La seconde naissance dont rend compte l’héroïne de l’Histoire d’une Grecque moderne à la fin de son récit enchâssé – ample prise de parole à laquelle n’avait pas droit la « silencieuse »1 Manon – se révèle être également une naissance au remords. En accédant à une sphère de moralité nouvelle, l’ancienne fille du sérail juge sa vie antérieure marquée du sceau de l’opprobre. Zara devenue Théophé « ne peut plus vivre son passé que comme la part aveugle, obscure, maudite de son être »2. La métamorphose de la jeune Grecque a en effet son versant lumineux (une découverte éblouie de la dignité qui a été qualifiée de « coup de foudre moral »3), mais aussi son versant sombre : la violente honte qui la saisit. « Je ne vis plus dans mes aventures passées », déclare-t-elle, « qu’un sujet de honte, sur lequel je n’osais jeter les yeux »4. Comme le souligne Jean Goldzink, « Théophé fait la rencontre d’une nouvelle et intense passion, qui va structurer tout le roman : la honte »5. Car tant qu’elle se conformait à l’éducation aliénante reçue par son père putatif, Théophé pouvait déclarer : « je n’ai jamais connu la honte ni les remords »6. L’accès à un nouveau régime de valeurs (« il y a pour les femmes un autre mérite à faire valoir »7) lui fait prendre conscience de ce qu’elle juge être sa propre indignité. En s’élevant moralement, Théophé est la proie des remords que lui inspire sa déchéance passée.
Peut-on se libérer du passé ? La question traverse ce roman de la mauvaise conscience dans lequel le remords, « cet anachronisme paradoxal d’un passé qui s’éternise »8, se manifeste sous des formes insidieuses. Dans l’Histoire d’une Grecque moderne, la mauvaise conscience de l’héroïne se trouve être l’un des principaux remparts contre le désir du personnage-narrateur. La Grecque ne saurait se livrer à l’ambassadeur sans renouveler cuisamment le sentiment de sa culpabilité. À cet égard, le dispositif prévostien est d’une ironie cruelle. L’ambassadeur croit en effet que le récit que lui a fait Théophé la dispose à lui céder (il déclare avec muflerie : « ce n’était point avec une femme qui m’a raconté si ouvertement ses aventures que je me croyais obligé à prendre des détours »9), alors que la Grecque est d’autant plus prompte à refuser les avances d’un homme à qui elle n’a rien dissimulé d’un passé qu’elle veut à tout prix renier. Plus profondément, Prévost construit son roman de telle façon que le diplomate est celui-là même qui a éveillé chez Théophé les remords dont il fait les frais. Il est, selon le mot de Théophé, celui qui lui a « ouvert les yeux sur [s]a honte »10 Ce Pygmalion paradoxal a façonné malgré lui une Galatée repentante.
Le piège imaginé par le romancier est d’autant plus subtil qu’aux remords de Théophé répondent ceux – piteux et souvent hypocrites, mais insistants – qu’éprouve le diplomate lui-même. Dans une phrase riche en circonvolutions, prototype de la « phrase en labyrinthe » analysée par Jean Sgard11, le narrateur se reconnaît en effet « quelques remords secrets dont [il] ne pouvait se défendre »12. Le déterminant indéfini et l’adjectif secret atténuent le propos, dans ces lignes où les nœuds de la syntaxe traduisent l’oscillation entre aveu de faiblesse et stratégie d’auto-disculpation. Car si le diplomate peut s’attribuer plus loin un « remords cruel »13, il manifeste plutôt cette version affaiblie du remords qu’est le scrupule. Issu du latin scrupulus – la pierre pointue –, le scrupule s’immisce tandis que le remords dévore. Les scrupules du diplomate sont invoqués à plusieurs reprises mais changent d’objet à l’échelle du roman. Dans un premier temps, le personnage entend dissiper les « scrupules de délicatesse »14 qui lui font dédaigner une liaison avec une ancienne fille du sérail. Condescendre à nouer une relation avec Théophé reviendrait à se montrer indigne des nobles principes dont il se targue. Dans la deuxième partie du roman néanmoins, ce sont les efforts qu’il déploie pour corrompre une femme devenue vertueuse que le narrateur ne peut assumer sans trouble de conscience. « Mes scrupules furent les premiers mouvements qui s’élevèrent dans mon cœur »15 déclare-t-il lorsqu’il s’agit de substituer aux austères lectures de Théophé des ouvrages plus propres à la disposer à l’amour. Le bienfaiteur prétendu ne peut sans embarras ruiner chez Théophé une vertu qu’il se flatte de lui avoir inspirée.
