Nous ne saurions, dans le cadre étroit de cet article, produire une lecture exhaustive des nombreuses œuvres pédagogiques de Mme Leprince de Beaumont et Mme de Genlis ; notre propos se limitera à comparer deux ouvrages destinés à l’éducation des enfants d’environ dix ans : le Magasin des enfants de Mme Leprince de Beaumont (1756) et Les Veillées du château de Mme de Genlis (1782). Or aucune de ces deux œuvres n’est une fiction pédagogique au sens du Télémaque de Fénelon, parangon du roman pédagogique du XVIIIe siècle, dont la caractéristique essentielle selon Robert Granderoute est de transposer la relation didactique du romancier au lecteur, devenue traditionnelle dans tout roman de cette période, « au sein de l’œuvre, dans la trame de la fiction [en faisant] du maître et du disciple les deux personnages mêmes de la narration »1. Si les textes que nous avons retenus mettent bien en représentation, en inventant un cadre fictionnel et des personnages fortement inspirés par les expériences personnelles des auteures, une relation d’enseignement (la gouvernante et ses élèves chez Mme de Beaumont, Mme de Clémire et ses enfants chez Mme de Genlis), ils n’en déroulent pas le fil narratif : la construction des œuvres s’attache moins aux péripéties pédagogiques marquant les progrès des élèves au prix d’un redoublement d’attention et d’habileté des maîtres qu’au contenu didactique transmis et à sa réception immédiate. Les Veillées du château conservent toutefois un cadre romanesque (parce que son mari est appelé à la guerre, la marquise de Clémire se retire dans un vieux château de Bourgogne avec sa mère et ses trois enfants âgés de sept à neuf ans), mais qui n’est que le prétexte à la mise en scène d’histoires enchâssées, notamment les onze récits racontés lors des veillées, qui composent les développements les plus substantiels de l’ouvrage2. Dans le Magasin des enfants, la situation d’enseignement n’est pas même l’objet de passages narratifs : elle se donne à voir sous la forme d’un dialogue entre Mademoiselle Bonne, l’éducatrice, et ses élèves âgées de cinq à treize ans3. Organisée en « journées » qui sont autant de « dialogues »4, l’œuvre de Mme de Beaumont se structure également autour des récits insérés : treize contes organisent un recueil constitué aussi d’abrégés bibliques, anecdotes et traits d’histoire5. C’est dire que la question de l’articulation de la science et de la fiction se posera à plusieurs niveaux : insertion de la science dans la fiction pédagogique qui sert de cadre général enchâssant, présence de la science dans les fictions enchâssées, relation entre le traitement de la science dans les histoires insérées et la fiction-cadre.
La science, le mot est posé et aussitôt il intrigue. Que peut-être la science dans des fictions qui mettent en scène des femmes éduquant de jeunes enfants, uniquement de jeunes Anglaises de l’aristocratie dans les dialogues de Mme de Beaumont, deux filles et un garçon de la noblesse française dans le récit de Mme de Genlis ? Si depuis Fontenelle l’on s’est accoutumé à entendre des savants instruire les dames des éléments des sciences, que peut-il sortir de la bouche des éducatrices en 1756, et même en 1782 ? « La formation scientifique des femmes reste alors une démarche individuelle et mondaine », rappelle Maria Susana Seguin6 : chercher les sciences dans des ouvrages de femmes qui modèlent l’éducation des filles apparaît bien comme une gageure, surtout quand on a dit que ces mêmes ouvrages étaient solidement construits autour de la narration de contes, genre anti-scientifique par excellence7. Pourtant, ni Mme de Beaumont ni Mme de Genlis ne veulent troubler l’esprit des élèves par des récits fabuleux ; l’utilisation qu’elles font de la féérie dans la formation des enfants, tout à fait paradoxale, n’annule pas leur volonté de transmettre des savoirs scientifiques, y compris aux petites filles. « Certainement j’ai dessein d’en faire des logiciennes, des géomètres et même des philosophes », avertit Mme de Beaumont8 qui prétend du même coup bannir le « merveilleux ridicule des contes » en soumettant l’esprit de ses élèves « à l’empire de la raison »9. Elle ouvre ainsi la voie à Mme de Genlis qui, à son tour, ambitionne d’« éclairer graduellement l’esprit »10 en inspirant le dégoût des contes de fées11, sans cependant être aussi audacieuse dans ses affirmations concernant la formation scientifique des filles12. Sans doute serait-il injuste de faire de Mme de Genlis une pédagogue réactionnaire, très en-deçà de Mme de Beaumont dans sa conception de l’enseignement des filles13, mais la comparaison entre deux ouvrages publiés à vingt-six ans de distance conduit à s’interroger sur l’évolution de la représentation de la culture des filles et sur les possibilités de filiation littéraire qui en découlent. Les deux auteures, pour qui l’éducation morale et même chrétienne reste primordiale, donnent-elles à la science le même statut dans la fiction pédagogique ?
De quelles sciences parle-t-on ?
