Quinze ans après l’entrée dans le 21e siècle, le regard rétrospectif porté sur les œuvres littéraires du siècle précédent procède à une relecture des textes afin de conférer à certains d’entre eux le statut de « classiques »1. Ceux de Proust, de Céline, bien évidemment ; mais aussi, de Camus. À ce titre, la réécriture de L’Étranger par Kamel Daoud, en inversant la perspective, en suscitant l’émergence d’une voix exogène, autre, étrangère, en emplissant les blancs textuels d’une matière fictionnelle fabulée, témoigne de la puissance transhistorique de l’écrivain.
Afin de pénétrer les stratégies mises en œuvre par cette réécriture contemporaine d’un ouvrage que son « classicisme » pourrait ériger en œuvre close, figée, repliée sur elle-même, il nous faut étudier les modes, les formes et les fonctions dont fait usage Kamel Daoud pour redonner vie, au-delà de L’Étranger, à l’œuvre romanesque d’Albert Camus : inversion majeure du point de vue de L’Étranger, mais aussi reprise du mode narratif de La Chute, inscription de la fabula dans le cadre spatial de La Peste… Ainsi serons-nous à même de nous interroger sur l’émergence d’une composante postmoderne de la réécriture de ces ouvrages, que nous pourrions par un effet de paradoxe considérer alors comme des textes alliant classicisme et modernisme2.
Opérant une réécriture intergénérique, Philippe Berling, en transposant au théâtre le roman de Daoud et en faisant accéder le héros de Camus à une énigmatique pluralité au travers du titre dont il dote sa pièce, donne voix à deux personnages absents du texte-souche, Haroun et sa mère étant en effet seuls présents sur la scène. C’est donc en pénétrant les interstices de l’œuvre « classique » que l’œuvre théâtrale, instituant de la sorte l’hypotexte en authentique « texte-fantôme », confère son actualité au roman publié en 1942.
Il importe donc d’interroger les variations historiques que d’une œuvre à l’autre génèrent les points de vue sociologique et psychologique adoptés par l’auteur, puis les mutations discursives qui dans ce contexte se font jour d’un texte à l’autre, enfin la redéfinition d’un « classicisme littéraire » qu’induisent les réécritures d’un texte non plus compris dans son irréductible unité, mais caractérisé par son aspect fragmentaire, que rendent perceptible les incessants miroitements suscités par le kaléidoscope de ses successives métamorphoses.
Killing an Arab
Le titre de la chanson de Cure écrite par Robert Smith qui figurait sur la face A du premier single du groupe, Killing an Arab, produisit lors de sa sortie en 1978 une série de réactions indignées, dont Haroun, le héros-narrateur de Meursault, contre-enquête, s’érige à sa manière en interprète. Conscient des contresens auxquels pouvait prêter son texte en l’absence de référence au roman camusien, Smith avait joint au disque envoyé aux médias un exemplaire de L’Étranger. En 1986, à l’occasion de la réédition du titre au sein d’une compilation, il fit apposer sur la pochette un autocollant expliquant que le texte de la chanson était une réécriture des sentiments éprouvés par le héros du premier roman de Camus aussitôt son crime perpétré. De fait, en son épure, le refrain résume ces « quatre coups brefs » frappés « sur la porte du malheur »3 qui concluent la première partie de l’œuvre romanesque :
I’m alive
I’m dead
I’m the stranger
Killing an arab4
Or, c’est précisément là que selon Haroun réside l’injustice commise par Camus. En premier lieu l’écrivain omet d’attribuer un nom à celui qui demeurera jusqu’à la fin du récit, « l’Arabe » : « […] un homme qui sait écrire tue un Arabe qui n’a même pas de nom ce jour-là […] »5. Puis, l’intérêt du lecteur est porté vers le meurtrier, non vers la victime : « Le meurtre qu’il a commis semble celui d’un amant déçu par une terre qu’il ne peut posséder. Comme il a dû souffrir, le pauvre ! »6 Un assassin magnifié, un assassiné néantisé, tel serait le remarquable tour de passe-passe réalisé par le roman camusien. La contre-enquête annoncée par le titre de l’ouvrage écrit par Daoud consistera donc en premier lieu à conférer une identité à celui qui en est dépourvu. Haroun, le héros narrateur, s’évertue à reconstruire ce que Nathalie Sarraute avait autrefois déconstruit :
Il a, peu à peu, tout perdu : ses ancêtres, sa maison soigneusement bâtie, bourrée de la cave au grenier d’objets de toutes espèces, jusqu’aux plus menus colifichets, ses propriétés et ses titres de rente, ses vêtements, son corps, son visage, et, surtout, ce bien précieux entre tous, son caractère qui n’appartenait qu’à lui, et souvent jusqu’à son nom7.
