« Ayez pitié de moi »1. Cette ultime supplication de Suzanne, d’abord pensée pour ouvrir le roman, pourrait résumer son programme générique et le projet anthropologique et politique qui le sous-tend. Au travers du cas particulier de Suzanne Simonin, qui pourrait aussi bien s’appeler Saulier, Marie ou Angélique2, il s’agit en effet d’émouvoir un lecteur honnête homme afin qu’il « se détermine à changer [le] sort » des religieuses, au travers de celle qui écrit et qui est désignée sur la page de titre par son état, sans autre circonstance, comme s’il la contenait tout entière : celle qui parle est « La Religieuse ». L’ostensible intentionnalité du roman fait sa spécificité au sein de l’œuvre narrative de Diderot, plus souvent caractérisée par une forme d’ouverture délibérative, de disponibilité de la pensée voire de hasard, qu’il s’agisse de promenade, de rencontre, d’occasion ou tout simplement de conversation (« Je voudrais bien me rappeler la chose comme elle s'est passée, car elle vous amuserait »3, commence Diderot dans Mystification). Tout entier adressé, et tendu vers cette adresse désespérée, le récit de vie de Suzanne paraît cependant pris en étau entre le monde privé des affects, qui peut l’entendre mais non la libérer de ses fers, et l’espace public, qui est celui du philosophe, dans lequel sa reconnaissance paraît non seulement empêchée par l’étouffoir des intérêts mais également inéluctablement compromise par l’ambivalence du regard philosophique qui se porte sur elle.
L’aporie de l’adresse privée
L’interlocution dans La Religieuse est de l’ordre d’une adresse très spécifique, c’est une demande de secours, et s’il y a bien de la part de Suzanne une aspiration à la publicisation il n’en reste pas moins que son récit ne semble devoir son existence, du moins au départ, qu’à celle d’un destinataire à l’écoute. Suzanne articule étroitement son énonciation à une dynamique interlocutoire : « Lorsqu’on fait un conte, c’est à quelqu’un qui l’écoute », annonce le narrateur des histoires de Ceci n’est pas un conte, et Suzanne quant à elle confie : « Il me semble que vous êtes présent, que je vous vois et que vous m’écoutez »4 (183). L’effet de présence de ce destinataire absent culmine dans cette même page de clôture, lorsque Suzanne se met elle-même en scène interpellée par le marquis : « Eh bien, que fîtes-vous ? ». Par ce « vous » qui la désigne, Suzanne souligne l’enjeu de sa prise de parole : il s’agissait d’obtenir la « réponse » intensément « désir[ée] » (202) et Suzanne va jusqu’à fantasmer un désir de savoir symétrique au sien (« il n’est pas à présumer… sans savoir qui je suis », p. 12 ; « vous avez voulu savoir », p. 90).
La Religieuse est un texte saturé de cette modalité interlocutoire (on trouve plus d’une centaine d’occurrences du verbe répondre ou du substantif réponse), comme pour mieux souligner l’échec de l’adresse de Suzanne. On falsifie ses réponses (« arrangeons une réponse à votre mère… », p. 22), on répond à sa place (p. 26) ou on n’écoute pas ses réponses (telle la Supérieure de Sainte-Eutrope, qui « n’entendit jamais [sa] réponse jusqu’au bout » (128). Suzanne, si souvent envisagée à la troisième personne, par M. Simonin (« dites-lui », p. 36) ou par les affidées de Christine (p. 61), fréquemment délocutée y compris dans la relation affectueuse (Mme* loue « cette chère tête… » p. 126), réduite à une apparence (« Suzanne est une très belle religieuse » p. 16), empêtrée dans un « vêtement » qui s’est « attaché à [sa] peau, à [ses] os » (107), incapable de parler, réduite au silence ou au « cri » (93), paraît de bout en bout niée comme personne5. Cette négation prend des accents d’humour noir6, comme au moment du procès intenté en son nom pour le compte de la communauté de Sainte-Eutrope à l’encontre de celle de Longchamp. Afin de la rassurer sur l’éventuel effet de scandale de la démarche, Madame *** explique à Suzanne :
[I]l ne sera presque pas question de vous. Et puis notre communauté est pauvre et celle de Longchamp est riche ; vous serez notre bienfaitrice, du moins tant que vous vivrez. Nous n’avons pas besoin de ce motif pour nous intéresser à votre conservation, nous vous aimons toutes… Et toutes les discrètes à la fois : Et qui est-ce qui ne l’aimerait pas ? elle est parfaite… (159)
Choisir d’adresser son récit à un destinataire spécifique constitue dans le mouvement du roman un paradoxal rétrécissement de champ au regard de la volonté de Suzanne de réclamer « publiquement » contre ses vœux, mais ce même mouvement romanesque conduit à penser qu’il ne pouvait en être autrement. Comme l’écrit Anne Coudreuse, Croismare « est donc cette créature improbable de la narratrice, qui pourrait à la fois "brûler cet écrit" et en assurer la diffusion, auprès de lecteurs avec qui elle instaure un dialogue fictif, croyant peut-être entendre, tel Diderot dans la lettre à Falconet (1766) "le concert lointain" de la postérité… »7. On peut également relever que la paradoxale association de l’indifférenciation de l’adresse déjà citée (« qui que vous soyez ») avec sa spécification (« c’est à vous que ») reproduit, à l’intérieur de la fiction, le dilemme soulevé par la mystification initiale : il a non seulement fallu « inventer » à l’intention du généreux et désœuvré marquis une religieuse à secourir, mais aussi inventer à la religieuse sans secours une figure de protecteur qui soit, pour la cohérence de la « satire », à la fois extérieure au cercle familial et à l’église.
