Mais le corps est pour eux une chose maladive : et volontiers ils sortiraient de leur peau (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra)
« Au-delà1 », récit fantastique de l’uruguayen Horacio Quiroga paru pour la première fois en 1935, a pour personnages principaux deux spectres ; l’un d’eux assure le rôle de narrateur intradiégétique. L’histoire tient en peu de mots : une jeune fille amoureuse dont on ne connaît pas le nom, et Luis, qui l’aime en retour, décident de se donner la mort car les parents de la jeune fille s’opposent à leur union. Ils continuent à se fréquenter sous leur forme spectrale mais, progressivement, inexorablement, la réalisation de leur amour est empêchée à nouveau. L’originalité du récit tient au statut du surnaturel. Il prend à contre-pied la définition du terme érigée sur l’opposition nature/surnature. L’au-delà en effet n’est pas envisagé dans une relation d’opposition avec le monde des vivants, il est au contraire indissociable de ce dernier et le surnaturel, de ce fait, entre en résonance avec une pensée proprement matérialiste, non dualiste, qui conduit à une absence de dichotomie entre le corps et l’esprit.
Considérer le surnaturel comme un vecteur de rationalité – comme le transmetteur, en l’occurrence, d’une pensée matérialiste – déjoue la fonction qui lui est traditionnellement assignée (provoquer la déroute de la raison). Cette lecture ne va pas de soi, elle contrecarre des habitudes bien ancrées, mais elle a le mérite de doter le monde fictionnel d’une cohérence insoupçonnée et s’accorde bien avec le style de Quiroga. Le raisonnement convoqué dans le cadre d’une théorie explicative du monde fictionnel est, nous le verrons, plus souple, moins usuel que celui mobilisé par un esprit bonnement positiviste : il s’inspire de la logique du tiers inclus (utile pour une intégration « rationnelle » du surnaturel à l’ordre des choses) et se prolonge par une brève incursion dans le domaine de la neurobiologie. Je retracerai une à une les étapes – de longueur variable – qui m’ont amenée progressivement sur la voie de la théorie explicative mentionnée plus haut. D’une manière générale, ce travail invite à réfléchir sur le rapport sans cesse renouvelé que le discours fantastique entretient à la raison.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, relevons un premier élément qui fait obstacle à la compréhension : le rythme de l’histoire. Les événements s’égrènent les uns après les autres, sans solution de continuité mais sans suspense. On ne se trouve pas, comme dans tant d’autres contes de Quiroga, dans une situation d’attente angoissée, on n’est pas capté (du moins, pas de la façon habituelle) par la voix qui raconte. Ce conte s’inscrit étrangement en porte-à-faux par rapport à la ligne de conduite édictée par l’auteur :
J’ai lutté pour que le conte […] n’ait qu’une seule ligne, tracée d’une main certaine du début jusqu’à la fin. Aucun obstacle, aucun ornement, aucune digression ne devait venir relâcher la tension de son fil. Le conte est, au vu de sa fin intrinsèque, une flèche soigneusement pointée qui part de l’arc pour aller directement dans le mille. Tous les papillons qui chercheraient à se poser sur elle pour orner son vol ne parviendraient qu’à l’alourdir2.
Les paragraphes sont courts et nombreux, composés parfois d’une seule phrase longue ; ils reflètent dans le texte le rythme pondéré de la voix narratrice, son débit monocorde et résigné. Une mélancolie prégnante ôte aux accents de la passion leur intensité, leur force. Le temps se dilate et condamne les deux spectres à la séparation. Quand le spectre de la jeune fille achève son triste récit, on n’a guère la sensation d’avoir parcouru un chemin tracé à l’avance. Cela s’accorde peu avec le style habituel de Quiroga, ce style énergique qui nous empoigne et ne nous lâche plus ; cette écriture rude qui nous fait dévaler les pentes les plus abruptes, qui nous comble de sensations fortes et nous coupe le souffle. Est-ce un conte d’atmosphère ? À la façon dont est racontée l’histoire, on subit certainement une influence qui nous maintient dans un état d’attention concentrée. On n’échappe pas à la sensation d’oppression, mais on ne s’identifie pas non plus totalement au personnage ni à son épouvantable situation : cette distance est figurée dans le récit par deux niveaux narratifs liés à la représentation d’un aquí (ici) et d’un allá (là-bas) d’où parvient la voix. Or, dans la mesure où allá est déjà considéré comme un point de contact limite avec aquí, le déplacement infligé par l’adverbe más équivaut à une perte de contact. Retenons l’idée d’opposition entre deux pôles (« l’au-delà » et « l’ici-bas ») et aussi l’idée, plus vaste et plus générale, de déplacement et de perte de contact. A la fin du récit, le pas supplémentaire à franchir dote le personnage d’une dimension tragique. La notion de tragique – liée à l’idée de fatalité – est la seule susceptible pour l’instant d’établir un lien causal entre les événements.
L’effet fantastique
Difficile, dans un premier temps, de déterminer la nature de l’effet fantastique à l’œuvre dans le texte. L’histoire s’étale sur dix pages et dès la troisième les deux amants ont franchi le pas décisif, absorbé le poison qui leur ôte la vie et les envoie dans l’au-delà. Le caractère fantastique du récit tient a priori au fait que la jeune fille, une fois morte, continue d’exister sous une forme spectrale. En effet son éveil n’a pas été programmé ni même envisagé ; dans le premier quart de l’histoire, la possibilité que l’au-delà existe n’est jamais évoquée. Sa survivance est donc en principe contraire aux lois naturelles et devrait surprendre. Il n’en est rien. La jeune fille est morte, certes, et sa voix est celle d’un fantôme, mais la révélation, différée de peu, est ratifiée sans surprise par le lecteur. On ne saurait baser sur un changement de référentiel si tôt advenu et si vite ratifié le caractère fantastique de l’ensemble du récit. D’autant plus que, s’il est légitime depuis le monde des vivants de douter de celui des spectres, l’inverse n’est point vrai.
Par ailleurs, ce changement de référentiel est loin d’être aussi radical qu’on pourrait le croire. Le passage d’un monde à l’autre s’effectue en douceur, insensiblement. La transition est soigneusement amenée. Ainsi la description des sensations, sentiments et pensées traversant l’agonisante occupe à elle seule dans le texte une surface plus vaste que tout le début de l’histoire. Le moment où survient la mort est passé sous silence. La mort n’est pas désignée comme telle, elle est euphémisée. L’existence de la jeune fille se prolonge sans même qu’elle s’en aperçoive. Il en va de même pour le lecteur – quand on réalise que la jeune fille est morte, sa voix nous tient encore en haleine :
Alors, je me rendis compte que je venais de prononcer mentalement ces derniers mots et que j’étais en train de perdre connaissance.
