On peut considérer que tout ce qui était important a déjà été dit sur La Religieuse de Diderot, et plusieurs fois, de diverses manières, selon divers systèmes de pensée et visions du monde2. Mon étude s’approche de l’exercice de l’étude littéraire mais en visant spécifiquement la manière dont se traduit, dans le détail du texte, le refus de choix sur lequel repose la poétique de Diderot. Cette caractéristique tend à rend bancal ou répétitif un discours critique général qui glisse assez naturellement vers l’aporie oscillatoire d’un « en même temps » qui n’éclaire pas vraiment le texte (La Religieuse joue sur l’immersion maximale et en même temps sur la distanciation maximale). Or, ce constat sur lequel s’accorde la critique d’un texte écartelé entre des programmes contradictoires révèle toute sa productivité poétique et sa richesse sémantique dans le passage autour de la cérémonie des vœux à Longchamp, au moment où Suzanne a dû dire « oui », pour peu qu’on lui applique une lecture de près.
La séquence en question est située juste après l’entrée de Suzanne dans son deuxième couvent. Elle inclut la prononciation des vœux de Suzanne, scène clé dans l’économie du roman qui est précédée de la présentation du personnage et du rôle de la mère de Moni, mère supérieure caractérisée par sa forte spiritualité et son charisme mystique. Suzanne vient d’arriver au couvent de Longchamp, après le scandale de son refus de prononciation de ses vœux à Sainte-Marie. Elle doit donc refaire tout le parcours : noviciat puis profession au couvent de Longchamp. La séquence est caractérisée par sa nature particulièrement composite (tableaux, présentation de personnage, scène, informations, citation du billet de la mère). Au-delà de son hétérogénéité formelle, elle illustre les visées multiples et contradictoires du texte, contradictions cristallisées de manière tout à faire exemplaire par le personnage qui aimante la séquence : la bonne mère supérieure de Moni.
Cette dizaine de pages comporte trois mouvements successifs, d’abord les interventions de Madame de Moni pour « aider » Suzanne du début du passage « Les supérieures à Longchamp », (p. 40), à « Je n’ai plus qu’un souci c’est de garder de la modération dans les premiers moments » (p. 45) ; puis la page correspondant au moment de la cérémonie de prononciation des vœux et au constat d’amnésie qui la suit, de « Elle était à peine sortie » (p. 45) à « et s’il y est quoiqu’il paraisse y être » (p. 47) ; et enfin les suites de cette journée avec la triple mort des parents de Suzanne et de la mère de Moni de « je fis dans la même année trois pertes intéressantes » (p. 47), jusqu’à la fin « la seconde fête de Noël » (p. 50).
Cette triple séquence est très importante à divers égards. Elle est éminemment fonctionnelle puisqu’elle comporte l’élément clé pour l’intrigue de la cérémonie de prononciation des vœux, elle donne aussi les informations sur les morts successives de Madame de Moni et des parents de Suzanne. Elle est très élaborée et composée dans le sens de la variété et du contraste pour accentuer les effets de dramatisation du texte, une dramatisation renforcée par l’attention particulière accordée dans le passage à la mère de Moni, personnage de mystique flamboyante et créative qui aimante l’épisode. Pourtant, la séquence est travaillée par le vide, le creux, le négatif parce que cette scène essentielle doit rester nulle et non avenue pour que le plaidoyer de Suzanne puisse bien fonctionner, c’est- à- dire afin que Suzanne puisse soutenir qu’elle n’a, de fait, pas vraiment prononcé des vœux, car elle était dans un état second et comme absente de sa réalité à ce moment-là. La séquence présente donc plusieurs enjeux qui recouvrent des visées différentes du texte :
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Elle est orchestrée pour susciter des émotions intenses par le biais d’une esthétique du contraste et des répétitions avec variations. Elle repose sur l’esthétique funèbre de la religion chrétienne et sur les ornements de la mystique que Diderot se plaît à déployer.
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Elle est construite pour persuader le marquis de Croismare, et le lecteur, du caractère nul de vœux prononcés de cette manière et dans cet état. Elle joue un rôle clé dans la logique argumentative du plaidoyer de Suzanne, qui doit être absente de la scène de la cérémonie de ses propres vœux.
