Du texte dramatique au film : Incendies de Denis Villeneuve

Sandrine Montin

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Sandrine Montin, « Du texte dramatique au film : Incendies de Denis Villeneuve », Tropics [En ligne], 3 | 2016, mis en ligne le 01 décembre 2016, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/484

Le film du cinéaste canadien Denis Villeneuve, Incendies, sort en 2010, « d’après la pièce de Wajdi Mouawad »1 créée par l’auteur en 2003. Le dossier de presse présente ainsi l’intrigue :

À la lecture du testament de leur mère, Jeanne et Simon Marwan se voient soumettre deux enveloppes : l’une destinée à un père qu’ils croyaient mort et l’autre à un frère dont ils ignoraient l’existence. Jeanne voit dans cet énig­matique legs la clé du silence de sa mère, enfermée dans un mutisme inexpliqué les dernières semaines précédant sa mort. Elle décide immédia­tement de partir au Moyen-Orient exhumer le passé de cette famille dont elle ne sait presque rien… Simon, lui, n’a que faire des caprices posthumes de cette mère qui s’est toujours montrée distante. Mais son amour pour sa sœur jumelle le poussera bientôt à rejoindre Jeanne et à sillonner avec elle le pays des ancêtres sur la piste d’une mère bien loin de celle qu’ils ont connue.

Dans l’ensemble, le film de Denis Villeneuve reprend l’intrigue de la pièce de Mouawad2. La narration alterne la quête menée par les jumeaux canadiens, et des retours en arrière sur l’histoire de leur mère Nawal dans son pays d’origine : la naissance de son premier fils, issu d’un amour interdit avec un jeune réfugié, l’enlèvement de l’enfant, les tentatives de Nawal pour le retrouver. On assiste aux violences de la guerre civile, et notamment à l’incendie d’un bus de réfugiés par des miliciens. On suit l’engagement de Nawal, qui tue le chef de la milice, est incarcérée, violée par son bourreau, et accouche de jumeaux en prison. Parallèlement on voit les jumeaux adultes, aidés du notaire Jean Lebel et de son confrère moyen-oriental, enquêter sur leur frère inconnu, et découvrir qu’ils sont eux-mêmes nés des viols de leur mère par le bourreau Abou Tarek. On voit Simon rencontrer l’ancien chef de la résistance Chamseddine et apprendre que son père Abou Tarek n’est autre que son frère Nihad : grandi en orphelinat, enlevé par Chamseddine, pour qui il a d’abord combattu avant de devenir franc-tireur, Nihad a été arrêté par l’ennemi et formé, sous un autre nom, au métier de bourreau. Une ultime séquence de retour en arrière montre Nawal, lors d’une baignade à la piscine municipale de Montréal, ville où elle a vécu après sa sortie de prison et sa fuite, reconnaître son fils grâce à son tatouage au talon et identifier en lui son bourreau et le père des jumeaux. De leur côté (c’est-à-dire plusieurs mois plus tard), apprenant que leur frère et père vit désormais dans la même ville qu’eux, les jumeaux rentrent à Montréal et lui remettent les deux lettres posthumes de leur mère. Le film s’achève dans le cimetière, face à la tombe de Nawal Marwan.

Le film opère plusieurs transpositions par rapport à la pièce d’origine : le texte des dialogues est considérablement réduit, Denis Villeneuve ajoute et supprime des personnages, qu’il inscrit dans un environnement social (il attribue un emploi à Nawal, et développe le contexte universitaire de Jeanne). La succession des séquences est chronologiquement moins complexe que dans le texte de Mouawad3, et tous les clins d’œil à l’univers théâtral sont supprimés au profit d’une esthétique naturaliste. Mais surtout, dans son film, Villeneuve n’oppose pas, au poids du destin et à l’engrenage de la haine, la force de résistance verbale que Mouawad attribue au personnage de Nawal. Dans la pièce, Nawal refuse de haïr. Bien qu’elle tue un homme, sa position diffère très nettement de celle de son amie Sawda, qui entend répondre « œil pour œil, dent pour dent ». Dans le film, tous les personnages sont avalés par la haine. Comment comprendre ce déplacement ? Notre hypothèse est que le projet de Villeneuve, malgré ses propres déclarations d’intention, est profondément politique : l’inscription du fait religieux (soigneusement absent de la pièce de Mouawad) n’est vraisemblablement pas sans rapport avec ce déplacement majeur.

De Mouawad à Villeneuve : le poids renforcé de la tragédie

Dès la préface de Littoral, la première pièce de la tétralogie Le Sang des promesses, Wajdi Mouawad s’en explique : le spectacle est né « de mes lectures d’Œdipe, de Hamlet et de L’Idiot »4. Dans Incendies, le deuxième volet de la tétralogie, la pièce de Sophocle Œdipe-Roi continue d’être l’hypo-texte principal : la Tragédie permet à Mouawad d’échapper à l’Histoire, à celle de la guerre du Liban, et de donner à voir par quels mécanismes l’homme s’aveugle et sombre dans la démesure. Évoquant à son tour son attachement au « facteur mythologique de la pièce », Denis Villeneuve emprunte son vocabulaire à la poétique tragique : « L’émotion ne doit pas être une fin mais un moyen pour atteindre l’effet de catharsis désiré »5.

La scène inaugurale

La scène inaugurale du film Incendies joue un rôle important dans ce qu’on pourrait appeler la construction tragique du film. Dans cette scène muette, absente de la pièce, des enfants sont métamorphosés en soldats par le rituel symbolique de la tonte. La scène est construite sur un resserrement progressif du cadre : d’abord une nature superbe, montagnes ocre et vert, palmier bruissant dans le vent (hommage aux palmiers de l’ouverture du film de Francis Ford Coppola, Apocalypse Now, autre histoire de guerre et de quête identitaire6), avant qu’un travelling arrière ne découvre la fenêtre à travers laquelle le paysage était perçu, puis le local éclairé en contre-jour, criblé d’impacts de balles. De jeunes adultes tondent les cheveux des enfants au ralenti. Les silhouettes quasiment anonymes des adultes sont résumées à leurs bottes et treillis, le cadre défini juste au-dessus des têtes enfantines : espace sans horizon. À la fin de la scène, le cadre se resserre sur le regard frontal d’un enfant désormais incorporé dans le monde de la guerre. Il fixe la caméra, renvoyant le spectateur à sa responsabilité de témoin, avec une unique mais impérative exigence : qu’on (le) regarde.

Une série de contrastes, lumière mobile du paysage naturel / local décati, bottes des hommes / pieds nus des enfants, vestes militaires / épaules nues des enfants, têtes enturbannées / têtes nues des enfants, mains armées de mitraillettes / bras nus des enfants, souligne la violence contenue et le pathétique de la scène. La chanson de Radiohead, You and Whose Army, remplace les sons diégétiques absents, contribuant au mystère et à la dé-contextualisation de la scène. Par son lyrisme et les questions qu’elle pose (où ? qui ? pourquoi ?), la scène s’inscrit durablement dans l’imaginaire du spectateur, d’autant qu’elle va contaminer tout le film : musique, lumière en contre-jour et couleurs ocre / gris / vert de cette scène inaugurale donneront son unité visuelle et sonore au film.

