« Adieu fière-cité » : la récurrence motivique comme figuration sonore de la mélancolie dans Les Troyens d’Hector Berlioz

Gaëlle Loisel

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Gaëlle Loisel, « « Adieu fière-cité » : la récurrence motivique comme figuration sonore de la mélancolie dans Les Troyens d’Hector Berlioz », Tropics [En ligne], 2 | 2015, mis en ligne le 01 décembre 2015, consulté le 25 avril 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/613

En 1856, Berlioz entreprend de composer Les Troyens, une œuvre qui l’occupera pendant deux ans et qu’il conçoit en deux parties : le premier volet relate « La prise de Troie », tandis que la seconde partie (« Les Troyens à Carthage ») se concentre sur les amours de Didon et Énée1. Ce grand opéra en cinq actes est largement inspiré des livres II et IV de l’Énéide de Virgile, une épopée qui fascine Berlioz depuis l’enfance. Sous la direction de son père, en effet, le jeune garçon lit et traduit des pans entiers du poème virgilien. Ce texte nourrit son « instinct du tragique et de l’héroïque »2, comme il l’expliquera plus tard dans ses Mémoires : « Le poëte latin […], en me parlant de passions épiques que je pressentais, sut le premier trouver le chemin de mon cœur et enflammer mon imagination naissante »3. L’épisode de la mort de Didon, en particulier, frappe son esprit et y laisse une empreinte dont on retrouve la trace dans Les Troyens.

C’est précisément sur la mort de la reine de Carthage que se clôt l’opéra de Berlioz. L’acte V est ainsi tout entier tendu entre la catastrophe (le départ d’Énée de Carthage) et ce dénouement funeste. Abandonnée par le chef des Troyens, Didon se prépare à mourir et fait ses adieux à son peuple et plus largement à son royaume, dans un air qui s’ouvre sur ces mots : « Adieu fière cité » (no48). Cet air est un moment de grande intensité dramatique et peut-être même l’acmé émotionnel de l’œuvre. Or il est comme contaminé par le souvenir de l’être aimé, ce qui se traduit par le retour d’une mélodie antérieure, issue du duo d’amour de Didon et Énée à l’acte IV (no37). La récurrence d’une mélodie ou d’un motif n’est pas un phénomène nouveau dans l’histoire de l’opéra, mais elle est ici dotée d’un poids particulier : intervenant au moment où s’accomplit la destinée tragique de Didon, le retour mélodique permet au spectateur d’entrevoir les images qui hantent l’héroïne. L’espace scénique semble alors ouvrir sur une autre scène – mentale, imaginaire. C’est ce processus de dévoilement de l’intériorité que nous voudrions explorer, en examinant comment le phénomène de la récurrence motivique constitue une figuration sonore – particulièrement frappante – de la mélancolie de l’héroïne.

Du duo d’amour à l’air des adieux : un renversement de situation tragique

Contrairement à ce que le titre de l’opéra et son sujet pourraient laisser penser, l’Énéide n’est pas la seule source des Troyens. À la référence antique se mêlent des passages ou des situations inspirés de Shakespeare, comme si le compositeur cherchait à produire une synthèse des œuvres littéraires qui l’ont le plus bouleversé, comme s’il voulait contrebalancer l’épique virgilien par la délicatesse d’une comédie shakespearienne. C’est du Marchand de Venise, en effet, que provient le texte du duo d’amour de Didon et Énée (no37, « Nuit d’ivresse et d’extase infinie »), situé à l’acte IV. Dans sa correspondance, Berlioz évoque le travail d’hybridation qu’il effectue :

Je viens d’achever le duo du 4e acte ; c’est une scène que j’ai volée à Shakespeare dans le Marchand de Venise, et je l’ai virgilianisée. Ces délicieux radotages d’amour entre Jessica et Lorenzo manquaient dans Virgile. Shakespeare a fait la scène, je la lui ai reprise et je tâche de les fondre tous deux ensemble4.

Tout se passe comme si la complémentarité des sources littéraires s’imposait au compositeur au moment où celui-ci rédige le livret de son opéra. Le dialogue de Jessica et Lorenzo est un passage que Berlioz admirait tout particulièrement et dont il a très vite perçu l’intérêt sur le plan musical. « Digne pendant des hymnes sublimes de Roméo et Juliette »5, il lui paraît se prêter idéalement à un duo d’amour, comme il l’affirme dans un feuilleton daté de 18546, et la création des Troyens est l’occasion pour lui de s’emparer de ce passage. C’est même par ce duo qu’il engage la composition de l’opéra ; contraint de céder à l’entraînement de l’inspiration, il écrit la musique de ce numéro avant même d’avoir fini de rédiger le livret, comme il le raconte dans une lettre adressée à la princesse Carolyne Sayn-Wittgenstein :

Je veux tout bien finir avant d’entreprendre la partition. Il n’y a pas eu moyen pourtant, la semaine dernière, de ne pas écrire le duo de Shakespeare :
« In such a light as this
When the sweet wind did gently kiss the trees »
etc.
Et la musique de ces litanies de l’amour est faite7.

