L’œuvre de Roger Magini, écrivain d’origine monégasque qui publie au Québec et en France, transcende souvent les frontières. Ainsi, avant de mettre en scène « la momie ventriloque » d’un Lénine nonagénaire qui se serait réveillé d’un coma profond en 1968 dans son dernier roman, Ilitch, mort ou vif2, Magini avait envoyé Gérard de Nerval au Mexique dans Quenamican3, un roman qui lui a valu le Prix de la Société des écrivains francophones d’Amérique en 2005. Quenamican traverse les frontières géographiques et temporelles en s’appropriant Voyage en Orient de Gérard de Nerval au point de déclarer fictionnel le célèbre récit de voyage de cet auteur français. Par-là, ce septième roman de Magini brouille l’opposition entre « original » et reprise aussi bien que celle entre réalité et fiction.
Loin de se limiter à un simple jeu littéraire, le récit contrefactuel résultant fait partie d’un dispositif narratif complexe qui soulève des questions fondamentales sur le rôle de la création et de la lecture. En effet, lors de la lecture s’installe l’impression de l’équivalence de l’expérience du monde par le narratif à celle procurée par les sens. Cet effet est dû à une forme complexe de la récriture4 grâce à laquelle Quenamican interroge la dichotomie entre littérature factuelle et fictionnelle.
Dans ce qui suit, il s’agira d’analyser la présence multiforme de Voyage en Orient dans Quenamican en dégageant les stratégies narratives qui estompent la frontière entre fiction et réalité afin de non seulement démontrer, mais aussi de mettre en scène le pouvoir de la littérature à créer des mondes. Dans ce contexte, le recours à la théorie littéraire des mondes possibles permettra, d’abord, d’illustrer la transgression fictionnelle inhérente au mouvement de récriture et, ensuite, de cerner le déploiement paradoxal des deux niveaux fictionnels dans Quenamican. Sur cette base, l’analyse du jeu de divergences et de ressemblances vis-à-vis de Voyage en Orient mis en œuvre dans Quenamican contribuera à cerner les enjeux du voyage littéraire maginien, notamment son effort pour illustrer l’actualité de valeurs mises en avant par le récit de Nerval.
D’un univers fictionnel à l’autre : la récriture et la théorie des mondes possibles
En appliquant et en ajustant à la littérature la métaphore leibnizienne des « mondes possibles » et les concepts issus de la logique modale, des représentants de la théorie littéraire des mondes possibles, comme David Lewis, Marie-Laure Ryan et Lubomir Doležel, interprètent un texte narratif comme un univers créé par le discours. Selon Ryan, cet univers comprend un monde textuellement actualisé (textual actual world) – le monde présenté comme « réel » au sein de la fiction5 – qui est entouré de mondes possibles alternatifs – créés par les pensées, sentiments, désirs, plans etc. des personnages – qui, eux, n’existent que de manière virtuelle dans la fiction6. Il incombe au lecteur d’effectuer cette distinction qui ne s’avère toutefois pas toujours facile. Afin de déterminer le monde textuellement actualisé, il s’agit d’évaluer le degré d’autorité de la narration. Ainsi, l’autorité narrative d’un narrateur omniscient est-elle plus élevée que celle d’un narrateur au « je » à perception restreinte et potentiellement non fiable7. Cet acte de narration, compris comme un acte de « recentrage fictionnel » (fictional recentering8), crée un nouveau système de mondes à partir d’un système existant. Un statut particulier dans ce système revient aux constructions mentales inconscientes ou conscientes des personnages (Fantasy-Worlds), tels des rêves ou des récits intradiégétiques, car elles remplacent temporairement le monde textuellement actualisé par un acte de recentrage du personnage, formant, de la sorte, des univers propres au sein de l’univers fictionnel.
