salon de 1761, éd. citée, p. 155-156. Voir Élise Pavy-Guilbert, « Le musée imaginaire de Diderot », Recherches sur Diderot et sur l’

37 Pascal, Pensées, fr. 74, éd. Philippe Sellier, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 179. Ce fragment, certes absent de l’édition de Port-Royal, a

38 Philippe Sellier, « Les tulipes et la peinture : vanités littéraires et humus augustinien », in La Morale des moralistes, éd. Jean Dagen, Paris

1 Lettre à Meister du 27 septembre 1780 (Diderot, Correspondance, éd. Georges Roth, Paris, Minuit, 1970, t. XV, p. 191).

2 Voir Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1998.

3 Voir notamment Jacques Chouillet, « Le rôle de la peinture dans les clichés stylistiques et dramatiques de Diderot », Europe, n° 661, mai 1984, p. 150-158 ; Jean Sgard, « La beauté convulsive de La Religieuse », dans L'Encyclopédie, Diderot, l'esthétique. Mélanges en hommage à Jacques Chouillet, éd. S. Auroux (et al.), PUF, 1991, p. 209-215 ; Anne Coudreuse, « Roman et peinture : l’exemple de La Religieuse », dans Le Goût des larmes au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1999, p. 157-167 ; Jean-Marie Apostolidès, « La religieuse et ses tableaux », Poétique, n° 137, 2004, p. 73-86 ; Christophe Martin, « La Religieuse » de Diderot, Paris, Folio, coll. « Foliothèque », 2010, p. 87-94. Voir aussi ici-même l’article d’Aurélia Gaillard.

4 La Religieuse, éd. Florence Lotterie, Paris, GF Flammarion, 2009 p. 17 (dans les références suivantes, le numéro de pages entre parenthèses renvoie à cette édition).

5 Diderot, Entretiens sur le fils naturel, in Œuvres, éd. Laurent Versini, Paris, Robert Laffont, t. IV (1994), p. 1183.

6 Voir Alexis Ann Stanley, « Envisager le "tableau" en danse : esthétique et politique du ballet d’action », Fabula / Les colloques, La danse et les arts (XVIIIe-XXe siècles), 2018, URL : http://www.fabula.org/colloques/document5352.php (page consultée le 2 octobre 2022).

7 Louis de Cahusac, La Danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse (1754), éd. Nathalie Lecompte, Laura Naudeix et Jean-Noël Laurenti, Paris, Éditions Desjonquères, 2004, p. 15.

8 Jean-Georges Noverre, Lettres sur la danse (1760), Paris, Éditions du Sandre, 2006 [1978], Lettre I, p. 49.

9 C’est le terme qu’emploie Suzanne lorsqu’elle compare le portrait de la supérieure de Moni qu’elle porte sur elle avec les « simulacres » des « saints personnages » habituellement exposés à « notre vénération » (p. 70). Sur cette question de l’image comme simulacre, voir « Diderot et les simulacres humains », dir. Aurélia Gaillard et Marie-Irène Igelmann, Lumières, n°31, 2018 et notamment l’article de Jean-Christophe Igalens, « Suzanne simulacre », p. 151-167. Voir aussi ici-même l’article d’Aurélia Gaillard.

10 « En un sens élargi […], le "tableau vivant" désigne le moment où le corps, sans nécessairement faire référence à un tableau ou une sculpture déterminés, fait tableau » (Bernard Vouilloux, Le tableau vivant, Phryné, l’orateur et le peintre, Paris, Flammarion, 2002, p. 31). Que le tableau vivant ait des affinités profondes avec la religion chrétienne, c’est ce que suggère son origine probable dans les mystères religieux du Moyen Âge.

11 Voir Pierre Frantz, L’esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1998, p. 64-65. Rappelons que le tableau vivant devient un genre autonome précisément durant la période de composition de La Religieuse, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle (voir à ce sujet Carole Halimi, « Tableau vivant et Néo-classicisme : un genre pour un style », Travaux et Recherches de l'UMLV, Université de Marne-la-Vallée, 2004, n° 10, p. 89-112).