Lorsque je revins à moi, j’eus l’impression que j’allais tomber si je ne trouvais pas un point d’appui. Je me sentais légère et tellement reposée que je perçus jusqu’à la douceur d’ouvrir les yeux. J’étais debout, dans la même chambre d’hôtel, appuyée contre le mur du fond. Et là, à côté du lit, se trouvait ma mère, désespérée. Ils m’avaient donc sauvée ? Je tournai mon regard de tous côtés et, devant le guéridon, debout comme moi, je le vis, lui, Luis, qui venait de me reconnaître et s’avançait vers moi en souriant. Malgré les nombreuses personnes qui entouraient le lit, nous allâmes droit l’un vers l’autre, sans prononcer un mot, tant nos yeux exprimaient tout le bonheur de nous être retrouvés.
En le voyant, diaphane mais distinct, traversant êtres et choses, je compris que j’étais comme lui, morte (p. 9-10).
C’est un spectre qui parle, nous le savons en lisant les derniers mots. Mais, à l’instar du personnage, nous n’avons senti aucune rupture véritable. On effectue donc le réajustement avec un léger décalage. La linéarité impeccable du récit et le manque de recul du personnage-narrateur contribuent, bien sûr, à donner cette impression de continuité qui rend si difficilement repérable, lors d’une première lecture, le moment précis de la mort. Aussi l’image mentale que le lecteur se forme du personnage ne disparaît-elle pas. Elle se modifie légèrement. La jeune fille est plus éthérée, plus transparente peut-être, mais enfin elle continue d’être ce qu’elle était.
Les deux amants n’ont jamais quitté le monde des vivants. Ce qu’ils quittent, c’est leur corps, leur enveloppe corporelle. Leur esprit persiste sur les lieux, invisible et immatériel pour tout autre qu’eux-mêmes. Ainsi il n’est pas question de deux mondes mais d’un seul, observé à partir d’une perspective plus distante et plus englobante :
En retrait, mains unies, nous avions, Luis et moi, une vision très nette de la scène, mais nous la suivions avec détachement, sans passion, froidement. Et pourtant, nous nous trouvions, sans nul doute, trois pas plus loin, morts, suicidés, entourés de nos parents effondrés, du patron de l’hôtel et du va-et-vient des policiers (p. 10).
Le suicide provoque un dédoublement primordial au cours duquel l’esprit se dissocie du corps mais ne s’évanouit pas dans un au-delà mystérieux. Certes, entre une dimension et l’autre, le contact est coupé. La mort, en ce sens, est bien une rupture définitive :
Tandis que nous échangions ainsi des promesses, nous entendions les cris de maman, qui devaient être violents, mais qui nous parvenaient étouffés et sans écho, comme s’ils ne pouvaient franchir au-delà d’un mètre l’espace qui l’entourait (p. 11).
Le monde des vivants est singulièrement dénué de consistance. Quant aux spectres, ils continuent de percevoir le réel à travers leurs sens, comme les mortels. Leurs yeux se regardent, leurs mains se touchent. Le fantôme de la jeune fille se serre contre le spectre de Luis. Une fois encore, on les imagine l’un et l’autre semblables à ce qu’ils étaient de leur vivant, comme des doubles transparents. La vie, curieusement, est du côté des spectres.
Nos cadavres… Que devenait cela ? Y avait-il eu en vérité quelque chose de notre vie, de notre tendresse, dans ces deux corps pesants qu’ils descendaient dans les escaliers et qui menaçaient de faire dégringoler tout le monde ? (p. 11)
« Morts ! Quelle absurdité ! » s’exclame le spectre de la jeune fille. Le fantôme de Luis, à ses yeux, s’est pleinement substitué au défunt. Les deux corps enterrés dans la tombe ne sont plus que « deux cadavériques fantômes d’un amour ». « Plus rien ne nous liait à ces deux corps froids et raides, déjà sans nom, dans lesquels la vie s’était brisée de douleur » (p. 13). La vie continue. Mais elle continue ici et non ailleurs. Toutefois – la nuance n’est pas gratuite – elle se situe en marge, en retrait.
Nous mettons à présent le doigt sur un paradoxe à l’origine de l’effet fantastique. La vie continue pour les spectres en ligne droite. Ils passent de vie à trépas sans dévier : comme si le cours naturel des choses pouvait se poursuivre, à présent qu’ils sont du côté des ombres. À peine ressuscitée, la jeune fille revendique son adhésion à l’ordre établi :
Ce qui avait vécu en nous, plus fort que la vie même, continuait d’exister avec toutes les espérances d’un éternel amour. Avant… je n’avais même pas le droit d’entrouvrir la porte pour le voir ; maintenant, je pouvais parler à ma guise avec lui et le recevoir à la maison comme mon fiancé (p. 11).
L’univers des morts se pose comme un calque transparent sur celui des vivants. Luis, élevé au rang de « fiancé officiel », rend visite à sa promise régulièrement, deux fois par semaine puis de plus en plus souvent ; les deux fiancés se promènent sagement, sans brûler les étapes, bien que nulle surveillance ne s’exerce sur eux. Leur idylle se prolonge dans les formes alors que les formes n’ont plus de raison d’être. C’est là que réside le scandale ! Au lieu de se laisser griser par la liberté nouvellement échue, les tristes spectres enjambent leurs deux cadavres et suivent le droit chemin, comme s’ils avaient des œillères. Ils obéissent en mécaniques bien réglées, en « stupides automates »3 fonctionnant dans le vide puisque les autres – famille, société – sont désormais hors jeu. Ce qui explique l’effet fantastique du récit est donc la continuation spontanée dans l’au-delà d’une réalité conventionnelle et insipide et non le phénomène surnaturel en soi.
Les phénomènes instables
Tour de force en vérité, que de parvenir à maintenir jusqu’au bout le ton solennel et romanesque du début sans verser dans le parodique. Ces âmes émancipées qui continuent de se plier aux préjugés communiquent au lecteur contemporain non une sensation d’euphorie et d’empathie, mais d’incrédulité relevant clairement du genre fantastique. L’attitude de la jeune fille est décalée et absurde. En même temps, son sérieux, l’authenticité de sa passion, sa mélancolie, retiennent encore le lecteur. Il n’y a pas une distance infranchissable entre elle et nous, mais l’identification est malaisée. C’est pourquoi on peut ressentir, au moment où la jeune fille proclame son bonheur sans nuages, quelque chose de l’ordre de la gêne. Qu’elle trouve son bonheur dans la répétition, dans l’imitation vaine d’une réalité idéalisée jadis (d’après un modèle socialement reconnu, anxieusement rêvé) est difficilement acceptable, mais le personnage reste suffisamment crédible pour que l’on plonge, avec lui, dans cet univers borné et opprimant.