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Elle est écrite pour faire réfléchir le lecteur aux incohérences et à l’artifice de ce récit mais aussi, plus largement, aux incohérences du mysticisme et de toute forme de connexion avec l’au-delà.
Le choix de Diderot afin de remplir ces différents programmes est donc de dramatiser les moments qui précèdent et suivent la prononciation des vœux, à savoir les tentatives de « connexion » avec le ciel de la mère de Moni. La partie centrale du texte est comme une longue absence qu’il importe, pour le propos de Suzanne, d’évoquer sans la raconter. La dernière partie du texte fait le solde des morts qui suivent cette prononciation de vœux qui apparaît, par le découpage et la succession des moments de la séquence, comme une forme de malédiction.
Dans le cadre de cette étude qui se présente comme le commentaire d’une dizaine de pages cruciales dans l’économie du roman, on étudiera la manière dont cette séquence met en œuvre une dramatisation hyperbolique et esthétisée des passions tout en évidant la représentation proprement dite pour la remplacer par une représentation en creux, seule susceptible de ménager le principe de l’absence à soi de Suzanne pendant la cérémonie des vœux, pour finalement montrer en quoi la séquence permet une lecture critique de la communication mystique, à travers l’énigme du personnage de la mère de Moni et plus largement les contradictions du texte. De ce fait, cette séquence plus que tout autre encore est travaillée par deux tendances divergentes que Diderot explore pleinement : dramatiser la présence pour plus d’intensité, s’absenter pour prendre de la distance, puis revenir à la présence, mais d’une autre manière, sur un mode critique.
Dramatisations hyperboliques : l’esthétique funèbre du christianisme
Dramatisation des images et des corps
Les diverses évocations de Longchamp qui figurent dans la séquence étudiée se situent dans l’exact prolongement atmosphérique de la scène d’entrée à Longchamp : « C’était le soir ; on apporta des bougies, je m’assis, je me mis au clavecin […] et je chantai sans y entendre finesse, par habitude, parce que le morceau m’était familier : Tristes apprêts, pâles flambeaux, jour plus affreux que les ténèbres… », (p. 38). La veille du noviciat se passe en une nuit de prière (p. 43) que la Supérieure compose comme un spectacle sons et lumières, allant éveiller les sœurs pour qu’elles prient dans l’église, dans l’obscurité, en une décomposition des sons et des images parfaitement saisissante et s’achevant sur une prière à Dieu de rétablir son lien avec elle :
Cette prière se fit d’abord en silence, ensuite elle éteignit les Lumières, toutes récitèrent ensemble le Miserere, excepté la supérieure qui prosternée au pied des autels, se macérait cruellement en disant : Ô Dieu ! […] (p. 43).
Ce soin à composer des tableaux voire des spectacles totaux se manifeste de la même manière dans la mise en scène de ses derniers instants où l’on retrouve les mêmes couleurs et le même décor que dans l’entrée à Longchamp et dans les complies qui précèdent la scène des vœux. Dans ce dernier tableau, la mère de Moni ne se macère pas, mais la scène a lieu dans sa chambre où elle a fait placer sa propre bière :
à l’approche de la mort elle se fit habiller ; elle était étendue sur son lit ; on lui administra les derniers sacrements, elle tenait un Christ entre ses bras. C’était la nuit, la lueur des flambeaux éclairait cette scène lugubre. Nous l’entourions, nous fondions en larmes, sa cellule retentissait de cris, lorsque tout à coup ses yeux brillèrent ; elle se releva brusquement, elle parla [..], p. 48.
Le sens du spectacle lugubre marque les deux scènes, nocturnes, pourvues d’un décor et d’accessoires, agrémentées de jeux d’ombres et de lumières et enfin dotées d’une bande son élaborée, avec un chœur de cris ou de prières en fond sonore et la parole adressée directement à Dieu par la prophétesse.
