Le roman Une estafette chez Artaud. Autogenèse littéraire (2011) de l’écrivain québécois Nicolas Tremblay offre un espace privilégié pour aborder la question contemporaine de la réécriture. Ce texte hybride, alliant la fiction romanesque à l’essai, se présente au lecteur connaisseur de l’œuvre d’Antonin Artaud comme une réécriture à travers la reprise thématique des mots et des pensées de l’écrivain français. La référence à Artaud est claire et donnée d’emblée dans le titre du roman de Nicolas Tremblay. Pourtant, c’est seulement en s’attardant aux détails du roman, puis en retournant constamment chez Artaud, que l’on est en mesure d’élaborer un fondement critique autour de cette idée de la réécriture. On se demandera dès lors quelle est la singularité de cette pratique contemporaine qui vise à reprendre le langage et l’esthétique d’une œuvre qui la précède ? Nous parlons bien d’une œuvre au sens de l’œuvre complète puisqu’il ne s’agit pas, dans Une estafette chez Artaud, de la réécriture d’un texte particulier d’Antonin Artaud, mais bien du remaniement, dans un cadre donné comme romanesque, d’une poétique artaldienne.
L’originalité du travail de Tremblay est, si l’on s’en tient à l’étude des procédés littéraires qui appartiennent à la réécriture, double. En effet, le roman récupère, recycle des phrases, des paragraphes et des contenus narratifs de l’œuvre d’Antonin Artaud. C’est là le premier aspect qui sera abordé en soutenant l’hypothèse que le travail de Tremblay est à la fois de l’ordre d’une réécriture au sens esthétique et littéraire, mais qu’il s’agit aussi, dans la prise de possession qui est faite des mots de l’écrivain français, d’un propos essayistique et critique qui permet de comprendre les enjeux liés à la traduction tels qu’ils sont déjà présents dans le rapport qu’entretient Artaud avec les textes de l’écrivain anglais Lewis Carroll. C’est à dessein que nous employons l’expression d’une « prise de possession », pour signifier, d’entrée de jeu, la violence symbolique qui est à l’œuvre dans l’arrachement des pensées et des mots d’un autre. Bien évidemment, cette posture adoptée, cette violence à laquelle nous renvoyons se doit d’être relativisée et il faut comprendre que la violence participe de la pensée d’Antonin Artaud et de la manière dont il préfigure un travail comme celui de Tremblay, plus que du travail de l’écrivain québécois lui-même qui, en fait, rend hommage à Artaud. On comprendra donc que notre motivation critique autour de la question de la possession s’ancre d’abord dans notre lecture des textes artaldiens. Alors que de manière logique on penserait que c’est l’œuvre de Tremblay qui est possédée par celle d’Artaud, le contraire est aussi possible. La pensée d’Antonin Artaud, spoliée par l’autre est possédée, par anticipation1, à son tour. Dans cette perspective, la question de savoir qui est possédé par qui n’est pas pertinente à notre propos, c’est bien davantage une dynamique et une poétique de la possession, de la traduction-possession, qui nous intéresse dans la manière dont Tremblay reprend, à son compte, cette esthétique.
Une autre question pourra également être soulevée : ce processus d’écriture ou de réécriture essayistique mis en œuvre par Nicolas Tremblay correspond-il à un renouveau de la réécriture ? Effectivement, cette pratique singulière correspond à une subversion de l’acte de réécrire. Il nous semble en effet que le travail de Tremblay, bien qu’il se présente d’abord comme romanesque, actualise un point de vue critique au sujet de l’œuvre d’Artaud. Le titre Une estafette chez Artaud prend dès lors tout son sens. Dans le contexte sportif lié à la boxe où Nicolas Tremblay emploie cette expression, l’estafette est « un intermédiaire [chargé] d’agir en tant que messager entre l’arbitre et l’annonceur »2. Le titre précise, quant à lui, qu’il s’agit d’« une estafette chez Artaud », dans la poésie d’Artaud donc, comme si le roman tout entier était cette estafette, ce messager critique entre l’œuvre d’Artaud et le lecteur du roman.