Avant d’aller plus loin, encore faudrait-il s’entendre sur ce que notre lecture retiendra sous le nom de « science », le terme étant suffisamment extensif pour recouvrir des savoirs relevant de disciplines aussi bien philosophiques que techniques. Écartant délibérément les connaissances historiques et littéraires – que le préjugé d’aujourd’hui inclut si peu dans les sciences –, nous nous appuierons sur une définition restrictive du terme, mettant en avant « les sciences où le calcul, l’observation ont une grande part : mathématiques, astronomie, physique, chimie, sciences naturelles »14, auxquelles nous ajouterons néanmoins la géographie, à mi-chemin entre mesure physique de la terre et sciences humaines. Ni Mme de Beaumont ni Mme de Genlis ne font une telle distinction, contraire à l’emploi du mot « science » en leur temps : il n’est que de se rappeler le système des connaissances humaines exposé par l’Encyclopédie pour comprendre l’étendue des acceptions du terme. En concentrant notre recherche sur les « sciences dures » et les « sciences du vivant », nous plaçons notre démarche au cœur des clivages épistémologiques issus du XIXe siècle et exacerbés depuis quelques décennies. Le XVIIIe siècle, quant à lui, ne saurait isoler la science de la philosophie, du langage, de l’éloquence même, et ne pourrait bien souvent la penser indépendamment de la religion. Or, parmi les sciences auxquelles le Magasin des enfants et Les Veillées du château font la part belle se trouve en premier lieu l’histoire naturelle, grand classique de l’apologétique chrétienne si bien mise à la portée du jeune public par Le Spectacle de la nature de l’abbé Pluche15. Dans les ouvrages que nous étudions, les éducatrices ne proposent certes pas un cours complet d’histoire naturelle, mais elles évoquent des questions de physique, d’astronomie, de géologie, minéralogie, zoologie, botanique, hygiène et médecine.
Chez Mme de Beaumont, qui consacre d’autre part beaucoup de temps à l’apprentissage de la géographie, l’on trouvera des développements sur le comportement des corps solides sur un corps liquide16, des explications sur les atomes ou sur les éléments17. Les marées, la rotation de la terre, l’alternance des saisons, les éclipses sont autant de sujets d’astronomie mis à la portée des petites filles18. Les questions d’actualité comme les tremblements de terre et le volcanisme sont également présentes19. Bien qu’ayant elle-même organisé des cours de sciences20, et préconisant dans Adèle et Théodore de suivre plusieurs fois les cours publics de physique, de chimie et d’histoire naturelle afin d’en assimiler les contenus21, Mme de Genlis accorde assez peu de place à la physique dans Les Veillées du château et moins encore à la chimie. Quelques phénomènes électriques, quelques météores, mais surtout des machines (instruments d’optique comme le télescope, objets mécaniques comme les automates, réalisations nouvelles comme les aérostats22) forment le fonds physicien de l’ouvrage tandis que l’astronomie, évoquée par une éclipse et par l’étude du globe céleste, ne retiennent que brièvement l’attention du lecteur23. Les tremblements de terre sont plus longuement présentés24, et le volcanisme n’est pas oublié25, mais Mme de Genlis semble donner plus d’importance à la connaissance du vivant : zoologie et surtout botanique dont elle ne cesse de vanter la nécessité. La connaissance des plantes et de leurs usages, complétée par celle des aliments et des médecines, apparaît indispensable à la formation des filles26. Plus anecdotique est l’intérêt pour les curiosités zoologiques : éléphant blanc, opossum, poisson torpille, mouches phosphorescentes, etc. Si Mme de Beaumont mentionne moins de cas particuliers, elle approfondit davantage, et les quelques passages sur les papillons, l’œuf, les abeilles ou, du côté du végétal, le blé, sont l’occasion de développer un savoir rudimentaire sur la croissance et l’organisation des corps vivants27.
Ce rapide inventaire montre que nos deux auteures balaient un champ de connaissances plus ouvert que la dimension essentiellement moralisatrice de leurs ouvrages ne le laissait envisager ; il fait également entrevoir les limites de leurs exposés scientifiques. Bien qu’il s’agisse de donner à l’esprit « une tournure géométrique »28, l’on ne trouvera pas plus de mathématiques ni de géométrie chez Mme de Beaumont que chez Mme de Genlis. L’on remarquera aussi rapidement l’inspiration préscientifique des leçons du Magasin des enfants29, qui contraste avec la modernité des articles scientifiques publiés entre 1750 et 1752 par Mme Leprince de Beaumont dans le Nouveau Magasin français, si bien mise en lumière par Geneviève Artigas-Menant30. L’on pourra toujours reprocher à Mme de Beaumont son défaut d’instruction en ces matières, ce n’est pourtant pas faute d’informations nouvelles que le Magasin des enfants se fait l’écho d’un savoir dépassé et d’une physique aristotélicienne ou, au mieux, cartésienne, professée en 1756 au pays de Newton. Sans doute ne faut-il pas exclure que le fait de s’adresser à des petites filles peut avoir conduit l’auteure à choisir un discours scientifique traditionnel, plus commode à simplifier et, en raison du caractère plus perméable des notions, plus facile à harmoniser avec des instructions morales31. Vingt-six ans après, Les Veillées du château semblent plus proches de l’esprit encyclopédique, et donc davantage en phase avec les avancées de la connaissance, mais elles révèlent vite une superficialité étonnante : l’apprentissage de l’histoire naturelle y est en effet plus une pétition de principe qu’une démonstration en actes, malgré les promesses de la Préface qui laissaient supposer que le château de Bourgogne élu comme terrain de la fiction serait le gage de développements scientifiques mis précisément en situation. Le cadre champêtre défini par Mme de Genlis comme espace romanesque n’était-il pas le lieu idéal pour mettre en scène des leçons de choses ?