Le duo d’amour prend la forme d’un rondeau ; le refrain « Nuit d’ivresse et d’extase infinie » alterne avec des strophes inspirées du drame shakespearien, dans lesquelles sont évoqués des amants célèbres : Vénus et Anchise, Troïlus et Cressida, Diane et Endymion, avant que ne s’opère l’union du nouveau couple présent sur scène, Didon et Énée8. C’est le début de ce refrain qui réapparaîtra ensuite dans l’air des adieux. Dans le duo, il apparaît à trois reprises et, à chaque fois, l’instrumentation se trouve enrichie. Si, dans sa première formulation, l’accompagnement se caractérise par une relative sobriété (seules les cordes, le cor anglais et la clarinette soutiennent la voix des chanteurs), dans la troisième, il marque plus que jamais le bonheur et l’extase des amants : l’entrée des cors, les trilles des violons, des altos et des violoncelles, soutenus par les pizzicati des contrebasses, soulignent l’exaltation de Didon et Énée. La montée en puissance de l’orchestre accompagne ainsi l’évolution du dialogue galant, qui aboutit à une véritable communion des amants. À ce moment-là, d’ailleurs, le texte du refrain évolue insensiblement : il s’ouvre sur un vocatif (« Ô nuit d’ivresse et d’extase infinie ») qui suspend le discours, l’espace d’un instant, pour laisser éclater la joie des personnages.

Du point de vue dramatique, ce duo est important car il clôt l’acte IV. Cependant, la scène ne se termine pas exactement sur ce refrain. En effet, tandis que les amants disparaissent dans les coulisses, Mercure intervient pour rappeler au spectateur la mission d’Énée : fonder un nouveau royaume en Italie. C’est ce qu’indique la didascalie placée à la fin du duo d’amour :

Au moment où les deux amants qu’on ne voit plus finissent leur Duo dans la coulisse, Mercure paraît subitement dans un rayon de la lune non loin d’une colonne tronquée où sont appendues les armes d’Énée. S’approchant de la colonne, il frappe de son caducée deux coups sur le bouclier qui rend un son lugubre et prolongé.

Le dieu lance alors cet appel « d’une voix grave, et étendant le bras du côté de la mer » : « Italie ! Italie ! Italie ! », avant de disparaître. Cette injonction prend la forme d’une menace ; elle souligne la précarité du bonheur des amants et annonce le basculement du drame qui s’opère immédiatement après.

L’acte V voit en effet cette menace s’actualiser. Après la chanson d’un matelot disant sa nostalgie du pays natal, Berlioz nous donne à voir les préparatifs du départ de l’armée troyenne et les tourments d’Énée, qui ne sait comment annoncer sa décision à Didon. La rupture entre l’acte IV et l’acte V est ainsi fortement marquée : la parenthèse de félicité du duo d’amour, pendant laquelle le temps semblait comme suspendu, cède la place à la séparation des amants, précipitant du même coup l’action dramatique vers son issue tragique. En faisant se succéder presque immédiatement le duo d’amour et la décision d’Énée de partir, Berlioz opère une forme de concentration dramatique qui exacerbe ce renversement de situation et le rend d’autant plus brutal9.

Après un duo (no44) dans lequel éclate sa fureur, Didon sombre en effet dans la mélancolie et envisage dès lors le suicide comme seule issue. « [Parcourant] la scène en s’arrachant les cheveux, se frappant la poitrine et poussant des cris inarticulés », elle crie son désespoir dans un « Monologue » (no47), auquel fait suite l’air des adieux :

Adieu, fière cité, qu’un généreux effort
Si promptement éleva florissante ;
Ma tendre sœur qui me suivis errante,
Adieu, mon peuple, adieu ; adieu, rivage vénéré,
Toi qui jadis m’accueillis suppliante ;
Adieu, beau ciel d’Afrique, astres que j’admirai
Aux nuits d’ivresse et d’extase infinie ;
Je ne vous verrai plus, ma carrière est finie !…

Le déchirement intérieur de l’héroïne est alors placé au premier plan de la scène et rendu extrêmement sensible par le souvenir des « nuits d’ivresse et d’extase infinie », qui sonnent comme un écho du duo d’amour. Or cette réminiscence n’est pas seulement textuelle mais sonore, puisque le vers « Aux nuits d’ivresse et d’extase infinie » s’accompagne du retour mélodique du refrain de ce duo (Exemple 1). Par le recours à ce procédé, Berlioz montre à quel point le souvenir d’Énée habite la reine, au point de ressurgir dans le moment même où celle-ci tente de mettre ce souvenir à distance.