Se dégrader ou dégrader l’autre : le narrateur est prisonnier de ce double écueil. Tantôt il estime que l’objet convoité est indigne de son désir, tantôt que le désir qu’il éprouve est indigne de son objet. La passion du diplomate passe d’une part pour honteuse du fait du passé supposément infamant de l’ancienne esclave, d’autre part pour coupable parce qu’elle aurait pour effet de compromettre l’illumination vertueuse de la Grecque. Ainsi le narrateur ne peut-il désirer Théophé sans attenter à l’opinion flatteuse qu’il a de lui-même. Comment aimer Théophé tout en s’aimant soi-même ? La question travaille ce Pygmalion contrarié qui est également un Narcisse déçu. Ce personnage qui « ne veut pas déchoir de son personnage d’homme civilisé »16, est tiraillé par l’image peu flatteuse que lui renvoie son propre désir. De là des efforts d’autojustification, tournant parfois à la casuistique, qui contribuent à creuser une distance ironique entre le lecteur et le narrateur.
Le traitement romanesque de la mauvaise conscience, sous ses formes diverses (remords, honte, scrupules), est ainsi d’une originalité plurielle dans l’Histoire d’une Grecque moderne. C’est que Prévost met aux prises deux figures : d’une part la courtisane pénitente, d’autre part le libertin honteux. Là où Manon pouvait sembler « totalement détachée de ce qui pourrait se présenter comme des remords »17, Théophé se présente comme un être de remords. Quant au diplomate, il alterne, comme après lui le narrateur de La Jeunesse du Commandeur, entre la tentation du cynisme (soit précisément l’absence de scrupules) et un sentiment de culpabilité latent. Ce faisant, le romancier met en balance deux mauvaises consciences dissymétriques qui s’alimentent l’une l’autre. C’est en ce sens que la Grecque moderne se donne à lire comme « une étourdissante machine à fabriquer des passions, des conflits, des souffrances »18. Afin d’explorer ces jeux du désir et du remords, il s’agira d’abord d’étudier l’évolution des scrupules du diplomate en lien avec la notion, récurrente sous sa plume, de « délicatesse ». Nous interrogerons ensuite l’opposition entre la honte du diplomate et la honte existentielle, incomprise de lui, qu’éprouve Théophé. Nous en viendrons enfin à nous prononcer sur la façon dont Prévost accorde au passé de l’héroïne, spectre qui hante diversement les deux personnages, un rôle narratif et symbolique structurant dans son roman.
D’un scrupule à l’autre
Lorsque le narrateur invoque, pour mieux prétendre les avoir dissipés, ses « scrupules de délicatesse »19, l’expression est lexicalisée. Le Dictionnaire de l’Académie (1694) relève qu’« on dit qu’une personne a la conscience délicate, pour dire […] qu’elle fait scrupule des moindres choses ». De là l’expression de « délicatesse de conscience », qui affleure dans Le Doyen de Killerine20. Ce sens moral du mot, dans l’Histoire d’une Grecque moderne, interfère avec le sens esthétique et intellectuel – à savoir « la difficulté à être contenté, soit pour les choses des sens, ou de l’esprit ». La délicatesse est en effet étroitement liée à cet autre mot auquel le diplomate l’associe, celui de répugnance : « je consultai ma délicatesse », déclare-t-il, « sur les premières répugnances que je m’étais senties à lier un commerce de plaisir avec elle »21. Faire preuve de délicatesse, c’est témoigner du dégoût envers des objets tenus pour indignes. Le narrateur déclarait ainsi : « ma délicatesse naturelle m’avait empêché de sentir rien de plus tendre pour une jeune personne qui sortait des bras d’un Turc »22. L’élévation dont il se pique devrait le faire traiter avec aversion une liaison jugée dégradante. Aussi ironise-t-il sur lui-même en appliquant à Théophé une périphrase d’une extrême violence : « je m’applaudis de ma délicatesse, qui me faisait attacher un si grand prix au reste du vieux Chériber »23. Au moment même où le diplomate prétend arracher la Grecque à un ordre marchand réifiant, il craint de s’avilir en lui accordant un « prix » qu’elle n’aurait pas.