Tout un monde d’expériences : le privilège de la fiction
L’on aurait pu attendre des Veillées du château un modèle d’utilisation pédagogique et didactique de l’espace champêtre dans lequel évoluent les personnages. Fervente admiratrice du Spectacle de la nature et lectrice attentive et critique de l’Émile, Mme de Genlis aurait pu s’inspirer des méthodes de présentation du savoir dans un contexte d’expérimentation directe que suggèrent, de façons certes fort différentes, l’abbé Pluche et Jean-Jacques Rousseau. Or la fiction pédagogique de Mme de Genlis ne profite pas du contact avec les choses (plantes, cailloux, objets naturels), les animaux ni les météores (neige, pluie, etc.) pour lancer des sujets d’histoire naturelle. Les enfants font des bouquets et des cueillettes qui varient au fil des saisons, mais jamais ils ne demandent rien sur ce qu’ils voient, touchent ou ramassent. Jamais non plus leur mère n’attire leur attention sur les propriétés physiques, chimiques ou botaniques de ce qui les entoure. L’on apprend seulement de façon allusive que les soirs d’été seront favorables aux observations astronomiques et, quand les enfants expérimentent au plein air les pouvoirs du télescope, il en résulte non une leçon d’optique, mais de morale en action32. Une telle absence d’apprentissage expérimental, partant de la découverte des choses pour s’avancer vers la connaissance, étonne d’autant plus que Mme de Genlis semble partout convaincue de la nécessité de voir et d’observer les phénomènes naturels. Dans Adèle et Théodore comme dans Les Veillées, le principe de la confrontation directe aux objets de science paraît clairement posé. Et en effet les enfants verront, mais quoi ? Des collections. Des choses rassemblées, classées, étiquetées, exposées rationnellement à l’entendement. De la même façon que l’espace d’Adèle et Théodore était saturé d’objets du savoir transformant leur maison en musée (cartes de géographie dans les escaliers, collections de coquillages et de minéraux, squelette en vitrine dans les corridors, jardin des plantes sous clef), celui de Pulchérie, Caroline et César regorge de collections (collection de médailles d’un voisin, herbier d’une jeune voisine) que la famille prend plaisir à découvrir. Il faut se rendre à l’évidence : ce n’est pas l’observation de la nature qui permet de conduire l’esprit des enfants vers la science, mais la visite des cabinets savants et la vue des vitrines. D’ailleurs, comble du paradoxe, c’est de retour à Paris que les enfants de la marquise de Clémire font le plus l’expérience des objets d’histoire naturelle : le Jardin du roi, les collections des particuliers et, parfois, les manufactures, offrent alors régulièrement à leur regard des connaissances de zoologie, de botanique ou de physique, encore que la narration fasse toujours l’ellipse sur le contenu des leçons qui pourraient être ainsi reçues. En écartant sans doute très inconsciemment les leçons de terrain, Mme de Genlis donne une image très socialisée de l’apprentissage des sciences : la médiation mondaine et institutionnelle supplante le contact avec les choses et empêche la fiction pédagogique de tirer parti de la curiosité immédiate des enfants dans cet espace pourtant si approprié de la campagne que la narration pouvait développer à loisir. A contrario, Mme de Beaumont utilise le décor de la chambre et du jardin où se tiennent les leçons, à peine esquissé pourtant dans les dialogues, avec un sens du concret qui surprend par sa modernité relative.
Comment enseigner les sciences, et surtout la physique, sans le contact avec les corps et les objets ? L’espace dans lequel évoluent Mademoiselle Bonne et ses élèves est bien plus restreint que celui des Veillées du château, et a priori beaucoup moins riche. Or Mme de Beaumont parvient à y inscrire les objets exactement nécessaires à l’explication des éléments de quelques sciences. La gouvernante fait appel aux objets du quotidien : un bassin dans le jardin, le plomb inséré dans la couture et qui sert à donner forme au vêtement qu’elle porte, le morceau de bois ramassé dans l’allée, sont trois choses simples qui serviront à la première leçon de physique. La démonstration en acte (« le bois n’enfonce pas l’eau, mais le plomb l’enfonce »33) complète l’explication théorique sur le poids des corps. Obéissant à la même démarche pédagogique, une chandelle allumée permettra de faire comprendre l’alternance des saisons en fonction de l’angle de la terre par rapport au soleil ; un plat rempli d’eau dans lequel on jette des morceaux de papier initiera à la géographie physique avant d’aborder l’étude de la carte ; un balai saisi par la gouvernante fera voler la poussière dans la chambre et montrera que l’air est fait d’atomes34. La science ne requiert pas d’objet technique, il suffit d’employer les choses disponibles. Même les objets les plus marqués culturellement, comme le « teakettle » si particulier à la sociabilité mondaine des Anglais, peut être détourné vers la formation scientifique des petites filles : pour expliquer comment l’évaporation des lacs peut donner la pluie, quoi de mieux que de faire remarquer les gouttes d’eau sur la paroi d’une bouilloire35 ? Et quand l’objet n’est pas déjà sous les yeux, la gouvernante le fait venir : ainsi, elle sonne « pour demander un œuf » afin de montrer d’où sort le poulet36. Les leçons de sciences de Mademoiselle Bonne prennent un tour très concret, obligeant les enfants à observer et à constater par elles-mêmes la nature des choses. Très loin de la muséographie de Mme de Genlis, qui oblige à rassembler voire à fabriquer des objets pour les leçons de science37, et même si elle fit confectionner des puzzles de cartes de géographie pour sa propre pratique pédagogique, Mme de Beaumont propose dans le Magasin des enfants un enseignement très spontané qui, au lieu de sacraliser le savoir en le mettant sous vitrine, l’inscrit dans le quotidien le plus banal.