L’héroïne est une jeune fille. Elle se trouve dans une situation fort intéressante, propre à caresser la fibre romanesque du lecteur. Elle aime, elle est aimée, un père inflexible s’oppose à ses vœux : « J’étais désespérée, dit la voix. Mes parents s’opposaient farouchement à notre amour et ils en étaient arrivés à se montrer très cruels avec moi » (p. 7). Ceci dit, notre sympathie ressemble fort à un automatisme. Les romans des siècles passés ne foisonnent-ils pas de jeunes filles semblables, par la pensée et le comportement, à l’héroïne de Quiroga ? Elles se ressemblent toutes : respectueuses des conventions et contrariées dans leur être intime, brûlant d’un feu qui les dévore mais impuissantes à réaliser leur désir tant qu’elles n’y sont pas autorisées. Quand elles ne peuvent forcer le destin de manière à concilier leur passion avec l’ordre établi, elles se résignent au désespoir, meurent (littéralement) d’amour ou dépérissent dans un couvent. La donne est connue. On se plie donc naturellement à cet état de fait, sans préjuger des limites de notre horizon de lecture. Certes, nous sommes en 1937, et les lignes qui défilent sous nos yeux sont celles d’un maître incontesté de la nouvelle, peu porté au romantisme. Qu’importe ! Oublieux de ces détails paratextuels, on compatit volontiers aux malheurs de cette héroïne si semblable à celles d’autrefois. On n’est pas étonné qu’elle choisisse de mourir avec l’être aimé plutôt que de vivre sans lui.
En revanche, son éveil dans l’au-delà, le constat de son dédoublement et la présence de Luis, diaphane, visible, également mort et debout à ses côtés, présentent tout de même quelque nouveauté. Que devient le schéma habituel dans un tel contexte ? Assurément l’identification traditionnelle est déceptive. On est choqué par l’attitude absurde de la jeune fille. Mais le plaisir du texte est ailleurs, au-delà de l’habituelle lecture naïve ou émotive. Pour peu que le lecteur ne perde pas de vue le contexte de l’action, alors il saisira l’étrangeté de la situation.
Les deux dimensions – celle des spectres ; celle des vivants – coïncident pendant trois mois. La correspondance est si parfaite, si juste, que l’on oublierait presque que les deux dimensions, loin de se fondre l’une avec l’autre, sont simplement superposées. Le décor est connu, familier. Les « fiançailles » passionnées mais sans surprises des deux amants sont à l’image de la vie jadis souhaitée, sa réalisation est tout à fait terre-à-terre. L’imaginaire du lecteur focalise naturellement sur la zone éclairée, même s’il pressent que la réalité spectrale est plus qu’une parcelle imitative du monde des vivants. L’illusion fantastique se prolonge jusqu’au dernier tiers environ du récit. Mais à un moment donné, ça ne « colle » plus.
« Nous commençâmes à ressentir une mélancolie très douce lorsque nous étions ensemble, et très triste lorsque nous étions séparés » (p. 15). Si les amants sont soi-disant comblés, quelle est la cause de leur mélancolie ? Celle-ci pourrait être à la fois la marque de leur désir charnel et son « impossible » satisfaction : « un suicide a brûlé la bouche qui pouvait embrasser » (p. 16). Mais ce n’est pas tout. Des phénomènes étranges et inquiétants commencent à déséquilibrer la situation4. L’étrange s’infiltre et fissure ce monde spectral auquel avait été conféré un semblant de stabilité. Circonstance magique liée à leur condition, ou accélération dramatique de leur condition, une fois écoulé le laps de temps dédié habituellement aux « fiançailles », les deux amants ne peuvent se toucher, s’approcher l’un de l’autre ou se regarder sans sentir l’approche terrifiante de leur anéantissement :
- Mon amour…, murmura-t-il.
- Tais-toi, lui dis-je.
- Mon amour…, recommença-t-il.
- Luis, tais-toi ! Lançai-je, atterrée. Si tu le répètes encore…
Il releva la tête et nos yeux de spectres – c’est horrible à dire ! – se rencontrèrent pour la première fois depuis de nombreux jours.
- Quoi ? demanda Luis. Que va-t-il se passer si je le répète ?
- Tu le sais bien, lui dis-je.
- Dis-le-moi !
- Tu le sais ! Je vais mourir ! (p. 16)
La part d’ombre et de mystère revendique ses droits. Tout allait bien, en quelque sorte. Pourquoi ce changement subit de situation ? Voilà le lecteur, pour la deuxième fois, quelque peu déstabilisé par le cours des événements. Imputons à la situation nouvelle des causes mystérieuses et surnaturelles, et tout est dit. Mais cette interprétation n’est pas satisfaisante. D’abord, le changement de situation est clairement l’expression d’un ordre nouveau, les deux spectres le reconnaissent avec terreur : « lorsqu’il me tendit ses deux mains et que je lui offris les miennes, glacées, je lus dans ses yeux, avec une intolérable transparence, ce qui était en train de nous arriver » (p. 15). Il nous reviendra d’en percer le mystère ; pour l’instant, nous n’en saisissons que les effets. Les vagues sombres encerclent chaque jour davantage les deux amants. « Tout cela en vain : on ne pouvait déjà plus se regarder ». Leur marge de liberté se réduit comme une peau de chagrin.
Amour ! Imprononçable parole, si on l’a troquée contre une coupe de cyanure levée au plaisir de mourir ! Substance de l’idéal, sensation de bonheur, mais qu’on ne peut qu’évoquer et pleurer, quand ce que l’on embrasse avec ses lèvres et ce que l’on étreint dans ses bras n’est plus que le spectre de l’amour (p. 17).
Le voile de l’illusion se déchire. Les voilà condamnés à vivre leur destin de spectres.
La dimension tragique
Les trois mois de bonheur n’étaient qu’un sursis. « Je vivais – je survivais, je le répète, par l’amour et pour l’amour ». Le spectre de la jeune fille l’énonce sans ambages, elle n’a jamais vécu (« survécu ») que pour son amour. L’amour est sa raison de vivre. Prenons-la au mot. Son histoire, dès lors, est celle d’un amenuisement continu de son être, à la poursuite « de la substance de l’idéal ». La jeune fille s’obstine, jusqu’au bout, mais sa quête de bonheur est vouée à l’échec. Il ne peut en être autrement. Une fois l’amour expurgé de sa matérialité, une fois le moi détaché de sa circonstance, que reste-t-il, si ce n’est une « sublime et insoutenable brume de fiction » ? La définition de la mort comme dépossession de soi radicale est partiellement applicable. Le spectre ne diffère en rien de la jeune fille, si ce n’est qu’il en est la continuation appauvrie. Cet appauvrissement n’a aucune contrepartie. Retenons d’emblée cette idée, car elle sera utile par la suite : l’univers spectral est exactement le même que l’univers des vivants, à ceci près que les choses ont un degré d’existence moindre.
En se donnant la mort, la jeune fille renonce irrévocablement à son enveloppe corporelle. Elle est (littéralement) l’ombre d’elle-même. Elle renonce aussi à la place qu’elle occupait dans le monde ; socialement, elle est définitivement radiée. Cela ne l’affecte pas outre mesure, car elle n’éprouve plus que du désintérêt ou une curiosité indifférente pour les siens :
Durant la journée, j’écourtais les heures en pensant à [Luis]. J’allais et venais d’une pièce à l’autre, indifférente aux mouvements de ma famille, bien qu’il m’arrivât de m’arrêter à la porte de la salle à manger pour contempler la sombre douleur de maman, qui éclatait parfois en sanglots désespérés devant le siège vide de la table où sa petite fille naguère prenait place (p. 13).