Omniprésent, voire « hypertrophié » selon le terme d’Anne Coudreuse, le destinataire de La Religieuse « n’est pas une pure passivité fonctionnelle, un accessoire artificiel du roman-mémoires »8. Ses traits et son identité correspondent exactement au projet idéologique du roman. Le marquis (cette dignité aristocratique, qui ne fait l’objet d’aucune glose dans le roman, n’est bien sûr pas sans importance que ce soit pour celui qui n’est que « Monsieur Diderot » dans le péritexte intégré au roman ou pour l’orpheline malheureuse) est un homme pourvu de qualités mondaines et morales authentiques qui se voient motivées par le mouvement même du récit. La « dévotion » de Croismare, mentionnée non sans ironie par Grimm-Diderot dans la « préface » conforte, à rebours de la lecture du roman, la « bienfaisance » à laquelle Suzanne déclare avoir voulu s’adresser (194), et explique aussi, au second niveau, la démarche de ses amis philosophes pour ramener à Paris un homme du monde retiré à la campagne pour affaires et qui s’est « jeté dans la plus grande dévotion » (196) : la « cruelle satire » que constitue le recueil (198) pourrait bien avoir pour objectif de l’en guérir et le fait qu’il réclame les notes de Suzanne, mais non Les Derniers instants de la sœur de Moni que Suzanne déclare conserver à son intention (48) suggère que les philosophes ont eu plus de succès dans leur entreprise que la malheureuse religieuse.
L’idée qu’on peut se faire du marquis varie cependant fortement selon les segments textuels considérés : dans son récit Suzanne ne dit mot de cette « grande dévotion » et n’a semble-t-il pas de connaissance précise de sa situation de famille (« Ah ! Monsieur, si vous avez des enfants, apprenez par mon sort… », p. 84). Elle connaît en revanche ses goûts, ses talents et même ses qualités, ce qui suppose non seulement une éducation mais aussi une source d’information de nature mondaine. D’où Suzanne tient-elle ces renseignements, elle qui a « si peu de monde » (211) ? Toujours est-il que Suzanne poursuit dès le départ et très explicitement deux objectifs différents, qu’elle relie de manière problématique : « il n’est pas à présumer qu’il se détermine à changer mon sort sans savoir qui je suis » (11). Si l’utilité voire la nécessité d’une déclaration éthique en préalable à l’exposé de sa cause se conçoit aisément, on attendrait plutôt l’annonce du vécu de Suzanne que ce « qui je suis » polysémique. De fait cette formule désigne précisément la manière dont la narratrice multipliera les autoportraits pour « se montrer […] malheureuse » (194). Notons d’ailleurs que la première étape de la publicisation du mémoire de Suzanne consiste en une « conversation […] entrecoupée de traits de chant » (64), un mode d’expression de l’ordre de la sensibilité qui ne peut manquer de faire signe vers les duos lyriques qui se donnent à entendre dans le roman contemporain (entre autres, dans Julie ou la Nouvelle Héloïse9). L’oppression de Suzanne alimente un sous-texte érotique associé à « un instinct propre à tout [son] sexe » (195) et d’emblée programmé par le motif du miroir (16). La dernière partie du récit de Suzanne, consacrée aux désordres de Sainte-Eutrope, réalise ainsi les possibles sexuels disséminés tout au long du texte (qu’il s’agisse des entrevues « suspectes » de Sœur-Christine ou des motivations du « bon ami » Manouri, etc.).
Le « post-scriptum » dénude ironiquement la composante libidinale du récit et de sa réception en intégrant l’ambivalence de la fonction conative au dispositif romanesque tout entier. Ces quelques lignes soulignent le contraste entre le roman et la correspondance de la « préface », qui fut, nous dit Grimm-Diderot, rédigée après lui (223) : alors que les lettres croisées rappelleront a posteriori la demande de secours de Suzanne et corrigeront l’effet séducteur produit par la longue lettre-mémoires, ce « post-scriptum » met à distance l’adresse à Croismare et l’interroge sous l’angle de l’effet produit, ou plus exactement de l’interprétation qui peut en être faite, du point de vue du public. En cela il fait série avec les adresses ouvertes de Suzanne visant les « gens du monde » (97) ou l’opinion (70). On peut leur apparenter la modalisation énonciative à l’ouverture de la seconde lettre de Suzanne, même s’il s’agit d’abord de tout autre chose : « qui que vous soyez, c’est à vous que je m’adresse » (200). Après avoir reçu réponse qu’elle « se trompait » de personne (« confondre les deux cousins »), et conséquemment, d’adresse (elle avait écrit à l’école militaire alors que le marquis est à Caen) Suzanne veut ici s’assurer d’adresser correctement sa lettre. Cette précaution souligne la fragilité énonciative de la voix de Suzanne, telle qu’elle s’est exprimée au cours du récit, lors de la cérémonie des vœux et des interrogatoires. Mais il s’agit aussi de rendre possible un autre espace de réception et d’en déterminer par avance la nature : « qui que vous soyez » dit-elle au lecteur, il s’agit d’être « le marquis généreux que je cherche », où l’épithète a une valeur aussi bien caractérisante qu’optative.