Pourtant, comme chez Mme de Genlis, il reste exceptionnel qu’un objet ou un fait directement perçu soit, dans l’intrigue de la fiction pédagogique, à l’origine d’un questionnement scientifique des élèves. La démarche d’apprentissage des sciences n’est pas issue de l’observation de la nature, mais la leçon de choses suit une question généralement suscitée par une lecture. D’ailleurs, assez significativement, quand une éclipse se produit réellement au moment du XXVIIe dialogue, les explications données par Mademoiselle Bonne sont beaucoup moins concrètes qu’historiques et littéraires : la gouvernante laisse en particulier longuement la parole à Lady Sensée, qui raconte l’anecdote de Périclès jetant son manteau sur la tête du pilote d’un navire à qui il voulait faire entendre comment la lune peut cacher le soleil38. Certes ni le trait d’histoire, ni les définitions savantes n’éclairent la petite Lady Mary, qui n’a que cinq ans, prouvant ainsi que le discours théorique n’a pas le pouvoir d’explication des objets : Mme de Beaumont semble parfaitement consciente que l’efficacité didactique des leçons abstraites est bien moindre avec les très jeunes élèves, à qui il faut des démonstrations très concrètes. Elle met donc en scène la difficulté de faire une leçon d’astronomie claire et simple sur le phénomène de l’éclipse, mais elle en reste à une leçon de mots sans chercher à mettre les objets à contribution. Il est vrai que l’histoire du manteau de Périclès était une façon, au second degré, d’illustrer l’éclipse au moyen d’un objet du quotidien ; si elle satisfait des esprits de douze ans, cette anecdote est trop allégorique pour ceux de cinq, mais son inscription dans le dialogue empêche la gouvernante de répéter l’expérience avec ses élèves, sous peine d’échec. En effet, elle ne peut guère montrer l’éclipse de manière plus simple que Périclès, et une reproduction sans variation de la leçon en acte ne saurait faire avancer la compréhension du phénomène astronomique par les petites filles. L’histoire de l’astronomie aura donc le dernier mot.
Leçons de livres
Le potentiel pédagogique et didactique de la fiction en matière d’apprentissage scientifique paraît bien souvent s’effacer derrière la tradition de l’enseignement par le discours savant et par le livre. Le Magasin des enfants mentionne peu d’ouvrages savants, mais toutes les leçons de géographie sortent tout droit de l’atlas de Palairet, cité à deux reprises, la première fois par Mademoiselle Bonne, la seconde par Lady Charlotte39. La gouvernante recommande même l’achat du livre à toutes ses élèves, qui en apprendront par cœur des passages entiers. L’expérience de l’espace est recouverte par le discours d’emprunt qui ne suppose pas même ici un renouvellement de la pédagogie. Autant Mme de Beaumont peut être par instants novatrice, autant elle conduit Mademoiselle Bonne, une fois passée la leçon qui faisait découvrir les îles sous la forme de petits cartons flottant à la surface d’un bol d’eau, à enseigner la géographie de façon traditionnelle. D’ailleurs, les leçons de géographie sont la plupart du temps introduites abruptement, sans prendre appui sur le contexte, le moment de la scène et les préoccupations immédiates des fillettes. « Disons un mot de la géographie. Prenons notre carte », « aujourd’hui nous n’avons que le temps de répéter notre géographie », sont des leitmotive des dialogues40. En cette matière, l’éducatrice attend de ses élèves qu’elles récitent leurs leçons et qu’elles sachent répéter les définitions quasiment dictées au cours des séances. Cette science paraît bien rébarbative, pourtant, les enfants se prennent au jeu, rivalisant de mémoire et faisant des prouesses de récitation, jusqu’à déclamer une géographie en vers livrée prête à l’emploi par Mademoiselle Bonne41 ! Ces leçons de mots ne méconnaissent donc pas la psychologie de l’enfant, qu’un défi peut stimuler et qui peut se prendre de passion pour la connaissance la plus aride, mais elles donnent la prééminence au discours d’autorité du maître et du livre.
