À la fin du roman, rédigée sous la forme de « réclames », Suzanne alerte le marquis sur le risque qu’elle encourt dans sa situation actuelle : son évasion a été rendue publique, les blanchisseuses avec qui elle travaille en ont connaissance et elle manque de se trahir sans cesse par la répétition machinale de certaines habitudes contractées au couvent. La demande adressée au marquis n’en est que plus pressante : une place de femme de chambre « au fond d’une province »2 la sauverait.
Or, ces dernières pages comprennent une scène relativement peu étudiée par la critique, alors qu’on peut considérer qu’elle est symboliquement la dernière du roman (si l’on accepte de laisser de côté les brefs passages relatés sur un mode itératif dans lesquels Suzanne évoque les « étourderies » qui décèlent son passé de religieuse). Dans cette scène, l’évasion de Suzanne, rendue publique, fait l’objet d’une discussion chez la blanchisseuse au service de laquelle elle est entrée sous un faux nom, mettant l’héroïne dans une situation embarrassante. Son trouble est aperçu par sa maîtresse, qui interprète ses larmes comme une marque de compassion à l’égard de la religieuse en fuite. Or, pour sa maîtresse s’« apitoyer » sur le sort de cette religieuse relève de la « bêt[ise] »3. Victime peut-être des bruits qui entourent cette évasion, elle commet un contre-sens sur ses motifs (cette religieuse « sans mœurs, sans religion »4 se serait enfuie avec un moine dont elle s’est amourachée). Mais sa réaction révèle plus profondément une incompréhension face aux raisons pour lesquelles une religieuse pourrait vouloir quitter son état. À ses yeux, la condition religieuse est privilégiée et offre assurément des avantages (« Elle n’avait qu’à boire, manger, prier Dieu et dormir ; elle était bien où elle était, que ne s’y tenait-elle ? »5). La fugitive ne connaissait certainement pas la condition de ceux qui doivent travailler, plus exposée et pénible (« Si elle avait été seulement trois ou quatre fois à la rivière par le temps qu’il fait, cela l’aurait raccommodée avec son état »6). Sans révéler sa véritable identité, Suzanne se contente de prendre la défense de la religieuse évadée par un axiome général : « à cela j’ai répondu qu’on ne connaissait bien que ses peines »7.
Cette scène vient à l’évidence enrichir la réflexion menée dans le roman sur les modalités selon lesquelles on s’afflige – ou non – des malheurs d’autrui. On peut ainsi considérer qu’elle offre une nouvelle déclinaison des échanges sympathiques8 étudiés par Thierry Belleguic : le critique ne la prend pourtant pas en compte, son attention étant retenue par la relation entre Suzanne et le destinataire de son récit, et les expériences de partage sympathique au couvent, mais peu par le reste de ses aventures dans le monde9.
La scène est également peu étudiée par les critiques qui s’intéressent aux figures du destinataire dans l’œuvre10 : or, on peut faire l’hypothèse que le récit, même calomnieux, fait de l’histoire de Suzanne par les blanchisseuses, et les jugements qu’elles portent sur lui, constituent en un certain sens une mise en abyme de la réception.
Le risque serait ainsi réel de sous-estimer cette confrontation entre Suzanne et ses camarades blanchisseuses : en entrant en résonnance avec les questions que se posent alors les philosophes des Lumières sur la nature de la pitié, elle nous offre en réalité la possibilité de questionner sous un nouvel angle l’entreprise romanesque de Diderot et les visées qu’il lui confie.
Sur l’inconséquence du jugement public de nos actions particulières11
Le blâme que font tomber les blanchisseuses sur la religieuse évadée de son couvent pourrait de prime abord apparaître comme une illustration de « l’inconséquence du jugement public de nos actions » vilipendée par Diderot en 1772 à travers Madame de La Carlière. Suzanne est en effet accusée, à tort, d’être une « mauvaise religieuse, sans mœurs, sans religion, et qui s’amourache d’un vilain moine avec lequel elle se sauve de son couvent »12. L’on pourrait, dans cette affaire, adresser au public la même recommandation de prudence que donne le narrateur de Madame de La Carlière à ceux qui, dans le conte, jugent mal Desroches : « C’est qu’il faut se taire, quand on ignore »13.