Le second aspect abordé dans le cadre de cet article permettra d’insister sur un élément que nous lions à la pratique contemporaine de la réécriture : la matérialité du livre et la manière dont ce dernier peut rendre compte, à un autre niveau d’interprétation cette fois-ci, pictural et visuel, d’une poétique de la traduction-possession que nous voulons mettre en relief à propos d’Artaud. Une poétique qui, bien qu’elle soit déjà présente chez l’écrivain français, est déployée par cette estafette littéraire qu’est le roman de Nicolas Tremblay. Il s’agira, en somme, et par le truchement de ce moment d’écriture qu’est Une estafette chez Artaud, de voir de quelle manière l’articulation de la trame romanesque chez Tremblay rejoue, au sens théâtral, en une véritable scénographie qui se donne à lire (et à voir) dans la diégèse et la matérialité du roman, la traduction-possession déjà mise en œuvre chez Artaud.
Contextualisation de la traduction chez Artaud
Mais avant d’analyser le roman de Nicolas Tremblay et d’ainsi aborder la manière dont le texte négocie avec la réécriture (un terme que nous emploierons désormais pour désigner le travail spécifique de Tremblay alors que nous utiliserons celui de traduction pour parler du travail d’Artaud), il convient de préciser le contexte d’émergence des traductions produites par Artaud. Il apparaît clair qu’une réflexion autour de la traduction dans le cadre singulier de l’œuvre de l’écrivain français peut sembler inusitée. Elle l’est en effet. Il est vrai que peu de critiques de l’œuvre du poète français (on pensera néanmoins à Claire Davidson-Pégon3, Jonathan Pollock4 et Anne Tomiche5 au premier chef) se sont penchés sur la place qu’occupe la traduction au sein de l’œuvre. Surtout, peu l’ont abordée comme partie intégrante de l’écriture d’Artaud. Pourtant la traduction, avec toute la complexité qu’elle revêt, son rapport toujours problématique avec un original, voire une origine, constitue une part importante de la pratique d’Artaud et elle peut, en outre, offrir une perspective critique et théorique originale à même d’éclairer l’ensemble de la production littéraire, poétique et théorique de l’écrivain.
Bien évidemment, il faut comprendre que les traductions, chez Artaud, ne composent, dans leur réalité matérielle, qu’une infime partie de l’œuvre complète, quelques centaines de pages sur les milliers qui constituent l’œuvre entièrement éditée chez Gallimard. Néanmoins, les stratégies d’écriture utilisées dans les traductions faites par Artaud, parmi lesquelles le commentaire métadiscursif et l’introduction des glossolalies, ouvrent tout un champ critique pour penser l’écriture artaldienne, pour la penser à partir de la question de l’altération de la langue propre dans un processus de possession et de dépossession par la traduction. Il faut également mentionner que la pratique des traductions est, dans un premier temps, commandée, qu’elle a une vocation médicale et prend la forme d’un « art-thérapie »6. Interné depuis déjà bien des années dans diverses maisons de santé et, en dernier lieu, à l’asile de Rodez, Antonin Artaud avait complètement cessé d’écrire. Sous l’impératif thérapeutique de son médecin traitant, le docteur Ferdière7, Artaud procèdera donc à des traductions. Néanmoins, la pratique traductrice ne peut en aucun cas se résumer à une forme de thérapie du langage. Elle devient, en filigrane, un moteur constant de l’écriture. On pensera par exemple au recueil Suppôts et Suppliciations dans lequel s’opère un jeu entre la traduction et l’utilisation des glossolalies. Les traductions sont également nommées, dans le vocabulaire critique qui entoure l’œuvre d’Artaud, des « adaptations ». Artaud nomme par exemple une « adaptation-variation »8 son travail à partir d’un chapitre de Through the Looking Glass de Lewis Carroll.
Si dans le cours de son œuvre Artaud a traduit des textes de Matthew Lewis et d’Edgar Allan Poe, c’est ici la traduction des textes de Carroll qui est sollicitée. Dans cette traduction se joue une véritable mise en scène, un théâtre9 qui est celui d’une traduction-possession, et, à d’autres égards, de ce que nous pourrons nommer une traduction-dépossession insistant dès lors sur les mouvements et les forces opposés qui régissent l’écriture d’Artaud.