Le personnage est celui de la bonne mère, c’est ainsi que la plupart des critiques ont tendance à la présenter, suivant Suzanne elle-même qui fait une évocation constamment élogieuse du personnage : « cette digne religieuse » (p. 47), « cette femme rare » (p. 48). Rien d’étonnant donc à ce que la mère de Moni soit l’un des personnages qui se détache le plus nettement du récit et qui soit l’un des plus incarnés. Avec Suzanne elle-même et madame ***, la supérieure de Sainte-Eutrope, elle est l’un des personnages qui ont le plus de présence corporelle et notamment l’un des seuls à avoir droit à un portrait, c’est-à-dire un portrait véritable qui s’appuie sur une forme de réalisme. Certes le portrait textuel est précédé d’une sorte de relais imagé comme Diderot en use dans les nombreux pseudo-portraits du texte3 mais contrairement à quasiment tous les visages évoqués par Diderot, celui de la mère de Moni est doté de certains traits que l’on pourrait dessiner :
En vérité cette femme était née pour être prophétesse, elle en avait le visage et le caractère. Elle avait été belle, mais l’âge en s’affaissant ses traits et y pratiquant de grands plis avait encore ajouté de la dignité à sa physionomie ; elle avait les yeux petits, mais ils semblaient ou regarder en elle-même, ou traverser les objets voisins et démêler au-delà, à une grande distance, toujours dans le passé ou dans l’avenir. (p. 45)
La Religieuse est par excellence un roman du déchiffrement des signes corporels et Diderot fait preuve en la matière d’une grande virtuosité4. Il met en application tout son intérêt pour l’expressivité du corps mais aussi la question de la traduction d’un type de langage dans un autre5. Jacques Proust a souligné le caractère assez figé de cette grammaire des mouvements et des gestes que Diderot reprend largement à la peinture6 tandis que Flavio Luoni a minutieusement décrypté la rhétorique des corps déployée par le texte en faisant une série de remarques importantes, notamment sur la transitivité entre les espaces et les corps dans ce texte7. Comme tous les autres corps évoqués par le récit de Suzanne, la mère de Moni est un corps éminemment expressif, enchaînant sans solution de continuité toutes les postures et figures de la grammaire des passions propres à la pantomime diderotienne :
« Allons mon enfant, mettons-nous à genoux et prions… Alors elle se prosternait, elle priait haut […] peu à peu on était entraîné, on s’unissait à elle l’âme tressaillait et l’on partageait ses transports » (p. 41)
/«Cependant elle m’entreprit, elle s’échauffa peu à peu, à mesure que ma douleur tomait son enthousiasme croissait ; elle se jeta subitement à genoux » (p. 42)
/« Elle ne parla plus ; elle se releva, elle fondait en larmes, elle me prit par la main, et me serrant entre ses bras : ‘Ah ! Chère enfant […] » (p. 43),
/« […] je me mis à pleurer, elle aussi, je me jetai à ses pieds, elle me bénit, me releva, m’embrassa et me renvoya en me disant […]. », (ibid.) « elle se releva brusquement, elle parla » (p. 48).
L’effet de répétition est accentué par la succession de verbes de mouvements au passé simple et enchaînés dans des phrases simples. Les répétitions des mêmes mouvements et séquences gestuelles, leur enchaînement et les variations dans leurs effets incarnent dans les corps un événement qui a été explicité dès le début et est également pris en charge par les discours des personnages : la perte de lien avec le divin qui vient frapper la mère de Moni au contact de l’espèce d’opacité spirituelle de Suzanne8.
Dramatisation du temps
Le passage est aussi marqué par un travail sur les différences de rythmes et de tempo en jouant sur diverses alternances : alternance entre scènes et ellipses, entre récit itératif et singulatif. Cette marqueterie minutieuse est scandée par les compléments de temps qui opèrent des modulations et des circulations entre événements répétitifs et scènes survenues une seule fois, et en général accompagnées d’une citation directe :
« Quelquefois il se renouvelait avec force mais aussitôt je recourais à ma bonne supérieure qui m’embrassait […] » (p. 41)
« un jour que je me sentais plus incertaine et plus abattue que jamais, j’allai dans sa cellule » (p. 42)
« La veille de ma profession j’allai la voir, elle était d’une mélancolie égale à la mienne » (p. 43).