Seul Luis (ou son souvenir) la rattache à la vie. Il se peut que la situation soit en conformité avec ses désirs, il n’en reste pas moins vrai que seul l’amour la maintient en état de survie (elle vit « par l’amour et pour l’amour »). Le reste n’est plus. Cette amputation se manifeste concrètement :
En dehors de mon aimé, de sa présence, de son image, tout représentait à mes yeux un monde à part. Et j’avais beau me trouver dans la proximité de ma famille, entre elle et moi s’ouvrait un abîme invisible, transparent, qui nous séparait de mille lieues (p. 13-14).
Répétons-le, elle n’en est guère affectée. À ses yeux, et bien que ce soit exactement le contraire qui se passe, la perte de contact avec les vivants est le signe d’un progrès, d’un niveau supérieur d’existence : « la réalité, la vie purifiée de nos erreurs, s’élevait en nous, parfaite et sublime, comme deux flammes d’un même amour » (p. 14). L’essentiel étant conservé, « qu’importe » le reste ! L’essentiel, pour elle et Luis, c’est leur amour « sublimé ». Point de nostalgie : le corporel est du domaine de « la vanité terrestre sans le salut » (p. 14).
Comment les spectres vivent-ils leur amour désincarné ? Leurs moments de bonheur consistent à dériver ensemble, somnolents et béats, sur les eaux du Léthé. « Nous oubliâmes tout cela, roucoulants et heureux » (p. 12). Ce caduc bonheur est lui-même rogné, puisqu’au bout de trois mois ils ne sont plus libres d’être ensemble. L’abîme « invisible et transparent » gagne du terrain. Il se manifeste dans la narration par des ellipses matérialisées par des blancs. En dehors des rencontres épisodiques, de moins en moins fréquentes, c’est le silence, le vide. Même ces moments-là sont tronqués. Les conversations sont brèves, allusives, et se terminent invariablement sur le constat de leur éloignement progressif.
La jeune fille parle de Luis à la troisième personne, comme s’il ne l’entendait plus, alors qu’il est à ses côtés. Il est vrai que leurs paroles, leurs « mots de tendresse » n’ont plus le pouvoir, à partir d’un certain moment, d’exprimer réellement ce qu’ils ressentent. Alors ils sont « muets » la plupart du temps. Pour le lecteur, le discours de la jeune fille touche à sa fin. Tant qu’elle peut parler de son amour, on continue d’entendre sa voix. Hélas ! L’amour qui prolonge son existence et la fait subsister est un amour qui s’étiole. Il « fut un jour capable de s’élever au-dessus [des] corps empoisonnés » des deux amants et a vécu trois mois « une idylle hallucinée » mais à présent, la flamme s’amenuise, vacille. La jeune fille – la part d’elle qui survit encore – décide alors de l’éteindre. Son dernier souffle est à la fois l’expression du fatum et la manifestation ultime de sa liberté.
Un nimbe tragique relie entre eux les événements de l’histoire. Le fil apparemment distendu de cette dernière commence à se resserrer. On n’a guère envie de sourire, en lisant les derniers mots. On a pitié de cette âme en peine, de son malheureux destin. En même temps son existence amoindrie, faite d’instants espacés et fragmentaires, inspire une certaine terreur. Notre imaginaire est secoué, contrarié. La brèche surnaturelle est un leurre, une imposture. La vie après la mort est précaire ; elle tire son peu de substance d’un désir platonique. Elle équivaut, plutôt qu’à un deuxième souffle, à une exhalaison. Quoi ? Il faut que le personnage se heurte, là encore, au mur de caveau qui l’étouffe ?
La composition du récit conforte cette impression de désolation et d’enfermement. Le moment est venu de s’intéresser de plus près au statut du narrateur. Le narrateur (en dernière instance) n’est pas le fantôme de la jeune fille. Certes, elle raconte elle-même son histoire. Mais celle-ci est entendue par un interlocuteur mystérieux et c’est lui qui se charge de nous la transmettre, au fur et à mesure qu’il l’entend. On oublie vite cet intermédiaire, tant il est discret, voilà pourquoi on ne s’encombre pas de sa présence. À trois occasions seulement (au début, à la fin, et au milieu du récit) il est fait référence, par l’emploi de trois verbes déclaratifs dont le dernier est conjugué au présent, au statut narratif intradiégétique de la jeune fille. En dehors de ces trois occasions, sa voix à elle s’impose et semble résonner directement à nos oreilles, nous donnant l’illusion d’être à ses côtés. Mais le dernier verbe déclaratif – « conclut la voix » (p. 17) – rappelle sèchement nos positions respectives. L’illusion s’évanouit. Le spectre est renvoyé à son isolement, à sa parcelle évanescente de réalité. Nous sommes aux côtés du narrateur, du côté des vivants, et non des morts. « Quelqu’un qui nous eût observé en ce lieu et à cette heure, aurait peut-être eu l’impression de voir des feux follets » (p. 14) dit la voix. Un feu follet : voilà tout ce qui reste de la jeune fille. Une lueur pâle, diffuse, vacillante et brève, qui subsiste tout au plus quelques minutes. Et qui tire son éphémère substance d’un corps en décomposition5. Où sommes-nous ? Dans un cimetière, de nuit, à quelques pas de la tombe des deux amants – assez près en tout cas pour que la voix soit à la portée du narrateur, notre médium. La voix est le seul écho qui lui parvient (qui nous parvient) de la dimension spectrale. Elle tisse un lien fragile et intangible entre un ici et un là-bas qui nous est fermé.
Le narrateur mystérieux est un corps creux dans lequel on se glisse. Quand s’évanouit la voix, quand le feu follet s’éteint, le lecteur est plus que jamais rivé à sa condition terrestre. Le cimetière désert et triste est redevenu silencieux. Pour nous résonnait mélancoliquement la voix et sa lugubre psalmodie, au-dessus d’un monceau de terre sombre. Ici-bas tout est solitude et désolation. L’au-delà n’existe pas. Il est l’ultime et vaine espérance d’une ombre, le délire d’un fantôme, au moment suprême où son âme, pour la seconde fois, expire sur ses lèvres.
La troisième voie
Entre la vie et la mort, s’ouvre un interstice : c’est là, dans cet entre-deux, qui relève à la fois de l’un et de l’autre, du néant et du terrestre, que se situe l’existence spectrale. Les spectres sont des apatrides, des « revenants » de nulle part coincés entre l’être et le non-être. Telle est en tout cas la définition commune. Elle est si galvaudée, que les mots sonnent creux. Mais dans le conte de Quiroga, les clichés habituels sont balayés. La manière dont s’affirme la semi-vie spectrale, s’immisçant entre la vie et la négation de la vie, nous force à (re)penser le sens originel des mots d’une façon telle qu’ils retrouvent leur pouvoir transgressif.