Le théâtre de la possession (de la traduction-possession). Élaboration d’un cadre conceptuel
La conception d’un théâtre, d’une scène à la fois théâtrale et discursive, c’est à Michel de Certeau que nous l’empruntons. Dans le cadre de ses travaux autour de la possession de Loudun, l’historien nomme les événements survenus dans la ville française, un théâtre. Dans son livre La possession de Loudun, un ouvrage qui fait alterner le commentaire de l’auteur et les documents d’archives (procès-verbaux, rapports médicaux, traités de démonologie, etc.) en un espace de réflexion bidiscursif, Michel de Certeau écrit :
La possession devient un grand procès public : entre la science et la religion, sur le certain et l’incertain, sur la raison et le surnaturel, l’autorité. Ce débat, toute une littérature savante et une presse populaire l’orchestrent. C’est un « théâtre » qui attire les curieux de la France entière et de quasi toute l’Europe – un cirque pour la satisfaction de ces Messieurs, selon les termes que l’on trouve dans tant de procès-verbaux contemporains10.
Le théâtre auquel renvoie Michel de Certeau est à la fois un espace de représentation publique, une scène devant des spectateurs où se jouent interrogatoires et exorcismes. Mais il s’agit aussi, et surtout, d’un théâtre dont les contours débor-dent la scène dite « théâtrale », à tout le moins l’espace de représentation physique, pour devenir une scène discursive et scripturaire qui se joue dans les procès-verbaux et autres documents écrits produits lors de cette période historique fort singulière. Ainsi, les interrogatoires et les exorcismes se voient transposés à l’écrit, comme en une forme de traduction intersémiotique, une traduction de la parole vers l’écriture créant un nouveau théâtre, un théâtre scripturaire.
Michel de Certeau, dans sa réflexion autour des possédées de Loudun, insiste pour dire qu’il ne s’agit pas d’une question de véracité. En effet, il ne s’intéresse pas à la possession comme réalité surnaturelle. La parole, l’énonciation vocale de la possédée qui se trouve altérée dans le texte écrit l’intéresse plutôt. C’est aussi ce qui nous intéressera dans l’optique où nous envisagerons la possession. Dans le chapitre de son livre L’Ecriture de l’histoire qu’il consacre à cette « parole » de la possédée, Michel de Certeau problématise de manière on ne peut plus claire son propos. Il se demande s’il existe un discours de l’autre, en somme un discours qui serait propre à la possédée11. Dans une perspective traductologique, cette problématique permet de soulever une réflexion importante pour notre propos. On se demandera quel est le statut de la langue de l’autre (en fait la langue originale) dans le texte traduit ou traduisant. À cette problématique complexe, Michel de Certeau répondra, dans le cours de son chapitre, qu’il n’existe pas de discours propre à la possédée, de discours de l’autre en somme, mais bien une altération du discours dominant12 (dans le cas de Loudun on parlera des discours médicaux et religieux, par exemple, alors que dans le domaine de la traduction on parlera d’un texte ou d’une langue source), et donc que la possédée ne fait que dire autrement la même chose. Dans ce théâtre de la possession, Michel de Certeau étudie la relation asymétrique entre la parole de la possédée et le discours tenu sur elle, la coupure entre ces deux instances d’énonciation. De même, l’historien écrit que « la possédée ne peut s’énoncer que grâce à l’interrogatoire ou au savoir démonologique, bien que sa place ne soit pas celle du savoir qui est tenu sur elle »13.
Il faut donc comprendre que la possession, telle que Michel de Certeau l’envisage, est une affaire de langage. Plus encore, une manière de penser l’altération d’une parole dans l’écriture, d’une langue dans une autre et c’est en ce sens précisément que nous parlerons de traduction-possession. L’« Avertissement » d’Antonin Artaud qui apparaît en préface à sa traduction du Moine de Matthew Lewis offre un éclaircissement considérable qui permet de saisir l’enjeu de l’altération dans la possession. Artaud écrit à propos de son travail au côté du texte de Lewis qu’il ne s’agit « ni d’une traduction, ni d’une adaptation, – avec toutes les sales privautés que ce mot suppose avec un texte, – mais [d’]une sorte de "copie" en français du texte anglais original »14. La copie, c’est l’expression d’Artaud, est donc une manière de créer un double, mais ce double, cette forme d’énonciation seconde ne peut qu’altérer la première. La copie est ainsi une manière de surajouter, de surimposer, comme le font les documents d’archives qui se superposent à une parole, celle de la possédée, qui n’est déjà plus propre, mais bien toujours déjà altérée, déjà possédée. En effet, dans son commentaire au Moine, Artaud ajoute : « Comme d’un peintre qui copierait le chef-d’œuvre d’un maître ancien, avec toutes les conséquences d’harmonies, de couleurs, d’images surajoutées et personnelles que sa vue lui peut suggérer »15. Cette seconde partie du propos d’Artaud permet de comprendre ce que ce dernier entend par copie et remet en cause la définition traditionnelle du terme. Une copie, selon le Centre de ressources textuelles et lexicales, c’est « la reproduction fidèle d’un écrit »16, alors qu’Artaud, pour sa part, souligne l’importance de la perception individuelle du sujet copiant quant à son acte de reproduction et ainsi l’altération que produit le geste, comme en un effet inéluctable. La mise en relation de la parole de la possédée chez de Certeau et du concept de « copie » chez Artaud permet la formulation d’une métaphore conceptuelle importante à notre propos, celle de la traduction-possession. En effet, dans la traduction, comme dans la possession, s’opèrent un déplacement sémantique, une altération du propre.