À plusieurs reprises, dans le roman, notamment lorsque Suzanne s’apprête à protester contre ses vœux, cette improbation du public avait été anticipée : lors d’un entretien avec sœur Ursule, qui recueille le mémoire à destination de Manouri, puis d’une discussion avec la mère Christine. à sœur Ursule, Suzanne explique, confiante, qu’« on ne dira pas, du moins, comme de la plupart des autres, qu[’elle est] entraînée hors de [s]on état par une passion déréglée »14. La mère Christine la met pourtant en garde : « Les gens du monde sont méchants ; on fera les suppositions les plus défavorables à votre esprit, à votre cœur, à vos mœurs »15. L’évasion de Suzanne fera se réaliser les prédictions de la mère supérieure : pieuse et fidèle à ses devoirs, insensible aux séductions de l’amour, la religieuse verra les motifs de sa scandaleuse fuite étrangement déformés.
Ce ne sont pas, en l’occurrence, les seules circonstances particulières de ce fait divers qui semblent mal connues, mais sans doute la condition religieuse elle-même, comme en témoignent les propos qu’ajoute la maîtresse de Suzanne. Celle-ci est surtout sensible au fait que le labeur et la pauvreté sont épargnées aux religieuses : leur condition leur assure la satisfaction de leurs besoins premiers, tout en leur épargnant de pénibles conditions de travail. Que ces femmes puissent souffrir des contraintes de la vie conventuelle, ou d’avoir pris un état qu’elles n’ont pas toujours choisi, la blanchisseuse ne l’imagine pas ou du moins ne le prend pas en considération : ces aspirations existentielles semblent choses négligeables au regard des avantages matériels de leur condition.
C’est, du reste, un des leitmotive de La Religieuse : on ne connaît guère que les maux de son propre état. « Et les autres états n’ont-ils pas aussi leurs épines ? On ne sent que les siennes. »16 avait prévenu la mère de Moni : Suzanne refusant d’être religieuse ignore alors les difficultés des femmes du peuple exposées à une dure condition. Le père Séraphin, durant l’entretien aux Feuillants, l’avait également avertie : « Vous ne savez pas ce que c’est que la peine, le travail, l’indigence »17. La souffrance engendrée par une condition pénible, mais à laquelle elle aura librement consentie, paraîtra pourtant en définitive préférable, aux yeux de Suzanne, à une condition religieuse qu’elle n’avait pas choisie…
Suzanne, ayant fait l’expérience de deux conditions différentes, peut savoir quels maux respectifs on y endure. Mais ce n’est pas le cas de ses camarades blanchisseuses : elles sont précisément dans la position qui était antérieurement celle de Suzanne, au point qu’elle peut répéter à sa maîtresse des paroles assez proches de celles que lui avait adressées antérieurement la mère de Moni : « On ne sent que les siennes [les épines de son état] »/« A cela j’ai répondu qu’on ne connaissait bien que ses peines (variante : [l]es peines [de son état] »18).
Or, c’est sans doute parce que les blanchisseuses n’ont pas d’expérience directe des maux d’une condition qui n’est pas la leur qu’elles se révèlent impitoyables dans leur jugement à l’égard de la religieuse fugitive. Certes, la condamnation de Suzanne par le public s’explique en partie par le fait que les motifs précis de son évasion ne lui sont pas connus et que, comme dans Madame de La Carlière, il juge sans savoir. Mais la scène soulève un problème plus général : dans quelle mesure le public peut-il compatir aux maux d’une condition qu’il ne connaît pas, voire qu’il pourrait juger favorisée en comparaison d’autres états plus pénibles ? On peut en effet voir à travers les blanchisseuses une figure du public, tout au moins populaire, et le jugement qu’elles portent sur l’histoire de Suzanne (même s’il faut prendre en compte le fait qu’elle est ici tronquée et déformée) une possible réception de celle-ci.