L’héroïne au début de l’histoire se trouve dans une impasse tragique. L’événement surnaturel se présente comme une manière originale d’assouplir un système rigide sans pour autant le remettre en question ni tomber dans la contradiction. Il est constitué par un ensemble de valeurs et incarné par la figure du père – le père est la Loi. Le bonheur des deux amants implique la légitimation par le père. Il n’y a pas d’alternative à cela : leur union est soit autorisée (réalisable), soit non autorisée (irréalisable). La solution fantastique consiste à proposer une troisième voie, capable de concilier sans transiger la passion des deux amants avec l’interdiction paternelle.
Voici de quelle manière le père énonce la Loi : « [Ta mère] et moi, tu entends bien ? nous préférons te voir morte plutôt que dans les bras de cet homme » (p. 7). La sentence a été martelée bien des fois par le passé : « Mille fois morte, disait-il, plutôt que de la donner à cet homme » (p. 8). Ne prenons pas les mots du père à la légère. Sa fille, en tout cas, les écoute avec attention. Et elle lui obéit, à la lettre. Il préfère la voir morte avant que de la voir dans les bras de Luis ? Qu’à cela ne tienne. Effectivement, il la « voit » morte. Mais ensuite, une fois morte, elle peut légitimement se promettre. Aussi les dernières paroles du père peuvent-elles se lire comme une sommation, face à laquelle la jeune fille prend la résolution que l’on sait, préférant « mille fois la mort ensemble, au désespoir de ne plus jamais […] revoir » Luis. Dans cette perspective, la mort n’est pas, tant s’en faut, un adieu définitif. Elle équivaut simplement à la levée ponctuelle d’un obstacle. Une fois l’obstacle levé, l’idylle reprend son cours. Les mots ailés ont un pouvoir qui dépasse l’esprit de celui qui les prononce. Un pouvoir transgressif, qui se manifeste ici concrètement et qui est, dans ce texte comme dans bien d’autres textes relevant du genre fantastique, à double tranchant.
L’idylle reprend son cours, mais à quel prix ! La mort n’autorise pas les spéculations les plus heureuses. Elle reste un choix désespéré. Elle implique un certain nombre de restrictions. La mort implique, en tout premier lieu, le renoncement à l’amour charnel. « Chavirée de joie » (p. 9) entre les bras de Luis, la jeune fille éprouve un violent bonheur ; le bonheur à venir sera bien pâle en comparaison. De même, le contact avec les vivants est irrémédiablement perdu, mais les deux amants s’abandonnent aveuglément à « l’espoir d’un amour éternel » sans réaliser ce qu’il leur en coûtera. Dans l’euphorie des retrouvailles, les contraintes pèsent si légèrement sur eux, qu’ils les tiennent pour négligeables. « Mon aimée ! s’exclama Luis. Comme notre bonheur a été facilement gagné ! » (p. 10). Leur insouciance se prolonge pendant tout le temps de leurs fiançailles. Ces dernières ne se déroulent-elles pas en bonne et due forme ? Ils se voient, se parlent, se promènent main dans la main. Comment s’apercevraient-ils que leur idylle, ce calque virtuel, est un calque imparfait ? Cependant il y a bel et bien, dès le départ, une brisure de symétrie. Avec le temps, et puisqu’aucune correction n’est apportée, les deux amants en ressentent imperceptiblement (« une mélancolie très douce » (p. 15) puis très franchement les effets.
Isolés du monde et de toute influence extérieure, sans autre but, sans autre pensée que celle de nous voir et nous revoir encore, notre amour s’élevait, je ne dirais pas surnaturellement, mais avec la passion qui eût embrasé nos fiançailles, si nous avions pu les vivre dans l’autre vie (p. 14-15).
Le temps des fiançailles précède celui du mariage, l’union consacrée des corps. Les amants peuvent lire dans leurs yeux leur brûlant désir, mais bientôt, « on ne pouvait plus même se voir ». L’amour éthéré réclame en vain sa part de matière, de substantialité. Les spectres réalisent, tardivement, que sans leurs corps, « urne primitive et essentielle », leur amour se heurte à une impossibilité. Le temps les pousse inexorablement vers l’avant, les forçant à éprouver, jour après jour, ce qu’a d’« horrible » leur situation. Ils se savent désormais condamnés : « depuis le fond d’un cercueil deux spectres substantiels nous demandent des comptes de notre imitation, de notre fausseté ». La troisième voie est une voie sans issue. Pour expliquer l’empêchement dont ils souffrent, nulle puissance mystérieuse ne doit être convoquée. Le système est cohérent avec lui-même : les restrictions initiales impliquent la non-continuation de l’idylle. En d’autres mots, le cul-de-sac était prévisible. La solution fantastique n’est pas un remède, tout au plus un palliatif.
La scène du premier (et dernier) baiser situe sans ambiguïté la dimension spectrale entre l’être et le non-être. Ce jour-là, dans l’autre vie, deux jeunes époux unis sous d’heureux auspices auraient échangé leur premier baiser. Le baiser est bien échangé, mais non dans une église, devant un autel de marbre, en présence d’amis et de parents souriants : il l’est dans le cimetière attenant, « debout sur la pierre tombale », au-dessus de leurs corps empoisonnés. Les aspirations de la jeune fille, de son vivant, se limitent à être « [la] fiancée [de Luis], sa femme », au-delà de ce double objectif elle ne désire rien. Certes, elle obtient ce qu’elle a demandé, mais rien de plus. Peut-être les événements ne se déroulent-ils pas tout à fait comme elle l’aurait voulu… Il n’en est pas moins vrai que le baiser final équivaut à l’accomplissement de ses dernières volontés.
La théorie de la troisième voie (ou « solution » fantastique) dote l’ensemble du récit d’une cohérence globale. Elle permet d’expliquer bien des incongruités, telles que la perpétuation de l’ordre établi par des spectres ou leur faux-semblant de liberté. L’analogie avec le principe du tiers inclus6 offre une vision plus formelle de la situation. Entre ces deux contraires absolus que sont la vie et la mort, l’existence spectrale érigée sur la polysémie lexicale constitue une catégorie bien à part, mais qui relève de la notion de vrai et de faux qui s’établit entre les deux. Ainsi la dimension fantastique – prenons l’expression au mot – relie deux pôles opposés et dote l’univers fictionnel d’une cohérence insoupçonnée. Oui, le conte est une flèche savamment pointée. « Tous les papillons qui chercheraient à se poser sur elle pour orner son vol ne parviendraient qu’à l’alourdir ».
Un enfer à répétition ?
La flèche atteint sa cible. Elle va droit au cœur du lecteur. La voix qui résonne et va bientôt se taire nous transmet sa désespérance. L’espoir, le fol espoir, n’est-il donc point permis ?
J’ignore ce qui nous attend au-delà. Mais si notre amour fut un jour capable de s’élever au-dessus de nos corps empoisonnés et de vivre trois mois une idylle hallucinée, peut-être que ceux-là, urne primitive et essentielle de cet amour, ont résisté aux contingences vulgaires et qu’ils nous attendent (p. 17).