12 Les religieuses exercent sur le corps-pantin de Suzanne exactement la même action que la vieille fée avec les pantins du royaume de Kanoglou dans Les Bijoux indiscrets : « Si quelques pantins exécutaient leurs mouvements de mauvaise grâce, ne levaient pas assez les bras, ne fléchissaient pas assez les jambes ; la fée rompait leurs attaches d’un coup d’arrière-main, et ils devenaient paralytiques » (Diderot, Les Bijoux indiscrets, éd. Jean-Christophe Abramovici, in Diderot, Contes et romans, dir. Michel Delon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 202).

13 Diderot, Salon de 1763, in Essais sur la peintureSalons de 1759, 1761, 1763, éd. Gita May et Jacques Chouillet, Paris, Hermann, 1984, p. 233 et Pensées détachées sur la peinture (1776-1777), éd. E. M. Bukdahl, M. Delon et A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1995, p. 401. Sur les jugements de Diderot sur le tableau de Baudoin, voir Bernard Vouilloux, Le tableau vivant, op. cit., p. 198-205.

14 « L’effet de tableau du corps en sa nudité, c’est celui d’un tableau vivant qui stupéfie le discours. Devant le tribunal, Phryné fait tableau et fait signe : sa beauté, attestée par les images de la déesse dont elle tient lieu figurativement, sidère les juges et emporte leur pardon » (B. Vouilloux, ibid., p. 38).

15 Salon de 1763, op. cit., p. 233.

16 Dans le vocabulaire esthétique du XVIIIe siècle, est intéressant ce qui provoque des sentiments, des passions et qui fait participer activement le spectateur à l’événement représenté par la scène ou le tableau.

17 Sur l’importance de ces tableaux rhétoriques et ces hypotyposes dans le roman, voir notamment Jean-Marie Apostolidès, « La Religieuse et ses tableaux », art. cité, et Berthiaume, « La Religieuse de Denis Diderot ou l’hypotypose spéculaire », art. cité.

18 Diderot, Pensées détachées sur la peinture, éd. citée, p. 447.

19 Voir ici-même les remarques d’Aurélia Gaillard (« Du coloris de La Religieuse de Diderot »).

20 Marcel Duchamp, Duchamp du signe. Écrits, Paris, Flammarion, 1975, p. 247.

21 « Cependant si le marquis, à qui l’on accorde le tact le plus délicat, venait à se persuader que ce n’est pas à sa bienfaisance, mais à son vice que je m’adresse, que penserait-il de moi ? » (p. 194-195). Pour Diderot, le plaisir procuré par la peinture est souvent indissociable de ce « vice », en tout cas pour les nudités : « c’est moins peut-être le talent de l’artiste qui nous arrête que notre vice » (Salon de 1759, éd. citée, p. 92).

22 Dans une lettre à Sophie Volland du 14 octobre 1762, Diderot écrit : « les grands effets naissent partout des idées voluptueuses entrelacées avec les idées terribles […]. Voilà le modèle de toutes les choses sublimes. C’est alors que l’âme s’ouvre au plaisir et frissonne d’horreur. Ces sensations mêlées la tiennent dans une situation tout à fait étrange » (Diderot, Correspondance, éd. J. Roth et J. Varloot, Paris, Minuit, tome IV, p. 195).

23 Voir à ce sujet les célèbres analyses de Léo Spitzer, “The style of Diderot”, Linguistics and literary history, Princeton University Press, 1946, p. 135-151.

24 Voir Corinna Gepner, « L’autoportrait de la narratrice dans La Religieuse : les ruses du regard », Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, n° 17, 1994, p. 57.

25 Diderot, Pensées détachées sur la peinture, éd. citée, p. 419.

26 Anne Coudreuse, Le goût des larmes, op. cit., p. 160.

27 On ne suivra pas, sur ce point, l’analyse de Gerhardt Stenger qui considère que La Religieuse fonctionne exactement comme une représentation « où les acteurs agissent en vase clos, sans égard au jugement du spectateur indiscret » (« La Préface-annexe : un conte oublié de Diderot ? », SVEC, 260, 1989, p. 322).

28 Claire Jaquier, L’Erreur des désirs. Romans sensibles au XVIIIe siècle, Lausanne, Payot, 1998, p. 94. Sur les multiples imperceptions paradoxales et les focalisations aberrantes dans le roman de Diderot, voir Christophe Martin, “La Religieuse” de Diderot, op. cit., p. 142-146.