Selon cette théorie, l’intrigue résulte des conflits à l’intérieur de ce système de mondes que les personnages tentent de résoudre. Ainsi, pour Andrea Gutenberg, le récit présenté au lecteur « transmet alors la tension entre des événements virtuels et actualisés et son organisation en une chaîne d’événements sensée, cohérente et plus ou moins téléologique à l’intérieur d’un système fictif de mondes possibles »9.
En tant que construction narrative et résultat d’une sélection d’éléments configurés et mis en perspective, ce système de mondes fictionnel se caractérise par son incomplétude en ce qui concerne les données textuelles. C’est au lecteur de remplir les lacunes plus ou moins apparentes selon le texte10 afin de reconstituer un univers fictionnel complet11. Lors de la lecture de textes au second degré, ce n’est toutefois pas le monde actuel, mais le prétexte qui sert de référence principale afin d’établir des hypothèses de lecture, comme le stipule Ryan avec son principe « d’écart minimal »12. Selon ce principe, un autre monde fictionnel peut servir de modèle d’interprétation lorsqu’un auteur « amplifie, réécrit ou parodie une fiction existante ou lorsqu’une œuvre ne représente pas seulement un monde propre à elle, mais aussi celui d’une autre fiction en tant que monde actuel »13. Une telle « lecture relationnelle »14 qui pose le prétexte en tant que « modèle interprétatif » d’un texte se base nécessairement sur une « trahison »15. Selon le mode choisi pour raconter de nouveau, cette trahison se situe soit sur le plan du récit, soit sur le plan de la fiction :
[L]e geste de poursuivre […] contraint à trahir le récit originel (en racontant plus avant), mais permet de respecter la fiction ; inversement, le geste qui consiste à reprendre – la reprise, la réécriture, la variante – respecte le récit (du moins dans ses grandes articulations), alors qu’il est éventuellement amené à trahir la fiction (par une ambiguïté plus ou moins grande de l’identité des mondes fictionnels)16.
Ainsi, bien que texte et prétexte constituent ce que Richard Saint-Gelais appelle une « communauté fictionnelle »17 lors d’une récriture, des divergences sur plusieurs niveaux confèrent un potentiel métafictionnel accru au texte second. En effet, une configuration divergente des éléments dans un univers fictionnel apparemment identique au premier peut, par exemple, susciter des réflexions sur les raisons ayant mené à l’évaluation différente d’une situation par un personnage ou au déroulement divergent de l’histoire. De même, la « transposition »18 de l’univers fictionnel dans un cadre spatio-temporel parallèle peut mettre en évidence le système de valeurs le sous-tendant et servir à évaluer l’actualité des enjeux du prétexte.
Ce potentiel métafictionnel se réalise toutefois seulement lorsque des données textuelles incitent une lecture au second degré. En ce qui concerne ces marqueurs intertextuels, outre des références explicites, les personnages sont l’un des signaux les plus forts, car ils « jouent un rôle évidemment essentiel dans tout récit, étant par définition associés à toute représentation d’action et un des principaux foyers de l’attention du lecteur »19. Dans ce contexte, les noms des personnages « agissent comme des étiquettes linguistiques fixées à des individus indépendamment des propriétés de ces individus »20 qui se décèlent lors de la lecture. C’est pour cette raison qu’il importe de distinguer, pour parler avec Daniel Aranda, l’« identité intellectuelle »21 d’un personnage entré dans le répertoire encyclopédique général de son « identité diégétique »22 en tant qu’élément d’un univers fictionnel précis, et ce d’autant plus si le personnage paraît calqué sur une personne historique connue, comme c’est le cas dans Voyage en Orient, présenté comme un récit de voyage autobiographique de Gérard Labrunie, dit Gérard de Nerval.