Pourtant, les termes traduction et copie ne suffisent pas à décrire la poétique d’Antonin Artaud, mais si nous tenons à parler néanmoins de traduction c’est à la suite d’une réflexion sur le terme anglais qui désigne ce même mot : translation17. En français, la translation est un procédé géométrique qui consiste en un déplacement d’une figure (cercle, carré, triangle). Il s’agit de calquer la figure et de la faire translater, de la déplacer d’un espace vers un autre de manière à créer une nouvelle figure, une figure prime (A – A’). Dans un article qui aborde des aspects semblables et liés à la traduction, et en utilisant un vocabulaire plus proprement traductologique, Alexis Nouss écrit :
[…] translatio décrit un processus passif, entrepris à un niveau général et collectif ; traductio décrit un processus actif, entraînant une responsabilité individuelle portant sur une opération singulière. Translatio se comprend comme un effet, traductio comme une action18.
L’effet est donc à penser comme la production d’une figure seconde. Poursuivant ainsi le cours de cette réflexion, nous proposons une re-sémantisation du mot traduction, ce qui permet d’en définir les contours beaucoup plus précisément quant à l’emploi que nous faisons du mot, nous offrant dès lors l’espace nécessaire à l’étude des manifestations langagières d’Artaud. En résumé, ce que nous nommons une traduction-possession serait, en ce sens, le mouvement translationnel par lequel s’opèrent les processus d’altération d’un corps langagier dans/par un autre. C’est aussi la manière dont ce second corps de langage, en ce qui nous concerne les textes d’Artaud, se trouve lui-même altéré car toujours possédé par la langue de l’autre dans la mise en scène discursive qu’il fait de cette langue étrangère.
Et l’estafette ?
Nicolas Tremblay, dans son roman, comprend très bien cet enjeu et, même dans une forme romanesque, le souligne clairement. Par le truchement de son principal protagoniste (à qui il donne son véritable nom : Nicolas Tremblay)19, l’auteur met en scène la figure d’un pasticheur. On peut lire, à cet effet :
De même, vous pourriez affirmer, sur la même lancée, que Nicolas ressemble à Artaud parce que, lecteur assidu et admiratif de son œuvre, il s’est mis à calquer ses moindres gestes et à imiter son style. Qu’il pastichait tout simplement le maître, dont il n’était que la pâle et pathétique copie, jouant, à la fin de ses jours, à l’athlète affectif, crachant dans sa soupe, bêlant ses litanies, se mouchant dans sa chemise, éructant ses glossolalies, hurlant aux oiseaux. En vérité, de nombreux témoignages abondent dans ce sens. L’histoire pourrait donc s’arrêter là. Un imitateur n’intéresse personne20.