Appelons-en au pouvoir des mots : « Les amants qui se sont suicidés sur un lit d’hôtel, l’âme et le corps purs, vivent pour toujours » (p. 12-13). Puisqu’une dimension entre l’être et le non-être s’est matérialisée une fois, rien ne prouve que le phénomène ne puisse se produire encore. Qui sait ? Peut-être la survivance des deux amants se prolongera-t-elle un peu « au-delà » (más allá). Le texte est ouvert, libre à nous d’imaginer, de rêver. Que notre imagination s’imbibe cependant de raison. Ne serait-ce que parce que le continuum séparant l’être et le non-être va fatalement dans le sens d’un amenuisement. Ce prolongement serait, invariablement, la reproduction imparfaite (el remedo) et de plus en plus atténuée de ce que fut leur vie, avec son cortège de souffrance et de malheur.
La comparaison de la vie de la jeune fille et de sa semi-vie spectrale est à cet égard éloquente. Dans les deux circonstances, tout commence bien : elle aime et est aimée en retour. « Je t’aimerai toujours comme je t’aimais avant » (p. 10), promet-elle inconsidérément à Luis, lorsqu’elle le revoit sous sa forme spectrale. Dans les deux circonstances – avant et après leur mort – leur amour est entravé :
Les derniers jours, ils ne me laissaient même plus regarder dehors. Au début, je pouvais l’apercevoir un instant, posté au coin de la rue, me guettant depuis le matin. Après, je n’y eus même plus droit ! (p. 7)
Tout cela en vain, nous ne pouvions déjà plus nous regarder. Nous nous séparions furtivement, sans nous donner la main, distants d’un mètre l’un de l’autre (p. 16).
Les conséquences de cette opposition sont funestes dans les deux cas. Par deux fois, le personnage est conscient d’être acculé à un parti désespéré : « Très bien, ai-je répondu [à mon père], en devenant, je crois, plus pâle que la nappe » (p. 7-8) puis : « Je devins mortellement pâle » (p. 15). La ressemblance est du reste douloureusement sentie par le personnage lui-même : « Luis ! murmurai-je effrayée, sentant que ma vie incorporelle cherchait désespérément un appui, comme lors d’une autre circonstance » (p. 15). L’étrange similitude de fond entre le monde des vivants (aquí) et celui des spectres (allá) réduit dramatiquement la marge de liberté échue au personnage et renforce bien évidemment l’hypothèse du destin circulaire.
De son vivant, l’existence de la jeune fille est déjà placée sous le sceau de la fatalité :
Je ne peux pas dire que je me sentais fière de ce que j’allais faire, ni heureuse de mourir. C’était quelque chose de plus frénétique, d’inéluctable, de fatal, comme si, venus du plus lointain passé, mes grands-parents, mes arrière-grands-parents, mon enfance même, ma première communion, mes rêves, comme si tout cela n’avait eu d’autre fin que de me pousser au suicide (p. 8).
Reste une consolation : la grandeur échue au héros tragique. Au-delà de sa propre passion malheureuse, le personnage est effleuré par le sentiment de son universalité :
Pendant quelques secondes nos regards soudés l’un à l’autre dans une terrible fixité, firent apparaître, comme sur le fil du destin, d’infinies histoires d’amour, tronquées, renouées, brisées, ressuscitées, vaincues et finalement enfouies dans la frayeur de l’impossible (p. 16).
Force est de constater, à la lumière de cette brève analyse, que l’espoir du personnage n’est pas infondé. Mais est-il raisonnable ? Et doit-on lui souhaiter de revivre « mille fois » (p. 8) le même cauchemar ? Préférable est le néant, la disparition définitive qui mettrait fin à son insupportable « angoisse » d’âme en peine : « Mourir ! Oublier dans la mort cet enfer » (p. 8). Notre tentative pour contrebalancer le sentiment de désespérance se retourne contre nous. L’écrivain démiurge se livre à un jeu cruel avec son personnage de papier. Il torture une jeune fille amoureuse de la même façon que le Grand Inquisiteur Pedro Arbuez torture le malheureux rabbi Abarbanel7. Il n’y pas (il n’y a jamais eu) d’échappatoire. On pourrait rester sur cette note d’horreur et de pessimisme. Mais non : l’idée même de jeu, quoique cruel, nous en libère. Dans ce jeu qui ne se joue qu’à deux, le lecteur est également de la partie. Il est en empathie avec la victime mais partage aussi, par son propre travail de reconstruction, la jouissance du bourreau devant l’efficacité de ses instruments.
Nature et surnature : un rapprochement possible
Imaginons un instant que le physicien Michel Cassé vient de lire l’analyse ci-dessus du conte de Quiroga. Il reste silencieux un instant, songeant à la semi-vie spectrale, puis, levant la tête vers les étoiles :
Vous dites en fait que l’au-delà est noué avec l’ici-bas. C’est bien agréable. Alors que nous avons vraiment exploré jusqu’à maintenant l’au-delà, nous arrivons à l’idée que là-bas est comme ici, et qu’il est parfaitement inutile de chercher le paradis. Je ne sais s’il faut s’en réjouir, mais il n’y a plus d’ailleurs, tous les points se valent, le temps est plutôt linéaire et l’on ne reviendra pas à la douce chaleur de l’enfance. L’au-delà, qu’il soit platonicien ou autre, est ici8.
Le conte de Quiroga démonte nos a priori de lecture, tant il est vrai que la survivance de la jeune fille sous une forme spectrale ne nous projette pas (comme on pourrait s’y attendre) dans un autre monde, c’est plutôt le contraire qui se passe, on se rend compte qu’il n’y a qu’une seule réalité et pas de transcendance. L’existence spectrale se rattache ainsi à l’ici-bas : entre la jeune-fille et son spectre – entre la vie et la semi-vie – il n’y a pas une différence de nature, il n’y a qu’une différence de degrés, qui va fatalement dans le sens d’un amenuisement de l’être. On a dit, en ce sens, que le surnaturel dans ce récit de Quiroga était « un leurre, une imposture ». Mais demandons-nous à présent s’il n’est pas plutôt un agent de rationalité. L’attente du lecteur est contrariée, parce que ce surnaturel ne le berce pas d’illusions. Le surnaturel est un agent de rationalité parce qu’il démonte, plutôt que de l’entretenir, un leurre, une imposture puissamment ancrés dans nos mentalités : je veux parler de la dualité de l’âme et du corps.
L’âme immatérielle, incorruptible, éternelle, est un mythe auquel la plupart des lecteurs du XXIe siècle habitant des pays laïcisés pensent avoir renoncé depuis longtemps, parce qu’on croit, comme le fait remarquer le neurobiologiste Jean-Didier Vincent, « qu’il suffit de remplacer [l’âme] par le cerveau » pour « en finir avec la vieille dualité »9.
Comme si, siège de notre intelligence, de notre identité, de notre grandeur, isolé dans notre crâne, il n’était pas partie intégrante de notre corps, comme s’il n’était pas d’abord et avant tout la clé de notre incarnation. […] Le cerveau n’est pas une entité désincarnée qui se représente le monde ; ce n’est pas un logiciel qui contrôle miraculeusement la machine de notre corps10.