Du Voyage en Orient au voyage au Mexique : Quenamican
Le pacte autobiographique se base sur « l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage »23, même si la posture rétrospective peut occasionner une différence entre le « je » narrant et le « je » narré. Voyage en Orient creuse toutefois cet écart, transgressant le domaine du récit factuel à l’aide de la fiction. D’abord, Nerval y fusionne deux voyages, présentant un séjour à Vienne en 1839-1840 comme la première étape de son trajet vers l’est effectué, en réalité, quatre ans plus tard. Mêlant des expériences personnelles et des anecdotes qu’il s’est appropriées, des récits de narrateurs intradiégétiques et des passages carrément inventés, Voyage en Orient foisonne de références intertextuelles, mais se caractérise néanmoins par sa narration réaliste24. De cette manière, le récit minimise l’écart entre le monde textuellement actualisé et le monde actuel et rend floue la frontière entre les événements vécus par Nerval et ceux qui n’existent que dans et par le texte25.
Le narrateur de cet univers narratif oscillant entre fiction et faits s’adresse à un destinataire, « un ami » qui est abordé à plusieurs reprises au cours du texte26. Quenamican reproduit la même situation énonciative27 dans la deuxième des deux trames narratives qui se déploient en chapitres alternatifs. Le récit du roman de Magini comprend ainsi deux univers fictionnels dont le lien paradoxal n’est que révélé à la fin.
La première trame narrative, transmise elle aussi par un narrateur-écrivain homodiégétique, relate l’histoire d’un couple parisien située au début du XXIe siècle. Juste avant que la conjointe du narrateur, Marguerite, ne parte pour un voyage au Mexique, un incendie ravage leur appartement, détruisant en même temps le dernier manuscrit de l’auteur. Marguerite étant partie, le narrateur se réfugie chez des amis à Narbonne où il passe l’été en lisant. Voyage en Orient de Nerval I est l’une de ses lectures de prédilection durant cette période d’attente du retour de Marguerite.
En parallèle, la deuxième trame narrative rapporte les préparatifs d’un voyage au Mexique qu’entreprend en décembre 1842 un écrivain prénommé Gérard. Dans les chapitres suivants, ce personnage-narrateur décrit de manière détaillée ses impressions lors de son séjour au Mexique qu’il ressent comme un voyage à la recherche de lui-même. À la fin de cette trame narrative, ce Gérard – dans lequel le lecteur reconnaît Nerval28 – se prépare à son retour en France. Le chapitre suivant, le dernier du roman, est situé sur la première trame narrative, où l’attente de l’écrivain anonyme s’achève avec le retour de Marguerite.
Ce chapitre final dévoile aussi le lien entre les deux niveaux narratifs. En effet, lorsque Marguerite lui demande s’il a réécrit son livre, l’auteur parisien répond : « Je me le suis remémoré ligne par ligne, mais ce Nerval au Mexique, je ne le réécrirai plus […] »29. De la sorte, il s’avère que le récit mettant en scène Nerval (II) au Mexique n’a pas le même statut de réalité au sein de la fiction que le récit relatant l’été de l’auteur parisien du XXIe siècle. Il s’agirait plutôt d’une représentation mentale (F-World) de l’univers fictionnel créée par le personnage-auteur de la première trame narrative. La réponse de l’auteur anonyme contient toutefois une incongruité, car elle nie l’existence écrite d’un récit que le lecteur vient toutefois de lire. Cette mise en scène du texte remémoré comme « présence d’une chose absente »30 renvoie à ce que Ricœur appelle la « menace permanente de confusion entre remémoration et imagination »31, voire entre fait vécu et fiction. Ce faisant, le paradoxe de l’existence matérielle d’un texte qui n’existe qu’à l’état virtuel dans l’univers fictionnel préfigure le brouillage ludique des frontières entre réalité et imagination qui sous-tend Quenamican.
Nerval au Mexique : quand le « roman-voyage » remplace la réalité
Relatant un voyage possible de Nerval au Mexique, la deuxième trame narrative de Quenamican emploie diverses stratégies afin de se présenter comme un texte factuel, soit un texte qui rapporte le « vrai » voyage de Nerval I. Ainsi, elle multiplie des éléments qui incitent le lecteur à supposer l’identité du voyageur au Mexique et de Gérard de Nerval, tout en déclarant fictionnel le Voyage en Orient du même auteur. Ce n’est que lorsque le narrateur anonyme de la première trame narrative la dévoile comme une représentation mentale au sein du monde textuellement actualisé, que le voyage de Nerval au Mexique est relégué au statut d’une fiction dans la fiction – sans pour autant perdre celui d’une possibilité face au réel.
