À bien des égards, la question de la politique dans les « Voyages extraordinaires » relève plus d’une approche légère et fantaisiste que de la satire passionnée. Si la géographie est bien le thème majeur de l’œuvre vernienne, la question politique s’y trouve du coup étroitement mêlée. Pour autant, la politique prend tout son sens, au-delà du déplacement spatial, dans le déplacement temporel. Fantaisie et ironie imprègnent l’approche politique et anticipatrice de Verne, approche qui frappe également par son sens de la mise en scène. Il sera notamment fait référence ici à « Une Ville idéale » ou « Amiens en l’an 2000 », texte peu connu mais particulièrement intéressant puisqu’il se situe au confluent d’une rêverie sociale et d’une réflexion humoristique et politique.
« Une Ville idéale » est une œuvre qu’il faut mettre en relation avec l’engagement politique de Verne dans la même ville d’Amiens et avec les autres textes futuristes. Nous nous proposons de montrer combien la politique vernienne se joue sur un mode fantaisiste, appuyé sur l’humour scientifique. La projection imaginaire dans l’avenir, motif rare chez Verne, prête à la fantaisie politique et interroge de façon directe la notion de progrès scientifique. Dans ce regard ambigu sur la science délivré par ces fictions d’anticipation se dégage une expression humoristique et inspirée de la politique. La science devient l’enjeu d’un idéal progressiste tournant au trait ironique et à l’expression distanciée d’un doute.
Un futur en fantaisie
Avec « Une Ville idéale », l’on se trouve confronté à un texte hybride, c’est-à-dire à un discours politique fictionnalisé selon une modalité originale dans l’écriture vernienne : l’anticipation. L’Île à hélice, « La Journée d’un journaliste américain en 2890 », et Paris au XXe siècle, sont les seules œuvres de Jules Verne à se situer dans le futur par rapport au temps de l’écriture1. Il faut donc d’abord envisager ce que cette « uchronie » apporte à la construction fictive d’une société imaginaire. Les divers motifs politiques de ces quatre fantaisies futuristes permettent de saisir un amusement et une distance vis-à-vis des querelles politiques ; attitude qui fut celle de l’auteur lors de son engagement au conseil municipal d’Amiens.
Dans « Une Ville idéale », Verne se met lui-même en scène dans un récit aux allures de promenade onirique. Ce texte constitue la version imprimée d’un discours prononcé à la séance publique du 12 décembre 1875 de l’Académie des Sciences, des Lettres et des Arts d’Amiens. Jules Verne en avait été nommé directeur pour l’année 1875. Après une journée paisible de notable, il s’endort du sommeil des « vertueux » (VI, 13). Le lendemain, il découvre, stupéfait, un Amiens fondamentalement modifié et modernisé. Affolé, sans points de repères, il se retrouve à un concert de « piano électrique », puis rencontre un médecin qui prétend le connaître. Tout au long de cette aventure fantaisiste, Verne ne parvient à savoir à quelle date il s’est réveillé. C’est l’ultime phrase qui révèlera que l’auteur-narrateur s’est promené en rêve dans Amiens en l’an 2000.
D’emblée, le titre de la nouvelle interpelle : l’évocation d’« Une Ville idéale » semble annoncer une utopie citadine. Or, cet idéal urbain n’inclut pas d’idéal social. Si Jules Verne insiste sur les modifications architecturales qui améliorent l’équilibre de l’espace urbain, en revanche, il ne se sent pas du tout à l’aise dans cet Amiens non seulement méconnaissable, mais hostile, avec ses passants pressés et affairés. Selon Nadia Minerva, « Une Ville idéale » serait « une uchronie dans la ligne de Louis-Sébastien Mercier : le nouvel Amiens comme le nouveau Paris de l’An 2440 sont les destinations d’une promenade onirique qui a pour but d’étaler les merveilles du futur »2. S’il s’agit bien de merveilles technologiques, Verne ne semble pourtant pas considérer qu’il évolue dans un monde merveilleux. L’utopie du titre cache une uchronie angoissée. Outre la vision d’une ville entièrement tournée vers le confort de circulation, le passage final présente un concours d’hommes gras, de femmes maigres, et de bébés nourris à « l’allaitement à vapeur » (VI, 51). Cette dernière machine a été conçue en raison d’un impôt sur le célibat qui augmente ainsi la natalité. Cette machine, à « la force de cinq cents Normandes » (VI, 51), allaite des centaines d’enfants. Elle évoque les futures créations infernales de la science-fiction, notamment celles d’Aldous Huxley3, où l’on retrouve cette idée d’un élevage humain alimenté en batterie par des machines. C’est une vision foncièrement effrayante que nous offre l’image finale de cette promenade onirique. L’allaitement à vapeur est non seulement le produit d’une imagination fantaisiste, mais l’expression la plus flagrante de l’angoisse vernienne vis-à-vis de la science. Il s’agit en outre du résultat scientifique d’une décision politique.