Exemple 1

Exemple 1

« Adieu, fière cité » (no 48, m. 23-30)

Ce phénomène de résurgence d’émotions liées à la passion amoureuse était déjà évoqué dans le livre IV de l’Enéide. Virgile y décrivait en effet l’agitation intérieure de Didon, provoquée par le départ d’Énée :

Nox erat, et placidum carpebant fessa soporem
Corpora per terras […].
At non infelix animi Phoenissa, nec umquam
soluitur in somnos, oculisue aut pectore noctem
Accipit : ingeminant curae rursusque resurgens
saeuit amor magnoque irarum fluctuat aestu
10.

Le poète latin rend compte avec beaucoup d’exactitude du phénomène de hantise qui caractérise la mélancolie : l’angoisse, l’insomnie sont autant de symptômes de l’impossibilité pour Didon de faire son deuil de l’être aimé. Grâce à un vocabulaire très concret, il parvient à figurer le resurgissement de sentiments amoureux, mêlés à une colère sauvage. En effet, le participe présent « resurgens » désigne un sentiment qui « se réveille » et retrouve toute sa puissance. La violence de ce processus est soulignée par le verbe saevire, rejeté au vers suivant (« faire rage, se déchaîner »). Ce verbe agit comme un embrayeur : il prépare la métaphore maritime présente dans le dernier vers, le substantif aestus renvoyant à la fois à l’agitation de la mer et au bouillonnement des passions, à une agitation violente. Cette métaphore a une forte puissance imageante ; le déferlement de la passion submerge Didon, condamnée à la veille et au tourment.

Sont-ce ces quelques vers qui ont suggéré à Berlioz la reprise du refrain du duo d’amour dans l’air des adieux ? C’est tout à fait possible mais l’on peut déjà relever quelques infléchissements dans la manière qu’a le compositeur de traiter la réminiscence. Chez Virgile, en effet, cette dernière intervient dans une description des tourments de Didon, par opposition à la nuit paisible qui enveloppe Carthage. Chez Berlioz, en revanche, la réminiscence intervient dans un discours de la reine : au lieu d’être décrit, le processus de resurgissement du souvenir se trouve ainsi suggéré. Par ailleurs, ce discours est un discours d’adieux, ce qui a un double effet : d’une part, ce contexte apporte un nouvel éclairage sur cette persistance de l’amour et le dramatise. D’autre part, le resurgissement de l’amour prend, dans l’air de Didon, une forme quasi matérielle, par le biais du retour mélodique. C’est là une spécificité du traitement musical de la réminiscence sur laquelle il faut s’arrêter : qu’apporte la transposition musicale de l’évocation virgilienne et comment Berlioz articule-t-il ce retour mélodique ?

La dérive du texte et la récurrence motivique

L’évocation des « nuits d’ivresse d’extase infinie » dans l’air des adieux donne l’impression que Didon perd la maîtrise de son discours. Cet air, en effet, s’apparente à un discours solennel, ce que Berlioz souligne d’ailleurs par l’indication de caractère qu’il place au seuil de ce numéro : « Avec solennité ». D’un point de vue formel, le texte présente une continuité : la litanie des « adieux » – très marquée par le recours à l’anaphore – confère à l’air de Didon son unité. Cependant, un glissement s’effectue lorsque ressurgit le souvenir de ses amours avec Énée. À ce moment-là, en effet, le discours passe du registre solennel à l’émotionnel, du collectif (« Adieu fière cité ») à l’individuel. En d’autres termes, il semble que le discours ne soit plus tant celui de la reine, du chef d’État, que celui de l’amante. L’unité formelle du texte masque ainsi le dérapage qui se produit dans le contenu du discours. Si l’on prête attention à l’interprétation qu’en a proposé Josephine Veasy11, on s’aperçoit d’ailleurs que la cantatrice souligne cet infléchissement par un rallentendo expressif. En somme, alors que ce moment des adieux se voulait un moment de renoncement apaisé à l’existence, la reine se trouve brutalement rattrapée par le souvenir de l’être absent. Le souvenir submerge Didon, conduisant à une forme de dérive du texte, qui s’opère de manière involontaire et quasi imperceptible.