« [u]n groupe d’Arabes », puis « deux Arabes en bleu de chauffe », enfin « le type de Raymond »8, aux yeux de Meursault l’individu progressivement s’extrait du groupe pour accéder à l’autonomie. Il ne parvient pas pour autant à se doter d’une identité. Bien au contraire ! La première désignation, purement ethnique, s’enrichit ensuite d’une précision d’ordre socio-professionnel grâce à la mention du vêtement. Mais, ce faisant, le personnage est typifié sous l’aspect générique de l’ouvrier indigène. Enfin, la dernière appellation, n’envisageant le jeune homme que relativement à Raymond, lui dénie de ce fait toute existence propre. C’est donc à la restitution de son être que se doit de procéder celui qui se présente comme étant son frère. Et, reprenant à rebours les pertes essuyées par le personnage romanesque « depuis les temps heureux d’Eugénie Grandet »9, il le dote d’un prénom, d’un caractère, d’un visage, d’un corps, de vêtements, d’une maison et surtout d’une famille. Certes, cette famille est humble, sa masure est modeste et ne comprend que les quelques objets nécessaires à la vie quotidienne. Le lecteur le comprend vite, la contre-enquête annoncée par le titre du roman de Daoud semble se présenter sous la forme de l’enquête qui a été omise par Camus dans le sien, celle concernant la victime. Et, de ce fait, l’on n’apprendra rien sur Meursault que l’on ne savait déjà.
Cependant, Haroun en est conscient, plaider en faveur de la contrepartie s’avérerait insuffisant. Il faut impérativement que Moussa apparaisse au lecteur de son récit aussi intéressant, littéralement aussi digne d’intérêt, que l’était Meursault dans le roman de Camus. Il lui a donc fallu apprendre la « langue du grand écrivain » pour se situer à égalité avec son modèle. Ensuite, mais ensuite seulement, il peut se réclamer de la logique inhérente à toute investigation policière qui implique une interrogation sur l’identité de la victime, sur les causes et les circonstances de sa mort. Pour ce faire, il lui faut retrouver l’homme sous « l’Arabe ». Et, en premier lieu, effacer les stéréotypes colportés par l’idéologie coloniale. Précisément, gommer toute référence à une quelconque histoire de vengeance liée à l’honneur familial : « Précisons d’abord : nous étions seulement deux frères, sans sœur aux mœurs légères comme ton héros l’a suggéré dans son livre »10. Cette femme, constituant dans le roman de Camus le prétexte des événements qui vont inéluctablement entraîner la chute de Meursault, est esquissée de manière sommaire : « "J’ai connu une dame… c’était pour autant dire ma maîtresse." […] Quand il m’a dit le nom de la femme, j’ai vu que c’était une Mauresque »11. De surcroît, Raymond s’est déjà battu avec son frère et il a triomphé de lui. Sur la plage, lorsqu’il l’affronte pour la seconde fois, il a de nouveau le dessus sur lui, avant que perfidement « l’Arabe » le frappe avec un couteau. Ainsi, avant d’escamoter son cadavre, le récit camusien a falsifié l’image du personnage, un lâche dont la sœur mène une existence interlope. Or, d’entrée, Haroun inverse la perspective et confère à son frère une stature de héros antique : « […] sa tête heurtait les nuages »12.