L’évocation, moins terrifiante, mais tout à fait hilarante, des autres machines présentées lors de cette manifestation agricole que visite Verne, mérite également l’attention. L’avenir machinique rêvé par Verne laisse place à une fantaisie qui tourne à nouveau à l’ironie :
Puis, de tous côtés, c’étaient des machines de provenance américaine, portées aux dernières limites du progrès. À l’une on présentait un porc vivant, et il en sortait deux jambons, l’un d’York, l’autre de Westphalie ! À l’autre, on offrait un lapin frétillant encore, et elle rendait un chapeau de soie avec coiffe sudorifuge ! Celle-ci absorbait de vulgaires toisons et rejetait un habillement complet en drap d’Elbeuf ! Celle-là dévorait un veau de trois ans et le reproduisait sous la double forme d’une blanquette fumante et d’une paire de bottines fraîchement cirées, etc. (I, 50).
La fantaisie délirante de ces machines comporte un trait ironique : l’auteur de Vingt Mille lieues sous les mers, paru cinq ans plus tôt, ne saurait croire que de telles inventions puissent constituer les « dernières limites du progrès ». Au-delà de l’incongruité délirante de telles machines, une véritable critique politique du progrès se met en place. La fantaisie machinique est au service du même message d’avertissement sur le progrès ; message qui prend une connotation politique dans un tel texte.
Dans Paris au XXe siècle, la machine prend aussi cet aspect omniprésent, écrasant, et terriblement futile. De manière générale, les quatre œuvres futuristes de Verne font large place aux fantaisies machiniques et aux problèmes sociaux dont elles sont la source. Certes, ces anticipations ont valeur de représentation et de critique de la société du XIXe siècle, mais elles fonctionnent aussi, au-delà du simple aspect de boutade futuriste, comme une réflexion politico-sociale sur l’avenir. Le rôle de ces anticipations est justement de permettre une fantaisie scientifique à telle enseigne que les problèmes politiques en surgissent. Les milliardaires américains de L’Île à hélice se regroupent selon leurs appartenances religieuses et territoriales : à Tribord se trouvent les familles catholiques du Sud, tandis que les Bâbordais sont constitués des familles protestantes du Nord. La machine échoue à rendre l’être humain solidaire : chacune de ces deux portions de la ville possède son embarcadère, son ministère religieux, et un chef en la personnalité la plus riche du quartier. Au-delà de l’opposition américaine Nord-Sud, on reconnaît dans ces deux factions une représentation en microcosme du clivage entre Gauche et Droite. Milliard-City est cependant dirigée administrativement par un gouverneur désigné par la « Standard Island Company », épaulé dans sa mission par un conseil de notables, composé du même nombre de membres tribordais et bâbordais. La présentation de cette instance politique suscite l’ironie de Verne :
De Conseil municipal, point. À quoi bon ? Il est remplacé par le Conseil des notables – une trentaine de personnages des plus qualifiés par leur intelligence et leur fortune. Il se réunit lorsqu’il s’agit de quelque importante mesure à prendre – entre autres le tracé de l’itinéraire qui doit être suivi dans l’intérêt de l’hygiène générale (ÎH, 1, VIII, 84).