Sur le plan de la diégèse, puis par le truchement de la voix narrative, ce passage met en œuvre la traduction-possession telle que nous l’avons décrite. Ce passage travaille également à partir de cette idée de la « copie » telle que la décrit Artaud. Il est effectivement question de « pastiche » et de « pâle copie », en fait d’un personnage d’écrivain qui, dans sa vie comme dans son écriture ne peut qu’imiter, toujours en l’altérant, la poésie d’Antonin Artaud. Ce passage se veut donc une forme complexe de réécriture. Le personnage Artaud (en effet, l’écrivain français se met très souvent en scène dans sa propre écriture) est redoublé, retravaillé dans ce contexte second, mais sa pensée l’est aussi. Tremblay reprend l’idée, chère à Artaud, d’un athlétisme affectif. Plus loin dans le roman de Tremblay, le rapport de création et de copie, d’original et de copie en fait, se complexifie. On peut lire un commentaire qu’énonce le personnage de Nicolas quant à son travail d’écriture. Les mots de Nicolas se présentent ainsi : « Artaud n’a écrit aucun texte avant moi. Tous les mots jetés furieusement dans mes cahiers sortent de mes viscères. Comment pourrait-il en être autrement ? Ne suis-je pas le Premier des hommes ? »21 Non seulement Nicolas revendique-t-il la place d’original, mais reprend-il aussi, dans ce même énoncé, deux éléments familiers à l’œuvre d’Antoinin Artaud : l’écriture dans les cahiers d’écoliers (le seul support disponible lors de l’internement à Rodez) et l’idée d’une primauté dans l’ascendance, un leitmotiv de l’écriture artaldienne.
De plus, la complexité que tisse Tremblay entre le commentaire narratif et celui de son personnage, complexité redoublée par une opposition quant au propos tenu, nous semble des plus pertinentes. En fait, si la référence à l’œuvre d’Artaud est explicite dans tout le roman, c’est dans cette articulation fine et beaucoup moins évidente que nous trouvons une piste d’interprétation quant à la place singulière qu’inaugure la traduction dans l’écriture d’Artaud. Dans la manière dont le roman de Tremblay articule et renégocie les enjeux qui sont ceux de l’originalité et de la copie, s’exprime une parole essayistique, un propos critique qui interprète, avec justesse, l’ambivalence entre ce qui ne serait qu’une copie et ce qui se pose plutôt comme une énonciation, ou une langue poétique originale et originelle dans l’œuvre d’Artaud. Comme si le roman de Tremblay était une nouvelle scène sur laquelle pouvait se jouer (non sans un apport critique considérable et qui passe par le romanesque) le théâtre de la traduction-possession entrevue entre Lewis Carroll et Antonin Artaud.
Commentaire et traduction : un même geste d’écriture ?
La traduction, chez Artaud, est indissociable du commentaire métadiscursif, ce dernier devant même être considéré comme partie intégrante de l’œuvre, comme une stratégie d’écriture. En guise de Post-Scriptum à sa traduction d’un chapitre de Through the Looking Glass, un texte qu’il nommera « L’Arve et l’Aume », Artaud écrit ces lignes :
J’ai eu le sentiment, en lisant le petit poème de Lewis Carroll sur les poissons, l’être, l’obéissance, le « principe » de la mer,
et dieu, révélation d’une vérité aveuglante, ce sentiment,
que ce petit poème c’est moi qui l’avais et pensé et écrit, en d’autres siècles, et que je retrouvais ma propre œuvre entre les mains de Lewis Carroll.
Car on ne se rencontre pas avec un autre sur des points comme :
être et obéir
ou
vivre et exister.
Mes cahiers écrits à Rodez pendant mes trois ans d’internement, et montrés à tout le monde, écrits dans une ignorance complète de Lewis Carroll que je n’avais jamais lu, sont pleins d’exclamations, d’interjections, d’abois, de cris, sur l’antinomie entre vivre et être,
agir et penser,
matière et âme,
corps et esprit.
D’ailleurs, ce petit poème, on pourra le comparer avec celui de Lewis Carroll dans le texte anglais, et on se rendra compte qu’il m’appartient en propre et n’est pas du tout la version française d’un texte anglais22.
Cas par excellence de ce que Pierre Bayard nomme un « plagiat par anticipation »23, nous voyons, à la suite d’Anne Tomiche, dans ce court texte d’Artaud, « l’occasion de repenser complètement la temporalité de l’écriture »24 et donc, « à ce mouvement de déplacement et de trans-position s’ajoute une remise en question de la relation entre original et traduction »25, une remise en question que Tremblay récupère également dans son roman. Dans cette perspective critique, il nous est possible d’entrevoir une véritable saynète sur laquelle se joue un corps à corps, une lutte effrénée entre la langue de l’un et celle de l’autre. Lorsqu’il écrit que le poème lui appartient en propre, Artaud témoigne d’un sentiment de propriété qui prend son assise dans une mécanique de la possession.