Chez Mme de Genlis, le dialogue ne prend jamais le tour d’un exposé didactique et magistral. Admirative de Fontenelle, l’auteure voudrait que les livres élémentaires de sciences prennent le style et le ton de la conversation, présentant toujours agréablement les connaissances42. Contrairement au Magasin des enfants, Les Veillées du château ne rendent jamais compte du temps dédié aux études proprement dites : s’il est parfois fait mention des leçons dispensées par l’abbé au jeune César en présence de ses sœurs, la narration ne les retranscrit pas. Les conversations de Mme de Clémire avec ses enfants sont prises sur le temps de loisir, promenades et veillées, transformé en temps d’instruction informelle. Ces circonstances, et la volonté de légèreté de l’auteure, laissent entendre que nous n’aurons pas de leçons de livres dans cette fiction pédagogique privilégiant le naturel de la conversation. Or le résultat n’est pas un divertissant dialogue scientifique à la portée des enfants de dix ans, mais une conversation, dont la spontanéité enfantine est assez bien rendue, où l’on évoque la science en expliquant fort peu de choses ! Il est rare en effet d’entendre la marquise de Clémire éclairer ses enfants sur l’histoire naturelle : il n’y a guère qu’au début du récit qu’on la voit répondre aux questions de César et de Caroline sur les papillons, exposant le vol saccadé de ces insectes, la géographie des espèces et l’élevage des papillons par les dames chinoises43. Beaucoup plus loin dans la fiction pédagogique, un autre exposé d’histoire naturelle est placé dans la bouche de Mme de Clémire, cette fois sous la forme de deux énigmes proposées à la sagacité de l’abbé et à la curiosité des enfants, et dont la première est formulée ainsi :
Figurez-vous un monstre velu, jaunâtre, qui a huit jambes, dont chacune est armée de deux grands ongles, qui contiennent une éponge mouillée : outre ces huit jambes, ce monstre a encore deux espèces de mains, avec lesquelles il saisit sa proie : comme Argus, son visage est couvert d’yeux ; il en a huit, rangés en ovale sur son front, et deux horribles tenailles, garnies de crochets aigus, paraissent sortir de sa bouche…44
La chose décrite ici avec le vocabulaire de la monstruosité si seyant au genre des contes, et avec les références littéraires à la fable mythologique, est en fait… une araignée commune, telle que la révèle un microscope. Mais si cette description déclenche chez les enfants l’envie d’avoir « des loupes »45, force est de constater que les loupes ne franchiront jamais le seuil du désir pour entrer dans la fiction première du château bourguignon. Au lieu d’instruments d’optique, ce sont bien des livres qui tomberont entre les mains de César, Caroline et Pulchérie.
S’ils sont tout juste évoqués par la narration et à peine présents dans les dialogues, où se cachent les enseignements scientifiques des Veillées du château ? Une part se niche dans les contes qui occupent les veillées : Delphine ou l’heureuse guérison parle des fossiles, des herbiers et des collections de coquillages, ou encore de l’opération de la cataracte, tout en délivrant des principes d'hygiène et d’alimentation46, Alphonse et Dalinde, ou la féérie de l’art et de la nature est un festival de curiosités naturelles et techniques, d’autres récits font allusion aux abeilles, à la botanique ou à la médecine. Mais les explications restent généralement bien superficielles, y compris dans Alphonse et Dalinde, que l’on a parfois présenté comme précurseur des romans verniens47 mais qui n’inclut presque pas le discours savant et technique dans la narration48. Là où Jules Verne insère de longues parenthèses didactiques dans son récit, tantôt par la voix des personnages, tantôt par celle, plus encyclopédique encore, du narrateur, Mme de Genlis les escamote en développant un double système : un texte principal qui n’apprend pas grand-chose sur les sciences mais qui se lit avec facilité, et un texte secondaire, sous-jacent, qui revêt lui-même deux formes. Soit ce texte secondaire est un « livre externe », publié par autrui et auquel on peut renvoyer le lecteur avide de connaissances, soit il s’agit d’un « livre interne » relégué au second plan et que le public enthousiaste ira consulter après avoir terminé la lecture de la fiction. Les Veillées du château renvoient à un « livre externe » principal49 : Le Spectacle de la nature, que son précepteur offre à César et qui occupe très vite avec bonheur les après-midis des enfants de la fiction. Mme de Genlis ne reproduit pas l’œuvre de Pluche, elle en demande une lecture parallèle à celle des Veillées. En ce qui concerne le deuxième type de texte secondaire, inclus dans la publication de l’auteure, il s’agit des notes explicatives rassemblées à la fin de chaque volume et qui se présentent comme des abrégés de livres savants. Mme de Genlis y résume Buffon, Valmont de Bomare, l’Encyclopédie, et divers autres ouvrages50. Ces notes forment un livre, fort consistant, sous le livre. C’est là qu’il faut chercher l’érudition scientifique, l’explication des phénomènes de physique et les descriptions botaniques et zoologiques. Placés à distance de la fiction pour ne pas en perturber le fil et le plaisir, ces développements courent pourtant le risque de n’être jamais lus : en effet, comme les « parenthèses didactiques » de Jules Verne dans les éditions actuelles pour la jeunesse, les notes de Mme de Genlis ont très vite été éliminées des rééditions des Veillées du Château par des éditeurs peu scrupuleux qui faisaient fi de la volonté de l’auteure51.