En effet, tout au long de la lecture de la deuxième trame narrative de Quenamican, l’insertion d’événements de la vie de Gérard de Nerval I pousse le lecteur à le considérer comme le modèle du « je » narré. Ainsi, tirant un bilan de son voyage vers la fin de son récit, le narrateur prénommé Gérard se rappelle les raisons de son départ, faisant notamment référence aux « crises nerveuses »32 qui inspirèrent la publication d’un article à Jules Janin33 « dans lequel [il] passai[t] pour un fou sublime »34. Le but de son voyage était alors de « [s]e réhabiliter aux yeux de [s]es amis littéraires, qui ont cru [s]a raison égarée […] »35.
Dans ce contexte, il aborde aussi la seule contradiction décelable avec la biographie de Nerval I, à savoir celle entre l’existence de Voyage en Orient et l’affirmation de Nerval IIa de ne jamais avoir voyagé en Orient, mais au Mexique. Admettant que « le Mexique [l]avait envoûté »36 après la lecture d’un article sur les Barcelonnettes37, et soulignant son « humeur voyageuse »38, un terme qui surgit aussi dans la correspondance de Nerval I avec son père39, il clarifie :
J’ai alors décidé d’écrire un Voyage en Orient, dans la plus pure tradition littéraire, et parce que ces romans-voyages sont à la mode, à l’instar des prédécesseurs illustres que nous vénérons, Messieurs Chateaubriand et Lamartine, mais […] sans engloutir des sommes considérables qu’à l’évidence je ne possédais pas : j’ai fait mon Voyage dans les salles de la Bibliothèque Royale […]40.
En plus d’esquiver la « trahison » du récit de Voyage en Orient, le narrateur prend soin d’intégrer des faits réels dans sa version, expliquant notamment les lettres que Nerval I a effectivement envoyées à son père pendant son voyage : « [J]e rédigeai même les lettres que je lui aurais envoyées à chacune de mes étapes de ce faux voyage, que Joseph de Fonfride lui expédierait à ma place41… Cela rassurerait tout le monde »42.
Par la suite, les souvenirs du narrateur qui surgissent durant son voyage dévoilent, d’un côté, la part de fiction dans Voyage en Orient, et agissent, de l’autre, comme signaux d’authenticité implicites du récit du voyageur au Mexique. Nerval IIa se rappelle, entre autres, un séjour à Vienne et une traversée du Lac de Constance en mentionnant que tous les deux avaient eu lieu quelques années avant son départ au Mexique43, ce qui met en évidence leur fusionnement fictionnel dans Voyage en Orient. Lorsque Nerval IIa se rappelle ensuite son voyage en Italie et une lettre à Renduel dans laquelle il recommandait à celui-ci « d’aller manger du macaroni à la Ville de Naples »44, il emploie des mots que Nerval I a effectivement utilisés dans une lettre à Eugène Renduel en novembre 183445. À part des citations de la correspondance de Nerval I, une liste des œuvres de celui-ci dans la bibliothèque d’un hôte, explicitement attribués au narrateur46 invitent le lecteur (avisé) à conclure le pacte autobiographique.