Ayant donné une épaisseur existentielle à celui qui pour Meursault, à tous les sens du terme représentait un « étranger », le récit paradoxalement au lieu de se consacrer à ce personnage nouvellement créé s’intéresse à cet étranger si semblable à celui de Camus qu’est Haroun lui-même. Âgé de huit ans au moment des faits, il se considère désormais comme un vieillard qui, contrairement aux deux antagonistes du fait divers, a traversé le temps, et singulièrement l’histoire de l’Algérie. Et si, comme le note Alice Kaplan13, Haroun réécrit l’histoire de Meursault en multipliant les similitudes entre des événements relatés dans le texte-souche et ceux qu’il rapporte lui-même, il écrit ce faisant son histoire propre qui coïncide en tous points à celle de l’Algérie. Mais, comme Meursault se trouvait constamment en décalage par rapport aux comportements de ses concitoyens, Haroun s’inscrit dans l’Histoire de son pays sans jamais parvenir à se situer en synchronie avec elle. Rapidement résumée par Haroun, cette Histoire est caractérisée par trois phases : l’attente de l’indépendance durant la période coloniale ; le passage à l’action au long de la guerre de libération ; l’endormissement dès l’accession à l’autonomie et ce jusqu’à la période actuelle. Esquissée en parallèle, sa propre histoire connut elle aussi trois grandes périodes : l’enquête menée par sa mère après le meurtre de Moussa durant laquelle il demeura passif ; le meurtre du Français où il se montra actif mais qui fut commis après la fin des hostilités ; le vide subséquent de son existence. Chaque fois, l’événement, qui traduit le passage brutal au mouvement entre deux longues plages d’inertie, intervient à contretemps. Un Français tue un Arabe, mais le nom de la victime n’est pas mentionné, son corps est escamoté et le meurtre n’est évoqué que par un entrefilet dans le journal. Le crime véritable est l’absence totale d’émotion observée chez l’assassin lors des funérailles de sa mère. De même, un Français fut tué par un Arabe. Si cette fois la victime fut dûment identifiée et sa dépouille enterrée dans la cour où il a été assassiné, ce meurtre ne constitue un scandale que parce qu’il fut perpétré après la fin de la guerre de libération. L’accusation, elle, ne porte que sur l’absence d’implication du meurtrier dans les maquis durant les combats. Et, cette guerre dont le bilan se caractérisa par un nombre conséquent de morts, loin de contribuer au développement du pays, fit émerger une caste d’anciens combattants vétilleux dont l’unique préoccupation consista à faire régresser le pays.
Un fait permet tout particulièrement d’appréhender le puritanisme qui sert indifféremment d’idéologie, de politique, de morale et de religion à l’Algérie contemporaine : la prohibition de l’alcool. Certes, ce fut sous l’emprise du vin que Meursault écrivit la lettre ayant permis à Raymond de se venger de sa maîtresse qui lui avait « manqué », ce fut de nouveau sous l’emprise du vin qu’il pressa la détente de son revolver et cribla de balles sa victime ; mais, c’est grâce au vin, de plus en plus rare, qu’Haroun parvient à survivre et à raconter son histoire en attendant le « Jugement dernier »14, c’est-à-dire la fermeture de tous les bars d’Oran. Le poison d’autrefois est aujourd’hui devenu élixir de vie, et c’est pour cette raison qu’il est proscrit. Il ne demeure que des mots, les mots dont les anciens combattants parent leurs discours sur leurs faits glorieux d’antan afin de dissimuler la médiocrité du présent. Kamel Daoud avait déjà dénoncé dans « La Préface du nègre » l’insolence de ces vieillards dont la morgue justifiée selon eux par le fait d’avoir été leur conférait le droit d’interdire aux autres d’être : « […] il avait fait la guerre et voulait que la Création s’arrête et le salue à chaque fois qu’elle le croisait »15. Hormis cela, des mots, des mots, des mots dépourvus de sens car privés d’usage qui en disent long sur une société dépossédée d’elle-même :
Le pays est d’ailleurs jonché de mots qui n’appartiennent plus à personne et qu’on aperçoit sur les devantures des vieux magasins, dans les livres jaunis, sur des visages, ou transformés par l’étrange créole que fabrique la décolonisation16.