La tentative d’enrichir scientifiquement le texte principal par un texte second fait donc la preuve de la difficulté ressentie par l’auteure d’articuler science et fiction, plaisir littéraire et connaissance de l’histoire naturelle. Le narratif s’accommode mal de l’explicatif et de l’instructif ; la fiction d’un dialogue entre une mère et ses enfants s’harmonise peu avec la leçon de sciences. Aussi Mme de Beaumont, qui pose un cadre plus formel et scolaire à son Magasin, parvient-elle mieux à inscrire le savoir scientifique au cœur de son dispositif pédagogique que Mme de Genlis qui recommande de lire les notes en fin de volume, mais ne donne pas dans sa fiction le mode d’emploi de cette lecture. César, Caroline et Pulchérie passeront bien sept ou huit veillées à lire les notes du seul conte Alphonse et Dalinde avec leur mère, mais l’auteure ne nous dit rien de la manière dont ils perçoivent cette lecture ni de celle dont la marquise la conduit. Aussi les données savantes restent-elles à l’état d’informations scientifiques brutes, parfois ardues, riches d’un vocabulaire spécifique totalement hermétique, dont le lecteur ne sait trop quel usage faire puisqu’il n’en a pas besoin pour comprendre l’intrigue principale ni les contes enchâssés. Cette lecture supplémentaire est de pure curiosité, et non essentielle. De plus, ces notes n’obéissent à aucun ordre didactique et n’entrent donc pas dans un programme d’éducation rationnellement conçu. Foisonnant de références, le livre secondaire constitué par la somme des notes est un cabinet de curiosités en désordre. Il n’est pas exclu qu’une certaine conception du savoir féminin soit à l’origine du rejet des savoirs scientifiques dans les notes terminales : voulant éviter de passer pour une femme savante cherchant à briller, Mme de Genlis aurait choisi de reléguer l’érudition dans les marges du récit principal. Les femmes ne doivent-elles pas se borner à écouter la science des hommes ? De ce point de vue, une semblable modestie paraît toucher Mme de Genlis et Mme de Beaumont qui, respectivement par les voix de Mme de Clémire et de Mademoiselle Bonne, protestent de leur ignorance scientifique52. Aussi la leçon savante des livres (masculins) auxquels renvoient les fictions pédagogiques évite-t-elle l’exposition directe des leçons de science par les ouvrages féminins. Les écrivaines participeraient ainsi à la vulgarisation scientifique sans heurter de front la représentation de la femme auteur53.
Les conteuses, médiatrices paradoxales des sciences
La légitimité d’une écriture scientifique au féminin semble bien fragile : le préjugé et l’éducation tirent les femmes vers les genres du divertissement ou de l’éducation morale. Il s’agit donc de diffuser des instructions scientifiques sans imposer ces enseignements, de faire de l’exposé scientifique non pas une fin en soi mais un moment d’un texte plus vaste. Aussi, dans les fictions pédagogiques des deux auteures, le propos scientifique s’inscrit-il moins dans une relation de l’enfant au monde que de l’élève au livre. L’on a plus haut insisté sur la prédominance des leçons de livres quand on aurait pu attendre de la fiction davantage de leçons de choses ; l’on remarquera maintenant que les questions des enfants sur les sciences sont en très grande majorité issues non de leur expérience du monde54, mais de leur réception d’un récit littéraire : conte, anecdote, abrégé biblique chez Mme de Beaumont, conte, récit vrai ou trait historique chez Mme de Genlis. « Les enfants de Cham et de Canaan son fils, furent du côté de l’orient ; ceux de Japhet allèrent demeurer à l’occident, et ceux de Sem habitèrent dans le pays d’Assur », récite Lady Mary. « Ma Bonne, je ne connais point tous ces côtés-là », réagit Miss Molly, qui a sept ans55. C’est ainsi que commence la première leçon de géographie du Magasin des enfants. Dans un des contes dont la gouvernante agrémente les journées, une reine trouve un poulet dans un œuf où elle croyait avoir un diamant : « comment pouvait-il être venu un poulet dans cet œuf », demande naïvement Lady Mary56. Les histoires narrées causent plus d’étonnement que le monde dont on fait l’expérience quotidienne et soulèvent davantage de questions (appelant des leçons de sciences) que le réel. L’on notera avec amusement que la petite fille de cinq ans trouve plus extraordinaire de voir un poulet dans un œuf, qu’un diamant ! Sans doute, sans que l’auteure n’en dise rien, faut-il se mettre ici à la portée de l’esprit d’un petit enfant, pour qui le diamant a un rapport de proportionnalité évident avec l’œuf, tandis que le poulet dépasse toute mesure. Entre la fiction enchâssante et le récit inséré s’établit donc un dialogue structurant les apprentissages scientifiques : contre toute attente, le merveilleux du conte peut introduire les éléments des sciences, de même que le surnaturel de l’histoire sainte peut déclencher des questions d’astronomie, de physique et de géographie. Or les leçons de sciences de la fiction pédagogique ne vont pas se positionner en ennemies des récits enchâssés, mais en compléments nécessaires, permettant de faire la part entre illusion littéraire et vérité rationnelle, entre expression religieuse du vrai et savoir positif.