L’âme et le corps, pas plus que le corps et l’esprit, ne sont des entités séparées. En nous rattachant inéluctablement à l’ici-bas, le texte de Quiroga non seulement relègue les arrière-mondes au rang de fiction ou de délire, mais incite également le lecteur à réfléchir au rapport de l’esprit et du corps. « La chair sur laquelle [le cerveau] règne sans partage exerce sur lui en retour une emprise dont il ne peut se défaire, contraint qu’il est par ses besoins, ses désirs et ses manques »11. L’amour, ce sentiment ineffable, n’est possible que parce que « nous sommes des êtres de chair, qui sentons, qui éprouvons plaisir et douleur »12.
Dans la Genèse, on lit que « Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant ». La glaise à laquelle les scribes du désert se réfèrent se compose d’atomes et uniquement d’atomes : l’homme également. Ceux-ci avaient-ils déjà perçu la nature proprement matérielle de l’homme ?13
Pour les neurobiologistes – tels Jean-Pierre Changeux et Jean-Didier Vincent en France – la primauté du corps, de la matière, du vivant sur l’ordre du spirituel s’impose d’elle-même, mais en va-t-il de même dans nos représentations ? Nous considérons notre être parfois en cartésiens purs et durs, c’est-à-dire le dissociant, le concevant comme un corps-machine et un esprit-pensant. « Je » c’est d’abord « mon corps » : voilà une vérité scientifique, jusqu’à preuve du contraire, mais elle n’est pas en conformité avec la pensée commune et intuitive, aussi banale paraisse-t-elle. « Dans les faits », comme le souligne Olivier Bloch, « même si le matérialisme est aussi ancien que la philosophie, son histoire est celle d’une philosophie refoulée, longtemps clandestine et persécutée »14. C’est pourquoi on pourrait avancer que la lecture de Quiroga proposée ici entre en résonance avec le versant « impur » de la raison.
Cette posture matérialiste que le texte incite à adopter, on la doit à des fantômes exsangues. En renonçant à la chair, ils ont renoncé à la vie : le spectre de la jeune fille comprend, mais il est trop tard, que l’âme c’est la voix de la chair. Elle a commis la folie de se dispenser du monde réel, d’en refuser les jouissances terrestres, entravant à jamais l’épanouissement de son être. Si l’enfer existe – et il existe – il consiste en cette privation. Le surnaturel est par définition l’expression d’un « au-delà » mais ici, on l’a vu, il n’est qu’une expression appauvrie de l’ici-bas. Le statut du surnaturel semble donc tout à fait inhabituel, paradoxal, et pourtant il s’inscrit dans une tradition propre au discours fantastique. Le surnaturel comme expression – paroxystique, cette fois – de l’ici-bas, apparaît dans deux textes fondateurs du genre, Le Moine de Matthew Gregory Lewis (1794) et Le diable amoureux, nouvelle espagnole (1772) de Jacques Cazotte. Je les évoquerai tour à tour, mais uniquement pour illustrer ce point et faire le lien avec la pensée de Jean-Didier Vincent ; ces grands textes classiques mériteraient de bien plus amples et profonds commentaires.
Voici comment le diable, dans le roman de Lewis, se présente au regard horrifié d’Ambrosio, moine coupable des crimes les plus infâmes. Ambrosio est sur le point d’être supplicié, et voué, par les juges de l’Inquisition, à une mort certaine :
Lucifer […] se montra dans toute sa laideur qui était devenue son partage depuis sa chute du ciel ; ses membres brûlés portaient encore la foudre du Tout-Puissant ; une teinte basanée assombrissait son corps gigantesque ; ses mains et ses pieds étaient armés de longues griffes ; ses yeux étincelaient d’une fureur qui aurait frappé d’épouvante le cœur le plus brave ; sur ses vastes épaules battaient deux énormes ailes noires, et ses cheveux étaient remplacés par des serpents vivants qui s’entortillaient autour de son front avec d’horribles sifflements.
Pourtant de telles descriptions n’encombrent guère le roman ; celle-ci n’apparaît qu’à la fin, dans le dernier chapitre. Ce qui ne veut pas dire que le diable soit absent du roman, au contraire, il est incarné par un esprit secondaire et rusé. Mais voilà, cet esprit malin a forme humaine, il est présent sous les traits d’un timide novice, lequel se révèle être une belle impudique, Mathilde, en proie « à la plus fougueuse des passions » à l’égard du père Ambrosio. L’identité véritable de Mathilde (son être démoniaque) n’est révélée que dans les dernières lignes du roman et c’est seulement au chapitre VII, dans la deuxième moitié, qu’on a la preuve qu’elle est versée dans « l’art des esprits ». Lorsque Mathilde se découvre, Ambrosio est dans la pleine vigueur de l’âge ; il voit devant lui une femme jeune et belle, qui lui a sauvé la vie, qui est amoureuse de lui, après quelques atermoiements il « succombe » à la tentation et « expire » sur son sein. En définitive, quelle est l’image du démon ? Ce n’est pas tant l’être griffu et monstrueux de la fin qu’une femme dans tout l’éclat de sa beauté, chaude, tendre, lascive, prodigue en caresses. Entre les bras de Mathilde, le moine a tôt fait de comprendre que les vœux de célibat sont contre nature. Jean-Didier Vincent résume en deux mots la situation : « Le diable est la vie »15.
Le voici donc, ce diable qui n’existe qu’en s’opposant : un vivant ! Biologique, le mystère de Satan est inséparable du mystère de la vie. Dire que le diable existe n’est pas se faire son contempteur ou son suppôt, c’est reconnaître sa part ; la part du diable, faite de cellules, de nerfs et de sang, de « cette force qui toujours fait le mal, mais n’advient jamais qu’au bien » : la vie16.
Dans le roman de Cazotte, le personnage de Biondetta rappelle sensiblement Mathilde. « J’ai », dit Biondetta à don Alvare, « des passions d’une violence qui devrait vous effrayer si vous n’étiez pas l’objet de la plus emportée de toutes, et si nous ne connaissions pas mieux les principes et les effets de ces élans naturels, qu’on ne les connaît à Salamanque ». À ces élans « naturels » on donne « des noms odieux ; on parle au moins de les étouffer », s’indigne Biondetta.
Étouffer une flamme céleste, le seul ressort au moyen duquel l’âme et le corps peuvent agir réciproquement l’un et l’autre, et se forcer de concourir au maintien nécessaire de leur union ! Cela est bien imbécile, mon cher Alvare ! Il faut régler ses mouvements, mais quelquefois il faut leur céder ; si on les contrarie, si on les soulève, ils échappent tous à la fois, et la raison ne sait plus où s’asseoir pour gouverner.