À certains égards Croismare pourrait bien être considéré comme ce fameux « pis-aller » (210), un ultime recours ou un intermédiaire pour celle qui s’est d’abord vainement adressée à ses parents et aux responsables ecclésiastiques et qui espère toujours les atteindre. Le roman raconte en effet quelle succession de vaines sollicitations affaiblit l’adresse de Suzanne : après l’artificieuse hypocrisie de la supérieure de Sainte-Marie vient l’incompréhension ou la surdité du Père Séraphin dont « l’humanité » (29) est soumise aux lois de « l’intérêt » (31). Selon un argument repris par la suite par la Sœur Christine (73), il entend « l’intérêt » de Suzanne d’une tout autre manière qu’elle : « on vous fera une petite pension avec laquelle vous passerez des jours sinon heureux, du moins supportables » (31). Au « prix de la liberté » que Suzanne dit bien « connaî[tre] » (30) il oppose celui de la paix et de la satisfaction des besoins, dans une formule qui fait signe vers Candide ou l’optimisme (1759). On notera aussi que si la seconde supérieure de Longchamp déclare haut et fort ne pas « écouter » ce qu’elle considère comme des « prétextes » (72), la première et « bonne » (41) Madame de Moni est paradoxalement celle qui a confirmé les vœux prononcés par une « assurance réitérée » (47). Ces échecs conduisent Suzanne à porter sa requête à l’extérieur des murs du couvent, pour s’adresser à la justice civile (Manouri) et aux « lois » même de l’Église (le pape, p. 71). La parole de Suzanne porte ainsi plus loin, mais au prix d’une transformation (si ce n’est plus) par la médiation : Manouri, auquel Ursule transmet le mémoire de Suzanne, ne transmet ni ce mémoire qu’il a lu ni le contenu des paroles ou des lettres qu’il a pu recueillir de Suzanne (correspondance qui fera l’objet de soupçons et même d’enquête de la part d’Hébert). Les deux mémoires de Manouri sont faits à partir d’une parole à laquelle nous n’avons plus accès et seul le plus impersonnel des deux nous est donné par deux longs extraits. Du second nous n’avons que le détail (crucial) du renoncement (inutile) de Suzanne à « la succession de [ses] parents » (103) et la scène imaginaire que Suzanne se fait du procès auquel elle ne peut assister renforce l’impression qu’elle est dépossédée de sa parole (104).
Tout au long de son histoire, le personnage de la religieuse tente de donner une audience plurielle à ses déclarations et ses sollicitations en évitant « l’éclat » du scandale – et parce qu’un scandale qui « troubler[ait] […] la famille » (49) aggraverait encore son sort au sein du couvent à proportion de la mauvaise réputation de sa famille. La publicisation désirée de son sort doit donc passer par des démarches prudentes, lesquelles sont systématiquement entravées, y compris par les personnages bienveillants. Ainsi de l’archidiacre Hébert refusant de rappeler Christine pendant l’interrogatoire de Suzanne (118) : il confirme de facto le discrédit de la supérieure mais du même coup il empêche aussi Suzanne, qui a pu apprendre l’importance du régime de la preuve, de le faire enfin tourner à son profit. Suzanne ne peut prendre personne « à témoin » : Hébert reste en quelque sorte un interrogateur ou un confident, il se refuse à assister Suzanne, comme à assister à la parole de Suzanne (souvenons-nous que sa menace à l’endroit de la supérieure restera sans effet, p. 99 et 111). On peut aussi se demander dans quelle mesure Suzanne elle-même ne participe pas à ce processus qui ramène inéluctablement son adresse dans le champ du privé. Le changement de perspective entre les deux mémoires de Manouri semble commander le fil du récit tout entier : les échanges avec le père Le Moine ramènent définitivement la parole au régime de l’intime. La tension entre l’adresse privée et la réclamation publique rejoint « le dilemme […] de l’innocence et de la sociabilité »10, qui a une dimension politique, du fait de la tension entre une sollicitation bruyante et scandaleuse et une sollicitation d’ordre privé, condamnée par cela même à rester sans effet public.
Suzanne et les philosophes
La richesse sémantique sinon la polysémie de la notion de « mémoires » permet d’évoquer les multiples fonctions que prend alors le récit de Suzanne : d’une part, ce qu’il retrace mérite d’être retenu par la mémoire et pas seulement au titre de la vie privée. C’est ce à quoi, par prétérition, invite Suzanne, lorsqu’elle demande une nouvelle fois à Croismare de « brûler » ses lettres en arguant que « si [on] en sépar[e] l’intérêt que [l’on prend] à [son] sort, elles ne contiennent rien qui vaille la peine d’être conservé » (65). L’image de l’autodafé qui parcourt le roman (p. 13, 50, 65, 116) renforce le sentiment de l’urgence et du danger que constitue « un écrit de cette importance » (58), et rappelle qu’en 1760 et encore en 1780 on savait ce que brûler les livres signifiait. D’autre part, ce récit qui tient de l’intime comme le faisaient déjà nombre de récits mémoriels, en particulier féminins, dit aussi quelque chose de l’histoire et surtout, inscrit le sujet dans l’histoire. La revendication de liberté constitue la colonne vertébrale de ce qui n’est pas un simple « récit » (11), mais un « mémoire » « à consulter » puis des « mémoires » (184), c’est-à-dire non plus seulement une histoire tirée de la vie d’un individu, ni même une réclamation circonstancielle, mais cette vie tout entière : « Je demande à être libre, parce que le sacrifice de ma liberté n’a pas été volontaire » (67). « Roman de formation à l’écriture »11 comme l’écrit Jean-Christophe Abramovici, La Religieuse retrace les difficiles étapes de cet apprentissage depuis le « fatal papier » (36) et le « témoignage écrit » (37) envoyé à la supérieure de Longchamp (laquelle était Mme de Moni à cet endroit de la fiction), aussi imprudents l’un que l’autre, jusqu’à ce « gros cahier » qui la « tue » (217). Aussi cette formation à l’écriture passe-t-elle par une propédeutique de l’adresse et de l’interlocution qui conduit à opposer la parole adressée comme toujours menacée et le récit pour soi qui seul peut-être pourrait atteindre son but. Tout en attestant l’antériorité de l’adresse sur le récit de vie les segments textuels hétérogènes au roman, parmi lesquels il faut compter le préambule où « le marquis de C*** » est en position de troisième personne, mettent ainsi au jour une forme d’indépendance seconde du récit de Suzanne.