La passivité des enfants et le traitement du cadre ne permettent pas d’hésitation : Villeneuve expose le thème, celui d’un destin qui emporte des êtres incapables d’y résister7, d’autant qu’un clin d’œil discret renvoie au mythe d’Œdipe. En effet, l’un des enfants-soldats porte un tatouage au talon (autre invention de Denis Villeneuve) et une scène ultérieure du film montrera le fils de Nawal, à sa naissance, tatoué par son arrière-grand-mère avant d’être enlevé à sa mère. De même que chez Œdipe, dont le nom ambigu signifie notamment « pied enflé » (Œdipe a été attaché par les chevilles pour être exposé sur la montagne du Cithéron), cette marque au pied est à la fois le signe de l’enfant abandonné, et celui qui permettra sa reconnaissance. Alors que c’est un nez de clown qui permet l’identification dans la pièce de Mouawad, symbole de la liberté créatrice et du rire face à un monde absurde, le film souligne par le tatouage au pied la prégnance du mythe et l’empreinte d’un destin qui marque les corps et les êtres.

La grand-mère et Nawal

Dans sa pièce, Mouawad imagine deux couples de personnages : la mère Jihane et la grand-mère Nazira d’une part, Sawda et Nawal d’autre part. Dans les deux cas, une construction presque théorique oppose l’obéissance à un ordre (ou désordre) du monde, et une tentative têtue d’y résister. Tandis que la mère exige de sa fille qu’elle oublie l’enfant et s’agenouille, bref qu’elle obéisse à un ordre (tradition, honneur, famille) dont le sens n’est jamais donné ni interrogé parce qu’il est perçu comme un absolu8, la grand-mère conduit sa petite-fille vers la résistance : reconnaître la beauté et « parler doucement aux choses », « refuser » (sous forme intransitive), lutter contre la misère, apprendre « à lire, à écrire, à compter, à parler : apprend[re] à penser »9.

L’autre couple, constitué de Nawal et son amie Sawda, permet d’opposer dans une scène centrale deux réponses à l’horreur : Sawda refuse de se « console[r] de ce qu’[elle a] vu et entendu », rejette la distance des mots et de la pensée réflexive, et entend faire « pareil » que ceux qui « ont tué [s]es parents, tué [s]es cousins, tué [s]es voisins, tué les amis lointains de [s]es parents ! » Face à elle, Nawal choisit de « sortir de la misère, sortir de la haine » et explicite les syllogismes implicites de la haine :

Qu’est-ce que tu penses ! Qu’en allant faire saigner de tes mains sa femme et son fils tu vas lui apprendre quelque chose ! Tu crois qu’il va dire du jour au lendemain, avec les corps de ceux qu’il aime à ses pieds : « Tiens, ça me fait réfléchir et c’est vrai que les réfugiés ont droit à une terre. Je leur donne la mienne et nous vivrons en paix et en harmonie ensemble tous ensemble ! »10

Or, dans les deux cas, Villeneuve supprime l’un des personnages (la mère et Sawda) et construit le personnage restant comme une synthèse du couple initial, en lui attribuant certains des traits ou répliques du personnage disparu. Aussi la grand-mère du film n’incarne-t-elle plus un guide aimant mais un personnage ambigu : en partie protectrice, elle incite sa petite-fille à partir apprendre à lire, mais c’est aussi elle qui l’agonit d’injures et lui enlève l’enfant. De la même façon, la Nawal du film apprend certes à lire et écrire, mais elle est aussi dotée des répliques et du raisonnement que le personnage de la pièce avait pris la précaution d’invalider, comme dans ce dialogue entre Nawal et un homme de Chamseddine :

- Je suis arrivée à la fin du massacre du camp de réfugiés de Deressa. Tout brûlait. J’ai cherché mon fils au milieu de vagues de sang. Je ne veux pas me consoler de ce que j’ai vu et entendu.
- Tu dis être contre notre ennemi. Ça ne fait pas de toi notre amie. Pourquoi Chamseddine te ferait-il confiance ?
- Le père de mon fils était un réfugié du camp de Deressa. Mon fils a été avalé par la guerre. Je n’ai plus rien à perdre. Ma haine est grande envers les Nationalistes.
- Ce n’est pas ce que tu écrivais dans le journal de Charbel.
- Mon oncle Charbel croyait encourager la paix avec les mots et les livres. J’y ai cru. La vie m’a appris autre chose.
- Que veux-tu faire maintenant ?
- Enseigner à l’ennemi ce que la vie m’a appris11.

On reconnaît dans la déclaration « Je ne veux pas me consoler de ce que j’ai vu et entendu » une phrase attribuée à Sawda dans la pièce, et dans la dernière réplique « Enseigner à l’ennemi ce que la vie m’a appris », c’est-à-dire dans la volonté implicite de commettre représailles pour représailles, le raisonnement que Nawal avait déconstruit dans la pièce. Villeneuve s’est expliqué sur la disparition du personnage de Sawda, qu’il considérait comme une convention théâtrale12. Il est certain que Sawda n’existe que dans sa relation à Nawal, ce qui la rapproche d’une confidente du théâtre classique. Comme la suivante d’une tragédie, elle permet à la protagoniste de préciser sa pensée, en évitant de recourir au monologue. Toutefois, il s’agit aussi dans la pièce d’opposer deux réponses possibles à la violence du monde, et de mettre ainsi en valeur la force de résistance de Nawal. De ce point de vue, le personnage de Nawal tel que l’a pensé Mouawad échappe en partie à la démesure tragique : il ne se laisse pas mener par le destin (violence du monde, aveuglement à soi) et évite à Sawda de sombrer dans l’aveuglement. Or, comme l’admet lui-même Denis Villeneuve, c’est justement cet emportement tragique qui l’intéresse : « J’étais fasciné par la manière dont Wajdi Mouawad parvenait à traiter de la colère en des strates qui se transmettent de génération en génération »13. La synthèse qu’il opère des couples Jihane / Nazira et Sawda / Nawal ne répond pas seulement à des contraintes de genre et au besoin d’éliminer une convention théâtrale. Elle a pour effet de créer des personnages ambigus, peut-être même plus complexes, et plus poreux à la transmission intergénérationnelle de « la colère »14. Aucun d’eux n’est plus capable d’opposer une digue au destin, à la fureur tragique.