Qui plus est, le protagoniste du voyage au Mexique semble partager la même vision du monde fondée sur la tolérance que celui du voyage en Orient. En effet, la notion de la relativité de valeurs en apparence universelles sous-tend Voyage en Orient tel un leitmotiv. Selon Michel Brix, les multiples exemples de différences de normes entre Occident et Orient dans Voyage en Orient servent à démontrer leur dépendance d’un contexte culturel, le but ultime de Nerval étant de critiquer la prétention à l’universalité du système de valeurs de la société française, une société qui l’a étiqueté comme un fou47. Ce discours s’exprime surtout à travers sa critique de la religion, notamment de la supériorité prétendue du catholicisme. Adapté au contexte mexicain, ce discours se détecte dans le récit de Nerval IIa lorsqu’il s’indigne du rôle qu’a joué l’Église catholique dans l’établissement d’inégalités sociales48 ou quand il rappelle la cruauté qu’ont exercée les Européens au nom de celle-ci au Mexique49.
Sur le plan de la narration, d’autres indices pointent vers l’identité du « je » narrant de la deuxième trame narrative de Quenamican avec celui de Voyage en Orient. En effet, les deux narrateurs utilisent des équivalences françaises comparables afin de saisir la réalité étrangère. Ainsi, lorsque Nerval II appelle une salle de bal dans un quartier d’Istanbul « le Mabille des Francs de Péra »50, il fait référence à la salle de bal parisienne51, par exemple. Le narrateur du voyage au Mexique, quant à lui, dresse un parallèle entre la plaza mayor et la place d’armes52 ou décrit une coiffure « un peu à la manière de Georges Sand »53, ce qui indique, de plus, qu’il s’adresse au même public que Nerval II, à savoir à des lecteurs français du milieu du XIXe siècle.
Le public visé sera aussi en mesure de déchiffrer les multiples références littéraires dont regorgent les deux récits. Dans Voyage en Orient, des comparaisons avec les destins de personnages littéraires sont évoquées à plusieurs reprises dans le but de décrire des expériences personnelles. Ainsi, lors d’une excursion en bateau en Méditerranée – selon Nerval II une des « traversées capricieuses qui renouvellent les destins errants d’Ulysse et de Télémaque »54, l’auteur français parle à un passager de la deuxième classe. Se voyant ensuite ignoré de manière ostentatoire par un passager anglais qui voyage en première classe, il présume que l’Anglais doit le comparer aux anges déchus de Milton55.
Dans les deux cas, des éléments provenant de mondes fictionnels servent à mieux saisir la réalité, et ce au même titre que les renvois à la société et à la culture françaises. Un passage de Quenamican démontre que Magini va au-delà de ce traitement égal de références factuelles et fictionnelles en suspendant temporairement les différences entre faits et fiction. En effet, le narrateur de la première trame narrative, assis sur une terrasse à Narbonne, semble osciller entre le monde textuellement actualisé qui l’entoure et l’univers fictionnel de Dans le labyrinthe d’Alain Robbe-Grillet, le roman qu’il est en train de lire et dont les italiques signalent la présence, avant que la réalité ambiante de la petite ville ne prenne le dessus :
[I]l [le serveur ] a déposé sur la table […] un verre de bière […] en disant Voilà, à l’instant même où dans le labyrinthe la femme à la voix grave, au tablier gris, immobile dans le chambranle de la porte s’adresse au soldat, Qu’est-ce que vous voulez ? et celui-ci, qu’on distingue à peine dans la pénombre des escaliers, hésite à répondre, il tient une boîte en carton sous son bras gauche, Je cherche une rue… une rue où il fallait que j’aille, et la jeune femme de l’interroger Quelle rue ? mais le soldat a oublié, il ne se rappelle plus […] la ville est tellement grande, une réalité qui n’est pas exactement identique à celle qui prévaut à midi le juste sur cette promenade flanquée de platanes où rôdait jadis le fantôme fragile de Léaud draguant devant les Dames de France, dans la platitude de ce décor de province sans femme au tablier gris ni soldat à la boîte en carton56.