Ce conseil, dont l’importance se limite au tracé d’un itinéraire, n’a pas grand poids dans la décision politique. Il faut y voir, d’une part, la lucidité d’un conseiller municipal qui sait son pouvoir réduit, et, d’autre part, l’appréhension d’une politique futuriste passive. Les milliardaires n’ont pas d’expérience politique : leur pouvoir financier ainsi qu’une administration réduite à définir les étapes de la villégiature leur suffisent. Cependant, à la mort du gouverneur, tué par des indigènes, des élections sont tenues, opposant les deux champions de chaque section. « Standard Island » est alors embrasée par la passion politique, un parti soutenant l’idée de rendre l’île industrielle, l’autre parti s’y opposant. Plusieurs tours de scrutin ne parviennent pourtant pas à les départager. On décide alors de laisser chaque faction se gouverner seule, ce qui entraîne des ordres contradictoires au niveau de l’itinéraire, et une explosion des machines de propulsion. L’île est finalement détruite par ses propres « divisions intestines » (ÎH, 2, II, 177). Elle portait en elle-même les germes de sa destruction. Il s’agit donc bien, dans ce roman, de fustiger le clanisme exacerbé. Celui-ci a effectivement prospéré aussi longtemps qu’aucune limite naturelle n’a paru priver les insulaires d’étaler leurs richesses et de se promener à leur guise.
Une telle satire électorale n’est pas sans rapport avec le propre engagement de Verne à la municipalité d’Amiens en 1888. Ouvertement conservateur, il se présente sur la liste républicaine de gauche. Son objectif est, selon l’expression de Daniel Compère qui a fourni une étude complète et érudite sur cet engagement, « d’obtenir un mandat purement administratif »4, en se présentant sur une liste ne reflétant pas ses opinions, mais lui permettant d’obtenir un fauteuil de conseiller. On retrouve dans cette volonté de dépassionner le débat politique, la même intention que dans L’Île à hélice. La politique n’est pas pour Verne une question d’opinion, elle a un sens beaucoup plus noble, qui doit transcender tout clivage.
« La Journée d’un journaliste américain en 2890 », dont la publication suit de très près les élections d’Amiens, fait également un clin d’œil fantaisiste à ces clivages ridicules :
– Et bien, Cash, qu’avez-vous reçu ?…
– Des phototélégrammes de Mercure, de Vénus et de Mars, monsieur.
– Intéressant, ce dernier ?
– Oui ! Une révolution dans le Central-Empire, au profit des démocrates libéraux contre les républicains conservateurs.
– Comme chez nous alors (JA, 314).
L’oxymoron employé ici5 signifie à nouveau, sur le ton fantaisiste, la vacuité de l’étiquette politique. Les « républicains conservateurs » de 2890 expriment un certain dépassement, dans l’avenir, des clivages du passé, mais aussi et surtout la reproduction de nouveaux clivages, tout aussi infructueux. Verne ironise sur sa propre étiquette6 pour mieux insister sur la nécessité d’une politique tournée vers l’action plutôt que vers le débat. La préférence similaire de l’auteur pour une science plus engagée que théorique souligne toute la portée de la fantaisie sociale. Science et politique aboutissent aux mêmes cheminements poétiques, aux mêmes préventions et aux mêmes aspirations. Ce n’est pas un hasard si l’humour politique se fait aussi prégnant dans la fantaisie futuriste : le devenir scientifique a partie liée avec le devenir politique, c’est pourquoi l’un ne va pas sans l’autre. La fantaisie futuriste répond donc à une poétique précise chez Verne et délivre, par l’humour, une réflexion sur la science et la politique.
Le perfectionnement scientifique s’accompagne ainsi pour Verne d’une dégradation de la vie politique dans les quatre récits d’anticipation qui nous intéressent ici7. La représentation de l’avenir conduit à une réflexion politico-sociale qui souligne les véritables limites du progrès scientifique. Cet humour fantaisiste s’exprime par l’ironie, mais aussi par l’angoisse du futur, ce en quoi Jules Verne peut être, à juste titre, considéré comme un « père de la science-fiction »8.