La réplique que Denis Villeneuve fait dire à Nawal dans son film, « Mon oncle Charbel croyait encourager la paix avec les mots et les livres. J’y ai cru. La vie m’a appris autre chose », signe une démarche qui va, en un sens, à l’encontre de l’œuvre de Mouawad. Certes, le dramaturge exprime des doutes au sein de son théâtre sur son propre travail : le traitement du personnage de Nihad, ce tueur fou qui cherche une dignité dans le spectacle tout en faisant régner la mort et la douleur sur la scène de son délire, en est la trace. Mais l’interrogation inquiète sur la fonction de l’art ne mine pas le discours, assumé, tenu, d’un bout à l’autre de l’œuvre : les mots éclairent le monde15. C’est cette quasi profession de foi qui est systématiquement mise en cause dans le film de Villeneuve : reste à comprendre pourquoi.

Les mots, l’image, l’ironie

La parole est limitée dans le film Incendies. Le cinéaste avait rêvé pour sa réécriture d’un « poème visuel avec juste quelques phrases de texte »16. Même s’il a dû y renoncer, cette proposition radicale indique une direction : le cinéma est l’art du mouvement, non du verbe, et sa « poésie » souffre paradoxalement d’un trop plein de mots. L’adaptation cinématographique d’une œuvre drama­tique présente le risque, comme l’écrivait André Bazin, que « le drame original, et à plus forte raison le texte, s’y trouvent fatalement dépaysés » : en quittant l’écrin du théâtre, « la primauté dramatique du verbe » risque de se diluer en un bavardage soudain perçu comme parfaitement antinaturel, « incompatible avec le réalisme congénital au cinéma »17.

Une exigence générique : montrer et non raconter

Ce qui relève du verbe est donc transposé. Scène centrale dans le film, l’incendie du bus mérite qu’on s’y arrête18. Dans cette scène, Nawal échappe à la mort parce que, contrairement aux autres usagers du bus, elle n’est pas une réfugiée et n’offre donc pas une cible aux miliciens. En revanche, elle assiste à la mort des autres passagers. Dans la pièce, le récit de Lebel, qui rapporte lui-même celui de Nawal, est interrompu par des marteaux-piqueurs avant de céder la place au personnage de Nawal, qui raconte à son tour, en mode direct, la scène à Sawda :

Une femme essayait de sortir par la fenêtre, mais les soldats lui ont tiré dessus, et elle est restée comme ça, à cheval sur le bord de la fenêtre, son enfant dans ses bras au milieu du feu et sa peau a fondu, et la peau de l’enfant a fondu et tout a fondu et tout le monde a brûlé ! Il n’y a plus de temps, Sawda. Il n’y a plus de temps. Le temps est une poule à qui on a tranché la tête, le temps court comme un fou, à droite et à gauche, et de son cou décapité, le sang nous inonde et nous noie19.

Malgré la première personne du pluriel, le récit de Nawal relève moins d’une expérience personnelle que de l’inclusion du sujet dans une humanité tragique, toujours et partout exposée au chaos et à une douleur sans mesure. Comme souvent chez Mouawad, les différents espace-temps se rencontrent sur le plateau, produisant des signes polysémiques. La violence est stylisée : les marteaux-piqueurs « signifient » aussi métaphoriquement le bruit des mitraillettes, ils appartiennent à la fois au Canada contemporain et au Moyen-Orient passé. Or ce dispositif où la parole et le son sont premiers (même si Mouawad fait aussi intervenir une métaphore visuelle (« Les arrosoirs crachent du sang ») devient une scène d’action vue dans le film.

Dans le film, Nawal tente de sauver la fillette en la faisant passer pour sa propre fille, l’arrachant aux bras de sa mère qui va mourir. Mais le cri de l’enfant qui appelle sa mère et court pour la rejoindre la désigne comme fille de réfugiée aux miliciens et elle est abattue en pleine course. Là, le rapport entre son et image s’inverse : non seulement le récit disparaît, mais les bruits diégétiques – le bruit du moteur qui démarre, les tirs des mitraillettes – sont étouffés, le cri de la fillette arrachée à sa mère est visible à l’image mais pas audible, cri muet. Le travail du son produit un effet de suspension subjective : comme si la scène était perçue à travers l’émotion de la protagoniste, cherchant à lutter, abasourdie, contre le chaos et la mort, et le retour à la normale n’a lieu qu’avec le coup de feu qui abat la fillette. L’effondrement de Nawal dans le film prend un sens personnel : elle revit à travers le désespoir de la mère, puis à travers la mort de la fillette qui lui échappe, son propre drame maternel. Le lyrisme de Mouawad cède la place à un dispositif pathétique dans lequel l’émotion du spectateur est médiatisée par celle des personnages. Dans cette scène d’une grande violence, tout commentaire verbal est aboli, la parole même dans son état le plus élémentaire (le cri) est suspendue, au profit de l’image. En revanche, la fonction de commentaire est attribuée à la musique, une partition pour violoncelle composée par Grégoire Hetzel, qui souligne le retournement tragique du film, le moment où Nawal bascule dans la tourmente de la haine.

L’ironie tragique

Cette discrétion verbale, en partie nécessitée par l’exercice même de la réécriture cinématographique (il faut montrer et non raconter), est appuyée par un travail ironique, propre à Villeneuve, de l’image sur le mot. A plusieurs reprises, le cinéaste joue l’un contre l’autre, et ce dès le premier chapitre (« LES JUMEAUX »20), faisant ainsi dire à Simon, qui ponctue ses répliques de grands coups de pied dans sa voiture, « J’ai la crisse de paix », ce à quoi sa sœur Jeanne répond par une antiphrase « Oui, j’vois ça ». Ce qui est vu s’oppose à ce qui est dit.

Dans le chapitre « SARWAN JANAAN »21, la scène de reconnaissance des jumeaux par l’infirmière qui les a mis au monde joue aussi de l’antithèse entre parole et image, un des principaux ressorts comiques du film. A ce moment du film, le spectateur sait (contrairement à ce qui se passe dans la pièce) que les jumeaux sont nés du viol de leur mère en prison. Il assiste donc à la scène en possession des clés qui manquent aux jeunes gens. L’infirmière les reconnaît, prononce leurs noms arabes, tandis que ces noms « Sarwan », « Janaan », demeurent incompréhensibles pour ceux-là mêmes qui les portent et n’en connaissent que la traduction française. Les deux jumeaux, perplexes face à l’enthousiasme de l’infirmière, sont cadrés en gros plan (tête plus épaules), leurs regards allant de la vieille femme alitée à la jeune infirmière et au notaire bilingues, arabophones et francophones, en quête d’une traduction qui leur est donnée mais reste impuissante à traduire le sens de l’événement. L’humour de la scène tient non seulement au contraste entre l’allégresse croissante de la vieille infirmière et la perplexité des jumeaux (leur effort poli pour se faire bien comprendre, poser des questions claires, courtes, appuyées de mouvements de tête de la part de Simon, quand ce sont justement eux qui ne comprennent pas), mais surtout à la relation ironique de l’image à la parole. C’est ainsi que Simon impassible demande à l’infirmière, fournissant un effort inhabituel d’articulation, si elle peut les aider car ils cherchent l’enfant que Nawal Marwan a eu en prison, alors même que les deux jumeaux occupent la totalité de l’écran : l’image invalide la question elle-même en lui offrant une réponse visuelle. Il semble qu’ici Villeneuve retrouve par des procédés cinématographiques une ironie propre à la tragédie grecque, et souligne l’ambiguïté du langage verbal, donnant à voir les failles, l’aveuglement, la mauvaise foi qui nichent au cœur de la parole22.