Ce préambule s’ouvre sur une curieuse motivation virtuelle12 : « La réponse de M. le marquis de C***, s’il m’en fait une, me fournira les premières lignes de ce récit. » (11) Cette « anomalie » selon le terme d’Anne Coudreuse assigne à Croismare des « positions contradictoires » mais elle revient aussi à intégrer l’adresse à Croismare au récit. Dès lors, si l’attente de réponse à l’ouverture du roman fait écho aux craintes de mal adresser sa lettre, exprimées au sens propre au début de la correspondance et au sens figuré dans le « post-scriptum », on peut aussi l’interpréter autrement et considérer que si les « premières lignes de ce récit » ne sont pas faites de « la réponse » attendue, c’est que cette lacune n’affecte pas la dynamique interne du récit. De fait, dès l’ouverture de son récit Suzanne lui ouvre deux destinées possibles, soit que « [son] protecteur » en vienne à « exiger » qu’elle l’achève, soit qu’elle-même en ait « la fantaisie » « dans un temps où des faits éloignés auraient cessé d’être présents à [sa] mémoire » (12). La fonction autotélique du récit de Suzanne se marque aussi dans le style coupé des « réclames » et dans leur motivation purement mémorielle : il ne s’agit plus de s’adresser à Croismare, mais de garder trace, pour soi, de « l’abominable » fin de Madame*** et de la succession de déceptions qu’a constituée l’expérience du monde extérieur par Suzanne. Cependant, si la « fantaisie » (12) prenant le dessus confère à Suzanne une identité auctoriale, elle ne résout aucunement l’aporie politique d’une énonciation maintenue dans le cadre privé et restée sans véritable écho public ; au contraire, cette adresse inaugurale s’est dissoute dans la littérature.
L’intégration de la « préface » au roman confirme la transformation littéraire du mémoire de Suzanne en intégrant toutes les instances textuelles, internes et externes à la fiction et en écrasant les frontières entre l’espace de production du roman et le roman lui-même. Cet espace textuel qui recompose le roman en déplaçant l’interlocution est entrelacé d’une scène préfacielle qui fait de l’auteur Diderot un personnage et comme un double de Suzanne par le parallèle qu’on peut faire entre le « post-scriptum » et la « Question aux gens de lettres ». Cet espace critique met en perspective la réception du récit de Suzanne et son horizon aussi bien anthropologique que politique. Dans cette correspondance, le marquis de Croismare se dit « infiniment touché » de l’« état infortuné » de Suzanne et déclare avoir pris « le plus vif intérêt » au « détail » que Madame Madin lui a fait « de ses qualités et de ses sentiments » (218). Mais à aucun moment il ne se prononce sur l’injustice des vœux ni même des traitements subis, et on ne peut faire que des conjonctures hasardeuses sur la portée qu’il serait prêt à donner à cette histoire. Le secours qu’il propose à Suzanne est de l’ordre de la protection et d’une forme d’isolement qui pour n’être pas un enfermement n’en est pas moins un éloignement du monde social : « la maison » qu’il lui « destine » « à deux lieues de la ville dans une campagne assez agréable » (208), a quelque chose de l’utopie rousseauiste de Clarens et suscite un comparable et insidieux soupçon par le décalage entre le dit et le dire. Suzanne même libre n’est aucunement promise à l’autonomie et la revendication de liberté qu’elle n’a eu de cesse de clamer tout au long du roman laisse place, dans la correspondance, à une simple demande de protection – « de la sécurité, du repos, du pain et de l’eau » (193). L’acceptation par Suzanne de l’état de domestique contraste avec les parcours romanesques des figures de bâtard et d’enfant trouvé intérieurement convaincus de leur qualité et de leur identité d’êtres libres. « Ma place me fera » (211) signale un continuum de l’aliénation de Suzanne, qui envisage sans frémir de quitter l’état de religieuse « automate » (45) pour « appartenir » (207) à une « famille honnête » (215). Le flottement final sur le nom propre de l’héroïne accentue l’effet de dépersonnalisation du personnage quoique Suzanne ait bien un nom dûment précisé dans le roman et renforcé par l’acte juridique sur lequel il est apposé : c’est « au nom de sœur Marie-Suzanne Simonin » qu’elle a déposé « une protestation contre ses vœux avec la demande de quitter l’habit de religion et de sortir du cloître pour disposer d’elle comme elle le jugerait à propos » (71). C’est aussi ce « nom » qu’elle craint de voir « calomnier » (160) et qu’elle préserve à ses dépens.