En effet, on peut ajouter que c’est de l’intérieur que le corps langagier artaldien se trouve parasité, de telle sorte qu’il ne peut même se rendre compte de ce siège de la pensée. En conséquence de quoi Artaud décrit un sentiment de propriété à l’égard du texte puisque la possession n’est pas mise au jour. Ainsi, c’est à une double altération que nous avons affaire. Les mots d’Artaud viennent modifier ceux de Carroll au même titre que ceux de l’écrivain anglais travaillent et déplacent la langue du poète français. La possession s’inscrit dans une scénographie complexe plutôt que dans un mouvement unidirectionnel. Encore une fois, c’est toute la temporalité de la traduction qui est remise en cause. Nous ne sommes plus dans un registre linéaire, dans un rapport de temporalité qui va vers l’avant, mais dans une temporalité que nous pouvons qualifier de cartographique, voire de carto-chorégraphique, une expression qui nous permet d’insister, une fois de plus, sur l’aspect théâtral mis en relief jusqu’à présent dans le cadre de notre réflexion.
Une strophe ajoutée à la traduction du poème « The Dear Gazelle » par Antonin Artaud confirme cette ambivalence temporelle de la traduction qui met en jeu un rapport toujours problématique entre le moi et le non-moi. Dans le texte original de Lewis Carroll, on lit :
To glad me with his soft black eye
MY SON COMES TROTTING HOME FROM SCHOOL ;
HE’S HAD A FIGHT BUT CAN’T TELL WHY –
HE ALWAYS WAS A LITTLE FOOL !26
Dans la version que nous offre Artaud, on lit ceci :
LORSQUE JE VOIS VENIR À MOI AVEC UN ŒIL POCHÉ ET NOIR
mon fils à l’heure de sortie des classes
s’étant battu contre qui et quoi
et ne sachant trop dire pourquoi,
j’ai l’impression de me voir moi
en bataille devant ma glace
contre mon propre désespoir27.
On voit déjà, dans la matérialité du texte, s’opérer une inversion. Ce qui avait pour marque typographique les majuscules dans la version anglaise passe en minuscules dans le texte français et vice-versa. Mais l’aspect le plus important de cette traduction est sans aucun doute l’ajout fait au texte dans sa version française. Effectivement, les trois dernières lignes de la strophe sont une pure invention d’Artaud, et la matière qui y est énoncée, cette « impression de me voir moi/ en bataille devant ma glace » vient re-problématiser ce qui se donne à lire dans le commentaire métadiscursif, à savoir le sentiment d’une pensée (et de ses mots) qui a été usurpée, d’une « parole soufflée »28. Et, bien que ce soit là le contenu diégétique de l’ajout au poème, l’effet produit par ce dernier n’en reste pas moins une altération du texte source par une autre langue, celle d’Artaud. Pourtant, peut-on affirmer que seule la langue de Carroll se trouve altérée ? Le contraire semble aussi tout à fait juste. Dans la juxtaposition des mots de l’un et de l’autre, ce sont les deux langues qui se trouvent parasitées.
Une traduction-dépossession : l’apparition des glossolalies
Contre ce parasitage, contre ces mots (mais aussi ces maux) qui assiègent la pensée dérobée de l’écrivain, Artaud fait éclater, à même l’écriture traduisante, une énonciation glossolalique. Cette propriété de la langue que revendique Artaud s’incarne, pour ainsi dire, dans les glossolalies qu’il insère dans sa traduction. Et si l’on interroge cette place des glossolalies dans l’œuvre d’Artaud (une place qui prend tout son sens dans les textes derniers de l’écrivain), on y voit une volonté d’expiration du souffle poétique, une forme quasi incantatoire qui permettrait à la poésie d’extraire ce qui la possède, ce qui l’altère sans relâche. Pourtant, cette mécanique double contraignante, c’est-à-dire cette manière d’être possédé par les mots de celui que l’on traduit en même temps que de s’en extraire par le souffle glossolalique, est tout à fait symptomatique de l’écriture d’Artaud. La glossolalie ne s’inscrit pas seulement dans un mouvement de dépossession (au sens d’un exorcisme qui viserait à extraire un corps étranger, un corps de langage qui n’appartient pas au poète). Les glossolalies d’Artaud, parce qu’elles se matérialisent dans l’écriture et ne sont pas seulement des éructations vocales, peuvent aussi être interprétées comme une autre modalité de la traduction-possession, comme une stratégie d’écriture qui la met à nouveau en scène.