Si un commerce amoureux avec Théophé « blesse la délicatesse »24 du narrateur, c’est parce que le passé de la jeune femme l’aurait frappée d’indignité. L’ambassadeur va jusqu’à envisager que Théophé soit marquée par une « tache », avant de recourir au mot de « flétrissure »25. L’interférence des sphères physique et morale est à cet égard frappante. Le narrateur manifeste son incapacité à comprendre le tourment intime de Théophé en supposant chez elle une altération purement physique qui, assure-t-il presque comiquement, « pourrait être réparée par le repos et les soins de quelques jours »26. À ce titre, le mot flétrissure est riche de suggestions en ce qu’il désigne, outre son acception morale (« souillure, tache à la réputation »), « la marque d’un fer chaud, imprimé sur l’épaule d’un criminel »27. Telle est la fleur de lys, marque infamante infligée aux prostituées, évoquée par Courtilz de Sandras dans des pages dont le Dumas des Trois Mousquetaires se souviendra28. C’est bien une « flétrissure pénale » qu’imagine le diplomate dans ce roman « obsédé par la trace »29. Que la souillure de Théophé soit selon le narrateur une marque sensible explique qu’il y voie un « sujet de dégoût »30. Dans son essai sur Le Dégoût, Aurel Kolnai souligne que « la haine et la colère sont moins liées au corps que le dégoût »31 et étudie les rapports entre dégoût, souillure et obscénité. C’est une riche réflexion sur le dégoût qui se fait jour dans le roman de Prévost, où Théophé témoigne un dégoût pour le monde du sérail32 sur lequel se méprend le narrateur en le ravalant au « dégoût qui naît de l’abondance »33. Ainsi démystifie-t-il la quête d’absolu de l’héroïne en lui surimposant une paradoxale variation féminine sur le topos – étudié par Christophe Martin chez les personnages de sultan34 – du dégoût issu de la satiété.
Théophé passant pour être marquée par une répugnante flétrissure, élever moralement l’ancienne esclave revient à en faire un objet de désir plus respectable. Pour dissiper ses scrupules, l’ambassadeur s’emploie à transfigurer l’autre. Il peut ainsi se glorifier de son rôle de Mentor en même temps qu’il auréole Théophé d’un prestige accru. Comme l’écrit René Démoris, « transformer cette chair à vendre en être moral » est un moyen d’« affirmer sa propre supériorité »35. Idéaliser la Grecque lui permet en outre de considérer ses refus répétés comme moins humiliants. Plus le narrateur admire l’exemplarité de Théophé, moins sa résistance lui paraîtra mortifiante. En contribuant à l’élévation personnelle de l’héroïne, l’ambassadeur travaille en somme « toujours à son propre culte »36. Sublimer l’objet du désir est une façon de se glorifier soi-même. En œuvrant à l’éducation morale de Théophé, le diplomate espère rendre son amour compatible avec les exigences de son amour-propre.
Néanmoins, cette transformation de Théophé confronte l’ambassadeur à de nouveaux dilemmes. Dès lors qu’il s’est complu dans son rôle de Mentor, il risque de ternir sa propre image en corrompant celle qu’il se targue d’avoir rendue vertueuse. Le lien pédagogique et filial ne saurait être remplacé par un lien amoureux sans dommage narcissique. La culpabilité est d’autant plus grande que ce conflit entre éthos paternel et impulsion du désir fait planer le tabou de l’union incestueuse, adjectif qui affleure à propos de ce double du diplomate qu’est Synèse37. Aussi le narrateur ne peut-il réprimer des scrupules d’une nouvelle nature, qui se manifestent lorsqu’il médite sur le programme de lecture de Théophé. Jouant sur le topos du libertin qui fait lire à la femme convoitée des romans susceptibles de mieux le faire parvenir à ses fins, Prévost prête au diplomate le projet de substituer aux austères lectures philosophiques de Théophé de tendres romans. Si ce Mentor libidineux renonce pourtant à remplacer Nicole par La Calprenède, c’est d’abord par sentiment de culpabilité. Il s’agirait, selon la formule qu’emploie Théophé en réactivant la métaphore biblique de la chute, de « la repousser vers le précipice dont il l’a tirée »38. Le narrateur peine à se reconnaître comme le dépravateur de celle dont il prétend être le bienfaiteur.
Or, là encore, les scrupules du diplomate témoignent moins d’un authentique souci de l’autre que d’une tactique narcissique. Sa principale peur est en effet de susciter chez Théophé un amour factice qui serait inapte à flatter son amour-propre. Rien de moins glorieux qu’un amour qui ne relève pas d’un élan spontané du cœur. Comme l’écrira Rousseau dans La Nouvelle Héloïse : « vouloir attendrir sa maîtresse à l’aide de romans est avoir bien peu de ressources en soi-même »39. Le narrateur ne saurait se contenter d’une attirance qu’il devrait à de piteux artifices. Tel est le paradoxe d’un personnage qui assujettit sa protégée tout en désirant qu’elle l’aime d’une libre élection. Robert Mauzi souligne que Prévost « a forgé un cas exemplaire de l’ambiguïté amoureuse, c’est-à-dire de l’impossible désir de posséder une liberté »40. Le diplomate désire de Théophé un attachement volontaire qui lui permette d’être aimé d’autrui tout en s’aimant soi-même.