II. Contre-voie / contre-voix
Le héros-narrateur de « Gibrîl au kérosène » résume l’amertume qui les étreint, lui et ses compatriotes ayant recouvré leur indépendance, et ce aussitôt celle-ci acquise : « le sentiment d’avoir été floués par nos propres héros »17. La route de l’indépendance se révéla vite être une impasse pour un peuple qui avait rêvé d’accéder à la voie royale. Haroun partage le point de vue de Gibrîl : « J’ai vu se consumer l’enthousiasme de l’Indépendance, s’échouer les illusions […] »18. Le premier s’est efforcé de permettre à l’Algérie d’échapper à ce destin funeste en lui offrant le privilège de s’élever dans les airs grâce à l’avion qu’il avait patiemment construit ; le second s’est borné à se replier sur lui-même afin de préserver sa propre autonomie. Mais, de même qu’une nation qui a toujours vécu les yeux rivés au sol ne possède pas les facultés requises pour évoluer dans les hauteurs, de même un être qui se désire farouchement indépendant ne peut se départir du poids que fait peser sur lui les autres membres de sa famille. Ironiquement, Haroun évoque l’autre voie qu’il aurait pu emprunter en épousant Meriem : « Tu nous imagines un peu ? Moi lui tenant la main, Moussa me tenant l’autre, M’ma juchée sur mon dos, et ton héros traînant sur toutes les plages où nous aurions pu fêter nos noces »19. Aussi, s’engager à contre-voie relativement à la voie suivie par l’ensemble des autres requiert l’usage d’une voix qui, elle aussi, s’exprimera à contre-voix des voix qui l’environnent. Et, comme il serait illusoire d’envisager de se soustraire au poids de l’histoire familiale, il faudra composer avec la voix qui s’exprime dans le livre du « grand écrivain français ». En effet, c’est bien lui qui lui avait indiqué la voie qu’il devait suivre alors qu’il n’avait que huit ans, puis plus tard par l’entremise de Meriem la voix qu’il devait adopter pour rendre compte de sa contre-enquête : « Contre-enquête qui suppose donc une conquête : celle de la langue et de l’écriture… françaises »20, souligne Sylvie Ducas.
À l’origine, presque rien : un petit bout de journal que M’ma conserve précieusement entre ses seins. Rien en fait, puisque le minuscule article relate brièvement les faits sans révéler le nom de la victime ni préciser ce qu’est devenu son corps. Seulement une fiction, qu’Haroun travestit chaque fois que sa mère lui demande de relire ce texte. Inculte, M’ma en est réduite à se rendre devant une tombe vide, à arpenter la ville en tous sens pour recueillir des informations qu’elle n’obtient pas, à injurier une vieille femme et tous les roumis de la ville, à lancer des imprécations face à la mer… La lecture du livre dont Meriem révèle l’existence à Haroun métamorphose le sordide fait divers en un récit littéraire universellement connu. Et pourtant, l’ouvrage relate somme toute un récit banal de vengeance, de meurtre et de châtiment ! « Cela te déstabilise, hein, que je résume ainsi ton livre ? C’est pourtant la vérité nue. Tout le reste n’est que fioritures, dues au génie de ton écrivain »21. Mais, Haroun en prend vite conscience, ce sont ces « fioritures » qui confèrent son importance au roman. Donc, engager sa contre-enquête sur une contre-voie implique de s’approprier la voix du romancier afin de pouvoir faire émerger sa propre voie, littéralement sa contre-voix. Il lui faut donc lire attentivement ce livre, s’en assurer la maîtrise, le connaître par cœur, parvenir à le réciter afin de se mettre en situation de le réécrire. C’est à ce prix que « l’Arabe » acquerra une identité et deviendra un personnage de l’histoire.
Réécriture postcoloniale inversant la perspective initiale afin de dénoncer l’hostilité que manifesta Camus à l’encontre de l’indépendance algérienne ? Sommairement résumée, cette attitude dénoncerait au travers de l’absence d’identité des indigènes dans le roman leur incapacité à se doter sur le plan politique d’une valeur identitaire au sein d’une nation autonome. En fait, Haroun met à profit la perspective que lui offre le recul temporel dont il bénéficie par rapport au passé colonial de l’Algérie et à l’instauration d’un état indépendant sur son territoire. Relire aujourd’hui L’Étranger stipule une interrogation sur la situation de la lecture dans l’Algérie contemporaine. Deux livres seulement ont voix au chapitre : le Coran, l’ouvrage divin, et le récit unique de la guerre de libération nationale rédigé par une infinité de vieillards gâteux relatant invariablement la même Histoire, l’ouvrage national par excellence. Hormis ses œuvres de référence qui dictent les modalités de leur existence à l’ensemble des citoyens, la production littéraire nationale est caractérisée par son extrême indigence : « Les meilleurs romans de ce pays sont d’ailleurs le fruit d’une parenthèse, l’exercice d’un faux anonymat ou l’accident préfabriqué d’un homme qui suspend sa rotation autour du soleil pour décrire ses propres chaussures »22. Le héros-narrateur de « La Préface du nègre » ne dissimule pas son dégoût face à la médiocrité de ces productions pseudo-littéraires : « D’ailleurs, je n’ai presque jamais aimé les romans de ce pays tant ils peinaient à trouver une langue et une musique valables »23. Or, Camus offre à Haroun cette opportunité inestimable, pénétrer au sein d’« un livre bouleversant - "comme un soleil dans une boîte" »24. Et, d’avouer à son interlocuteur : « J’ai brièvement connu le génie de ton héros : déchirer la langue commune de tous les jours pour émerger dans l’envers du royaume, là où une langue plus bouleversante attend de raconter le monde autrement »25.