« Croyez que nous ne plaignons jamais que nous »19
La question que soulève la réception de l’histoire de Suzanne par les blanchisseuses fait en réalité écho à un débat philosophique actif dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle : notre pitié s’adresse-t-elle d’abord à ceux qui vivent des épreuves similaires aux nôtres ?
L’idée que l’homme est surtout sensible aux douleurs qu’il a connues lui-même, et son corollaire, l’idée que le sens de la pitié ne se développe qu’avec l’expérience, est fréquente sous la plume des penseurs matérialistes : c’est un des arguments qui leur permet de réfuter l’idée que l’homme possède un sens moral inné dont l’une des manifestations serait la pitié éprouvée spontanément face aux malheureux20. Ainsi, pour Helvétius, cette pitié n’est que « le souvenir des douleurs auxquels l’homme est sujet, et auxquels je suis moi-même exposé »21 et non une quelconque bonté originelle : il en conclut que « l’amour des autres ne sera jamais dans l’homme qu’un effet de l’amour de lui-même »22. Si Diderot, commentant l’ouvrage De l’Homme dans sa Réfutation d’Helvétius (1773) nuance l’idée que l’humanité est « l’effet de l’éducation et non de la nature »23, il adhère pourtant à l’argument central selon lequel je suis touché des maux d’autrui à proportion de l’expérience personnelle que j’ai pu moi-même en avoir.
Cette idée est notamment développée dans les Observations sur La lettre sur l’homme et ses rapports de Hemsterhuis, à peu près contemporaines de l’écriture de la Réfutation d’Helvétius au début des années 1770. Le philosophe hollandais, cherchant à démontrer l’existence d’un organe moral, note que nos réactions de pitié à la vue d’un malheureux sont « passives », selon la terminologie qu’il emploie, c’est-à-dire involontaires et irrépressibles (nous devons lutter contre si nous voulons les maîtriser)24. Or, pour Diderot, si l’homme semble « passif » dans ces circonstances, c’est parce que « l’habitude » lui a appris à lier ensemble certaines expériences avec leurs conséquences douloureuses, de sorte que cette association se fait ensuite de manière spontanée et irréfléchie (donc passivement) :
Par la répétition habituelle de ces phénomènes qui se passèrent en nous, les convulsions organiques se lièrent si bien en nous, avec la sensation ou les signes de la sensation, tels que le récit, que nous devînmes totalement passifs.25
La preuve en est, pour Diderot, que c’est particulièrement le spectacle des maux que nous avons connus qui nous émeut :
En voulez-vous une preuve. C’est que la convulsion organique est toujours proportionnée à l’expérience et à la connaissance que nous avons de la chose. L’homme riche qui n’a point éprouvé la misère est dur ; les douleurs de l’enfantement touchent peu l’homme, qui ne saurait se mettre à la place de la femme qui accouche.26
Un individu de sexe masculin, n’ayant jamais senti de contractions de l’utérus, n’y joint pas de sensation de douleur, le riche n’associe pas de souffrance précise à l’expérience d’une précarité à laquelle il n’a pas été exposé : aux yeux de Diderot, nous sommes peu sensibles aux maux d’autrui lorsque nous n’associons pas spontanément ces maux avec des suites douloureuses que nous aurions expérimentées en propre.