Que devient l’être initialement infériorisé voire invisibilisé (Suzanne, comme Saint-Preux, n’a ni naissance ni état) dans une maison « honnête » dont il ne partagera pas le nom et qui le maintiendra loin de toute autre société ? Notons que Croismare prévoit de faire de Suzanne « une femme de chambre » (203) et que Mme Madin est prête de son côté à faire d’elle la « gouvernante » (207) de ses deux filles. La fonction éducative commune à Suzanne et Saint-Preux donne à la protection une dimension affective très forte tout en soulignant le déficit identitaire des personnages, réduits à être des fils, fille, mère et père de substitution (la fille de Croismare « n’a plus sa mère », p. 209, tout comme les enfants de Julie). Cependant un fossé sépare le Saint-Preux précepteur nourri de philosophie, de science et de littérature de la Suzanne ignorante et sans expérience, et le baron de Wolmar se préparant à mourir et à s’en remettre entièrement au « jeune homme » n’a, malgré son omniscience des âmes, pas grand-chose à voir avec le marquis de Croismare qui ne semble guère prêt à renoncer à son autorité : « c’est à moi principalement que vous aurez à répondre » (208). Le traitement qu’il envisage de faire à Suzanne ressemble d’ailleurs d’assez près à l’économie domestique du couple Wolmar, à laquelle on pourrait appliquer les termes de Croismare promettant à Suzanne « d’adoucir les petites peines inséparables de l’état [qu’elle allait prendre] » et ceux de Suzanne faisant fond sur sa propre « reconnaissance » pour « supplé[er] à bien des choses » (209-210). Thierry Belleguic s’est intéressé à la « commune nostalgie d’un âge d’or de la sympathie »13 qu’auraient gardée Diderot et Rousseau par-delà leur rupture et leurs désaccords. De fait, l’écriture participative de Diderot se situe dans le prolongement des analyses de Hume et de Smith : à l’exemple de Croismare, le lecteur peut, et doit, être « infiniment touché » (218). Faire toute sa place au sentiment d’injustice de la victime et du témoin, obliger le lecteur ou auditeur à sortir du confort de la réflexion distanciée pour entendre « la voix de la commisération, qui cri[e] au fond de [s]on cœur »14, se mettre lui-même en scène puissamment ému relèvent d’une poétique et d’une stratégie philosophique assumées. Le penchant à la pitié n’est pas seulement une marque de sensibilité, c’est une compétence morale nécessaire au jugement : il faut « des hommes bienfaisants, des sujets remplis d’humanité, et capables de compatir… »15. L’effet poétique et la richesse du traitement esthétique traduisent encore la volonté de ne considérer comme philosophiquement pertinent que le cas particulier, car la « vérité rigoureuse » exige les « petites circonstances » et les traits « naturels » et « simples »16. Il ne s’agit donc pas de céder aux effets faciles d’une pitié complaisante mais de faire voir et entendre une misère bien réelle et toujours singulière. L’attention de Diderot à la composante esthétique de la relation empathique sape cependant l’horizon rationaliste du dispositif car si le lecteur ne peut accepter se laisser gagner par l’empathie qu’à condition que la sollicitation soit sans bassesse (on s’adresse « à sa bienveillance »), autrement dit, qu’elle soit aussi désintéressée que possible (v. p. 210 la « délicatesse » de Suzanne qui ne voudrait pas d’un meilleur parti), cette dernière appréciation est encore de nature esthétique.
Observé sous cet angle, le « post-scriptum » suggère que le lecteur puisse éprouver en même temps la compassion et le désir. Lire ainsi le roman déplace l’ambivalence souvent notée : « la superposition de deux discours, l’un "de surface", d’une Suzanne victime du début à la fin du roman d’une malveillance généralisée, l’autre "souterrain", subversif – en d’autres mots pervers – d’une Suzanne qui clamerait sa pudeur pour mieux séduire par l’exhibition voilée de ses charmes »17 problématise l’élan identificatoire produit par le spectacle sensible, qu’il soit de nature artistique ou réellement vécu. L’admiration esthétique et la sensualité pourraient bien être des vecteurs, si ce n’est même leur cause, de la commisération et du secours. Cette problématique est traitée par Diderot dans L’Entretien d’un père avec ses enfants au travers de l’affaire de la succession du curé de Thivet. Mettons de côté le dilemme moral et ses implications théoriques et pratiques concernant le droit, pour nous attacher seulement au cheminement de l’empathie dans cette histoire. Comme Croismare (« Vous ne vous êtes point trompée sur ses sentiments, et vous pouvez partir aussitôt pour Caen, si une place à côté d’une jeune demoiselle vous convient », p. 203), le Père de l’Entretien s’implique d’abord indépendamment de tout élan émotionnel : « Comment refuser à des indigents un service que j’avais rendu à plusieurs familles opulentes ? »18. La vue des héritiers modifie la donne :
C’étaient des femmes sans bas, sans souliers, presque sans vêtements, qui tenaient contre leur sein des enfants entortillés de leurs mauvais tabliers ; des vieillards couverts de haillons qui s’étaient trainés jusque-là, portant sur leurs épaules, avec un bâton, une poignée de guenilles enveloppées dans une autre guenille ; le spectacle de la misère la plus hideuse19.
Le dénuement est le même que celui qu’on fait subir à Suzanne, spoliée de tous ses effets et même de sa dot (158), comme la jeune fille entrée volontairement au couvent et dont l’histoire tragique est rapportée page 103. Pour Suzanne, elle se retrouve « presque sans bas et sans souliers » ses vêtements « se déchir[ent] » (81). La formule « presque sans vêtement » se retrouve dans le portrait de la religieuse « folle » et « échevelée » qui s’échappe de sa cellule (19) et qui frappe tant la vue de Suzanne qu’elle constitue « l’époque » de sa décision de ne pas être religieuse, elle s’en fait alors « le serment » (20). Dans un second temps, lorsqu’ils apprennent leur déshéritement, les malheureux parents du curé de Thivet font entendre « les cris de la douleur, de la fureur, de la rage, le hurlement des imprécations » et offrent un tout autre spectacle :
Ces femmes, disait-il, ces femmes, je les vois, les unes se roulaient à terre, s’arrachaient les cheveux, se déchiraient les joues et les mamelles ; les autres écumaient, tenaient leurs enfants par les pieds, prêtes à leur écacher la tête contre le pavé, si on les eût laissé faire ; les hommes saisissaient, renversaient, cassaient tout ce qui leur tombait sous les mains ; ils menaçaient de mettre le feu à la maison ; d’autres, en rugissant, grattaient la terre avec leurs ongles […]20.
Diderot père souffre tant à cette scène qu’au moment de se la remémorer il « port[e] ses mains sur ses yeux, sur ses oreilles » : la violence de la scène barre le processus d’appréciation morale, l’intensité émotionnelle de l’horreur obère la capacité à « sympathiser ». Fidèle à son premier mouvement d’empathie, il entreprend cependant d’infléchir le riche héritier, Frémin, en composant le tableau le plus touchant possible dont toute trace de violence a disparu :
Ils étaient tous debout devant lui, en silence ; les femmes pleuraient ; les hommes, appuyés sur leurs bâtons, la tête nue, avaient la main dans leurs bonnets21.