C’est Belzébuth qui parle, convenons que ses propos ne sont pas tout à fait déraisonnables. Celle qui incarne, dans ce récit, la voix de la raison s’appelle curieusement doña Mencia ; on ne peut s’empêcher de remarquer que ce nom, par sa sonorité, rappelle l’adjectif mensa (sotte) et que, du point de vue de Biondetta, il convient parfaitement à la respectable mère de don Alvare. En ce qui concerne Mathilde, le moine Ambrosio avoue qu’« il ne se [trouve] pas en état de lutter d’arguments avec elle, et se [voit] forcé de reconnaître l’infériorité de son jugement ».
« Cessez de me reprocher de vous avoir appris ce que c’est que le bonheur », reproche tendrement Mathilde à son amant qui, après avoir cédé à la chaleur naturelle de son tempérament, est saisi par la crainte d’avoir offensé Dieu. Cette crainte est-elle justifiée ? Le silence de Dieu, dans un texte comme dans l’autre, est total. Dieu, il faut bien l’admettre, n’est pas du côté des vivants mais des absents – les morts – alors que le diable, lui, ne peut être absence ; « il s’active en permanence au cœur de l’être »17. « Secouez les préjugés des âmes vulgaires, abandonnez un Dieu qui vous abandonne ! » intime Mathilde au pleutre Ambrosio. Si au bout du compte est le néant, en attendant, mieux vaut persévérer dans son être, tout sacrifier « pour la vie et la liberté », jouir du présent et oublier l’avenir qui se cache derrière. On voit bien que dans ces textes, il n’est pas question de transcendance négative, mais d’un bonheur tout terrestre identifiable à la volupté.
Le désir, comme tentation sensuelle, trouve son incarnation dans quelques unes des figures les plus fréquentes du monde surnaturel, en particulier dans celle du diable. On peut dire, en simplifiant, que le diable n’est qu’un autre mot pour désigner la libido18.
Todorov ne manque pas de complexifier cette vision des choses en soulignant un peu plus loin « la proximité du désir et de la mort »19. Le vénérable docteur don Quebracuernos, personnage du récit de Cazotte, ne s’y trompe pas : le diable simplement « copie la nature fidèlement et avec choix ». La jouissance de la chair est la manifestation paroxystique du plaisir d’exister, mais le simple plaisir d’exister, hélas, ne saurait se prolonger éternellement.
Dans un article intitulé « La vie et l’art, deux réponses à la mort cosmique », le neurobiologiste et philosophe Georges Chapouthier décrit le « nivellement thermodynamique » des systèmes isolés comme une « mort cosmique » inévitable20. Le propre de la vie, dit-il, est de s’opposer transitoirement à cette évolution des systèmes physiques isolés, allant ainsi à l’encontre de ce qu’il nomme « la rationalité du monde »21.
Cette autonomie relative de la vie par rapport à la matière dite inerte a longtemps fait croire que la vie était d’une autre nature que le monde matériel, une position philosophique qualifiée de « vitalisme » et qui s’est, bien sûr, avérée fausse. […] L’autonomie du vivant face à l’inerte apparaît donc comme un recul conceptuel temporaire, une illusion transitoire d’indépendance, face à la mort qui finit toujours par triompher. Ce que le philosophe Arthur Schopenhauer avait énoncé, de façon plus philosophique et plus péremptoire : « La vie est un trépas constamment entravé, une lutte éternelle contre la mort qui doit finir par vaincre » (Schopenhauer, 1907, p. 140)22.
Chapouthier dissocie « la vie » et « la mort ». Il qualifie la vie d’« illusion transitoire d’indépendance » et la mort d’état définitif, conforme à la rationalité du monde. La vision de Jean-Didier Vincent est moins dualiste (la mort est convoquée pour produire la vie). Elle relève d’une trinité hérétique : vie, sexe et mort convergent en la figure de Satan. Pour lui, comme pour Baudelaire, « c’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent ! ».
Si Satan se manifeste dans toute sa splendeur chez l’homme, c’est parce que ce dernier, grâce à son cerveau parlant, a acquis la capacité de clamer face à l’univers étonné sa jouissance de vivre, son désir de l’autre et sa hantise de la mort23.
La vie – affirmation passionnée de soi dans le monde et reconnaissance de l’autre (par le sexe) – a pour partenaire indispensable la mort. Le surnaturel, tel qu’il se manifeste dans le récit de Quiroga, n’invite pas, contrairement à ce qu’on pourrait penser à première vue, à la dissociation du corps et de l’esprit, de l’âme et du corps, mais, optant pour la primauté de la chair, il illustre plutôt ce matérialisme « diabolique », expurgé de croyances chimériques, dont se fait le porte-parole le neurobiologiste Jean-Didier Vincent et qui est déjà présent aux origines du genre fantastique.
Conclusion
La fonction du surnaturel n’est pas uniquement, comme on pense communément, de mettre en déroute le rationalisme étroit des positivistes. Ce rôle est aujourd’hui caduc. L’image de la raison véhiculée par la science a profondément évolué – hier absolutiste, aujourd’hui relativiste et complexifiée, elle est plus souple et plus ouverte, plus libre et imaginative – et le discours fantastique reflète à sa manière cette évolution (et le trouble qu’elle engendre) en autorisant le lecteur à appréhender le surnaturel comme un vecteur de rationalité. Nous l’avons vu à travers l’explication du texte de Quiroga : la théorie de la troisième voie (ou « solution » fantastique), qui fonde la cohérence du récit, entre en résonance avec le principe du tiers inclus, un principe formalisé relevant d’une logique non classique. De même, le rapprochement entre nature et surnature mis en évidence dans ce texte, mais également présent dans les textes de Lewis et Cazotte auxquels il a été fait brièvement allusion, entre en résonance, sur une période longue (qu’on mesure à l’évolution de l’imagerie surnaturelle) et à contre-courant de la philosophie dominante, avec la pensée matérialiste aujourd’hui cautionnée par la neurobiologie.
Ce rapport réactualisé qu’entretient le discours fantastique avec la raison est une preuve éclatante de la capacité évolutive du genre. Mais qu’il revienne au surnaturel d’être vecteur de rationalité, voilà qui pousse à s’interroger plus avant sur l’image de la raison véhiculée par le discours fantastique. Dans le texte de Quiroga, la semi-vie spectrale est une belle transcription, sur le plan littéraire, du principe du tiers inclus. Mais dans la vie de tous les jours, quand nous raisonnons, nous appliquons naturellement le principe du tiers exclu : on peut dire à ce titre que le discours fantastique remet en question l’absoluité de ce dernier, qu’il en souligne les limites. Le principe du tiers inclus est « bizarre », inusuel, parfaitement contre-intuitif. Il en ressort que le discours fantastique restitue une image positive mais impure de la raison, car il met en exergue des aspects du raisonnement qui restent habituellement dans l’ombre, qui déstabilisent, qui sont contraires au sens commun et un peu effrayants. La pensée matérialiste relève, elle aussi, de la raison impure. Notre civilisation occidentale, soumise à vingt siècles de christianisme et imprégnée de cartésianisme, est encore, il faut bien le reconnaître, essentiellement dualiste. Pas étonnant, dès lors, qu’il revienne au surnaturel – au diable, aux spectres – d’être l’agent de la rationalité.