Une science idéale : médecine et musique du futur
La fantaisie futuriste et politique imprime, dans « Une Ville idéale », un traitement de la science qu’il faut interroger plus en profondeur. La question d’un idéal urbain pose en filigrane la question d’un idéal scientifique. Le perfectionnement scientifique est un problème politique auquel Verne se confronte de façon littérairement fantaisiste, et sérieuse du point de vue social. Pour saisir cet ultime aspect de la fantaisie sociale et politique, deux motifs scientifiques sont particulièrement intéressants et exemplaires : la vision du corps médical, et la présentation d’une musique du futur devenue musique scientifique. Ces deux extraits permettent de cerner une réflexion politique à la fois sur la possibilité pour une science particulière de voir son utilisation perfectionnée, et sur les qualités d’un art fondé sur une esthétique scientifique.
Au cours de sa promenade, Verne, de plus en plus angoissé, se fait remarquer par les passants. C’est alors que surgit une véritable interférence temporelle inexpliquée : un médecin vient à sa rencontre, et prétend reconnaître en Verne un de ses patients, alors que celui-ci ne l’a jamais vu. La théâtralité de cette scène sert de cadre à la fantaisie scientifique :
« Hum ! fit-il – et sa joyeuse face se rembrunit – je ne vous trouve pas très bonne mine ! ah ! mais, pas de ça ! pas de ça ! J’ai le même intérêt que vous à ce que vous vous portiez bien ! Ce n’est plus maintenant comme au temps du docteur Lenoël et de ses savants contemporains, Alexandre, Richer, Herbert, Peulevé, Faucon, d’estimables médecins, à coup sûr… Mais, depuis lors, nous avons progressé !…
– Ah ! fis-je ! vous avez progressé !… Vous guérissez donc vos malades ?
– Des malades ! Est-ce que nous avons des malades depuis que les coutumes chinoises ont été adoptées en France ! C’est ici comme si vous étiez en Chine.
– En Chine ! Cela ne m’étonne pas !
– Oui ! Nos clients ne nous paient d’honoraires que pendant qu’ils sont bien portants ! Ne le sont-ils plus, la caisse est fermée ! Aussi, n’avons-nous pas d’intérêt à ce qu’ils tombent jamais malades ! Donc, plus d’épidémies, ou presque pas ! Partout des santés florissantes que nous entretenons avec un soin pieux, comme un fermier qui tient sa ferme en bon état ! Des maladies ! Mais avec ce nouveau système, cela ruinerait les médecins, et, au contraire, ils font tous fortune ! (VI, 34)
La performance littéraire consiste à exploiter une situation initiale de quiproquo (le médecin connaît Verne qui ne le connaît pas) en insérant dans le dialogue ces saillies du narrateur-Verne adressées à son lecteur-auditeur. À l’orgueil scientifique répond d’abord l’ironie vernienne : si la médecine a progressé, c’est donc qu’elle guérit ; façon de signifier sa méfiance vis-à-vis des pratiques médicales de son époque. Puis, en forme de clin d’œil au lecteur, Verne détourne la comparaison du médecin – « C’est ici comme si vous étiez en Chine » – pour signifier la totale fantaisie d’une ville qu’il ne reconnaît pas, et qui pourrait aussi bien se situer dans le pays le plus exotique et le plus lointain pour un Amiénois – « En Chine ! Cela ne m’étonne pas ! ». Le médecin lui parle vraiment « en chinois ». Par le jeu avec cette expression, Verne signifie sa totale incompréhension depuis le début de son aventure. Concernant l’importation de cette pratique chinoise de la médecine, si elle paraît à première vue fantaisiste, elle n’en est pas moins pleine de bon sens. Mais ce bon sens ne va pas sans ironie. En effet, il aura simplement fallu changer le système de paiement pour que les médecins daignent guérir leurs patients. En somme, quel que soit le système, le médecin n’exerce que de manière à s’enrichir au plus : ne pas guérir s’il faut être payé des malades, et guérir s’il faut être payé des bien portants. L’amélioration de l’hygiène n’est donc pas due à un perfectionnement scientifique mais à une réforme de type politique du système de santé9. Le résultat en est que les patients sont guéris, et que les médecins restent les mêmes notables qu’auparavant. La médecine attire d’ailleurs maintes remarques similaires, parsemées dans toute l’œuvre. Ainsi, la « Journée d’un journaliste américain en 2890 » présente un « médecin audacieux » qui affirme grotesquement « que si les gens mouraient encore, du moins ils mouraient guéris » (JA, 322). La médecine de « Standard Island » est quant à elle inexistante car les milliardaires sont par essence exempts de maladie10. Dans tous ces exemples, comme dans celui d’« Une Ville idéale », la fantaisie médicale conduit au trait ironique, oblique. Médecine merveilleuse ne commettant plus d’erreurs, docteurs rêveurs, sanguins comme Ox ou cupides comme Trifulgas ; tout l’appareil scientifique met en place une fantaisie qui concourt au trait ironique. Et ce trait ironique constitue une posture politique vis-à-vis de la science. Verne invite son lecteur à considérer la médecine comme une discipline dont le perfectionnement ne se situe pas au niveau théorique, dans la connaissance médicale elle-même, mais au niveau pratique, dans l’expérience d’une nouvelle organisation politico-sociale de l’acte médical.