Suspendre les mots : le jugement impossible

Dans la scène qui suit la reconnaissance, la sidération des jumeaux est exprimée par leur mutisme, l’inspiration muette de Simon à qui les révélations de l’infirmière coupent littéralement le souffle. C’est à nouveau l’articulation de l’image, non pas silencieuse mais sans parole, et du travail du son opéré sur les plans de la piscine, qui communique l’émotion des jumeaux. Le son du double plongeon dans la piscine est comparable à celui d’une double explosion, à laquelle répond dans la scène suivante (antérieure dans la chronologie de l’intrigue) le double tir de Nihad sur des enfants, la double destruction de l’enfance en lui et par lui. La double explosion est alors un peu plus espacée dans le temps, un peu plus claire, un peu plus longue en résonance. Mais par l’analogie des doubles déflagrations, la sortie de l’enfance et la mort de l’enfance se répondent, comme les deux faces d’une condition tragique, comme l’écho si proche malgré le temps d’un destin qui se poursuit.

Après le plongeon, le son surdimensionné des battements des bras et jambes sur l’eau donne presque la sensation qu’un stéthoscope a été posé sur le double cœur des jumeaux, évoquant la pompe et le battement précipité du sang dans les artères. Le cadrage au ras de l’eau rappelle à la fois la mort par noyade à laquelle les deux nourrissons ont échappé de peu, l’émotion qui les submerge littéralement, et le corps replié des jumeaux enlacés dans l’eau évoque le liquide amniotique du ventre maternel. Comme dans la scène du bus (et comme plus tard Jeanne étouffant son cri de sa main quand Simon lui fait comprendre que leur père et leur frère ne font qu’un), l’absence de mots semble garantir l’authenticité d’une émotion indicible, débordante. La piscine a vraisemblablement été choisie au moins autant pour son potentiel métaphorique que pour ses qualités photogéniques. La demi-obscurité l’environnant contribue à l’abstraction du lieu, et donc à ses prolongements imaginaires vers d’autres lieux aquatiques : ventre maternel, rivière des enfants noyés, piscine où la mère a plongé dans le mutisme en reconnaissant son fils et bourreau. Elle souligne à la fois la solitude tragique des deux personnages et les liens qui les unissent : l’un à l’autre, à leur mère muette comme eux depuis une autre scène de reconnaissance, et plus largement à une humanité démunie, presque aussi fragile que le fœtus d’où elle sort. Mais cette révélation qui les submerge est aussi une naissance : la façon dont Simon reprend son souffle après une longue apnée évoque évidemment la première inspiration du nouveau-né.

Or c’est aussi la piscine qui a été préférée pour la reconnaissance du fils par Nawal à un autre espace, le tribunal. Le cinéaste s’est interrogé sur la validité de son choix (ne fallait-il pas conserver le procès présent dans la pièce de Mouawad ?) affirmant ainsi :

La différence, c’est qu’il n’y a pas de tribunal dans le film. C’est quelque chose de plus douloureux, parce qu’il n’y a pas de jugement à la fin. Cette question m’a beaucoup hanté et me hante encore : je ne sais pas à quel point c’est une erreur d’avoir enlevé ce tribunal. La fin du film est inspirée d’un témoignage que j’avais entendu, à propos d’une personne qui avait reconnu son bourreau à Toronto ; c’est d’ailleurs une histoire qui m’a été amenée par Wajdi. Je la trouvais à la fois effrayante et vraisemblable, et plus puissante que l’histoire du tribunal. C’est la grande différence d’adaptation23.

Pourtant il est possible que cette suppression n’ait pas été commandée uniquement par la vraisemblance et la « puissance » narrative d’une reconnaissance fortuite. Car l’idée du tribunal, lieu de parole et même de mise en scène, repose sur la possibilité de juger et sanctionner un crime, d’établir, par la confrontation des discours, une vérité qui s’impose à tous. Le choix de la piscine a peut-être été guidé par l’intuition que la guerre civile qui inspire la pièce et le film ne permettait pas l’établissement d’une vérité acceptable par l’ensemble des citoyens ni un jugement consensuel, ou pour le dire plus nettement, que les acteurs du conflit au Liban, étaient encore, comme les protagonistes de la fiction, submergés par les faits et la colère. Prolongeant l’ironie vis-à-vis du langage verbal, c’est peut-être à l’impossibilité même d’une vérité politique que le film fait face.

L’inscription du religieux

« J’ai finalement décidé de faire comme la pièce et d’inscrire le film dans un espace imaginaire comme Z de Costa Gravas afin de dégager le film d’un parti pris politique »24, écrit Denis Villeneuve dans le dossier de presse d’Incendies. Si la langue arabe et les paysages évoquent le Moyen-Orient, les noms de villes et de personnages feints, l’abstraction géographique des lieux, le choix du désert décontextualisent le conflit. Pourtant, Denis Villeneuve introduit un élément de contextualisation soigneusement absent de la pièce de Wajdi Mouawad : l’appartenance religieuse.

Keffieh, hijab et crucifix

Le port du keffieh signale l’appartenance musulmane des hommes de Chamseddine, et évoque vraisemblablement dans l’imaginaire politique du spectateur les mouvements de résistance palestiniens. Le film souligne aussi la progression au cours des décennies du port du foulard islamique féminin : les universitaires du temps de la jeunesse de Nawal sont vêtues à l’occidentale, tandis que lors de la visite de Jeanne des décennies plus tard, les étudiantes de la même université portent toutes le hijab. Mais c’est surtout le crucifix qui devient un leitmotiv visuel : dans l’enveloppe qui contient au premier chapitre le passeport de Nawal, au cou de Nawal et de Jeanne, dans la maison de la grand-mère, au cou des miliciens désignés donc comme chrétiens (ce que ne précise pas Wajdi Mouawad), dans la maison du chef de la milice, au rétroviseur de sa voiture…