Une fois le recentrage fictionnel effectué, c’est-à-dire une fois Dans le labyrinthe relégué à l’état de fiction, la perception du monde textuellement actualisé évoque au narrateur un autre univers fictionnel, celui du court-métrage Le père Noël a des yeux bleus57 avec Jean-Pierre Léaud. Par cet enchaînement d’associations, Magini semble mettre en scène le rôle de la littérature dans la vie de Nerval I. En effet, selon Bourre,
[l]a littérature […] a longtemps été la clé magique qui déverrouillait la vision, et permettait le retour éternel, le surgissement des autres réalités, la présence immédiate des autres mondes, dans le corps de Nerval, s’incarnant en lui et autour de lui, s’infiltrant dans ce qu’on appelle la « vie quotidienne », la « vie de tous les jours »58.
La perception du monde par le truchement de textes sous-tend aussi les deux récits de voyage, car comme le prétexte, la trame mexicaine de Quenamican imite la pratique d’intégrer des impressions de seconde main59. À la différence de Nerval I, Magini dévoile toutefois ses sources. Une bibliographie placée à la fin du roman invite le lecteur à lire les prétextes de Quenamican afin de pouvoir effectuer une lecture relationnelle. Entre autres, le récit de Nerval IIa reprend des parties des Cronicas de viaje du journaliste Manuel Payno dont il conçoit, de surcroît, un pendant fictionnel qui lui sert de guide.
D’un côté, une telle mise en scène d’un personnage historique qui a, de plus, vraiment voyagé au Mexique aux dates indiquées contribue à l’impression d’un texte factuel, car les données textuelles concordent avec les faits réels. De l’autre, l’intégration du récit de voyage de Payno a l’effet inverse. De fait, lorsque Nerval IIa traduit presque mot pour mot une description d’un moine carmélite60, l’effet d’authenticité s’effrite, car le texte se dévoile de seconde main et le narrateur comme un être de papier construit d’après un modèle littéraire. Une fois détectée, la réécriture du texte de Payno agit, dès lors, à l’encontre des multiples stratégies visant à appuyer l’authenticité du voyage au Mexique.
À la fin de son voyage au Mexique, Nerval IIa semble résumer ce jeu de transgressions affichées lorsqu’il se prépare à opposer le pouvoir de l’écriture de son « "roman-voyage" »61 aux diffamations de ceux de ces compatriotes qui « prétendr[ont] [qu’il] n’[a] jamais visité le Mexique »62 en leur demandant : « Qui prouvera le contraire ? »63.
(R)écrire contre la crise
Le « roman-voyage » que représente la deuxième trame narrative de Quenamican à l’instar de Voyage en Orient constitue une stratégie de sortie de crise non seulement pour Nerval IIa, mais aussi pour le narrateur sans nom de la première trame narrative de Quenamican qui s’avère en être l’auteur. En effet, si la deuxième trame narrative constitue, suivant les mots de Ryan, une « correction »64 du prétexte, les multiples points d’attache entre le narrateur anonyme et Gérard de Nerval font de la première trame narrative une « transposition »65 libre.