Considérons d’abord, en les comparant, les textes d’Artaud et de Carroll qui nous permettent cette réflexion pour revenir par la suite à notre interprétation et à notre conceptualisation de la traduction-possession. Dans la version originale anglaise de Lewis Carroll, on peut lire :
‘You seem very clever at explaining words, Sir’, said Alice. “Would you kindly tell me the meaning of the poem called “Jabberwocky29” ?
Chez Artaud, c’est tout autrement que le texte se présente :
« Vous semblez vraiment très calé, monsieur, dans le dépouillement du sens des mots, dit Alice.
« Voudriez-vous être assez bon pour me dire ce que signifie le poème intitulé :
NEANT OMO NOTAR NEMO
« Jurigastri – Solargultri
Gabar Uli – Barangoumti
Oltar Ufi – Sarangmumpti
Sofar Ami – Tantar Upti
Momar Uni – Septfar Esti
Gompar Arak – Alak Eli [1]. »
[1] (Note d’Artaud) Si tout cela ne plaît pas on peut choisir comme titre une seule de ces phrases, par exemple : MOMAR UNI ou GONPAR ARAK ELI, qui veut dire : as-tu compris ?30
On notera déjà, avant toute lecture rapprochée des passages, l’altération qui s’opère, encore une fois, dans la matérialité du texte. Les deux lignes de Lewis Carroll se transforment en treize lignes dans la traduction qu’en fait Antonin Artaud. Passons rapidement sur ce constat pour proposer une analyse plus substantielle du passage. « Explaining words » est traduit par « le dépouillement du sens des mots ». L’opération traduisante ici est intéressante, car elle fait dévier le sens du mot et cette déviation va dans la perspective de ce que nous avons dit au sujet d’une traduction-dépossession. En effet, une traduction fidèle aurait sans doute proposé une phrase comme celle-ci : « vous semblez très calé, monsieur, pour expliquer les mots ». Mais c’est le choix du dépouillement qui a prévalu. Selon le Centre de ressources textuelles et lexicales, dépouiller signifie « enlever la peau » ou encore le fait de « perdre sa peau »31. En somme, dépouiller c’est enlever, retirer, se défaire d’une matière, la peau ou la langue, le corps-langue propre à un sujet, en l’occurrence le sujet Artaud. Suite au dépouillement, cette matière langagière se retrouve inévitablement détachée du corps et, de ce fait, ne peut plus nous appartenir en propre. À l’opposé, le verbe expliquer se voudrait une manière de surajouter, de produire le sens par l’ajout d’une couche. Il y a donc, dans le passage cité, la production d’une dépossession dans la traduction (sur le plan diégétique), et par la traduction (dans la forme).
Poursuivons la réflexion en commentant la suite du passage. Pour traduire le titre du poème de Carroll, « Jabberwocky », Artaud utilise une suite de glossolalies, une vraie salve. Le dépouillement se produit ainsi par le truchement d’une énonciation glossolalique, ce qui est conséquent si l’on considère que les glossolalies sont une manière de ramener le langage à sa plus simple expression, de le dépouiller, de le déposséder, de le faire « régresser vers un infra-linguistique proche du cri de l’animal ou des premiers sons de l’enfant »32. Et la note de traduction d’Artaud vient redoubler cette mise en scène d’une langue autre, d’une langue du dépouillement, d’une langue autotélique qui n’a rien à voir avec le sens. En effet, on peut lire : « Si tout cela ne plaît pas on peut choisir comme titre une seule de ces phrases, par exemple : MOMAR UNI ou GONPAR ARAK ELI, qui veut dire : as-tu compris ? ». Dans cette seconde partie du passage à l’étude, il y a dédoublement de l’acte de traduire, la traduction n’est plus celle de l’anglais vers le français, mais une traduction interne à la poésie d’Artaud, à sa propre langue. Qui plus est, cette nouvelle traduction re-met en scène la dépossession du langage en se jouant des processus de la réécriture.