La langue, la musique, le soleil, ces trésors fabuleux qu’il décèle dans l’ouvrage du « grand écrivain français » pourraient infléchir les modulations qu’il désire imprimer à la tonalité de sa contre-voix et transformer son entreprise de rétablissement des faits en exercice d’admiration. Toutefois, il est conscient que la hauteur de l’obstacle excède ses facultés et il se garde bien de rivaliser sur ce terrain : « Le meurtrier est devenu célèbre et son histoire est trop bien écrite pour que j’aie dans l’idée de l’imiter. C’était sa langue à lui »26. Il conservera néanmoins le contre-chant de l’absurde, qui module si parfaitement l’existence de Meursault, parce qu’il scande aussi son existence. Sylvie Ducas le note : « Meursault est condamné à mort pour ne pas avoir pleuré à l’enterrement de sa mère ; Haroun est jugé pour avoir tué un Français un jour trop tard »27. Et, lorsque l’analogie entre les trajectoires des deux personnages semble au romancier trop évidente pour ne pas l’inciter à céder à la tentation du pastiche, il recourt à la citation du texte souche. Le pastiche demeure néanmoins le mode naturel de sa réécriture et il le manifeste expressément aux deux extrémités de son texte. L’incipit, « Aujourd’hui, M’ma est encore vivante »28, procède par inversion relativement à celui de Camus, « Aujourd’hui, maman est morte »29. Toutefois, cette réécriture procédant par inversion du propos initial constitue un coup d’écriture annonciateur du processus de la contre-enquête, non l’embrayeur d’un procédé récurrent. L’explicit établit in fine le modus operandi du dispositif : « Je voudrais, moi aussi, qu’ils soient nombreux, mes spectateurs, et que leur haine soit sauvage »30. La réécriture de la clausule du roman camusien est transparente : « […] il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine »31. La précision, « moi aussi », renvoie explicitement le lecteur à l’hypotexte, et ce de manière d’autant plus manifeste que, contrairement à celle de Meursault, la mise à mort d’Haroun ne saurait être que symbolique. Ainsi, si les spectateurs qu’évoque le condamné à mort seront ceux qui prendront place autour de l’échafaud le jour de l’exécution, les spectateurs que mentionne Haroun ne peuvent être en l’absence d’un événement semblable que les lecteurs du roman. De ce fait, c’est ici l’auteur qui s’exprime et qui se substitue métaleptiquement à son personnage. Comme le note Gérard Genette : « Si l’auteur peut ainsi feindre d’intervenir dans une action qu’il feignait jusque-là de seulement rapporter, il peut aussi bien feindre d’y entraîner son lecteur […] »32 Aussi, l’avant-dernière phrase du roman s’adresse ironiquement au travers de l’interlocuteur fictif d’Haroun à son lecteur réel : « À toi de trancher. El-Merssoul ! Ha, ha »33. Le rire qui conclut la démonstration qu’établit in fine Haroun de la facticité du récit déroulé soir après soir en présence de son auditeur rappelle la propension à la crédulité que manifeste tout lecteur de roman. Comme Camus recourt à la mise en abyme, que constitue la découverte faite par Meursault en prison d’un ancien article de journal entre sa paillasse et la planche de son lit, afin d’établir que « la fiction et la feintise ont recours aux mêmes moyens, ceux de l’imitation-semblant »34, Daoud multiplie les références à la littérature – Robinson Crusoé, Les Mille et une nuits – afin de rappeler à son lecteur que sa contre-enquête est bien évidemment d’ordre littéraire. Le pastiche du roman camusien constitue donc proprement un exercice d’initiation littéraire destiné à doter son auteur de son écriture propre. La réussite de l’entreprise réside dans sa faculté à progressivement imposer sa contre-voix au détriment de la voix qui la fonde en imposant sa langue et sa musique : « Le grand écrivain se reconnaît […] à la singularité de son style, écriture et vision, et c’est cette valorisation de la singularité qui oppose son esthétique à celle de presque tous ses confrères en pastiche »35. Ainsi, la contre-voix permet progressivement à la voix d’émerger, et parallèlement la contre-voie dessine confusément la possibilité d’une voie.