Dès lors est-il possible que nous puissions plaindre celles et ceux qui éprouvent des maux dont nous n’avons nulle expérience subjective ? Dans Jacques le Fataliste, la question fait l’objet d’une discussion entre Jacques et son maître, qui ne parviennent pas à s’entendre sur le degré de souffrance provoqué par un mal au genou. Le valet, qui s’est cassé le sien, déclare qu’il n’y a pas de « blessures plus cruelles », ce que son maître met en doute (« Allons donc, Jacques, tu te moques… »27). Mais une chute au genou va comiquement provoquer, quelques instants après, son revirement : « Je suis de ton avis, c’est une des plus cruelles. »28. Chez Diderot, « La sympathie est possible entre deux personnes, quand elles ont été blessées en un même lieu du corps », commente J. Starobinski29. Le valet étaye ce constat par une réflexion sur le langage : « le mot douleur… ne commen[ce] à signifier quelque chose qu’au moment où il rappel[le] à notre mémoire une sensation que nous av[ons] déjà éprouvée »30. Le maître objecte toutefois qu’une expérience exactement similaire de la douleur d’autrui ne semble pas toujours nécessaire pour qu’on compatisse : l’homme peut plaindre les « femmes en mal d’enfant » – alors même qu’il n’a jamais accouché. Mais, pour Jacques, c’est que notre compassion dépend alors des signes extérieurs de douleur que montrent les femmes :
– Je plains ceux ou celles qui se tordent les bras, qui s’arrachent les cheveux, qui poussent des cris, parce que je sais par expérience qu’on ne fait pas cela sans souffrir ; mais pour le mal propre à la femme qui accouche, je ne le plains pas : je ne sais ce que c’est, Dieu merci !31
L’exemple de la femme « en mal d’enfant » est repris d’un texte à l’autre : pour Diderot, il est emblématique de l’impossibilité que nous avons de nous identifier à celui ou celle qui éprouve une souffrance dont nous n’avons et n’aurons jamais aucune expérience en première personne.
Des convergences existent entre cette scène de Jacques le fataliste, et celle de La Religieuse qui oppose Suzanne aux blanchisseuses. La discussion qu’imagine Diderot autour de l’histoire de Suzanne illustre également la difficulté que nous avons à être touchés par les maux d’autrui lorsqu’ils sortent tout à fait du champ de notre expérience, et, dans les deux cas, un ou plusieurs personnages refusent leur sympathie à un autre du fait qu’ils n’ont jamais connu de souffrances similaires. Peut-on en déduire que lorsque Diderot écrit la première version de La Religieuse, au début des années 1760, il est déjà adepte d’une conception matérialiste de la compassion, qui fait dépendre celle-ci au premier chef de notre expérience, et, secondairement, des signes par lesquels autrui exprime sa douleur ?
La figure compatissante du « généreux »32 marquis, destinataire des mémoires de Suzanne, nous invite toutefois à nuancer l’idée que La Religieuse ne ferait qu’illustrer la conception matérialiste de la pitié, qui fait de celle-ci une forme dérivée de l’amour de soi (« Croyez que nous ne plaignons jamais que nous »33, tranche Jacques). En effet, le marquis est étranger à l’univers religieux (à la différence des personnages d’ecclésiastiques qui prennent, à plusieurs reprises dans le roman, Suzanne en pitié, et qui connaissent par expérience cette vie solitaire qui provoque sa souffrance). En 1757-1758, il s’est une première fois intéressé au sort d’une « pauvre recluse »34 qui réclamait contre ses vœux, au point de solliciter en sa faveur sans la connaître. Puis, il prend en pitié la prétendue religieuse évadée de son couvent « parce qu[’elle] ne pouvai[t] plus supporter [s]es peines »35.
Or, il n’a, par définition, pas d’expérience exacte de cette « vie solitaire » rejetée par Suzanne. Le malheur de cette religieuse sans vocation a cependant réussi à atteindre ce « bon marquis »36 qui devient son « généreux protecteur »37. Le portrait qu’en fait Suzanne révèle les qualités de cet aristocrate qui s’est intéressé à son malheur. Il trace la figure d’un homme du monde éclairé et cultivé, à qui l’on peut supposer l’âme belle puisque l’on vante sa « sensibilité » : « Il a de la naissance, des lumières, de l’esprit, de la gaieté, du goût pour les beaux-arts, et surtout de l’originalité. On m’a fait l’éloge de sa sensibilité, de son honneur et de sa probité »38. Homme des Lumières et seigneur généreux, il prend parti pour cette jeune-femme à qui on n’a pas laissé librement choisir sa vie.