Le crucifix est parfois associé au martyre de la condition humaine : les mains de la grand-mère impuissante égrenant son chapelet, le crucifix sur la poitrine ensanglantée de Nawal accouchée à qui on enlève l’enfant nouveau-né, le crucifix sur les murs dévastés d’un appartement où traîne un biberon renversé, le crucifix sur le ventre arrondi de Nawal en prison, violée et enceinte. Mais il est surtout associé à la violence politique : la scène centrale de l’incendie du bus n’oppose pas des « réfugiés » à des miliciens mais des réfugiés musulmans (les femmes portent le voile) à des miliciens chrétiens. Alors que dans la pièce, Nawal s’écrie pour sa défense « Je ne suis pas du camp, je ne suis pas une réfugiée du camp, je suis comme vous, je cherche mon enfant qu’ils ont enlevé »25, dans le film elle brandit son crucifix (caché jusqu’alors sous un foulard) en s’écriant qu’elle est chrétienne. Dans les séquences qui suivent, des crucifix rouges sont comme tracés dans le sang sur les portraits du leader des milices chrétiennes affichés au mur ; un crucifix est pendu sur le t-shirt à l’effigie du leader porté par un milicien qui s’entraîne à tirer, tandis que les autocollants de la vierge sont collés sur les crosses des mitraillettes. Le retour obsessionnel du motif dans des images de propagande politique et de destruction (l’équation portrait politique + crucifix + arme) finit par construire un discours : la religion, directement associée à la haine communautaire, devient, en l’absence d’autres éléments de contextualisation politique comme les rivalités territoriales ou l’invasion d’une armée étrangère, le principal élément d’explication du conflit. Elle est le grand pourvoyeur d’une violence politique qu’elle légitime.

On comprend alors l’ironie du film sur le langage. Avant la fermeture de l’université, Nawal et sa cousine paraissaient très sûres d’elles face à la journaliste :

- Nous les étudiants, nous nous opposons au parti nationaliste qui tente d’expulser les réfugiés hors des frontières. Le parti nationaliste soutient les milices de la droite chrétienne qui font des menaces ouvertes aux réfugiés. Aussi les réfugiés sont armés maintenant. Et ils ont l’appui d’une grande partie de la population musulmane du pays.
- Mais vous, vous êtes chrétiennes ?
- Nous, nous sommes pour la paix. La religion n’a rien à voir là-dedans26.

C’est dans le fait même que Nawal renie ses propres mots après l’incendie du bus (« Mon oncle Charbel croyait encourager la paix avec les mots et les livres. J’y ai cru. La vie m’a appris autre chose. ») que réside la tragédie et, semble-t-il, la démonstration du film, bien loin de la pièce d’origine : si, la religion a tout à voir là-dedans. Rien ne résiste au dogme religieux implicite (je suis chrétien, je suis musulman, nous nous haïssons), qui emporte les idéaux les plus hauts et invalide tous les autres discours.

La bande sonore : les paroles critiques de Radiohead et Friedrich Nietzsche

La musique choisie pour le film confirme la méfiance par rapport au discours, et notamment au discours politique. Outre « You and Whose Army », Denis Villeneuve a eu recours à une deuxième chanson de Radiohead. Également issue de l’album Amnesiac, « Like Spinning Plates » évoque le fleuve boueux des discours qui masque la violence réelle, ôtant à la réalité son assise :

While you make pretty speeches
I’m being cut to shreds
You feed me to the lions
A delicate balance
And this just feels like spinning plates
I’m living in cloud cuckoo land
And this just feels like spinning plates
My body is floating down the muddy river27.

Lors d’un concert à Montréal en 2003, Thom Yorke a clarifié si besoin était le sens politique des paroles dans une dédicace ironique :

This is dedicated to our glorious leaders, or at least some of them who thought fit to send us to wars nobody wanted, killed thousands if not tens of thousands of innocent people, and they should go to their grave with them on their conscience28.

Autrement dit, la chanson de Radiohead trace un pont entre l’univers occidental (les glorieux leaders désignent en premier lieu le premier ministre britannique et le président des États-Unis) et l’univers moyen-oriental de la diégèse, un peu comme le fait la pièce de Wajdi Mouawad en réécrivant celle de Sophocle, Œdipe-Roi. Par ailleurs, « Spinning Plates » (et au-delà, tout ce qu’on peut connaître des prises de position du groupe, qui constitue une sorte de hors-texte virtuel) explicite les images : comme une légende sur le film, elle insiste sur l’hypocrisie de la parole politique justifiant la destruction d’un « ennemi » au nom du bien.

La bande originale du film inclut enfin un texte de Nietzsche, ou plutôt un collage de deux fragments du chapitre « Von alten und neuen Tafeln » (« Des an­ciennes tables et des nouvelles »), du livre troisième de Also Sprach Zarathustra, mis en musique par le compositeur français Grégoire Hetzel et interprété par Ciara Hendrick. Le collage comprend les deux premiers versets du paragraphe 6 :

O Mensch O Brüder, wer ein Erstling ist, der wird immer geopfert. Nun aber sind wir Erstlinge.
Wir bluten alle an geheimen Opfertischen, wir brennen und braten alle zu Ehren alter Götzenbilder29.

Et un verset du paragraphe 12 :

O meine Brüder, nicht zurück soll euer Adel schauen, sondern hinaus ! Vertriebene sollt ihr sein aus allen Vater- und Urväterländern30 !

Avec la citation de Nietzsche, l’écriture du film prend nettement l’allure d’un palimpseste. Dans ce tissu filmique complexe, le premier-né sacrifié évoque aussi bien Moïse31, certainement Œdipe, mais encore bien sûr l’un des personnages du film, Nihad, le premier fils de Nawal, et contribue à faire de ce dernier une figure tragique. Surtout, à travers ces trois versets, Incendies renvoie à l’ensemble du chapitre d’Ainsi parlait Zarathoustra, et c’est une clé de lecture du film qui est ainsi livrée. Car dans « Des anciennes tables et des nouvelles », il s’agit bien de rire des vieilles idoles, « rire de[s] grands maîtres-de-vertus, de[s] saints, de[s] poètes et de[s] rédempteurs-du-monde », de tous ceux qui haïssent la vie et blasphèment contre elle au nom de valeurs prétendues plus hautes, de ceux qui « lancent des annonciations, perchés sur l’arbre de la vie comme des épouvantails noirs », des « charognards et vautours »32. Bien entendu, il serait réducteur de voir en « ce vieux prêtre des idoles qui rôtit ce qu’il y a de meilleur en nous pour ses festins » la seule incarnation d’un pouvoir religieux en sens strict ; Nietzsche désigne plus largement tous les contempteurs de la vie. Mais parmi ceux-là se trouvent assurément les prêtres religieux, et notamment chrétiens : le sujet poétique et philosophique se moque par exemple des croisés partis « dans des terres promises dont moi je ne voudrais pas qu’on me les promette : car là où pousse le plus méchant des arbres, la croix, – dans ce pays-là il n’y a rien dont se féliciter ! »33

Les responsables des incendies du film, qui font exploser le bus, allument la haine, font « rôtir ce qu’il y a de meilleur en nous », sont donc assez nettement désignés : ce sont les prêcheurs auxquels nous obéissons par tradition, les « prédicateurs de la mort et aussi les petits chefs qui ont toujours la baguette à la main »34, au premier rang desquels les prédicateurs religieux et les dirigeants politiques qui s’appuient sur eux. Contre leurs beaux discours, il ne s’agit certes pas de faire table rase du passé, et le terme de noblesse, même s’il est dirigé vers un avenir à créer, n’est pas choisi au hasard par Nietzsche. Mais il s’agit de « laisse[r] dormir vos épées dans les fourreaux », en suivant « vos chemins »35, de renoncer à obéir passivement en gravant de nouvelles valeurs.