Le motif musical, dont la critique a souligné l’importance dans l’œuvre vernienne11, semble a priori sans rapport avec le débat politico-scientifique qui nous intéresse ici. Pourtant, on retrouve dans certaines autres œuvres, et notamment dans « Une Ville idéale », la récurrence d’une rêverie alliant performance musicale et technologie scientifique. L’arrivée fortuite de Verne aux portes d’une salle de concert constitue un des passages les plus comiques de la nouvelle :
À la porte s’étalaient des affiches gigantesques, avec ce nom en lettres colossales :
PIANOWSKI
PIANISTE DE L’EMPEREUR
DES ÎLES SANDWICH
Je ne connaissais ni cet Empereur ni son virtuose ordinaire.
« Et quand Pianowski est-il arrivé ? demandai-je à un dilettante, […]
– Il ne viendra pas. […]
– Monsieur, repris-je…
– Mais, monsieur, me répondit le dilettante, en haussant les épaules, lisez donc l’affiche ! Vous ne voyez pas que ce concert est un concert électrique !
Je lus l’affiche !… En effet, dans ce même moment, le célèbre broyeur d’ivoire, Pianowski, jouait à Paris, à la salle Hertz ; mais au moyen de fils électriques, son instrument était mis en communication avec des pianos de Londres, de Vienne, de Rome, de Pétersbourg et de Pékin. Aussi, lorsqu’il frappait une note, la note identique résonnait-elle sur le clavier de ces pianos lointains, dont chaque touche était mue instantanément par le courant voltaïque !
Je voulus entrer dans la salle ! Cela me fut impossible ! Ah ! je ne sais pas si le concert était électrique, mais je puis bien jurer que les spectateurs, eux, étaient électrisés ! » (VI, 20-29).
Le patronyme de Pianowski comporte une première drôlerie, en donnant au mot « piano » une bizarre consonance slave pour désigner un pianiste. Cet humour est redoublé avec le titre du mécène de Pianowski, « Empereur des Îles Sandwiches » : la présentation de cette colonie éloignée, à l’importance géopolitique dérisoire du temps de Verne, devenue un véritable empire en l’an 2000, renforce l’incongruité d’un pianiste slave au service d’un potentat indigène. L’imaginaire social se situe ici au niveau d’une boutade exprimant la farce éternelle que constituent les relations de domination d’état à état. La suite de l’extrait, et la magie électrique de cette retransmission sonore qui électrise ironiquement les spectateurs, se font tout aussi drolatiques, en maintenant un arrière-plan de réflexion politique. Celle-ci concerne l’influence de la science sur les arts, débat sur lequel Jules Verne ne manquait pas de discourir au conseil municipal d’Amiens12. Verne, en tant que mélomane, est exigeant et critique concernant les compositions musicales de son époque, mais l’homme politique souhaite également donner à cet art une expression vivante pour la société. Sur le plan artistique, l’auteur n’a pas haute estime pour ce qu’il reconnaît tout de même comme « la musique de l’avenir » (VI, 19), et dont le responsable serait Wagner ; ainsi que l’atteste une phrase de Paris au XXe siècle : « au siècle dernier, un certain Richard Wagner, une sorte de messie qu’on n’a pas assez crucifié, fonda la musique de l’avenir, et nous la subissons » (P20, VIII, 86). Cette critique sévère, appuyée par une irrévérence religieuse, se retrouve dans « Une Ville idéale », sous un caractère plus fantaisiste :