« L’état de son cœur ne lui laisse aucune sensibilité surabondante qu’il puisse accorder aux peines d’autrui »39
Dès lors, la pitié qu’inspire à son destinataire premier le récit de Suzanne semble échapper à une conception entièrement matérialiste puisqu’elle n’est fondée en apparence sur aucune réelle similitude d’expérience. Cela nous pousse à nous interroger à nouveau sur ce qui motive la dureté des blanchisseuses à l’égard de la religieuse échappée de son couvent. N’est-ce pas parce qu’elles leurs propres souffrances absorbent tout leur intérêt qu’elles se révèlent peu sensibles à la souffrance de femmes d’une condition différente de la leur ? L’une des phrases adressées par sa maîtresse à Suzanne dans cette scène tend à le faire penser : « Quoi donc, a-t-elle ajouté, est-ce que vous seriez assez bête pour vous apitoyer sur une mauvaise religieuse […] ? Il faudrait que vous eussiez bien de la compassion de reste »40. Aux yeux de la blanchisseuse, la compassion que Suzanne accorde à la religieuse en fuite est de trop, comme si les propres souffrances qu’elle et ses camarades connaissaient ne leur laissaient pas possibilité de s’intéresser au destin malheureux d’autrui.
On pourrait établir un lien entre cette « compassion de reste », dont la maîtresse de Suzanne est dans l’impossibilité de faire preuve, et une autre théorie philosophique portant sur la pitié, élaborée peu après l’écriture de la première version de La Religieuse : celle de Rousseau, développée dans le IVe livre de l’Émile en 1762, afin de pouvoir servir de règle à l’éducation morale d’Émile et aiguiller la formation de sa sensibilité naissante. « Tandis qu’on souffre, on ne plaint que soi »41 écrit Rousseau : sous le joug de sensations douloureuses, nous nous révélons trop occupés de nous-mêmes pour nous apitoyer sur le sort des autres. « Nul n’accorde aux autres que la sensibilité dont il n’a pas actuellement besoin pour lui-même » : si nous sommes malheureux, nous ne disposons d’aucune « sensibilité surabondante » à « accorder aux peines d’autrui »42.
N’est-ce pas d’une certaine façon la souffrance présente des blanchisseuses qui les rend peu sensibles à la peine d’autrui ? Dans La Religieuse, celui qui a sans doute été le moins exposé à l’adversité dans son existence est assurément celui qui se révèle le plus compatissant et dévoué. Rien ne semble s’opposer chez le marquis à l’exercice de cette « faculté expansive par laquelle l’homme se met à la place d’autrui »43 ; alors que les blanchisseuses qui éprouvent continuellement la fatigue et l’épuisement d’un rude travail, évoqué par la patronne (aller laver le linge à la rivière par tous les temps) ainsi que l’inconfort et le risque de la précarité (Suzanne écrit : « je suis mal nourrie, mal logée, mal couchée »)44 n’ont pas de sensibilité « de reste » à accorder aux malheurs d’une religieuse, qu’elles chargent, qui plus est, de fautes imaginaires.
Les deux arguments (la pitié fondée sur une similitude d’expérience/la pitié dépendante de notre degré de souffrance actuel) ne sont pas nécessairement incompatibles. Rousseau reconnaît dans l’Émile qu’avoir souffert est nécessaire pour comprendre l’autre : « pour plaindre le mal d’autrui, "il ne faut pas le sentir", mais "sans doute il faut le connaître" »45. Notre expérience du malheur ne doit toutefois pas être présente, pour ne pas faire barrage à l’attention que réclame la peine de l’autre. Si Rousseau considère que les hommes « ne peuvent plaindre que les maux qu’ils connaissent »46, il n’adhère pourtant pas à la conception matérialiste de la pitié qu’on peut trouver chez Helvétius, et, de manière plus nuancée, chez Diderot. Si pour lui, comme pour Diderot, le riche se montre dur avec le pauvre, ou le noble avec le roturier47, c’est qu’ils « n’ont pas peur de […] devenir » pauvre ou roturier. C’est pourquoi son précepteur recommande d’apprendre à Émile que « le sort de ces malheureux peut être le sien »48. L’éducation des jeunes aristocrates y est tout opposée : mais s’ils « commencent à sentir qu’il y a dans la vie humaine mille douleurs qu’ils ne connaissent pas », leur « apparente insensibilité, qui ne vient que de l’ignorance, se change bientôt en attendrissement »49. Autrement dit, une sensibilisation à la souffrance d’autrui pourrait réveiller un penchant naturel à la pitié étouffé par une mauvaise éducation : on est donc loin de la conception radicale des matérialistes, appuyée sur une analyse du fonctionnement du langage et des processus de mémorisation, selon laquelle le sentiment de compassion est absent dès lors que notre vécu personnel ne nous a pas fait associer spontanément à certaines souffrances ou signes de ces souffrances une sensation douloureuse.