III. Contrevenir/contre-venir
L’absence d’identité de l’Arabe tué par Meursault constitue bien évidemment le point aveugle du roman d’Albert Camus. Lui offrir l’opportunité de posséder un nom soixante-douze ans après son apparition dans le champ littéraire peut apparaître comme une opération de simple justice. Moussa s’érigera en personnage face à Meursault, et sera corollairement, nous l’avons vu, doté d’une famille, d’une histoire, bref d’une existence en bonne et due forme. Mais, avant d’accéder à cette autonomie, le personnage créé par Camus résiste et demeure celui qui fut assassiné sur une plage ensoleillée, afin que Meursault, qui seul possède une réelle importance, puisse accomplir sa destinée. Aussi, avant d’être Moussa sera-t-il l’être qu’a suscité l’événement. Haroun perçoit clairement l’enjeu littéraire qui préexiste à tout autre considération pour la constitution du personnage : « Dès le début on comprenait tout : lui, il avait un nom d’homme, mon frère celui d’un accident. Il aurait pu l’appeler "Quatorze heures" comme l’autre a appelé son nègre "Vendredi". Un moment du jour, à la place d’un jour de semaine »36. Ainsi, la logique de l’absurde investirait jusqu’à l’onomastique ! Il n’en demeure pas moins que le choix de la référence n’est pas anodin, car Vendredi est le héros de « L’Arabe et le vaste pays de Ô ». Un Arabe qui se nomme effectivement Vendredi, aussi étrange que cela puisse paraître à l’entendement des lecteurs de la nouvelle :
« Il reste qu’à vos yeux, un Arabe ne ressemble pas tout à fait à Vendredi […] Un Vendredi ne saurait être arabe car l’histoire n’aurait jamais pu finir comme on le sait […] Je m’appelle bel et bien Vendredi et ce nom, je me le suis donné parce que j’y ai droit plus que quiconque ! […] »37
Pourquoi un Arabe ne pourrait pas s’appeler Vendredi ? En soi, la réponse est simple : tout simplement parce que ce nom désigne l’un des personnages parmi les plus célèbres de la littérature, l’alter ego de Robinson Crusoé, le héros de l’un des romans les plus célèbres par le monde. Bref, nous l’avons compris, d’entrée Daoud situe l’enjeu qu’il assigne à Meursault, contre-enquête, contrevenir à la vulgate d’un monument littéraire. Il aurait pu poursuivre le jeu et considérer que somme toute la victime anonyme de Meursault pouvait sans ambages se nommer Zoudj. Cependant, outre le fait qu’en terme de vraisemblance un frère ne saurait ignorer le nom de son frère, la stratégie de Daoud ne consiste pas ici à procéder comme dans la nouvelle à un déplacement d’identité littéraire, mais proprement à en forger une là où elle s’avère absente. Il n’en demeure pas moins qu’en pratiquant l’intertextualité restreinte, l’écrivain se dote lui-même d’une identité romanesque qui contre-vient dans les allées littéraires en contrevenant aux situations acquises.
Ainsi, comme il s’appropriait le personnage créé par Defoe pour relater la soudaine libération du poids de la religion qu’éprouve un Arabe pieux chutant des cieux sur une île déserte, il met la main sur l’histoire relatée par L’Étranger pour procéder à la narration d’une contre-Histoire algérienne de la période coloniale jusqu’à aujourd’hui. Et, transcendant les limites étroites de l’œuvre-source, il érige Camus en maître d’œuvre de son œuvre propre, transformant celle-ci en un opera camusien, un chef d’œuvre retenant le meilleur de l’Œuvre. Le lyrisme de Noces baigne les évocations méditerranéennes d’un pays où la mer, le sable et le soleil lui confèrent son identité ; les théories de l’absurde développées dans Le Mythe de Sisyphe et dans L’Homme révolté influencent les propos et les comportements d’Haroun ; la peste qui sévit autrefois à Oran s’est durablement instillée au plus profond des habitants actuels de la ville et gouverne leurs moindres attitudes… Mais, il l’avouera lui-même lors d’une conférence : « Réécrire L’Étranger dans la perspective de La Chute. La Chute pour moi c’est un roman extraordinaire. Je crois que c’est le seul roman de Camus qui soit vraiment profond. Du point de vue religieux, du point de vue philosophique »38. Comme Jean-Baptiste Clamence faisait la connaissance de son interlocuteur dans un bar mal famé d’Amsterdam, Haroun accueille « monsieur "l’inspecteur universitaire" »39 dans l’un des derniers cafés d’Oran où l’on sert encore de l’alcool. Le roman relate leurs rencontres soir après soir dans ce même lieu, quand La Chute diversifie les endroits où se retrouvent les deux protagonistes de l’intrigue. Concentration dramatique qui n’offre aucune échappatoire à ces nouvelles déclinaisons du juge pénitent et de son vis-à-vis, l’un parlant, l’autre écoutant. Mais, si ce mode narratif constitue en soi un emprunt évident au roman de Camus, il permet aussi de concrétiser un souhait que Daoud lui-même avait exprimé dans « L’Arabe et le vaste pays de Ô » :
Vendredi ne peut pas exister, et lorsqu’il existe son aventure est totalement inutile parce qu’intraduisible. La seule possibilité d’en prendre connaissance est de rapporter comment Vendredi raconta son histoire à un homme blanc venu sur son île pour le prendre en photo, l’interroger sur ses prières et ses dieux ou copier sa façon d’épicer ses plats40.