Suzanne enfermée dans l’in pace a d’abord donné à voir une violence comparable à celle de cette pauvre famille :
Mon premier mouvement fut de me détruire. Je portai mes mains à ma gorge, je déchirai mon vêtement avec mes dents ; je poussai des cris affreux, je hurlai comme une bête féroce. (62)
À ce tableau effrayant succède le « spectacle bien touchant » que Suzanne en prière offre aux religieuses quelques pages plus loin (68). À l’intention de Croismare, Suzanne l’intègre dans une composition plus large où « les trois [religieuses] placées derrière [elle], debout et fondant en larmes » mettent en valeur une Suzanne devenue figure sainte. Dans cette « scène du reposoir » (69) comme dans la plupart des dispositifs comparables, la narratrice prête à son destinataire les yeux des personnages de son récit, créant à notre endroit un puissant effet de présence. Ainsi de l’archidiacre :
Je lui dis en lui montrant ma tête meurtrie en plusieurs endroits, mes pieds ensanglantés, mes bras livides et sans chair, mon vêtement sale et déchiré : Vous voyez !… (96)
Il arrive que Suzanne personnage échoue à bien composer son tableau, mais c’est là pour la narratrice un nouveau moyen de représenter son aliénation. La scène de confrontation avec Sœur Christine, qui superpose deux points de vue, le sien (p. 74 : « avec bien de la modération ») et celui de Christine (« vous êtes possédée du démon […] voyez dans quel état vous êtes »), oblige Suzanne à « jet[er] les yeux sur [elle-même] »22 pour constater le « désordre » de son vêtement. Autre tableau brouillé, celui qu’elle forme avec sa mère dans la scène de confrontation au coin du feu : alors que Suzanne supplie sa mère, c’est cette dernière qui paraît « à [ses] genoux » aux yeux de M. Simonin (35). Le malentendu produit par ce tableau de supplication inversée est comparable à celui que produit, aux yeux de Valville, l’agenouillement de Climal dans La Vie de Marianne : la prédation et la violence, par un effet d’illusion d’optique, changent de camp. Ce ne sont donc pas tant les tableaux eux-mêmes que la manière dont ils sont regardés qui est signifiante ici, et qui met en abyme la nature libidinale de la relation compassionnelle.
La religieuse dans les fers
« Ou M. le marquis changera de sentiments, ou je n’en reviendrai pas […]. Ou je m’afflige, ou je m’ennuie » (217) : cette alternative tragique, d’où a disparu toute possibilité d’adresse, resserre autour de Suzanne l’étau d’une réception compassionnelle qui l’a figée dans son statut d’« infortunée ». Notons que la mort de Suzanne ne modifie aucunement la manière dont Croismare parle d’elle (les lettres des pages 218 et 221 sont frappantes de similitude, de ton et de lexique, alors que la mort de Suzanne devrait modifier totalement et l’un et l’autre). Suzanne avait bien prévu que sa « fermeté peu commune » (32) risquait de la desservir auprès des hommes : Suzanne infortunée émeut, Suzanne réclamant ses droits inquiète. Si le « lecteur visé » (Wolff23) par le roman est bien, dans la logique de la mystification, tout entier contenu dans la figure de Croismare, l’affliction apparaît comme l’unique et aporétique horizon du roman. À la fin du roman, Suzanne se tait, Croismare ne s’adresse plus à elle dans ses lettres mais à Madame Madin (dès la page 208 pendant la maladie) et c’est cette dernière qui devient l’instance d’énonciation principale : « [elle] pourra [lui] en dire davantage » (209). Le canular pouvait-il ne pas revenir en boomerang sur l’adresse de Suzanne, la condamnant à apparaître comme un artifice, voire un pur persiflage ? Ses dernières interventions dans ce cadre produisent d’ailleurs un ultime effet de renversement ironique : la demande de secours n’est plus motivée par le désir de liberté (elle n’a pas eu besoin du marquis pour sortir du couvent) mais par la peur d’être décelée. Elle craint qu’on ne voie qu’elle ne « s’amuse » pas « à contrefaire la religieuse » (193) : le « canular » se replie sur lui-même, Suzanne est devenue ce qu’elle ne voulait pas être, une vraie religieuse.
Georges May indiquait dans son édition que « Suzanne » était le prénom de la mère et de la fille du vrai marquis de Croismare24 et on sait que Diderot lui a donné, à un moment de la genèse du roman, le prénom de sa sœur Angélique – qui était aussi celui de sa propre fille. Il fait d’ailleurs dire à Manouri : « Madame, me dit-il en pleurant, vous auriez été ma propre sœur que je n’aurais pas mieux fait… » (107) La surdétermination poétique de l’invention biographique n’empêche nullement l’élaboration d’une forme d’exemplarité selon la dynamique d’une « pensée par cas » omniprésente chez Diderot. Mais dans le cas de Suzanne, et d’une manière comparable à celui de la mystérieuse Mlle de La Chaux de Ceci n’est pas un conte, l’implication affective du philosophe compromet l’accès du personnage féminin écrivain à l’autonomie et à la reconnaissance. L’apprentissage de l’écriture philosophique conduit ainsi l’héroïne à la mort (« Voilà (…) qui vous tue », p. 217) et la « mémoire » affective, privée, personnalisée ne se muera pas en postérité : c’est pour son seul usage que Croismare demande à lire « tout ce qui a rapport à la mémoire de [leur] infortunée » (221). Cette demande de récit est glosée à l’intérieur du roman par plusieurs mises en abyme de la réception du récit de Suzanne : que l’écoute soit de nature ouvertement sexuelle comme dans le cas de la supérieure de Sainte-Eutrope, ou de nature empathique – c’est le cas du père Le Moine, trouvant la religieuse « bien à plaindre » (179) – il n’est jamais question de défendre le droit de Suzanne à la liberté. Par un effet d’humour noir, Croismare se montre tout prêt à rendre « par la première occasion » « les mémoires et les notes » (222) qui lui seront confiés. Il ne sera donc jamais question d’entamer une action publique : « Ainsi finit l’histoire… ». D’ailleurs, Croismare ne revient pas à Paris à cause de l’affaire de la religieuse, mais à cause du décès de ses « deux fils » (196). Pas plus que sa retraite (dans la correspondance, il invoque « la situation de [ses] affaires et les malheurs du temps » ainsi qu’une « raison d’économie », p. 214), son retour n’a de rapport ni avec la philosophie ni avec les polémiques du moment : les religieuses ne seront pas secourues, ni dans la fiction ni dans la réalité, par des figures de philosophe.