On peut considérer que le texte de Diderot aiguille le lecteur autant vers la première théorie, d’inspiration nettement matérialiste, qui conditionne la pitié au partage d’un vécu similaire (en affirmant « qu’on ne connaît bien que ses peines »), que vers la seconde, selon laquelle on reste indifférent au malheur d’autrui lorsqu’on souffre soi-même (en suggérant que les blanchisseuses n’ont plus de « compassion de reste »). La première théorie présente l’avantage d’entrer en consonance avec la réflexion postérieure de Diderot sur les rapports de la pitié et de l’expérience. Mais on pourrait aussi considérer que la seconde, qui ne conditionne pas la pitié à une similitude d’expérience aussi stricte, est plus cohérente avec la réaction que prête Diderot au « bon marquis », étranger aux souffrances de la vie conventuelle mais pourtant touché par les malheurs de Suzanne.
Toutefois la compassion désintéressée du sensible et secourable marquis peut-elle réellement être érigée en modèle ? « Quel autre au monde eût pris pitié de moi ? »50 s’écrie Suzanne lorsque Madame Madin lui apporte les lettres de son bienfaiteur. Le texte semble ainsi suggérer que la religieuse enfuie de son couvent trouvera peu de suffrages dans le monde, et que l’apitoiement du marquis de Croismare pourrait n’être guère représentatif de celui du public51. C’est du même coup redonner du crédit à la manière dont les matérialistes conçoivent la pitié, selon laquelle rien ne vient compenser, chez la plupart des hommes, l’absence d’expérience spécifique d’un mal que l’on ne connaît pas.
« Songez que rien, peut-être, ne nous est moins connu que les conditions »52
Cette scène qui oppose Suzanne aux blanchisseuses nous offre l’occasion de questionner sous un nouvel angle l’entreprise romanesque de Diderot.
Compte tenu des faibles chances, suivant la théorie matérialiste, que l’évocation de maux auxquels nous n’avons jamais été exposés puissent réellement nous toucher, comment un lecteur ou une lectrice, étrangers à la vie monastique et à ses peines, pourraient-ils se mettre à la place d’une religieuse ? Certes le récit des malheurs de Suzanne n’épargne rien pour susciter l’intérêt. Mais cet accès aux souffrances de l’état religieux par le biais d’une fiction romanesque peut-elle être l’analogue de « l’expérience et la connaissance que nous avons de la chose », pour reprendre les termes de Diderot dans les Observations sur La lettre sur l’homme et ses rapports de Hemsterhuis ? N’y a-t-il pas dès lors une possible tension entre la visée que semble confier Diderot à La Religieuse (toucher le lecteur en lui révélant les souffrances de la vie conventuelle) et une conception de la compassion proche des idées matérialistes, qui fait de l’expérience antérieure de maux similaires la principale cause de l’intérêt que nous prenons aux malheurs d’autrui ?
Sans espérer que les peines d’une condition différente de celle du lecteur puissent l’atteindre autant que le ferait l’évocation des siennes, le roman de Diderot vise à susciter une prise de conscience des souffrances de la vie monastique. La suite du passage cité dans les Observations sur La lettre sur l’homme et ses rapports de Hemsterhuis montre qu’une émotion plus ou moins grande peut naître face à la douleur d’autrui, quand bien même elle ne renvoie en nous à aucune expérience antérieure comparable :
L’homme riche qui n’a point éprouvé la misère est dur ; les douleurs de l’enfantement touchent peu l’homme, qui ne saurait se mettre à la place de la femme qui accouche.