Si l’on revient à notre guide d’interprétation, à notre estafette littéraire, c’est-à-dire au roman de Nicolas Tremblay, on peut lire la récupération de cette idée. Tremblay écrit : « Une fois qu’il l’imitait pour rigoler, le poète [Nicolas] – que ce jeu amusait – « se sauva en hurlant dans les rues : "On m’a volé ma personnalité ! On m’a volé ma personnalité !" »33 Une personnalité littéraire, une personnalité langagière, c’est de cela qu’il est question. Un peu plus loin dans le récit, on retrouve :
Car, dès que son texte peut être lu, ne serait-ce que par lui-même, à l’instant où sa pensée se concrétise (imparfaitement) dans des lettres, un Voleur guette, qui pourra répéter, comme si cela lui appartenait, la parcelle de son esprit qu’il a expulsée hors de lui, et qui ne lui appartient déjà plus en propre34.
On comprend bien que la réécriture de Tremblay, sa singularité d’ailleurs, se veut non pas une transposition d’un texte à un autre, mais bien une récupération, sous le mode d’une interprétation romanesque, d’une pensée littéraire complexe, celle d’Artaud.
Matérialité de la réécriture dans le roman de Tremblay
Autre particularité de ce travail romanesque qui nous intéresse : la matérialité de la réécriture ou sa picturalité dont nous analyserons un exemple. Tout lecteur de l’œuvre d’Antonin Artaud connaît les autoportraits de l’écrivain français. Ces dessins, pour la plupart réalisés dans les années d’internement, se déclinent en autant de variations que peut le faire l’écriture artaldienne. À la toute dernière page de son roman, Nicolas Tremblay reproduit, en une forme de calque, un de ces portraits célèbres de l’écrivain français. Nulle réécriture, pourrait-on penser, seulement une copie sans altération. Pourtant, dans cette récupération qui est faite du visage d’Artaud, se joue, en une autre scène non plus seulement d’écriture, mais en une scénographie visuelle, la possession. En effet, du visage d’Artaud n’est présenté que son profil gauche. Le profil droit qui est dessiné est celui de Nicolas Tremblay lui-même (personnage et auteur du roman). La juxtaposition des deux profils dans le dessin présenté en conclusion du roman permet de penser un autre niveau de dépossession/possession, une forme visuelle de dépersonnalisation. Ce n’est plus seulement un corps de mots qui est parasité, c’est le corps d’Artaud, à tout le moins la représentation de ce corps qui est morcelé et parasitée par la représentation d’un autre corps, celui de Nicolas Tremblay. Il nous semble néanmoins que dans cette mise en scène picturale, c’est toujours la possession-dépossession de la langue propre et de la pensée qui est en jeu et cet aspect est déterminant dans toute l’œuvre d’Antonin Artaud. Qui plus est, le travail sur la matérialité du livre que propose Tremblay s’inscrit certainement dans une perspective contemporaine de la réécriture.
De plus, la perte de la pensée et du corps est, chez Artaud, une véritable obsession de l’écriture que l’on retrouve dès la Correspondance avec Jacques Rivière, dans des phrases comme : « Ma pensée m’abandonne, à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu’au fait extérieur de sa matérialisation dans les mots »35. Que l’on retrouve jusque dans les derniers textes aussi. Dans Suppôts et suppliciations, par exemple, Artaud écrit :
CES
CÉRÉBRAUX
INSTULTIONNAIRES,
ADOPRATEURS
de la matière,
de la conscience de mon corps,
qui ne vécurent que d’un retournement,
d’un renversement,
d’un déguisement,
d’un dépouillement,
d’un revirement
de moi36.
Ainsi, le mouvement que nous avons vu décrit par Nicolas Tremblay lorsqu’il était question d’un rapt de la pensée et de l’écriture est précisément celui que mettent en jeu les stratégies d’écriture que sont les glossolalies et le commentaire chez Artaud. Comme si une fois matérialisée dans l’écriture, la pensée qui préside à l’énonciation glossolalique avait pu être spoliée, dans une « invagination temporelle »37 que seule la littérature est en droit de mettre en œuvre. Carroll possède Artaud comme Artaud possède Carroll, comme Tremblay, à son tour, possède l’un et l’autre en étant à la fois sous l’emprise langagière d’Artaud. Enfin, dans ces trois moments d’écriture, c’est toujours la traduction-possession qui se joue et se rejoue sur la scène d’un théâtre discursif.