La dramatisation du temps dans le passage repose également, et avant tout, sur le sentiment d’imminence, tout le passage tournant autour de l’imminence de la prononciation des vœux, en principe irrévocables, mais aussi de la mort qui rôde voire qu’on appelle9. Ce sentiment d’imminence est créé par la reprise d’expressions synonymes, qu’elles portent sur l’imminence de la prononciation des vœux ou celle de la mort physique que souhaite la mère de Moni : « le sentiment secret que je m’avançais pas à pas vers l’entrée d’un état pour lequel je n’étais point faite. » (p. 41) ; « à l’approche de ma profession » (p. 42) ; « Cette digne religieuse sentit de loin son heure approcher », (p. 47), ou de la mort que sent venir la mère de Suzanne (« Brûlez la lettre, et quand vous saurez que je ne suis plus, ce qui sera bientôt, vous ferez dire une messe pour moi et vous y renouvellerez vos vœux car je désire toujours que vous demeuriez en religion […]. », p. 50.) On voit que le thème funèbre tresse inextricablement la mort physique des personnes entourant Suzanne et la mort symbolique de son entrée définitive dans les ordres.
Dramatisation des paroles
La séquence décline également toutes les formes de dramatisation de la parole en entrecroisant différents niveaux de communication : communication de la Supérieure avec les parents de Suzanne, communication entre les religieuses et la supérieure, commerce de la supérieure directement avec Dieu. De ce fait, les paroles mémorables ponctuent le texte mais c’est aussi le cas des silences tragiques qui manifestent par contraste la rupture de la communication avec Dieu.
Les paroles in articulo mortis sont au nombre de deux dans le passage, celles de la mère de Suzanne et les dernières paroles de la mère de Moni. La mère de Suzanne lui fait parvenir cinquante louis et un long « billet » qui ouvre vers l’horizon du roman de mœurs, avec une satire assez convenue de la cupidité. Les dernières paroles de la bonne supérieure font l’objet d’un traitement plus complexe. On a vu que les paroles rapportées de la Mère de Moni étaient l’une des scansions essentielles des spectacles lugubres qui mêlent images (chorégraphie des corps, ombres et lumières) et sons (fond sonore, prières chorales, paroles rapportées). Ses « dernières paroles » sont déclinées sous deux formes : les dernières paroles qu’elle prononce, qui sont rapportées textuellement (« Approchez toutes que je vous embrasse ; venez recevoir ma bénédiction et mes adieux… C’est en prononçant ces dernières paroles que trépassa cette femme rare […] », p. 48) et un texte dont Suzanne souligne l’existence et la beauté :
Elle a laissé quinze méditations qui me semblent à moi de la plus grande beauté. J’en ai une copie. Si quelque jour vous étiez curieux de voir les idées que cet instant suggère, je vous les communiquerais ; elles sont intitulées Les Derniers Instants de la sœur de Moni. (p. 48)
Tout concourt à mettre en relief ce texte absent, monument textuel (le titre en italiques monumentalise le texte absent en inscrivant sa matérialité typographique dans le récit) non donné au lecteur mais construit comme un objet esthétique éminemment désirable. La série des trois morts est soulignée par la narratrice elle-même avec un traitement ostensiblement inégal : madame de Moni reçoit évidemment beaucoup plus d’attention que la mort de la mère et leurs dernières paroles sont en contraste absolu (mesquinerie et égocentrisme d’un côté, y compris dans le marchandage auquel procède la mère en chargeant Suzanne de tout le fardeau de son salut, beauté mystique absolue de l’autre). Quant à la mort du père supposé, elle est expédiée significativement en moins de trois propositions sobrement juxtaposées (« il était âgé, il avait beaucoup travaillé, il s’éteignit », p. 47), qui scelle l’absence d’intérêt du personnage dont la perte n’est pas si « intéressante » finalement.
Au terme de cette première partie et sans vouloir détailler davantage, on est frappé par l’extraordinaire virtuosité technique du passage qui déploie un grand nombre de dispositifs visant à mettre en spectacle l’imminence des vœux et de la mort, en jouant sur des variations sur les images, les temporalités et les paroles afin de faire de la séquence un modèle d’esthétique funèbre chrétienne. Mais le texte de Diderot poursuit un autre objectif que de créer un effet d’intense pathétique en mobilisant toutes les sensations du lecteur.