Mais je n’en étais plus à chercher l’explication de faits absolument inexplicables, qui sont du domaine de la fantaisie. La musique du 324e jouait un morceau, qui n’avait rien d’humain, mais rien de céleste non plus ! Là, tout était changé aussi ! Aucune coupe musicale dans les phrases, aucune carrure ! Plus de mélodie, plus de mesure, plus d’harmonie ! Du filandreux sur de l’incommensurable, eût dit Victor Hugo ! Du Wagner quintessencié ! De l’algèbre sonore ! Le triomphe des dissonances ! Un effet semblable à celui des instruments qui s’accordent dans un orchestre, avant qu’on ne frappe les trois coups ! (VI, 19)
Il s’agit bien là d’une « fantaisie » revendiquée comme telle, mais qui attaque néanmoins le vide total d’une musique ni humaine, ni céleste, parce que scientifique. Pour Verne, la science n’exprime rien dans l’art, ni sur l’homme, ni sur une quelconque transcendance. La science relève d’une pratique terre à terre, qui, en tant que telle, lui impose d’être gérée par les instances publiques. L’« algèbre sonore » constitue l’expérience, particulièrement pénible pour l’auditoire, d’une intrusion non contrôlée de la science dans tous les domaines. Une telle algèbre aboutit à des pièces aussi terrifiantes et drôles que la « Rêverie en la mineur sur le carré de l’hypothénuse » (VI, 19) ou « La Thilorienne, grande fantaisie sur la Liquéfaction de l’Acide carbonique » (P20, VIII, 87) ; Pianowski lui-même joue à la salle Hertz, du patronyme d’un scientifique devenu mesure de fréquence : la rectitude scientifique vient partout brimer l’expérience esthétique. L’humour scientifique de ces pièces mêle une dénomination musicale à une occurrence scientifique. Le terme de « fantaisie » prend ici une polysémie particulièrement riche : la « fantaisie » constitue une pièce musicale mêlant différents genres. Ici, Verne construit une fantaisie verbale, en mêlant science et art, et souligne par là sa propre fantaisie politico-sociale. Il raille l’intrusion de la science dans l’art, alors que son propre projet artistique consiste justement en cette intrusion. Ne doit-on pas plutôt y voir une ironie fantaisiste, constante dans l’œuvre, à son propre égard ? On peut le confirmer avec cette fantaisie politique qu’est « Une Ville idéale », dont le sujet est aussi une remise en cause de la science par une poétique scientifique.
Ainsi, la projection futuriste est rare mais particulièrement instructive du point de vue de la politique vernienne. Cette projection tourne en une fantaisie politique qui pratique l’ironie sur la notion de progrès scientifique. Ainsi, Verne veut amener son lecteur à une réflexion politique sur les utilisations de la science, que ce soit dans son usage social ou dans son application à un domaine artistique. On constate en somme que les textes les plus politiques de Jules Verne – correspondant d’ailleurs aux textes futuristes – jouent sur un mode de contestation scientifique identique aux nombreuses autres fantaisies sociales de l’œuvre vernienne13. Leur unique différence consiste en une prise en compte beaucoup plus politique du problème.
Par l’humour et l’imagination délirante, les considérations politiques sur la science sont à même d’être véhiculées de façon distanciée et amusée. Ces considérations ont alors un caractère tout à la fois angoissé et ironique. C’est ainsi qu’en mettant en avant la fantaisie politique chez Verne, on parvient à obtenir un regard équilibré sur les opinions politiques de l’homme et de son œuvre. La politique vernienne, tout comme la littérature, est un « jeu sérieux »14, comme en témoigne l’auteur lui-même : « je suis infatigable, et le travail – mes livres et les affaires de la ville d’Amiens – constitue mon divertissement principal »15. Son travail politique comme sa création littéraire constituent un seul et même divertissement, une seule et même fantaisie.