Tout comme Nerval I après son internement à Paris et la mort de Jenny Colon, le narrateur maginien se trouve seul devant le néant après le départ de Marguerite et la destruction de son logement ainsi que de son manuscrit. Se demandant comment il pourrait échapper à cette situation désespérante, l’auteur parisien dresse un parallèle entre son destin et celui de Nerval I en citant un passage d’une lettre que le poète français avait écrite à son père juste après son départ :
[C]omment recréer ce que le feu a consumé, ce manuscrit avec lequel j’ai cohabité pendant deux ans, ou plutôt qui m’a habité, hanté, aujourd’hui réduit en cendres, devrais-je moi aussi sortir de là par une grande entreprise qui effaçât le souvenir de tout cela et me donnât aux yeux des gens une physionomie nouvelle66…
La « grande entreprise » du narrateur maginien se réalise toutefois exclusivement de manière mentale. Elle semble correspondre à la restitution de la totalité de son texte détruit, qui représentait une récriture de Voyage en Orient par la mémoire. Cette remémoration du récit de son projet de livre perdu est pour lui une stratégie de survie tout comme l’écriture de Voyage en Orient en fut une pour Nerval I. Ce faisant, il semble évident que la destination du voyage prévu de sa conjointe, Marguerite, l’ait décidé à envoyer Nerval IIa au Mexique. Le déploiement des deux trames narratives en chapitres alternatifs semble ensuite imiter les efforts réguliers de remémoration qui rythment la vie de l’auteur parisien pendant l’absence de Marguerite. Qui plus est, des comportements semblables rapprochent les narrateurs des deux trames narratives, c’est-à-dire l’auteur fictif et son personnage. De fait, pour les deux, la lecture est un remède contre la solitude67, et les deux tendent à identifier les livres avec leurs auteurs, voire à les personnifier. Ainsi, Nerval IIa voit les livres dans la bibliothèque d’un hôte comme une « surprenante compagnie réunie là sous [s]es yeux comme si elle eût été en chair et en os dans ce salon »68, tandis que le narrateur de la première trame narrative compare le fait de mettre ses livres dans des boîtes à un enterrement : « [J]e savais qu’avec moi ces bouquins ne tarderaient pas à renaître, que sur des étagères accueillantes ils oublieraient vite leur brève nuit du tombeau et qu’à nouveau ils revivraient, couverture contre couverture […] »69.
Un parallèle se détecte aussi en ce qui concerne la fin heureuse des histoires sur les deux niveaux fictionnels de Quenamican. L’auteur anonyme étant enfin réuni avec Marguerite à la fin de son récit, Nerval IIa trouve, quant à lui, le lieu de son épanouissement personnel à Mexico-Tenochtitlán, une « terre d’asile qui [l’]aura ouvert à tous les songes qui se terraient en [lui70] […] ». Au terme de son voyage, il découvre alors l’éponyme Quenamican71 « où l’on vit selon ses désirs, où l’on existe de gré ou de force, quelle qu’en soit la manière, où l’on côtoie ses semblables sans façon72 […] ». Ayant trouvé la paix intérieure, il envisage l’écriture de son « "roman-voyage" » en toute conscience de l’importance existentielle de l’écriture pour lui : « [U]ne chose est certaine, l’écriture est liée à ma vie, d’elle dépend ma destinée – car écrire, à mes yeux, signifie me perdre et me retrouver dans un même élan, me tourmenter et m’apaiser dans une identique jubilation […] »73.
Conclusion
Réflexion sur l’écriture (salvatrice) chez Nerval, Quenamican soulève, de plus, des questions sur l’acte de la lecture. Lorsque l’écrivain parisien anonyme mêle réalité et fiction dans une sorte de menu littéraire en inspectant une bibliothèque – « hier soir le cassoulet, aujourd’hui une ratatouille d’identités, un dessert de fuites de temps, un festin de non-existences »74 –, le livre s’avère en effet être un bien essentiel au même titre que la nourriture. Cette nourriture de l’imaginaire n’est toutefois pas déconnectée de la réalité, mais permet au contraire de la saisir avec plus d’acuité, comme le démontre, par exemple, la critique de tout discours de supériorité culturelle chez Nerval dont Magini souligne l’actualité.
Ce faisant, l’hommage à Gérard de Nerval repose sur l’interaction paradoxale des univers fictionnels au sein du roman, de sorte que leur lien complexe à Voyage en Orient crée un « dédale entre l’imaginaire et le réel »75 sans issue. Par là, Quenamican met en avant le rôle actif du lecteur, créateur de mondes à son tour : « Tout lecteur, il me semble, pénètre dans l’intimité de celui qui écrit, et, pour peu qu’il s’oublie, il lui arrive parfois de prendre sa place ! »76, remarque le double fictif de Gérard de Nerval dans Quenamican. Le roman met ainsi en scène la récriture comme une lecture productive, ce qui rend floue la distinction entre création et réception et contribue au mouvement de transgression de frontières qui sous-tend cette vibrante célébration de la littérature.