Une rhétorique du vide au service du plaidoyer de Suzanne
La séquence impose en effet un complexe cahier des charges au romancier puisque le moment de la prononciation des vœux qui aimante tout le passage ne peut pas être représenté pour une raison rhétorico-logique essentielle : Suzanne ne peut pas représenter un consentement dont son récit et son mémoire seront la réfutation. Diderot déploie donc tous les moyens indirects visant à suggérer que la scène est nulle et non avenue dans la vie de Suzanne en soulignant par de multiples procédés la passivité du personnage.
Passivité de Suzanne
Cette passivité se manifeste à plusieurs niveaux que je me contenterai ici d’énumérer rapidement : Suzanne personnage est très faiblement présente dans les dialogues rapportés où elle s’exprime par phrases courtes (« je suis stupide ») et monosyllabes (« profondément. », « oui ») ; l’usage des isolexismes accentue le caractère automatique et mécanique des actions accomplies (« le temps de prendre l’habit arriva et je le pris », p. 41) ; les formes négatives saturent le dialogue entre Suzanne et la Supérieure le matin précédant la cérémonie, les répliques de la supérieure étant comme absorbées et neutralisées par la compacité de Suzanne :
N’avez-vous pensé à rien pendant la nuit ?- Non. – Vous n’avez fait aucun rêve ? –Aucun. Qu’est ce qui se passe à présent dans votre âme ? – Je suis stupide ; j’obéis à mon sort, sans répugnance et sans goût ; je sens que la nécessité m’entraîne et je me laisse aller. Ah ! ma chère Mère je ne sens rien […] Je suis imbécile, je ne saurais même pleurer. (p. 44)
La passivité minérale de Suzanne est encore renforcée par l’incompréhension qui domine le passage avec la présence du fameux « je ne sais » plusieurs fois souligné par la critique :
En effet je ne sais ce qui s’était passé en elle, si je lui avais inspiré une méfiance de ses forces qui ne s’est plus dissipée, si je l’avais rendue timide, ou si j’avais vraiment rompu son commerce avec le Ciel. (p. 43)
Incapable de jugement et de pensée dans le passé, Suzanne prolonge sa passivité dans le présent de la narration en ne prenant pas parti entre différentes interprétations de la rupture de ce commerce.
Un vide au cœur de la séquence
La cérémonie des vœux est une béance au cœur d’un texte déjà très lacunaire et elliptique. La séquence débute en effet sur l’ellipse des années mornes du deuxième noviciat mais l’ellipse de la cérémonie des vœux est d’un autre ordre, puisqu’elle correspond à une scène clé et non à une sorte de temps mort qu’on abrège comme le second noviciat. On retrouve la passivité de Suzanne qui était déjà marquée dans les scènes de communion mystique avec la mère de Moni mais cette passivité devient hyperbolique dans la cérémonie elle-même qui rejoue la première cérémonie en renouvelant la scène de déshabillage et d’habillage : « on m’ôta » et « l’on me revêtit ». L’absence à elle-même de Suzanne est soulignée dans les formes syntaxiques dominées par la négation :
[…] Je fus prêchée bien ou mal, je n’entendis rien. On disposa de moi pendant toute cette matinée qui a été nulle dans ma vie, car je n’en ai jamais connu la durée ; je ne m’aperçus de rien je ne sais ni ce que j’ai fait, ni ce que j’ai dit. On m’a sans doute interrogée, j’ai sans doute répondu, j’ai prononcé des vœux, mais je n’en ai nulle mémoire […]. (p. 46)
Le sujet grammatical qui domine toute la scène est un « on » qui reprend « la mère des novices et mes compagnes » utilisé une fois au début de la scène des vœux puis n’est jamais reprécisé. On retrouve également le procédé de l’isolexisme comme signe stylistique de la passivité, mais ici, dans cet apogée de la passivité, dans l’état catatonique qui frappe Suzanne, même l’automatisme ne fonctionne pas bien :
On me disait ce qu’il fallait faire ; on était souvent obligé de me le répéter, car je n’entendais pas de la première fois, et je le faisais […].(p. 45-46)