Ce souvenir semble ressurgir à la faveur de l’atmosphère nocturne, qui n’est pas sans rappeler celle du duo d’amour. L’évocation des « astres » admirés résonne comme un écho à celui-ci, qui célébrait la « blonde Phœbé » et les « grands astres de sa cour ». Cependant, sur le plan discursif, le glissement s’opère plus précisément à la faveur d’une assonance : le refrain initial « Ô nuit d’ivresse » se métamorphose en « aux nuits d’ivresse » dans l’air de Didon. Cette assonance agit comme un stimulus sonore, faisant renaître le souvenir dans sa matérialité et entraînant avec lui le retour mélodique du refrain du duo d’amour. Le texte s’infléchit en outre de manière subtile, passant du singulier « ô nuit d’ivresse » au pluriel « astres que j’admirai / Aux nuits ». Cette substitution est troublante et peut donner lieu à diverses interprétations. Le pluriel peut être compris comme la marque d’une remémoration de toutes les nuits où Didon était animée par l’ivresse d’un amour demeuré, dans un premier temps, inavoué. Mais l’on peut y voir aussi une tentative, de la part de la reine, de mettre à distance sa propre douleur, en s’identifiant aux figures emblématiques de couples évoquées dans le duo d’amour. Le pluriel apparaîtrait alors comme une stratégie d’évitement, visant à contourner l’expérience individuelle en la rapprochant de celle de personnages mythiques.

C’est sur ce glissement du texte que se greffe le retour du refrain du duo d’amour. Quoique transposée de sol bémol majeur à la bémol majeur, la mélodie conserve les contours du refrain d’origine. Elle ne présente aucune variation majeure : les intervalles mélodiques, le rythme sont les mêmes. L’accompagnement, lui, a légèrement évolué mais Berlioz cherche manifestement à attirer l’attention de l’auditeur sur la stabilité de ce motif mélodique. Par ce biais, le compositeur parvient, en l’espace de quelques mesures, à dévoiler les fantasmes de Didon et les images qui la hantent.

Ce procédé n’est pas nouveau à l’opéra. Comme le rappelle Hervé Lacombe, dans son ouvrage consacré à l’opéra français au XIXe siècle, il est « à la fois la conséquence d’une recherche d’unité dans des constructions de vastes proportions et de l’exploration d’un nouveau procédé expressif et dramaturgique »12. En France, les compositeurs d’opéra ont recours à ce procédé depuis la fin du XVIIIe siècle ; les opéras de Grétry et de Méhul offrent de nombreux exemples de « motifs de réminiscence », dont l’utilisation sera rendue plus systématique par leurs successeurs : Meyerbeer, Bizet ou Gounod. Ces derniers n’exploitent pas la récurrence motivique à de seules fins de structuration tonale ou dramatique. Bien au contraire, ils s’attachent à en exploiter toutes les virtualités narratives, en associant symboliquement un sentiment ou une situation à une séquence sonore. La musique parvient alors à donner de l’épaisseur au texte chanté et permet au compositeur d’opérer une sorte de feuilletage temporel, en superposant à la situation présente le souvenir d’un épisode passé. Cependant, comme l’observe très justement Hervé Lacombe, « le retour du motif ne constitue pas seulement une ressouvenance émouvante (retour musical), mais dévoile le retour des émotions qu’elle trahit »13. Les compositeurs du XIXe siècle ont bien compris le parti qu’ils pouvaient tirer de ce procédé. Dès 1820, le critique Castil-Blaze en souligne d’ailleurs l’efficacité et encourage son utilisation :

C’est ainsi que, par d’ingénieux retours, la mélodie indique les résultats, en fixant l’imagination sur la passion qui les prépare, et rappelle encore, après l’événement, la cause qui les a produits : ce mélange d’actions et de souvenirs ajoute beaucoup à l’intérêt du drame, et n’est pas un des moindres avantages de l’Opéra14.

Berlioz est familier de ce répertoire français et connaît en outre parfaitement les opéras de Weber qui, lui aussi, s’est attaché à exploiter la puissance expressive des retours motiviques. Avant même d’y avoir recours dans Les Troyens, le compositeur français en tire parti dans ses œuvres instrumentales, la Symphonie fantastique et Harold en Italie. Dans la Symphonie fantastique, il avait déjà imaginé de faire du thème principal de la symphonie une représentation de la femme aimée. Cette image, matérialisée par une mélodie appelée « l’Idée fixe », parcourait l’ensemble de l’œuvre et se trouvait progressivement altérée à mesure que l’artiste s’enfonçait dans le cauchemar. De ce motif, il ne restait, dans le cinquième et dernier mouvement, Songe d’une nuit de Sabbat, que des fragments éclatés, parodiés. Le thème se trouvait progressivement distordu avant d’être véritablement détruit. De l’idée fixe de la Symphonie fantastique au phénomène de récurrence motivique que l’on trouve dans Les Troyens apparaît ainsi une conti­nuité ; il s’agit, dans un cas comme dans l’autre, de révéler à l’auditeur les profon­deurs psychiques de l’individu.