Jouant des diverses variations qu’offre un lieu isolé, une île déserte pour Vendredi, le Titanic ou le Djebel Zendel pour Haroun, de la nouvelle au roman Daoud concentre l’intrigue de ses fictions sur son héros-narrateur et sur son long récit de vie relaté patiemment. Ainsi, Vendredi est devenu Haroun et, grâce à Camus, l’homme blanc qui lui rend visite ne lui parle ni de cuisine ni de religion, mais de ce fait divers qui autrefois donna lieu à un roman. Plutôt que de contrevenir à l’histoire que Camus a gravée une fois pour toutes dans le marbre de L’Étranger, Haroun contre-vient dans l’œuvre entière de Camus afin d’offrir à Vendredi l’opportunité de détenir un récit susceptible d’intéresser soir après soir un étranger féru de littérature. Venu découvrir un contrepoint du récit originel, il accède en fait à une fiction originale dont le creuset se trouve dans une nouvelle écrite antérieurement par Daoud, qui alors utilisait Robinson Crusoé comme intertexte.
L’adaptation théâtrale du roman que Philippe Berling présenta en juillet 2015 au festival d’Avignon entérine l’autonomie dont jouit désormais ce texte. L’hypertexte daoudien devenu hypotexte de la réécriture théâtrale témoigne grâce à ce transfert intergénérique de son indéniable spécificité. Et, cette spécificité implique la réécriture comme un constituant inhérent de l’écriture propre au roman. Berling limite le titre de sa pièce au seul patronyme du héros de L’Étranger, mais l’affecte d’un pluriel qui conjoint sans les confondre les représentations du personnage dans les deux ouvrages. Il réduit le personnel dramatique à deux protagonistes, Haroun et sa mère, l’un s’exprimant par sa parole, l’autre par son chant. Enfin, il déplace le lieu de l’action du café où Haroun passe ses soirées vers la cour de la maison dans laquelle il vit avec sa mère. Considérant que l’interlocuteur auquel s’adresse Haroun durant son long soliloque est et ne peut être que le public, il resserre l’action dramatique aux seules relations qui lient la mère et le fils. Ainsi, il met à nu le fil conducteur du roman de Camus, qui représente dans la première partie du livre Meursault se montrant insensible au décès de sa mère, puis qui démontre dans la seconde qu’il est condamné à mort du fait de cette insensibilité. Mais, parallèlement il confère aux relations ambiguës qu’entretiennent la mère et le fils l’intensité dramatique que le roman ne pouvait qu’évoquer, et, jouant de la métaphore avec la mère patrie il théâtralise l’attraction-répulsion qu’éprouve le vieillard relativement à sa nation : « J’ai surtout privilégié le rapport d’un fils à sa mère. Un rapport à la fois épouvantable et indestructible, assez similaire à celui de cet Algérien vis-à-vis de sa patrie, plein des espoirs et des désillusions de l’Indépendance »41. Par la magie de la transposition à la scène de la fabula, la tragédie solaire de Camus métamorphosée en drame nocturne chez Daoud transporte l’interlocuteur unique et privilégié que nous sommes devenus le temps de la représentation au sein d’un clair-obscur qui, conformément aux souhaits de Daoud, mêle les fantômes du passé à ceux du présent dans le cadre d’une cérémonie intemporelle.