29 Essais sur la peinture, éd. citée, p. 56.

30 Sarah Kofman, Séductions, de Sartre à Héraclite, Galilée, 1990, p. 12. Sarah Kofman cite en note le texte célèbre de Diderot sur Chardin : « Ah, mon ami, crachez sur le rideau d’Apelle et sur les raisins de Zeuxis. On trompe sans peine un artiste impatient, et les animaux sont mauvais juges en peinture [...]. Mais c'est vous, c'est moi que Chardin trompera quand il le voudra » (Salon de 1763, éd. citée, p. 221). Sur l’efficacité de l’image et du simulacre dans La Religieuse, voir aussi Jean-Christophe Igalens, « Suzanne simulacre », art. cité.

31 Louis Marin, « Imitation et trompe-l'œil dans la peinture au XVIIe siècle », in L’imitation : aliénation ou source de liberté ?, Rencontres de l'École du Louvre, Paris, La documentation française, 1984, p. 188 et 190.

32 Voir à ce sujet les remarques de Carole Talon-Hugon : « Tant qu’il trompe l’œil, il n’est pas un trompe-l’œil. Pour coïncider avec soi, il faut qu’il cesse de coïncider avec ce qu’il feint. […] Si on en restait là, à ce moment du leurre, le trompe-l’œil n’existerait jamais, en tant que genre pictural, dans la conscience du spectateur » (« Trompe-l’œil et mimesis », in Esthétiques en chantier, n° 24, 1994, p. 79).

33 Friedrich Melchior Grimm, Correspondance privée de Frédéric Melchior Grimm, éd. Jochen Schlobach et Véronique Otto, avec la collaboration de Jean de Booy, Silvia Eichhorn Jung, Sergueï Karp et al., Genève, Éditions Slatkine, vol. 9, 2009, p. 236.

34 Essais sur la peinture, Paris, Hermann, 1984, p. 45

35 Sarah Kofman, Séductions, op. cit., p. 16.

36 Diderot, Salon de 1761, éd. citée, p. 155-156. Voir Élise Pavy-Guilbert, « Le musée imaginaire de Diderot », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie [En ligne], 50 | 2015, mis en ligne le 25 novembre 2017. URL : https://journals.openedition.org/rde/5282

37 Pascal, Pensées, fr. 74, éd. Philippe Sellier, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 179. Ce fragment, certes absent de l’édition de Port-Royal, a été publié par le père Desmolets en 1728. Diderot a donc pu en avoir connaissance (Voltaire le commente dans ses « Nouvelles remarques sur les Pensées » de 1742). Sur l’importance du dialogue avec Pascal dans la pensée de Diderot, voir Nakagawa Hisayasu, « Trois Pascal dans la pensée de Diderot », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, n° 7, 1989, p. 23-41.

38 Philippe Sellier, « Les tulipes et la peinture : vanités littéraires et humus augustinien », in La Morale des moralistes, éd. Jean Dagen, Paris, Champion, 1999, p. 147.

Christophe Martin

Christophe Martin est professeur de littérature française à Sorbonne Université. Spécialiste du XVIIIe siècle et en particulier de Rousseau, Marivaux, Fontenelle, Montesquieu et Diderot, ses recherches portent principalement sur les liens entre fiction et philosophie au siècle des Lumières. Il est l’auteur de Espaces du féminin dans le roman français du XVIIIe siècle (SVEC, Voltaire Foundation, 2004) ; « Dangereux Suppléments ». L’illustration du roman en France au dix-huitième siècle (Peeters, 2005) ; « éducations négatives ». Fictions d’expérimentation pédagogique au XVIIIe siècle (Garnier, 2010) ; « La Religieuse » de Diderot (Gallimard, 2010) ; Mémoires d’une inconnue. Étude de « La Vie de Marianne » de Marivaux (Rouen, PURH, 2014) ; L’Esprit des Lumières. Histoire, littérature, philosophie (Armand Colin, 2017) ; La Philosophie des amants. Essai sur « La Nouvelle Héloïse » (Sorbonne Université Presses, 2021).