Cependant, le procédé est d’autant plus saisissant à l’opéra qu’il ouvre, en quelque sorte, sur une seconde scène, une scène mentale, faisant passer au second plan la scène réelle qui est sous nos yeux. La puissance du retour mélodique tient au fait qu’il excède le contenu verbal et en dévoile le substrat symbolique. En l’espace de quelques mesures, il montre à quel point l’héroïne est rongée, dévorée par ce passé qui l’arrache à son rôle de reine. Le souvenir de la nuit d’amour s’impose brutalement à Didon, dans sa chair même. C’est dans la matière du texte et dans la matière sonore qu’il s’inscrit : de ce fait, loin d’apparaître comme un simple phénomène de réminiscence, il s’apparente plutôt au processus de rémanence, qui met en jeu la dimension sensible du souvenir et le rend particulièrement prégnant. La musique opère ainsi une transposition de l’affect dans cet en-deçà du langage que constituent le rythme et les sons, livrant à l’auditeur une image sonore particulièrement frappante. Si l’air correspond à un moment de grande intensité dramatique, ce n’est donc pas seulement parce que se scelle le sort tragique de l’héroïne, mais parce que nous est donné à voir et surtout, à entendre, la déchirure profonde qui est la sienne. La plénitude du duo d’amour a laissé place au sentiment de déréliction, qui s’incarne ici dans la voix seule de Didon. Le retour mélodique, dans la mesure où il désigne le passé dont la subjectivité de la reine reste prison­nière, résonne ainsi comme un symptôme de la mélancolie.

Une figuration sonore de la mélancolie

Le retour du refrain du duo d’amour aiguise l’attention de l’auditeur et l’amène à établir un lien entre le duo de l’acte IV et le dénouement qui se déroule sous ses yeux. Il n’est cependant pas le retour du même – la transposition tonale du refrain et l’évolution de l’accompagnement sont là pour nous le rappeler. D’ailleurs, quand bien même le refrain reviendrait exactement à l’identique, la symétrie des épisodes ne serait qu’apparente : « -exposer un thème, c’est […] lui prêter un sens et un éclairage nouveaux, quand ce ne serait qu’en raison du moment ultérieur où cette réapparition se produit »15. Une partie de la force expressive du retour mélodique tient ainsi à sa capacité à dire que le temps a passé. Loin d’être l’indice d’une conception cyclique du temps, il révèle « l’irréversibilité du devenir »16. Dans Les Troyens, il met au jour une césure irrémédiable ; loin de souligner la continuité entre l’acte IV et l’acte V, il accuse la perte et le manque. Il incarne ainsi avec force cette altération dont parle Bernard Sève, désigne la béance qui sépare les deux derniers actes de l’opéra et qui constitue le lieu de fermentation du tragique.

Mais le retour mélodique apparaît aussi comme un moyen extrêmement efficace de rendre sensible la façon dont le sujet mélancolique éprouve le temps, ce que j’appellerai ici le « temps mélancolique » – une temporalité qui est à la fois celle du ressassement, de la fixation sur un objet, pour reprendre le terme employé par Freud17, et celle du constat de la perte et de l’impossible retour en arrière. Ces deux éléments sont indissociables et caractérisent le temps mélancolique. L’air des adieux montre en effet toute l’ambivalence des sentiments de Didon, partagée entre la fierté et la volonté de se détacher du chef des Troyens, et l’impossibilité d’échapper à la persistance de son amour. Le dérapage de son discours correspond à un moment où Didon éprouve douloureusement le manque, mais ce désespoir ne masque pas complètement le plaisir singulier lié au ressassement. Pendant un moment, l’esprit de la reine se réfugie dans le souvenir, dans le temps qui précède la déchirure. Son discours donne ainsi à entrevoir toute l’« ambivalence de la répétition, entre la perte et le désir de sauvegarde »18.

La vie de Didon s’est comme arrêtée sur la disparition d’Énée, son présent n’est plus que le ressassement d’une absence. Le temps mélancolique est aussi cela, « un passé qui ne passe pas, mais survit et inquiète le présent »19, un passé si prégnant qu’il interdit en outre toute projection dans l’avenir. Didon vit dans une temporalité close, repliée sur elle-même, sans autre perspective que celle de son suicide à la fin du cinquième acte. Le paradoxe du retour mélodique est qu’il met en évidence la présence très forte d’Énée dans l’esprit de Didon, au moment même où il rappelle son absence. Ce régime de présence-absence apparente le personnage aux nombreux spectres qui interviennent dans Les Troyens. À plusieurs reprises, en effet, des ombres ou des dieux surgissent pour rappeler le héros troyen à ses devoirs. Tour à tour, ils font entendre le mot « Italie ! », qui résonne à des moments stratégiques de l’opéra, créant une tension dramatique croissante. Au cours du cinquième acte, notamment, cet appel se fait entendre à trois reprises, précipitant ainsi l’action dramatique vers son dénouement, inéluctable.