Le passage décrit avec une précision clinique le phénomène d’amnésie post-traumatique, la passivité étant accompagnée d’une forme d’éloignement sensoriel de Suzanne à qui tout parvient comme assourdi. L’un des dispositifs de sourdine est le « on m’a dit que » qui vient signaler la recherche d’informations de seconde main, le corps et l’esprit ayant cessé de relayer la perception de la scène. L’assourdissement se traduit aussi par une perte de certitude, la confusion et l’imprécision des données (« on m’a sans doute interrogée, j’ai sans doute répondu », p. 46). Il est inutile de revenir en détail sur le rôle de la figure de l’automate10 dont le terme est explicité dans la scène des vœux (« j’étais presque réduite à l’état d’automate », p. 45) ou sur la présence d’actions réflexes (« Cependant les cloches sonnèrent ; je descendis », p. 46.), tous phénomènes de mécanisation du vivant rendus sensibles stylistiquement par l’usage de la juxtaposition et la tendance à la parataxe dans toute la cérémonie des vœux. La succession de phrases juxtaposées souligne un effet d’hébétude par ailleurs plusieurs fois réaffirmé : « On disposa de moi pendant toute cette matinée qui a été nulle dans ma vie » (p. 46).
L’important, à ce stade de notre étude, est de noter que tous les procédés visant à accentuer le caractère passif et le retrait de Suzanne de la scène de ses vœux contribuent à renforcer l’argument majeur et du récit et du mémoire judiciaire : du fait de l’état de sidération dans lequel Suzanne se trouvait, la prononciation des vœux n’a pas été faite de manière consentie11. Comme la journée est « nulle », les vœux le sont aussi. D’où la double interpellation solennelle au marquis et à Dieu, située au milieu du passage et juste après la scène non racontée : « Eh bien, monsieur, quoique je n’aie pas réclamé à longtemps comme j’avais fait à Sainte-Marie, me croyez vous plus engagée ? J’en appelle à votre jugement, j’en appelle au jugement de Dieu. » (p. 46).
Mises à distance
Outre sa portée esthético-pathétique et sa fonction rhétorique, la séquence peut se lire également comme un monument d’ironie qui rassemble un grand nombre de procédés venant miner l’illusion, l’hallucination mais aussi la cohérence argumentative du passage. Force est de constater que le travail de sape de Diderot est aussi minutieux et virtuose que les deux programmes précédents.
Les incohérences
Quel que soit le terme que l’on choisisse (« bévue », « incohérences », « aperceptions ») et quelle que soit l’interprétation que l’on choisisse d’en faire (l’interprétation psychopathologique fonctionne parfaitement bien dans ce cas12), il est indéniable que le passage concentre un grand nombre d’infractions, impossibilités et absurdités qui éveillent l’attention du lecteur.
Tout le texte de Diderot met l’accent sur la mise à distance de la matérialité de l’écriture. On la trouve bien illustrée ici puisque la mère de Suzanne lui transmet un petit paquet : « cinquante louis avec un billet, enveloppés et cousus dans un morceau de linge », p. 48. En fait de « billet », la missive est assez longue (1 page et demi) et elle constitue l’une des deux infractions logiques majeures du texte. Florence Lotterie souligne en note que le billet comporte la plus grosse incohérence du texte : « mais heureusement mon dépositaire était venu la veille et je lui avais remis ce petit paquet avec cette lettre qu’il a écrite sous ma dictée », p. 49-50.
L’autre problème du texte en terme de cohérence logique est le pouvoir de Suzanne de voir les autres la regarder pendant qu’elle dort. Christophe Martin a interprété ce qu’il qualifie d’« aperception » dans le récit de Suzanne comme une sorte d’infirmité psychique d’un personnage abîmé par les effets du cloître dans sa capacité même à appréhender le monde et les autres. Ainsi, la dissonance cognitive de la description du visage de la mère de Moni la contemplant tandis qu’elle dort a pu faire l’objet d’interprétations psychanalytiques et psychopathologiques très convaincantes (« elle me regardait, l’inquiétude, le trouble et la douleur se succédaient sur son visage, et c’est ainsi qu’elle m’apparut lorsque j’ouvris les yeux », p. 44).