Suzanne est cependant elle-même une figure de philosophe, et plus précisément de philosophe opprimé. L’accès de Suzanne à l’écrit est violemment réprimé à l’intérieur de la fiction, aussi bien par les instances oppressives que par les figures de la « protection » : un parallélisme troublant se fait jour entre la violente investigation de Sœur Christine cherchant à saisir le mémoire de Suzanne et les interdictions que Mme Madin, secondée par Croismare, fait peser sur l’écriture du « gros cahier » de Suzanne. La « formation à l’écriture » de la religieuse a conjointement un enjeu existentiel et politique : il s’agit pour l’héroïne, explique Jean-Christophe Abramovici, de « se (re)construi[re] en affrontant ses adversaires la plume à main »25. Cet apprentissage qui la conduit à la conscience de soi part de la prise de conscience de son « alién[ation] » (47) : après la page 22 et la formule capitale « disposer de moi sans moi », le roman raconte, dans l’évolution des formes énonciatives, comment Suzanne cherche à « [se] tenir parole » (20). « Dire non »26, comme elle parvient à le faire à Sainte-Marie, c’est affirmer une liberté de conscience. L’avènement de ce non au moment des vœux, donc de l’acte juridique et contractuel que seule peut faire une personne libre et majeure, constitue la seconde naissance de Suzanne, et sa véritable entrée dans l’âge adulte.
La violence de la relation qui attache Suzanne à son propre écrit (voir aussi le verbe « presser », p. 58) reproduit celle de son auteur, qui se peint « échauff[é] » du « conte qu[’il se fait] » (198). L’adresse est peut-être la seule manière pour un auteur de ne pas être absorbé par son propre « conte » : publicisé, le récit peut agir, pousser à l’action, ne plus s’épuiser dans sa propre effusion. Mais pour cela, fallait-il faire mourir Suzanne, ou plus précisément « inhumainement hâter sa fin » (222) ? Cette précipitation, presque un escamotage, est au fond ce qui permet au roman de ne pas verser totalement dans le roman d’une infortunée. Aux morts de Manon ou de Julie s’oppose la mort de Suzanne, qui se situe hors roman mais non hors diégèse, et par ce dispositif Diderot ménage la possibilité que la parole de la religieuse cloîtrée survive à sa disparition (« apprenez par mon sort », p. 84). L’oralité fait évidemment entendre Diderot derrière Suzanne : la parole philosophique s’est construite dans le cadre d’une première interlocution, une sollicitation dont elle s’affranchit progressivement au fil de son récit, et on peut mettre cette construction du je philosophique féminin passant par la médiation masculine en relation avec les nombreux dialogues philosophiques faisant intervenir des figures de femmes, au premier chef Les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle. Mais contrairement aux figures féminines qui permettent d’associer la philosophie au plaisir et à la « disponibilité »27, Suzanne fait surgir dans la fiction l’image douloureuse de la pensée empêchée. La Religieuse invente une figure de femme accédant à la philosophie à partir de la matrice fondamentale de l’emprise et de l’emprisonnement.
Selon Anne Coudreuse, « le danger encouru par Suzanne métaphorise le risque que court Diderot de se voir enfermé, non dans un couvent mais à la Bastille, s’il imprimait son texte, au lieu d’en donner seulement des feuilles à la Correspondance Littéraire. L’emprisonnement à Vincennes, de juillet à novembre 1749 nourrit l’isotopie carcérale, qui est un des réseaux métaphoriques et idéologiques essentiel dans le roman »28. Le roman exprime une inquiétude née dans ces douloureuses expériences de l’emprisonnement et constamment alimentée par la crainte de la répression.
Dans Le Discours sur la poésie dramatique en 1758, Diderot avait tracé les linéaments d’un « drame philosophique » dont l’objet devait être « la mort de Socrate ». Le premier jet du projet, dans la section IV, s’ouvre sur la mention : « La scène est dans une prison. On y voit le philosophe enchainé […] »29. Le développement de ce canevas dans la suite du texte fait l’ellipse de cette situation, pour s’intéresser à la visite que lui firent « ses disciples » dans ses « derniers instants » : « Lorsqu’ils entrèrent, on venait de le délier »30. La première proposition délivre un discours sur la fermeté du philosophe et sa tranquillité. Le philosophe enchainé ne s’exprime pas : « l’homme juste dort ». Ce n’est que lorsqu’il est délié à la « troisième » scène pour participer à son procès qu’« il se défend » et qu’il peut ensuite, dans la « quatrième » « console[r] » ses compagnons en développant la thèse de « l’immortalité de l’âme »31. Le développement des pages 1339-1342 fait l’économie du tableau initial du philosophe emprisonné puis présente en contraste de la fermeté du philosophe les cris de Xantippe (« c’est la coutume des femmes en ces occasions »32). La fermeté d’âme de Socrate est à nouveau au cœur du projet et sa représentation passe par une soigneuse distribution de la parole : alors qu’il « se promène » parmi eux et les console, ses disciples « pouss[ent] des cris » ou bien sont tétanisés par la douleur, « immobiles et droits ». Chez tous sauf lui la parole est bloquée : ils « voulurent lui répondre ; mais ils ne le purent : ils se mirent à pleurer, et se turent »33.