La fatalité, comme dans les tragédies antiques, apparaît ainsi dans Les Troyens comme une force extérieure, incarnée par la voix des ombres, qui pèsent sur la destinée d’Énée. Mais dans le cas de Didon, cette fatalité semble intériorisée. Le chef des troyens est assimilable à un fantôme qui hante la reine de Carthage. Celle-ci est habitée par l’ombre d’Énée, elle est comme possédée par lui. Le retour du refrain du duo d’amour apparaît, à cet égard, non seulement comme un symptôme de la mélancolie mais comme un « signe-fantôme », révélant une intériorité qui ne se possède plus, et qui parle à travers la voix d’un autre omniprésent. C’est peut-être aussi cela que Berlioz a voulu suggérer dans le texte de l’air des adieux, par le passage du singulier au pluriel : le sentiment du vide et de la perte et, dans le même temps, la persistance d’une trace, d’une empreinte laissée par l’être aimé, une empreinte que Didon semble alors chercher à ressaisir, comme si elle pouvait, l’espace d’un instant, redonner à son existence et à son être une cohérence à jamais perdue.

Il faut enfin remarquer que le refrain du duo d’amour réapparaît sous une forme tronquée, qui n’est pas sans lien avec la situation tragique de l’héroïne. Seuls le premier vers et la mélodie qui l’accompagne resurgissent. Le vœu que formulaient Didon et Énée dans les vers suivants n’est plus d’actualité :

Blonde Phœbé, grands astres de sa cour,
Versez sur nous votre lueur bénie ;
Fleurs des cieux, souriez à l’immortel amour !

Ce qui réapparaît, c’est donc un fragment du refrain, un fragment que l’on peut comparer à un miroir éclaté, reflétant la déchirure intime de Didon. On est loin de la complétude qui émergeait peu à peu du duo d’amour. La paisible harmonie qui s’installe au début de l’air des adieux est soudainement brisée par le resurgissement de ce fragment mélodique. L’air semble ensuite se disloquer : il éclate en cris, entrecoupés par les exclamations de l’orchestre qui font écho au désespoir de Didon. En somme, ce qui se produit sous nos yeux, c’est non seulement un resurgissement de souvenirs enfouis mais la fêlure d’un sujet submergé par la douleur.

C’est là toute la force de ce retour mélodique, qui permet au compositeur de dire, en l’espace de quelques mesures, le désarroi d’un être, la dispersion de son identité et le poids d’un amour vainement mis à distance. Grâce au retour du refrain du duo d’amour, Berlioz parvient à condenser plusieurs réalités expressives, en mettant l’accent sur la dimension sensible du souvenir et sur sa puissance de déstabilisation. La récurrence motivique permet à la fois de mettre au jour un processus psychique qui s’apparente au resurgissement du refoulé et de matérialiser la présence paradoxale d’Énée dans le monologue de Didon. Elle s’apparente enfin à une véritable image sonore, dans la mesure où la musique parvient, dans l’intervalle de quelques secondes, à faire entrevoir au spectateur les visions intérieures de Didon, ses fantasmes et sa déchirure. L’évocation des « nuits d’ivresse » dans l’air des adieux dit le poids d’une passion dont Didon ne peut abolir les effets qu’en quittant – à son tour – le royaume de Carthage, pour rejoindre le pays des ombres…

Annexe : No37 – Duo

Clair de lune
DIDON, ÉNÉE
Nuit d’ivresse et d’extase infinie !
Blonde Phœbé, grands astres de sa cour,
Versez sur nous votre lueur bénie ;
Fleurs des cieux, souriez à l’immortel amour !

DIDON
Par une telle nuit, le front ceint de cytise,
Votre mère Vénus suivit le bel Anchise
Aux bosquets de l’Ida.

ÉNÉE
Par une telle nuit, fou d’amour et de joie
Troïlus vint attendre aux pieds des murs de Troie
La belle Cressida.

DIDON, ÉNÉE
Nuit d’ivresse et d’extase infinie !
Blonde Phœbé, grands astres de sa cour,
Versez sur nous votre lueur bénie ;
Fleurs des cieux, souriez à l’immortel amour !

ÉNÉE
Par une telle nuit la pudique Diane
Laissa tomber enfin son voile diaphane
Aux yeux d’Endymion.