Kamel Daoud, rendant compte de la réception qui est celle du romancier français dans l’Algérie actuelle, constate : « Camus a été tellement sacralisé qu’il n’est plus possible de le lire »42. En conséquence, selon lui procéder à une réécriture de l’œuvre permettrait en resituant ses textes dans leur contexte littéraire de les doter d’une portée universelle. Ainsi, l’extrême modernité de L’Étranger saluée par la critique lors de la parution du roman s’avère relever rétrospectivement en 2014 d’un « classicisme moderne » ayant vocation à faire fonction de référence des deux côtés de la Méditerranée. Et, si du long monologue de Vendredi à la lente confession d’Haroun le lecteur perçoit les déploiements successifs d’une autonarration dissimulée du seul Daoud, la tentation postmoderne de cette réécriture érige le texte-souche en modèle qu’il convient de définir afin qu’il puisse se prêter aux successives remodélisations ultérieures. Abordant le sujet selon l’axe opposé, Philippe Gasparini note : « Le concept d’autonarration permet de sélectionner, dans cet espace autobiographique, les textes véritablement modernes (ou postmodernes) en ce qu’ils thématisent leur statut pragmatique par des moyens artistiques originaux »43. Cette thématisation pragmatique, Daoud la réalise, lui, au moyen d’une réécriture, qui non seulement ne stipule aucun statut autobiographique ou autofictionnel de son narrateur, mais qui de surcroît exhibe du titre de l’ouvrage à son explicit les preuves irréfutables du caractère littéraire de l’emprunt effectué. Néanmoins, le mépris affecté par les colons envers les indigènes qui étaient tous indistinctement à leurs yeux des « Arabes », puis la déliquescence de la nation bâtie par ces « Arabes » l’indépendance obtenue, enfin le poids de la religion déniant toute joie de vivre au « peuple libéré » constituent autant de thèmes chers au journaliste, au polémiste et à l’homme tout simplement qu’est Kamel Daoud. Dans son recueil de nouvelles, un coureur de fond, puis un chauffeur de taxi, un militaire constructeur d’avions et un nègre mettant son talent au service d’un ancien combattant figuraient les divers masques derrière lesquels se cachait leur créateur qui les instituait ainsi en ses porte-parole chargés d’exprimer ses propres exécrations. Lorsqu’apparut Vendredi, ce procédé de trompe-l’œil acquit un alibi littéraire.
De fait, nous l’avons constaté, le titre du roman constitue un leurre car le héros-narrateur n’entreprend nullement une contre-enquête sur les conditions qui ont présidé à la mort de son frère et surtout parce qu’il est peu question de Meursault au long de son soliloque. Le héros de Camus, souvent confondu avec son créateur dont le prénom lui est d’ailleurs affecté, est en fait la matrice d’une déclinaison de personnages dont le nom est affecté à l’initiale de la même lettre : Moussa (le frère et le serveur du bar), M’ma, Meriem. Haroun se distingue de la sorte des autres actants de son récit. Selon Sébastien Lapaque, le roman de Kamel Daoud peut être lu comme une réécriture de la tradition coranique relatant « l’histoire de Moïse et d’Aaron éternellement recommencée »44. Conformément à ces écritures, Moïse est celui qui agit et Aaron son porte-parole. Au-delà de cette référence circonstanciée, Haroun, qui dans le roman délaisse rapidement l’histoire de Moussa pour ne s’intéresser qu’à la sienne propre, peut être perçu comme le porte-parole du romancier lui-même. Il ne se confond pas avec lui, car c’est un vieil homme qui a connu la période de la colonisation et qui a vécu la guerre d’indépendance, époque que Daoud n’a appréhendée qu’au travers de documents et des relations qui lui en ont été faites. Littéralement, Haroun a l’âge de cette histoire de l’Algérie, et c’est à ce titre qu’il peut être perçu comme un personnage palimpseste d’une Histoire que L’Étranger a inaugurée et qui se poursuit jusqu’à nos jours. La comédienne, qui dans la pièce de Berling interprète le rôle de M’ma, est plus jeune qu’Haroun. Peut-être en est-il ainsi parce qu’elle incarne l’Algérie indépendante. Ce serait donc alors son chant qui au-delà des mots exprimerait la violence de la révolte portée par Daoud. Ainsi, Berling aurait su conserver l’essence même de l’intertexte daoudien, la singulière musique de la langue qui confère son inaliénable singularité à L’Étranger.