Le verset du paragraphe 12 cité dans le film prend acte de la douleur inhérente à cette création qui peut conduire à l’exil : le créateur, graveur de nouvelles tables, est considéré comme un criminel par les prédicateurs et « gens de biens ». Mais c’est ce mouvement contre les vieilles tables, contre la patrie, l’héritage, la servitude (on se souvient de la phrase de la mère à Nawal dans la pièce de Mouawad, « agenouille-toi »), qui seul rend l’homme et la femme « capables de danser avec la tête et les jambes »36, c’est-à-dire de penser librement, d’aimer la vie, d’accéder au « pays de nos enfants »37. Bien qu’elle ait cédé à la haine, et à l’aveuglement tragique, la révolte de Nawal dans le film consiste clairement à briser les tables de son village, de sa famille, de sa communauté, et à parvenir, géographiquement et spirituellement (à travers la promesse d’amour au fils que les jumeaux lui permettent de tenir à titre posthume) « au pays de ses enfants ». Entre temps, c’est bien cette révolte qui provoque le rejet de Nawal par sa communauté, dont plusieurs décennies plus tard Jeanne fait encore les frais.

Le retour discret du sacré

Face à une religion si manifestement en faute, Denis Villeneuve réintroduit dans son film, discrètement, une autre forme de sacré, laïque ou privé.

Jean

C’est d’abord la double figure des notaires, canadien et moyen-oriental, qui assume cette fonction. Le second est une invention de Villeneuve, et le premier joue un rôle amplifié par rapport à la pièce de Mouawad. Prénommé Hermile par le dramaturge, maître Lebel est renommé Jean dans le film, et ce prénom biblique est d’autant moins hasardeux que les deux notaires sont des figures exemplaires, qui font preuve d’une courtoisie exquise, d’une discrétion et d’un engagement érigés en modèle. Jean, contrairement à la pièce, est au courant d’une grande partie du secret puisqu’il a lui-même transcrit les lettres que lui a dictées Nawal. Mais la vertu de son silence est précisément de permettre aux jumeaux d’accomplir leur quête et d’accéder à cette « vérité qui ne peut être révélée qu’à condition d’être découverte »38. Or, à plusieurs reprises, Jean Lebel recourt à l’adjectif « sacré » (absent aux mêmes endroits dans la pièce) : au chapitre « LA FEMME QUI CHANTE »39, Jean promet à Simon de ramener Jeanne et ajoute qu’une promesse, pour un notaire, est de l’ordre du sacré. Puis au chapitre « NIHAD »40, face au même Simon qui veut arrêter là l’enquête et ouvrir les lettres de sa mère destinées au père et au fils, il affirme qu’il ne le permettra pas, ce genre de chose-là étant sacré. L’humour burlesque du personnage de Mouawad a totalement disparu, remplacé par les traits d’esprit de son confrère, et le silence recueilli qu’il manifeste (au premier chapitre du film d’une part, juste avant d’accueillir les jumeaux, et après les confidences de Nawal mourante d’autre part) ressemble fort à une prière.

La beauté du silence

Il faudrait ajouter à l’analyse d’un sacré laïque dans Incendies l’attitude de Nihad après réception des deux lettres. C’est dans l’intimité de son appartement que Nihad lit, après avoir passé le sas de l’immeuble, la lettre au fils. Ses lèvres bougent en silence pendant la lecture, tandis que la voix off de Nawal permet d’entendre le contenu de la lettre. Or ce mouvement muet des lèvres présente exactement le cas d’un merveilleux « malentendu » comme dirait le poète et cinéphile Benjamin Fondane41. C’est un signe éminemment ambigu qui peut suggérer ou bien que Nihad déchiffre difficilement la lettre, ou bien que tout en lisant il prononce une sorte de prière muette : dans le silence aveuglant de la révélation (c’est une des rares scènes baignées d’une lumière blanche), sous le coup de l’horreur de son crime et de l’amour de Nawal, Nihad berce peut-être sa douleur d’une demande de pardon, de grâce, voire de paroles de gratitude.

Si prière il y a, elle demeure en tout cas privée, secrète. La dernière séquence, dans le cimetière, contribue elle aussi à la construction discrète d’un lien invisible entre les êtres. Cette dernière séquence succède à la lecture dans le bureau du notaire de la dernière lettre de Nawal aux jumeaux. Le cadrage montre d’abord la tombe enfin gravée de Nawal et en amorce sur le bord gauche du cadre un costume noir et une main. L’absence de visage construit l’anticipation du spectateur, qui s’attend à voir Simon et Jeanne, peut-être Jean. Mais un changement de plan découvre que c’est Nihad qui se tient debout, en silence, devant la tombe de sa mère. L’erreur interprétative créée volontairement par l’ordre de succession des scènes et par le cadrage permet donc de faire se succéder devant la tombe, dans l’imagination du spectateur, les quatre protagonistes alors même qu’ils ne sont pas réunis à l’image, tandis que le chant des oiseaux opère une comparaison sonore avec les plans du village de Derom et des rochers blancs où Nawal a aimé un réfugié, le père de Nihad, le grand-père des jumeaux. Cette ruse ultime du montage et du cadrage construit elle aussi un lien qui relie les hommes, religion muette et discrète, dans le mystère d’une absence présence dont l’énigme répond à celle de la mort.

Le dernier mot à la musique

Réécrivant la pièce de Wajdi Mouawad, Denis Villeneuve travaille en fait un matériau complexe. Le film tisse plusieurs trames textuelles : la pièce Incendies, le mythe d’Œdipe et la pièce de Sophocle Œdipe-Roi de laquelle l’histoire de Nihad est très largement inspirée, les paroles des chansons de Radiohead et le chapitre « Des anciennes tables et des nouvelles » d’Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche. L’objet filmique Incendies est bien un palimpseste. C’est bien sûr une adaptation, au sens où il s’est agi pour Villeneuve de transmettre les images, les émotions et les idées de la pièce de Mouawad, qui l’avait laissé « sur les genoux », comme il l’a souvent affirmé. Pourtant, c’est, davantage qu’une transposition, un nouveau projet. Car Incendies, le film, réintroduit des enjeux politiques dans la fable et propose une interprétation idéologique des conflits de notre temps : la religion, absente de l’œuvre de Mouawad, est très nettement désignée comme la responsable de la haine communautaire et la légitimation de l’action politique violente. Le film accuse, plus nettement encore que la pièce, le poids tragique du destin, en ceci que, face au dogme religieux, jamais explicité, absolu réduit à quelques signes d’appartenance et d’exclusion, les mots ne sont plus capables d’éclairer le monde ni d’opposer une résistance. Les bonnes intentions, le savoir, la connaissance, le chant, ne tiennent pas face à ce déferlement. Au contraire, le langage, travaillé par l’ironie tragique, est marqué par la mauvaise foi et l’aveuglement.