DIDON
Par une telle nuit le fils de Cythérée
Accueillit froidement la tendresse enivrée
De la reine Didon !

ÉNÉE
Et dans la même nuit hélas ! l’injuste reine,
Accusant son amant, obtint de lui sans peine
Le plus tendre pardon.

DIDON, ÉNÉE
Ô nuit d’ivresse et d’extase infinie !
Blonde Phœbé, grands astres de sa cour,
Versez sur nous votre lueur bénie ;
Fleurs des cieux, souriez à l’immortel amour !

(Ils marchent lentement vers le fond du théâtre en se tenant embrassés, puis ils disparaissent en chantant. Au moment où les deux amants qu’on ne voit plus finissent leur Duo dans la coulisse, Mercure paraît subitement dans un rayon de la lune non loin d’une colonne tronquée où sont appendues les armes d’Énée. S’approchant de la colonne, il frappe de son caducée deux coups sur le bouclier qui rend un son lugubre et prolongé.)

MERCURE (d’une voix grave, et étendant le bras du côté de la mer)
Italie ! Italie ! Italie !
(Il disparaît).

1 L’opéra Les Troyens est composé de cinq actes et divisé en numéros. Seule la deuxième partie (actes III à V) est représentée lors de la création

2 David Cairns, HectorBerlioz, trad. Dennis Collins, Paris, Fayard, 2002, 2 vol., p. 72.

3 Hector Berlioz, Mémoires, éd. Alban Ramaut, Lyon, Symétrie, 2010, p. 37.

4 Lettre à Ernest Legouvé, vers le 10 juin 1856, dans Hector Berlioz, Correspondance générale, éd. Pierre Citron, Paris, Flammarion, 1972-2003, 8

5 Lettre à Toussaint Bennet, 11 juin 1856, ibid., p. 317.

6 Faisant l’éloge d’Henriette Sontag, Berlioz se prend à rêver de rôles shakespeariens pour la cantatrice : « Admirable Sontag !… Elle eût été

7 Lettre à la princesse Carolyne Sayn-Wittgenstein, [24 juin 1856], dans Hector Berlioz, op. cit., p. 329.

8 Voir annexe.

9 Berlioz avait déjà eu recours à ce procédé dans sa symphonie dramatique Roméo et Juliette (op. 17) : à la Scène d’amour et au Scherzo de la reine

10 Virgile, Enéide, livre IV, v. 522-523 et 529-532. « C’était la nuit, et sur toute la terre, les corps épuisés cueillaient la paix du sommeil […].

11 Hector Berlioz, Les Troyens, Sir Colin Davis (direction), Royal Opera House Chorus and Orchestra Covent Garden, 4 disques compacts, Philips, 2005

12 Hervé Lacombe, Les Voies de l’opéra français au xixe siècle, Paris, Fayard, p. 137.

13 Ibid., p. 142.

14 Castil-Blaze, Poétique de la musique, Paris, Janet et Cotelle, 1820, 2 vol., vol. 1, p. 109.

15 Bernard Sève, L’Altération musicale, Paris, Seuil, 2002, p. 287-288.

16 Ibid.

17 Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, Paris, Payot, 2011.

18 Laurent Demanze, Encres orphelines, Paris, José Corti, p. 235.

19 Ibid., p. 241. Cette idée d’« un passé qui ne passe pas » avait déjà été formulée par Julia Kristeva, dans ses travaux sur la mélancolie : « 

1 L’opéra Les Troyens est composé de cinq actes et divisé en numéros. Seule la deuxième partie (actes III à V) est représentée lors de la création de l’œuvre à Paris, au Théâtre-Lyrique, le 4 novembre 1863, sous le titre Les Troyens à Carthage. Les deux premiers actes sont ensuite créés dans le cadre des concerts Pasdeloup à Paris, en 1879, sous le titre La Prise de Troie. La première exécution intégrale de l’œuvre n’a lieu qu’en 1969, au King’s Theatre de Glasgow, sous la direction de Sir Alexander Gibson. Pour l’analyse de la partition, nous nous appuyons sur l’édition critique parue aux éditions Bärenreiter : Hector Berlioz, Les Troyens, éd. Hugh Macdonald, New Edition of the Complete Works, Kassel; Basel; Londres; New York; Prague, Bärenreiter, 1969-1970, 26 vol., vol. 2a-c. Le livret de l’opéra est par ailleurs accessible en ligne à l’adresse suivante : http://www.hberlioz.com/Libretti/Troyens.htm.

2 David Cairns, Hector Berlioz, trad. Dennis Collins, Paris, Fayard, 2002, 2 vol., p. 72.

3 Hector Berlioz, Mémoires, éd. Alban Ramaut, Lyon, Symétrie, 2010, p. 37.

4 Lettre à Ernest Legouvé, vers le 10 juin 1856, dans Hector Berlioz, Correspondance générale, éd. Pierre Citron, Paris, Flammarion, 1972-2003, 8 vol. , vol. 5, p. 316.