Jean-Christophe Abramovici a traqué la démultiplication des textes et l’insistance sur la matérialité de l’écriture palimpseste dans tout le roman13 ; or, ce passage en particulier présente une forme de concentration d’écrits, réclamés comme une preuve, mentionnés, mal scellés ou scellés trop tôt, dérobés, cousus dans du linge avec de l’argent, existant quelque part, à tel point que cette accumulation chaotique ne peut qu’attirer l’attention du lecteur sur l’artifice de la séquence.
Le double sens sexuel systématique de la relation mystique
On sait (et Diderot, surtout, le sait) que les écrits mystiques peuvent égaler les récits libertins les plus torrides, tant la sublimation de la pulsion sexuelle y est à l’œuvre. Diderot s’engage pleinement dans le double décryptage du discours mystique. La transe et la communion mystique sont représentées comme un phénomène de contagion qui a beaucoup intéressé Diderot à propos de l’hystérie féminine (« quelques unes m’ont dit qu’elles sentaient naître en elles le besoin d’être consolées comme celui d’un très grand plaisir », p. 42). Mais de manière encore plus appuyée (et facétieuse sans doute), le choix des termes n’a rien d’anodin puisque la description du mécanisme de communion divine s’appuie sur un vocabulaire sexuel masculin de l’éjaculation et de la pénétration dont voici un bref échantillon :
« Ses pensées, ses expressions, ses images pénétraient jusqu’au fond du cœur » (p. 41)
« Cependant elle m’entreprit, elle s’échauffa peu à peu, à mesure que ma douleur tombait son enthousiasme croissait. » (p. 42)
« Je n’ai qu’un jet mais il est violent, et ce n’est pas avec vous qu’il doit s’exhaler » (p. 45).
Flavio Luoni et d’autres critiques font part de leur perplexité devant l’« étrangeté » de cet imaginaire sexuel, dont la virilité ne peut en effet qu’interpeller le lecteur même le plus innocent14. De fait, lue d’une certaine manière, la transe mystique devient potentiellement d’autant plus dérisoirement comique qu’elle demeure désespérément inefficace.
Une prophétesse décevante
Enfin, la séquence incluant les vœux (sans les raconter) est aussi le grand moment de la mère de Moni dans le texte (elle sera mentionnée en passant plus tard mais brièvement). Or, l’éloge de la mère de Moni présente quelques caractéristiques de l’éloge paradoxal. De fait, si l’on examine de près ce qui est dit de la mère de Moni, le portrait n’est pas si édifiant. Elle se comporte comme la mère des novices du premier couvent (elle est séductrice, même si ce n’est pas son dessein : « son dessein n’était pas de séduire mais certainement c’est ce qu’elle faisait », p. 43). Elle se comporte de fait avec ses ouailles exactement comme la mauvaise mère qui préfère ses filles légitimes à sa fille issue d’un adultère, mais tout aussi bien comme la supérieure lesbienne qui aura elle aussi des « favorites » : le terme est d’ailleurs explicité et même expliqué : « Le nom de favorites est celui que les autres donnent par envie aux bien-aimées de la supérieure ». à ce titre, le texte recèle plusieurs contradictions plus ou moins patentes : il est dit que la mère de Moni veut que ses religieuses se portent bien et qu’elle ne prône pas la fustigation, mais la scène comporte une scène de macération spectaculaire devant toutes les malheureuses tirées de leur sommeil ; la mère de Moni est présentée comme une mère universelle (« nous étions tous ses enfants », p. 40) mais il est précisé juste après qu’elle a clairement ses favorites et les autres « il était rare qu’une religieuse qui ne lui plaisait pas d’abord lui plût jamais. », p. 41) et qu’elle ne dissimule guère ses préférences et qu’elle ne change jamais d’avis (« Si j’avais quelque défaut à reprocher à madame de Moni, c’est que son goût pour la vertu, la piété, la franchise, la douceur, les talents, l’honnêteté l’entraînait ouvertement, et qu’elle n’ignorait pas que celles qui n’y pouvaient prétendre n’en étaient que plus humiliées. », p. 40).