Le film se conclut toutefois, comme la pièce, sur une émotion proche de la consolation. Cet apaisement final s’opère bien sûr grâce à l’exil (le Canada comme terre d’accueil, où Nihad réinvente sa vie, trouve un métier – et ce n’est pas pour rien qu’il nettoie un bus) et à la révélation (les visages des jumeaux face à leur père et frère, dans un cadrage identique à celui de la scène de reconnaissance à l’hôpital, mais désormais apaisés, lumineux). La reprise partielle des trois lettres de Nawal permet au film de renouer avec le lyrisme de Mouawad, volontairement absent des séquences précédentes. Enfin, aux mots du poète, répond une beauté sans parole. Le film s’ouvre à une prière inaudible et presque invisible, antithèse de l’ostentation religieuse, dans le silence des protagonistes et par les moyens propres au cinéma (montage, cadrage, son). Mais il s’agit d’un sacré sans dogme, d’un mouvement d’arrachement aux misères héritées et d’un élan vers le monde, souligné par le mouvement ascendant de la caméra. Et sur ce dernier plan, la composition de Grégoire Hetzel conjugue aux derniers instants du film, dans un paradoxe manifestement assumé, les mots de Nietzsche et l’art de la musique sacrée.

1 D’après le dossier de presse du film. Celui-ci est disponible sur plusieurs sites internet, comme celui de La ferme du buisson : http://www.

2 La pièce est d’abord parue chez Léméac / Actes Sud-Papiers en 2003. Nous nous référons à l’édition Actes Sud, « Babel », 2009.

3 Les scènes qui font intervenir Nawal dans la pièce ne sont pas traitées comme des « retours en arrière » : plusieurs espace-temps coexistent sur

4 Wajdi Mouawad, Littoral, Babel, 2009, p. 8.

5 Entretien avec Denis Villeneuve, dossier de presse du film, op. cit., p. 4.

6 Denis Villeneuve s’en explique dans un entretien avec Edward Douglas, le 19 avril 2011, sur Comingsoon.net : http://www.comingsoon.net/movies/

7 Ce choix semble aussi avoir surdéterminé l’interprétation de la chanson de Radiohead. Voir les fines remarques des blogueurs Hendy Bicaise et

8 Wajdi Mouawad, Incendies, Babel, 2009, scène 6, « Carnage », p. 35-37.

9 Ibid., scène 7, « L’enfance », p. 38, et scène 9, « Lire, écrire, compter, parler ».

10 Ibid., scène 25 « Amitiés », p. 83-89.

11 Denis Villeneuve, Incendies, © Les Films Séville, 2010 ; © DVD, Les Films Séville inc., 2011, chapitre « DERESSA », 60 min 23 s.

12 Denis Villeneuve, entretien avec Jean Roy, « Incendies est un film qui ne condamne pas, il console », L’Humanité, 12 janvier 2011, disponible à l

13 Entretien avec Jean Roy, L’Humanité, 12 janvier 2011, ibid.

14 Ce traitement des personnages trouve un écho dans l’invention d’une scène du chapitre « LE SUD » (Denis Villeneuve, Incendies, 53 min 19 s) :

15 Voir par exemple : Wajdi Mouawad, Incendies, op. cit., p. 49 et 52.

16 Entretien avec Jean Roy, L’Humanité, 12 janvier 2011, ibid.

17 André Bazin, « Théâtre et cinéma », in Qu’est-ce que le cinéma ? [recueil d’articles initialement parus entre1958-62], Paris, Le Cerf, 1985, p. 

18 Denis Villeneuve, Incendies, chapitre intitulé « DARESH », 28 min 19 s.

19 Wajdi Mouawad, Incendies, op. cit., scène 19, « Les pelouses de banlieue », p. 73.

20 Denis Villeneuve, Incendies, 04 min, 21 s.

21 Denis Villeneuve, Incendies, 82 min 30.

22 On songe ici particulièrement à Œdipe demandant publiquement qui est l’assassin de Laïos, et s’apprêtant à punir le criminel, par respect pour l’

23 « Entretien avec Denis Villeneuve », propos recueillis par Camille Lugan, disponible à l’adresse : http://www.avoir-alire.com/

24 Voir la déclaration de Denis Villeneuve dans le dossier de presse du film : http://www.lafermedubuisson.com/IMG/pdf/Dossier_de_presse_INCENDIES_

25 Wajdi Mouawad, Incendies, op. cit., scène 19, « Les pelouses de banlieue », p. 72.

26 Denis Villeneuve, Incendies, chapitre « DARESH », 28 min 19 s.

27 « Tandis que tu tiens de beaux discours / on me coupe en lambeaux / tu me nourris pour nourrir les lions / équilibre délicat / et c’est comme des

28 « Cette chanson est dédiée à nos glorieux dirigeants, ou tout au moins à ceux qui ont trouvé bon de nous envoyer à des guerres dont personne ne

29 « Ô mes frères, le premier-né est toujours sacrifié. Or nous sommes des premiers-nés. / Tous nous saignons sur des autels secrets, tous nous

30 « Ô mes frères, votre noblesse il ne faut pas qu’elle regarde en arrière, mais loin devant ! Vous serez bannis de tous les pays de vos pères et

31 Moïse, comme les jumeaux, est destiné à l’eau. Dans le texte de Nietzche, le premier-né désigne aussi vraisemblablement Jésus, figure du « 

32 Ibid., p. 316.

33 Ibid., p. 326.

34 Ibid., p. 329.

35 Ibid., paragraphe 21, p. 335.

36 Ibid., paragraphe 23, p. 336.

37 Ibid., paragraphe 28, p. 341.

38 Nous paraphrasons l’une des dernières phrases de la lettre de Nawal aux jumeaux.

39 Denis Villeneuve, Incendies, 76 min 51 s.

40 Denis Villeneuve, Incendies, 93 min 59 s.

41 Benjamin Fondane, « Du muet au parlant. Grandeur et décadence du cinéma » [1930], Écrits pour le cinéma. Le muet et le parlant, Verdier, Non-Lieu

1 D’après le dossier de presse du film. Celui-ci est disponible sur plusieurs sites internet, comme celui de La ferme du buisson : http://www.lafermedubuisson.com/IMG/pdf/Dossier_de_presse_INCENDIES_DEF_0212.pdf

2 La pièce est d’abord parue chez Léméac / Actes Sud-Papiers en 2003. Nous nous référons à l’édition Actes Sud, « Babel », 2009.

3 Les scènes qui font intervenir Nawal dans la pièce ne sont pas traitées comme des « retours en arrière » : plusieurs espace-temps coexistent sur le plateau et il peut arriver que des personnages appartenant à des lieux et des temps différents se croisent et dialoguent, en particulier, Nawal et Jeanne. A l’image, elles ne se croisent pas mais le réalisateur joue de la ressemblance physique entre les deux actrices pour assurer certaines des transitions d’une séquence à l’autre.