5 Lettre à Toussaint Bennet, 11 juin 1856, ibid., p. 317.

6 Faisant l’éloge d’Henriette Sontag, Berlioz se prend à rêver de rôles shakespeariens pour la cantatrice : « Admirable Sontag !… Elle eût été Juliette, s’il eût existé un opéra de Roméo shakspearien [sic]… elle fût sortie triomphante de la scène du balcon ; elle eût bien dit le fameux passage : "J’ai oublié pourquoi je t’ai rappelé : Reste, mon Roméo, jusqu’à ce qu’il m’en souvienne" ; elle eût été digne de chanter l’incomparable duo d’amour du dernier acte du Marchand de Venise : "Ce fut par une nuit semblable que la jeune Cressida, quittant les tentes des Grecs, alla rejoindre au pied des murs de Troie Troïlus son amant". Quelque invraisemblable que cela puisse paraître, Mme Sontag, je le crois, eût pu chanter Shakspeare. Je ne connais pas d’éloge comparable à celui-là », Journal des débats, 5 octobre 1854, p. 1.

7 Lettre à la princesse Carolyne Sayn-Wittgenstein, [24 juin 1856], dans Hector Berlioz, op. cit., p. 329.

8 Voir annexe.

9 Berlioz avait déjà eu recours à ce procédé dans sa symphonie dramatique Roméo et Juliette (op. 17) : à la Scène d’amour et au Scherzo de la reine Mab succédait immé­diatement le Convoi funèbre de Juliette. Occultant tous les épisodes intermédiaires présents dans la pièce de Shakespeare, Berlioz opérait ainsi une formidable concen­tration dramatique et radicalisait le basculement tragique du drame.

10 Virgile, Enéide, livre IV, v. 522-523 et 529-532. « C’était la nuit, et sur toute la terre, les corps épuisés cueillaient la paix du sommeil […]. Quant à l’infortunée Phénicienne, jamais le sommeil ne la délivre ; jamais la nuit ne vient visiter ni ses yeux ni son cœur : ses angoisses redoublent et son amour, resurgissant, se déchaîne et l’entraîne sur les immenses vagues de la colère », Bibliotheca classica selecta, Université catholique de Louvain, traduction en ligne. URL : http://bcs.fltr.ucl.ac.be/virg/V04-450-553.html (site consulté le 10 mars 2013).

11 Hector Berlioz, Les Troyens, Sir Colin Davis (direction), Royal Opera House Chorus and Orchestra Covent Garden, 4 disques compacts, Philips, 2005.

12 Hervé Lacombe, Les Voies de l’opéra français au xixe siècle, Paris, Fayard, p. 137.

13 Ibid., p. 142.

14 Castil-Blaze, Poétique de la musique, Paris, Janet et Cotelle, 1820, 2 vol., vol. 1, p. 109.

15 Bernard Sève, L’Altération musicale, Paris, Seuil, 2002, p. 287-288.

16 Ibid.

17 Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, Paris, Payot, 2011.

18 Laurent Demanze, Encres orphelines, Paris, José Corti, p. 235.

19 Ibid., p. 241. Cette idée d’« un passé qui ne passe pas » avait déjà été formulée par Julia Kristeva, dans ses travaux sur la mélancolie : « Massif, pesant, sans doute traumatique parce que chargé de trop de peine ou de trop de joie, un moment bouche l’horizon de la temporalité dépressive, ou plutôt lui enlève tout horizon, toute perspective ». Julia Kristeva, Soleil noir, Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, 1987, p. 71.

Exemple 1

Exemple 1

« Adieu, fière cité » (no 48, m. 23-30)

Gaëlle Loisel

Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand
Maître de conférences en Littératures comparées et membre du CELIS, elle a consacré sa thèse de doctorat, La Musique au défi du drame, à la réception du théâtre shakespearien par Berlioz. Ses travaux portent plus largement sur les rapports entre littérature et arts au XIXe siècle, l’histoire et les théories du romantisme et la question des transferts culturels dans l’Europe romantique. Elle a contribué au Dictionnaire du romantisme, dirigé par Alain Vaillant (CNRS éditions, coll. « compendium », 2012) et consacré plusieurs articles aux généalogies esthétiques du romantisme (« Stendhal au carrefour des débats romantiques européens : généalogie de Racine et Shakespeare », L’Année Stendhalienne, n° 13 : Racine et Shakespeare, éd. Marie Parmentier, Paris, Honoré Champion, 2014, p. 39-52)