Ma Bonne, vous nous avez dit, il y a quelque temps, que c’était la terre qui tournait, et non pas le soleil : cependant Josué commanda au soleil de s’arrêter, et non pas à la terre ; est-ce qu’il ne savait pas que le soleil ne marchait pas ?57
La question inquiète de la petite Lady Mary donne à la gouvernante l’occasion d’expliquer la différence entre la parole révélée et le discours scientifique : Dieu ne parle pas le langage de la science, mais il emprunte aux préjugés des hommes les mots qui permettent de se faire entendre. Josué vivait dans un temps où l’astronomie était balbutiante, aussi était-il impossible de lui faire prendre le langage des savants du XVIIIe siècle. « Commander au soleil de s’arrêter » est donc une figure destinée à faire sentir la puissance de Dieu, non une parole à prendre pour une vérité scientifique. La démarche de Mme de Beaumont, qui consiste à faire germer les questions de science à partir des lectures bibliques ou des contes, conduit progressivement à comprendre la portée allégorique des histoires et à se détacher de l’illusion de la lettre pour adopter la vérité de la raison. La critique récente a insisté sur la construction méthodique du Magasin des enfants, où le merveilleux est peu à peu évacué des contes parce que l’esprit des petites filles a de moins en moins besoin du mensonge de la fable pour comprendre la vérité du monde58. Le conte apparaît comme un moyen d’aller vers la science, et la science une alliée de la compréhension profonde de l’ordre divin du monde : montrant avec précision les choses, elle révèle la perfection de la Création. Dieu a tout prévu et a pourvu à tout. Il ne reste plus à l’homme que d’apprendre à connaître le monde et à admirer la sagesse de Dieu. Cette fonction que Mme de Beaumont assigne à la science est confirmée par les dialogues du Magasin des adolescentes (1760) où, ayant assisté à une dissection, Lady Sensée conclut sur la « belle machine » du corps humain : « Que de ressorts ! Peut-on la regarder sans admirer la sagesse de son ouvrier ! »59
La mise en lumière de la Création par la science est également une évidence chez Mme de Genlis. La connaissance de l’histoire naturelle amplifie l’admiration qui soutient le sentiment religieux. Pourtant, la démarche de l'auteure est très différente de celle de Mme de Beaumont : tandis que cette dernière trace une progression de l’illusion vers la raison, éliminant peu à peu le merveilleux des contes, et finissant dans le Magasin des adolescentes par exclure tout bonnement les contes, Mme de Genlis veut substituer le vrai au faux dans les histoires racontées aux jeunes enfants, mais réintroduit les illusions du merveilleux dans les contes pour les adolescents60. L’enfant ne doit admirer que le vrai, attesté par le témoignage, sans doute parce que son esprit n’est pas encore capable de goûter la vérité symbolique et se laisse piéger par les apparences les plus superficielles. L’idéal serait donc de ne raconter que des histoires vraies aux enfants, non pour former leur esprit à la raison, mais pour leur rendre odieux les artifices du mensonge et leur apprendre la beauté du vrai. Or les petites filles sont attirées par l’éclat du merveilleux : reste à détourner le merveilleux vers le vrai en utilisant l’érudition scientifique61. Mme de Genlis, par le truchement de Mme de Clémire, réalise ce pari d’écrire un conte où l’on trouvera « des palais de cristal, des colonnes de diamants, et même toute une ville d’argent », « sans le secours de la féerie, sans enchantement, sans magie »62. Ce conte d’Alphonse et Dalinde occupera la famille pendant une quinzaine de veillées, dont sept consacrées à la narration, les suivantes aux explications : présenté non comme une œuvre d’imagination, donc de loisir et de fantaisie, mais comme un travail d’érudition et de composition, ce récit est la démonstration que le vrai produit une émotion esthétique supérieure au mensonge sans qu’il soit nécessaire de modifier les bases de cette émotion esthétique. En effet, l’éblouissement devant la splendeur, l’étonnement face à l’incroyable, la stupéfaction devant l’incompréhensible restent les fondements du plaisir du conte63. Ce qui change est la nature de la splendeur, non plus magique et fausse, pur produit de l’imagination (diabolique ?), mais bien réelle, perceptible par les sens, attestée par les savants, et preuve de la toute-puissance de Dieu.