4 Wajdi Mouawad, Littoral, Babel, 2009, p. 8.

5 Entretien avec Denis Villeneuve, dossier de presse du film, op. cit., p. 4.

6 Denis Villeneuve s’en explique dans un entretien avec Edward Douglas, le 19 avril 2011, sur Comingsoon.net : http://www.comingsoon.net/movies/features/76455-exclusive-incendies-denis-villeneuve

7 Ce choix semble aussi avoir surdéterminé l’interprétation de la chanson de Radiohead. Voir les fines remarques des blogueurs Hendy Bicaise et Erwan Desbois sur Vodkaster : http://www.vodkaster.com/actu-cine/chanson-radiohead-cinema/1275567.

8 Wajdi Mouawad, Incendies, Babel, 2009, scène 6, « Carnage », p. 35-37.

9 Ibid., scène 7, « L’enfance », p. 38, et scène 9, « Lire, écrire, compter, parler ».

10 Ibid., scène 25 « Amitiés », p. 83-89.

11 Denis Villeneuve, Incendies, © Les Films Séville, 2010 ; © DVD, Les Films Séville inc., 2011, chapitre « DERESSA », 60 min 23 s.

12 Denis Villeneuve, entretien avec Jean Roy, « Incendies est un film qui ne condamne pas, il console », L’Humanité, 12 janvier 2011, disponible à l’adresse : http://www.humanite.fr/11_01_2011- %C2 %AB-incendies-est-un-film-qui-ne-condamne-pas-il-console- %C2 %BB-462049

13 Entretien avec Jean Roy, L’Humanité, 12 janvier 2011, ibid.

14 Ce traitement des personnages trouve un écho dans l’invention d’une scène du chapitre « LE SUD » (Denis Villeneuve, Incendies, 53 min 19 s) : Jeanne, sur les traces de sa mère, est accueillie par des femmes qui prennent le thé. Elle provoque un tollé en prononçant le nom de sa mère. Au silence fermé de la doyenne répond la réaction agressive d’une toute jeune femme, dont les paroles lui sont traduites en français par une adolescente. La scène montre bien ce qui fascine Villeneuve : la transmission générationnelle de la haine.

15 Voir par exemple : Wajdi Mouawad, Incendies, op. cit., p. 49 et 52.

16 Entretien avec Jean Roy, L’Humanité, 12 janvier 2011, ibid.

17 André Bazin, « Théâtre et cinéma », in Qu’est-ce que le cinéma ? [recueil d’articles initialement parus entre1958-62], Paris, Le Cerf, 1985, p. 139 et 160.

18 Denis Villeneuve, Incendies, chapitre intitulé « DARESH », 28 min 19 s.

19 Wajdi Mouawad, Incendies, op. cit., scène 19, « Les pelouses de banlieue », p. 73.

20 Denis Villeneuve, Incendies, 04 min, 21 s.

21 Denis Villeneuve, Incendies, 82 min 30.

22 On songe ici particulièrement à Œdipe demandant publiquement qui est l’assassin de Laïos, et s’apprêtant à punir le criminel, par respect pour l’ancien roi, comme si Laïos était son propre père.

23 « Entretien avec Denis Villeneuve », propos recueillis par Camille Lugan, disponible à l’adresse : http://www.avoir-alire.com/entretien-avec-denis-villeneuve

24 Voir la déclaration de Denis Villeneuve dans le dossier de presse du film : http://www.lafermedubuisson.com/IMG/pdf/Dossier_de_presse_INCENDIES_DEF_0212.pdf, p. 4.

25 Wajdi Mouawad, Incendies, op. cit., scène 19, « Les pelouses de banlieue », p. 72.

26 Denis Villeneuve, Incendies, chapitre « DARESH », 28 min 19 s.

27 « Tandis que tu tiens de beaux discours / on me coupe en lambeaux / tu me nourris pour nourrir les lions / équilibre délicat / et c’est comme des assiettes qui tournent / je n’ai plus les pieds sur terre / mon corps descend un fleuve boueux. »

28 « Cette chanson est dédiée à nos glorieux dirigeants, ou tout au moins à ceux qui ont trouvé bon de nous envoyer à des guerres dont personne ne voulait, ont tué des milliers, si ce n’est des dizaines de milliers d’innocents, et devraient descendre à leur tombe avec ça sur la conscience. » Il s’agit du concert Live at Music Plus de juin 2003.

29 « Ô mes frères, le premier-né est toujours sacrifié. Or nous sommes des premiers-nés. / Tous nous saignons sur des autels secrets, tous nous brûlons et rôtissons en l’honneur de vieilles idoles. » (Ainsi parla Zarathoustra, traduit de l’allemand par Maël Renouard, Rivages poche, « Petite bibliothèque », 2002, p. 320.)

30 « Ô mes frères, votre noblesse il ne faut pas qu’elle regarde en arrière, mais loin devant ! Vous serez bannis de tous les pays de vos pères et arrière-grands-pères ! » (ibid., p. 326).

31 Moïse, comme les jumeaux, est destiné à l’eau. Dans le texte de Nietzche, le premier-né désigne aussi vraisemblablement Jésus, figure du « créateur » sacrifié par les « gens de bien », les « Pharisiens ».

32 Ibid., p. 316.

33 Ibid., p. 326.

34 Ibid., p. 329.

35 Ibid., paragraphe 21, p. 335.

36 Ibid., paragraphe 23, p. 336.

37 Ibid., paragraphe 28, p. 341.

38 Nous paraphrasons l’une des dernières phrases de la lettre de Nawal aux jumeaux.

39 Denis Villeneuve, Incendies, 76 min 51 s.

40 Denis Villeneuve, Incendies, 93 min 59 s.

41 Benjamin Fondane, « Du muet au parlant. Grandeur et décadence du cinéma » [1930], Écrits pour le cinéma. Le muet et le parlant, Verdier, Non-Lieu, 2007, p. 86 et 88.

Sandrine Montin

Université de Nice Sophia-Antipolis
Maître de conférences en Littérature générale et comparée. Après une thèse sur la poésie du début du vingtième siècle (Rentrer dans le monde : parcours d’une inquiétude chez les poètes Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars, Federico Garcia Lorca, T.S. Eliot et Hart Crane), ses travaux actuels portent sur le « Cinéma, opérateur poétique » ou les rapports du cinéma muet et de la poésie dans le premier tiers du vingtième siècle (direction du numéro Charlot ce poète, revue Loxias 49, juin 2015) et sur le théâtre et ses réécritures (« Le fantôme de Shakespeare », colloque La Haine de Shakespeare, « Œdipe de Sophocle à Pasolini », Loxias 51). Elle a fondé la compagnie L’Observatoire pour laquelle elle écrit et joue

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