On pourrait dire qu’à l’inverse de la figure socratique chez Diderot, celle de Suzanne est continûment placée sous le signe de l’enchaînement du corps, de la parole empêchée et de la fermeté impossible, sans qu’elle perde pour autant son indéniable puissance philosophique. La « fermeté » de Suzanne, réelle (cf. p. 32) ne nous sera que très peu décrite. La scène du « non » est essentiellement sonore34 (26) et dans la suite de son récit Suzanne se montre perpétuellement affaiblie (elle se « jette » elle-même « dans le recoin des deux murs » ne pouvant « se soutenir », p. 105), « imbécile » ou « stupide » (44), « réduite à l’état d’automate […], prise de petits mouvements convulsifs » (45), « la tête posée sur les bras » (106), voire dans des postures de mourante (« couchée à terre, la tête et le dos appuyés contre un des murs, les bras croisés sur la poitrine, et le reste de [son] corps étendu », p. 82, ou encore « couchée sur le côté, étendue dans cette eau, la tête appuyée contre le mur […], p. 89). Interrogée par l’archidiacre, Suzanne est debout, mais les violences l’empêchent de « paraître […] innocente et sage » (87, scène p. 91-93). Une fugace et rare vision nous montre Suzanne ferme et debout :
Je priais, lorsque l’archidiacre, ses deux compagnons et la supérieure parurent dans ma cellule. Je vous ai dit que j’étais sans tapisserie, sans chaise, sans prie-Dieu, sans rideaux, sans matelas, sans couverture, sans draps, sans aucun vaisseau, sans porte qui fermât, presque sans vitre entière à mes fenêtres. Je me levai, et l’archidiacre s’arrêtant tout court […] (98).
La nudité de la cellule de Suzanne fait de cette scène une allégorie qui fait signe vers le sublime de l’emprisonnement du sage, mais Suzanne narratrice ne s’y attarde pas, pas plus que l’archidiacre (qui tourne immédiatement ses regards vers la supérieure) ou que Croismare et Madame Madin, qui auront davantage à cœur de plaindre et contempler une Suzanne mourante.
En 1770, Grimm employait la première personne, évoquant sa « conscience endormie », et le « nous » pour s’inclure dans le complot ; en 1781, Diderot remplace ces mentions au pluriel par son nom propre, ce qui revient à la fois à se dissocier du groupe et à s’exclure de son propre texte tout en exhibant sa responsabilité d’auteur. Il y a loin de cette responsabilité à une quelconque autorité auctoriale : outre le spectre de l’inachèvement l’écriture diderotienne se dit menacée par une polyphonie qui est rien moins que collaborative. Diderot se serait cru, écrit-il « persiflé par le marquis et ses amis » (199)35 et en quelque sorte doublé par eux dans l’écriture des réponses de la religieuse (double lettre de la page 104). La préface met ainsi en place un dispositif critique où la figure du Philosophe paraît isolée au sein d’un groupe traversé de tensions. Si Diderot évacue de la « préface » l’explication que Grimm donnait du contexte fait de polémique et de « scandale » (226), c’est pour en faire un matériau littéraire qui concentre sur la voix auctoriale toute la difficulté des Philosophes des années 1760-1780 à s’exprimer et à se faire entendre. Jacques Proust note qu’au moment de réviser son texte et de le donner aux abonnés de la Correspondance littéraire entre les mois d’octobre 1780 et mars 1782, Diderot vise de nouveaux destinataires que ceux avec lesquels il a fabriqué l’œuvre, et qu’il s’adresse à eux, cette fois, en son nom et au nom, aussi, des « infortunés » privés de voix.
Mais on pourra opposer à cette lecture l’insistance de Diderot sur l’artifice : la « Question aux gens de lettres » sacrifie à l’inévitable débat du temps sur l’artifice producteur d’illusion. L’adresse qu’elle soit de Suzanne à Croismare, ou de Diderot aux destinataires de la Correspondance littéraire, appelle nécessairement le soupçon et une réception à double entente. L’ambivalence de la fabrique et de la réception du roman, notée par Grimm et intégrée au roman par Diderot, qui entremêle le pathétique et la farce, « l’humour » et « la colère » comme le soulignait Robert Mauzi36, justifie la notion de « satire » plusieurs fois invoquée par Diderot. C’est un texte « mordant » qui mélange certes les formes et les genres conformément à la poétique de la « satura » mais qui le fait à la manière provocatrice, agressive et transgressive des grotesques héritiers du « saturos » grec. De même que la « satire seconde » du Neveu de Rameau, celle que constitue La Religieuse n’épargne pas le philosophe : mis « en situation », il est pris à parti et comme poussé dans ses retranchements. S’il n’est certes pas complice de la dynamique oppressive et aliénante représentée, son statut de spectateur ne peut manquer d’interroger son implication philosophique. Dans La Religieuse, la position des philosophes parisiens n’est guère plus valorisée que celle du marquis retiré à la campagne et devenu dévot sous les coups de la fortune. Plus largement, que peuvent pour la philosophie des citadins qui « pass[ent] [leurs] soupers à lire, au milieu des éclats de rire, des lettres qui devaient faire pleurer […] » (197) ? Si La Religieuse est devenu un grand roman engagé au fil des trois siècles qui nous en séparent, il semble qu’il ait plutôt été, en 1780, un anti-roman engagé, évoquant pour en rire mais aussi pour en pleurer la posture ambiguë du philosophe « infiniment touché » mais peu porté à transformer sa compassion et sa colère en action. Le fils a-t-il écouté le père de l’Entretien, lorsqu’il le mettait en garde contre « le principe de commisération [qui] peut nous mener loin ? »37. Toujours est-il qu’écrire La Religieuse – tenter une forme d’écriture collective, sans gommer les tensions et difficultés de cette écriture – a pu être pour Diderot une manière de représenter la complexité de l’action philosophique, à titre individuel comme au niveau politique.