Cependant il en est plus ou moins touché ? Comment cela se fait-il ? le voici. Il compare la porte avec l’hôte qui doit passer par cette porte ; et il frémit ; précisément, comme la jeune-fille à qui l’on expliquerait la physiologie de l’accouchement.
Si l’on a assisté à des couches ; à ces réflexions se joignent les cris, les contorsions, en un mot toute l’image de cette sorte de douleur. Etc.53
Deux éléments peuvent toucher celui qui, n’ayant jamais vécu cette sorte de souffrance, pourrait y rester insensible : la compréhension des causes de la souffrance de l’autre (la comparaison de la taille de l’hôte et de la taille de la porte), l’extériorisation par l’autre de sa douleur (les cris et les contorsions de la parturiente).
Est-ce qu’on ne pourrait pas considérer, dans cette perspective, que le roman de Diderot entend présenter au lecteur, à tout le moins, une analyse objective des causes des souffrances de la vie monacale, tout en le confrontant à une expression intense du vécu subjectif de ces mêmes souffrances ? Si, suivant l’hypothèse matérialiste, il est de fait difficile de partager des souffrances qu’on n’a pas vécues, on peut envisager toutefois que le roman expose le lecteur aux signes de cette souffrance et lui offre l’occasion de les comprendre : le roman de Diderot porte à la connaissance de ses lecteurs les peines endurées dans les cloîtres alors même que celui-ci en semble peu informé (« On ne sait pas l’histoire de ces asiles, disait ensuite M. Manouri dans son plaidoyer, on ne la sait pas »54). Quant au récit pathétique de Suzanne, il est tout entier tendu par l’espoir de porter témoignage de la souffrance subie par les religieuses qui sont, comme elle, privées de tout goût pour leur état (« Que je vive ou que je meure, je veux qu’on sache tout ce que j’ai souffert »55).
L’exploration romanesque de la vie monacale aurait alors, d’une certaine manière, une visée comparable à celle de la représentation des conditions au théâtre préconisée par Diderot. Le choix du thème de la condition religieuse pour son roman n’est en effet peut-être pas étranger à son intérêt pour la représentation au théâtre des statuts sociaux. Dans les Entretiens sur le Fils naturel comme dans De la Poésie dramatique, Diderot entend vouer toute une branche du genre sérieux à la représentation des conditions. Dorval, dans les Entretiens, recommande ainsi de remplacer les caractères, pilier de la comédie classique, par la représentation des différentes conditions de la société 56 :
C’est la condition, ses devoirs, ses avantages, ses embarras, qui doivent servir de base à l’ouvrage. […] Songez qu’il se forme tous les jours des conditions nouvelles. Songez que rien, peut-être, ne nous est moins connu que les conditions, et ne doit nous intéresser davantage. Nous avons chacun notre état dans la société ; mais nous avons affaire à des hommes de tous les états57.
La représentation sur la scène des conditions aurait ainsi un intérêt didactique puisque chacun ne connaît jamais que sa propre condition : La Religieuse propose de fait à ses lecteurs un tableau de l’intérieur, peu ou mal connu, des couvents.
Mais le projet romanesque de Diderot peut-il se résumer à cette ambition de simple sensibilisation aux souffrances de la vie monacale ? « Tout l’intérêt est rassemblé sur le personnage qui parle. Je suis bien sûr qu’il affligera vos lecteurs » écrit Diderot à Henri Meister en lui présentant La Religieuse : le romancier entendait donc profondément toucher les abonnés de la Correspondance littéraire, et ne considérait pas comme un obstacle que ces représentants de l’élite des différents pays européens soient globalement étrangers à l’univers conventuel. L’espoir de Diderot d’intéresser vivement les lecteurs de la Correspondance littéraire aux maux de sa religieuse tranche donc avec l’opinion qu’il énonce ailleurs selon laquelle l’évocation de maux auxquels nous n’avons jamais été exposés ne peut guère nous affecter.