Mme de Genlis ne renie pas les contes de fées, dont elle reprend la structure et les épisodes (départ de la maison paternelle, épreuves du héros, terre qui s’ouvre sous les pieds64, passages dans des palais enchantés, etc.), mais elle en renouvelle le plaisir esthétique : le vrai (scientifique) surgit sous le faux, donnant un intérêt nouveau aux poncifs les plus éculés du genre. Le lecteur admire à la fois les spectacles que la narration lui découvre et les prouesses de la conteuse qui tient ses promesses en augmentant continuellement l’intensité du merveilleux. Au bout de trois veillées, les enfants de Mme de Clémire sont persuadés que leur mère a épuisé sa matière, « mais elle les assura que ce qu’ils savaient de son conte n’était rien en comparaison de ce qu’ils entendraient, et qu’elle avait réservé pour le dénouement, les détails les plus surprenants »65. En effet, c’est dans la fin du conte que l’on trouve les épisodes les plus sensationnels : palais « d’or, de rubis et de diamants », « multitude innombrable de magnifiques châteaux » apparaissant sur le miroir des eaux, « palais transparent », troupe armée qui prend son envol, « figures célestes » transportées dans un globe brillant66, les images enchanteresses abondent, et la conteuse en brise rarement la magie dans le cœur de la narration, réservant la solution scientifique du mystère au lecteur curieux qui se reportera aux notes terminales67. L’effet du merveilleux est donc maintenu quand la cause en est changée. Le lecteur donne sa foi à la conteuse par un contrat radicalement différent de celui passé par Mme de Beaumont avec ses petites élèves : cette dernière disait clairement que les contes étaient des mensonges donnés pour tels ; Mme de Genlis fait un conte qui ne ment pas tout en conservant les apparences des contes qui mentent. Le rapport au lecteur, plus complexe, est la source d’un plus grand plaisir : à celui des sens (subjugués par l’aspect du merveilleux) s’ajoute celui de l’esprit (étonné par la nature du merveilleux).
Comme Mme de Beaumont, Mme de Genlis veut tourner les enfants vers la connaissance de Dieu. Mais la première cherche dans la science un moyen de former les filles à une religion raisonnée, la seconde suscite une exaltation pour le sublime en introduisant la science dans le merveilleux. Si la visée apologétique des deux auteures laissait croire qu’elles réservaient à la science un traitement identique, nous ne pouvons que constater l’écart entre les leçons improvisées au gré des questions des fillettes de la pédagogue londonienne et le brio travaillé de la conteuse mondaine. Mme de Genlis n’est pas l’héritière de Mme de Beaumont et, bien qu’elle ait adapté La Belle et la Bête pour son théâtre de société68, l’on comprend mieux pourquoi ni Adèle et Théodore, ni Les Veillées du château, ne mentionnent l’existence des ouvrages de sa devancière.
Le Magasin des enfants, qui réalise l’inscription d’un véritable enseignement scientifique dans un livre pour les petites filles, parvient à exposer avec clarté quelques notions élémentaires d’histoire naturelle ainsi qu’un cours suivi de géographie. Certes la part de la science dans le livre de Mme de Beaumont reste mineure, et le contenu, déjà dépassé en 1756 à certains égards, nous semble aujourd’hui bien ridicule. Cependant, le sens pédagogique de l’auteure est assez remarquable pour lui faire trouver les mots simples qui mettent la connaissance à la portée des enfants dans un dialogue qui garde son naturel. En ce sens, Mme de Beaumont réussit peut-être mieux l’intégration de la science à la fiction pédagogique que Mme de Genlis qui, avec Alphonse et Dalinde, accomplit un exploit littéraire dont le caractère artificiel est constamment souligné par l’auteure, la narratrice et ses auditeurs.
Du point de vue esthétique, Les Veillées du château, et en particulier le conte Alphonse et Dalinde, sont pourtant plus séduisantes et plus intéressantes que le Magasin des enfants. Mme de Genlis défie le genre du conte de fées et en explore le potentiel moderne. L’on est encore loin toutefois de la science-fiction, tant l’accord entre explications scientifiques et besoins narratifs est difficile à établir. La recherche des effets traditionnels du merveilleux repousse la science aux confins du texte, et même les notes terminales restent décevantes car leur contenu, souvent encyclopédique, fait l’impasse sur les démonstrations. « Je ne sais pas un mot de physique », avoue Mme de Clémire69. Mme de Genlis pas davantage. Du coup, reste au premier plan de la fiction pédagogique une science du spectacle, phénomène, collection, curiosité, qui produit l’admiration. Les Veillées du château offrent un visage mondain à une science qu’on exalte mais qu’on ne comprend pas.
La comparaison des ouvrages de Mme de Beaumont et de Mme de Genlis met bien en évidence les difficultés de l’inscription des sciences dans les fictions à visée pédagogique où les contraintes pesant sur les auteurs, et plus encore quand ces auteurs sont des femmes, sont multiples : il faut justifier la présence des sciences, intéresser, montrer, exposer, expliquer mais aussi limiter les enseignements en fonction des capacités supposées ou réelles des élèves et des éducateurs ; il est nécessaire enfin d’assigner aux sciences un sens qui puisse s’accorder aux principes religieux et moraux de l’auteur et de son public. Objet de savoir encore contesté, la science ne saurait être dans ces fictions un mode d’appréhension du monde. Si les contraintes du genre peuvent stimuler la créativité littéraire, elles laissent trop leur marque pour que se déploie un univers fictionnel d’inspiration scientifique qui ne soit plus un prétexte, mais le lieu d’une vérité.