Au-delà de ces nombreux décalages, la présence-absence de la mère de Moni dans le texte est un autre effet d’étrangeté massif : elle surgit dans le passage de manière erratique et surtout elle disparaît, comme par exemple pendant la cérémonie des vœux où sa présence n’est plus du tout mentionnée. Ce floutage de sa présence aux moments stratégiques est facilité par l’usage du « on » caméléon qui permet de ne pas préciser qui est là et qui fait quoi. Cela permet à Suzanne de mentionner la présence de sa bonne mère avant (la veille) et après (le lendemain) mais pas pendant la cérémonie. Et de fait, l’action adjuvante de la mère de Moni est, au mieux, nulle et on peut même considérer qu’elle empêche Suzanne de s’opposer activement à ses vœux en la charmant avec ses sessions de spiritualité intense, rejoignant par là exactement les discours de séduction de la mère des novices de Sainte Marie (dont elle reprend les arguments sur les épines dont le monde est rempli). Malgré ses promesses (« elle me plaignit, me consola, me fit espérer un avenir plus doux », p. 41 ; « dites moi seulement quelques mots et laissez moi prendre ici ce que je viens y chercher. J’irai et Dieu fera le reste… », p. 45), elle ne convainc la mère de rien qui puisse être utile à Suzanne, comme en témoigne le contenu du billet où elle rappelle au contraire à sa fille que sa rédemption est entre les mains de sa fille et qu’elle sera damnée si Suzanne renonce à ses vœux. Du point de vue actantiel, l’action de la mère de Moni est absolument dépourvue de tout effet positif.
Enfin, l’effet de déceptivité15 (car on peut considérer que le personnage est décevant et déceptif à la fois) le plus fort est sans doute dans la parole de la prophétesse. Les quinze belles Méditations qu’elle a laissées sont présentées comme un écrit magnifique et sacré, mais le lecteur n’y a pas accès. En revanche, ses derniers mots qui, eux, sont rapportés, sont bien plats : « Approchez toutes que je vous embrasse ; venez recevoir ma bénédiction et mes adieux… »16 (p. 48). Voltaire n’aurait pas imaginé procédé plus cruellement ironique que cet adieu trivial et tronqué. Suivant cette aposiopèse déceptive, une forme d’artificialité vient sanctionner la sortie du texte de la mère de Moni sur une oraison funèbre aussi conventionnelle que précipitée : « cette femme rare qui a laissé après elle des regrets qui ne finiront point. », p. 48.
L’évocation assourdie de la scène de la prononciation des vœux par une Suzanne automate remplit (au moins) trois fonctions : offrir au marquis et au lecteur une série de spectacles pathétiques, démontrer que Suzanne n’a pas consenti à ses vœux, mais aussi ménager chez le lecteur une lecture critique, grivoise, facétieuse et d’une ironie destructrice pour la prétention au commerce avec le divin. René Démoris, dans un article portant sur la peinture et la cruauté chez Diderot a souligné la distinction diderotienne entre croyance effective et imprégnation culturelle et symbolique, le sujet en contexte culturel chrétien étant comme scindé en différentes facettes de réception17. Or, la lecture de près d’une séquence-clé du roman telle qu’on vient de la mener confirme que la programmation plurielle du texte repose sur la capacité de multiplication du lecteur (moderne, cruel, athée, sensible à l’esthétique chrétienne, sensible, grivois), Diderot inventant une forme romanesque aussi déroutante qu’efficace, finalement, dans tous ses programmes. Cela permet de mesurer combien ce texte, complètement bancal, est aussi totalement abouti. La figure de la mère de Moni cristallise ainsi les contradictions fascinantes d’un texte qui dans ses moindres détails refuse de choisir et qui alimente de manière délibérée et continue des programmes de lecture en principe incompatibles. Théoriquement placée au centre de l’épisode et au cœur du récit, la mère de Moni a de fait une présence évanescente, intermittente et trouble à l’image de la mystique qu’elle est censée incarner mais aussi du type de lecture que Diderot nous impose.