Lorsque Diderot se met lui-même en scène en lecteur de roman, il fait du reste souvent valoir une proximité intense avec les héros des fictions lues. Dans l’éloge de Richardson en 1762, il rend ainsi compte de la manière dont il s’enthousiasme pour les héros vertueux et s’associe à leur sort : « celui qui agit, on le voit, on se met à sa place ou à ses côtés ; on se passionne pour ou contre lui ; on s’unit à son rôle, s’il est vertueux ; on s’en écarte avec indignation, s’il est injuste ou vicieux »58. Il se passionne notamment pour le personnage de Clarisse Harlowe : « Qui est-ce qui ne voudrait pas être Clarisse, malgré toutes ses infortunes ? »59 La distance existant entre lui et le personnage de cette jeune-fille de la bourgeoisie anglaise, persécutée par un séducteur libertin, ne semble guère diminuer son émotion face à ses malheurs. Lorsqu’il fait mention, dans De La Poésie dramatique, de sa lecture des romans de Prévost, il vante également son attendrissement sur les peines imaginaires de ses héros vertueux :
Chaque ligne de L’Homme de qualité qui s’est retiré du monde, du Doyen de Killerine et de Cleveland, excite en moi un mouvement d’intérêt sur les malheurs de la vertu et me coûte des larmes. […] quel art plus précieux que celui qui m’attache imperceptiblement au sort de l’homme de bien ; qui me tire de la situation tranquille et douce dont je jouis, pour me promener avec lui, m’enfoncer dans les cavernes où il se réfugie, et m’associer à toutes les traverses par lesquelles il plaît au poète d’éprouver sa constance ?60
Si Diderot n’a, là encore, sans doute que peu en commun avec un fils bâtard de Cromwell réfugié dans des cavernes, cet éloignement apparent n’affaiblit nullement sa propension à se projeter à travers ce héros vertueux, et à s’attendrir jusqu’aux larmes sur ses malheurs.
Le discours esthétique de Diderot sur la lecture romanesque, de même que ses considérations sur la lecture de La Religieuse ne présentent donc pas la proximité du lecteur avec le héros ou l’héroïne d’une fiction comme une condition pour qu’il soit ému par ses malheurs. Un hiatus se fait ainsi sentir entre les réflexions de philosophie morale qui jalonnent l’œuvre de Diderot sur la similitude d’expérience nécessaire pour que les maux d’autrui puissent nous atteindre, et, tout ensemble, sa pratique et sa réflexion théorique en tant que romancier, notamment en cette fin des années 1750 et au début des années 1760. Du fait que le jugement des blanchisseuses puisse apparaître, en un certain sens, comme une réception possible de l’histoire de Suzanne, il est possible d’envisager la scène qui l’oppose à ses camarades précisément comme un trait d’union entre la réflexion de Diderot sur la nature de la compassion et une interrogation de nature esthétique sur manière dont le roman peut susciter l’émotion de ses lecteurs. La partie du dialogue entre Jacques et son maître où les personnages peinent à s’entendre sur le degré de douleur qu’entraîne une blessure au genou peut également être interprétée comme une réflexion en abyme sur la possibilité que les peines des personnages touchent les lecteurs. Mais c’est surtout dans le Salon de 1767 qu’un pont sera explicitement établi entre la réflexion philosophique de Diderot sur la nature de la pitié et sa réflexion esthétique sur la source des émotions du lecteur ou du spectateur :
Il est difficile d’être fortement ému d’un péril qu’on n’éprouvera peut-être jamais. Moins la distance du personnage à moi est grande, plus l’attraction est prompte ; plus l’adhésion est forte. On a dit :
Si vis me flere, dolendum est
Primum ipsi tibi.
HORAT. de Arte poet., v. 102 et 103.
Mais tu pleureras tout seul, sans que je sois tenté de mêler une larme aux tiennes, si je ne puis me substituer à ta place […]61
Diderot formule ici précisément l’idée selon laquelle nos émotions de lecture sont proportionnés à notre proximité avec le personnage, tirant alors, cette fois, toutes les conséquences au plan esthétique de ses convictions matérialistes sur la nature de la pitié.