Le personnage-narrateur est ainsi tourmenté par l’écart entre une image de soi fantasmée et l’image de soi peu reluisante qu’il renvoie. Cette discordance est à l’origine de la honte dont il se dit occasionnellement saisi. Il est révélateur à cet égard que seule la peur de l’opprobre lui fasse réprimer l’un des plus manifestes accès de violence du roman. Lorsqu’il est prêt à « compter pour rien la résistance et les larmes », autrement dit à littéralement anéantir la volonté de l’autre, cette tentation du viol n’est déjouée in extremis que par un mouvement de honte : « la honte que j’aurais eue de ne pas répondre à l’opinion qu’elle avait de moi si elle était sincère me fit surmonter au même moment tous mes transports »41. Le narrateur ne saurait mieux exprimer son attachement viscéral à l’opinion d’autrui et sa peur de déchoir, aux yeux de Théophé et par là à ses propres yeux. C’est que le diplomate assure s’être « toujours piqué de quelque élévation dans [s]es principes »42 et va jusqu’à s’estimer « retenu par ses principes d’honneur »43. Ce prétendu sens de l’honneur, qui prête à sourire tant il est contredit dans les faits, incite le personnage à déployer des stratégies qui lui permettent de se dissimuler la médiocrité de ses procédés. Il n’a de cesse, comme l’écrit René Démoris, de « se masquer l’immorale nudité de son propre désir »44. Ainsi ruse-t-il avec ses scrupules en employant l’expression oxymorique de « libertinage éclairé »45 ou l’euphémisme de « commerce réglé »46. La mauvaise conscience alimente chez lui une mauvaise foi qui colore l’ensemble du récit.
Théophé et l’imaginaire du remords
En miroir de cette honte qu’affiche non sans hypocrisie le diplomate, le romancier met en scène une honte d’une tout autre nature : celle dont souffre Théophé. La « honte de ses aventures »47 est un fardeau qu’elle évoque avec des accents tragiques. Le discours de Théophé est à cet égard traversé par un imaginaire du remords dont les composantes sont diverses. Imaginaire scopique tout d’abord : elle dit « n’oser jeter les yeux » sur son passé48, avant de déclarer « ne pouvoir soutenir plus longtemps les regards de ceux qui connaissaient sa honte et ses infortunes »49. De là la volonté de se soustraire au regard d’autrui : « je pense me cacher aux yeux des autres »50. Désir de dissimulation proprement tragique : « je me cachais au jour, je fuyais la lumière », proclamait Phèdre51. Or, le propre du remords est, précisément, de ne pouvoir être esquivé. « Serai-je jamais trop loin de ceux qui peuvent me reprocher ma honte ? » demande Théophé52: la question est rhétorique.
Le remords est en effet, comme l’a montré Jankélévitch, de l’ordre de l’irréparable53. Théophé confie ainsi : « les regrets, l’application, les efforts de toute ma vie ne répareront jamais les désordres de ma conduite »54. Nul repentir ne permettrait de se délivrer de la hantise de la mauvaise conscience. À cette maladie, aucun remède n’existe, pour filer une autre métaphore de Théophé : « un malade rougit-il de voir ses plaies les plus honteuses ?55 ». L’image de la plaie redouble celle, employée par le narrateur, de la flétrissure. Si le vide intérieur éprouvé par Théophé avant sa rencontre avec le diplomate était décrit comme « quelque maladie qu’[elle] ne connaissai[t] point »56, il se prolonge sous la forme de cette autre maladie qu’est celle de la mauvaise conscience.
Cette honte qu’exprime l’héroïne n’est pas sans paradoxes. En effet, le remords suppose l’acte libre. Comme l’écrit Bergson, « le remords ne s’expliquerait pas plus que le regret si nous n’étions pas libres »57. Or, il ne va en rien de soi que la faute dont s’accuse Théophé est le fruit d’une volonté propre. D’après la distinction majeure qu’elle établit au début de son récit, elle est « moins tombée dans le désordre qu’elle n’y est née »58. La conscience de la faute est chez elle postérieure à la faute elle-même. L’éducation aliénante qu’elle a reçue l’a placée dans une situation d’amoralité bien davantage que d’immoralité. Aussi le manquement qu’elle désire expier n’a-t-il rien, selon une formule qui figure deux fois dans le roman, d’une « faute volontaire ». C’est d’abord au cours d’un échange structuré par la réflexion sur le mépris que le narrateur fait valoir que « le mépris n’est dû qu’aux fautes volontaires »59. Or, il reconnaît que ce n’est pas à cette catégorie qu’appartient la prétendue inconduite de l’héroïne. Par la suite, il oppose la « faute volontaire » de Maria au « malheur innocent » de Théophé60. La comparaison entre ces deux figures construites en miroir permettrait de décharger la Grecque du poids de la faute. À cet égard, le diplomate emprunte à Théophé une image qu’elle employait plus tôt – celle du précipice – pour déclarer qu’elle a été « entraînée dans le précipice sans le connaître »61. C’est dire combien l’Histoire d’une Grecque moderne est une œuvre qui pose, à plusieurs niveaux, la question de la responsabilité.
Encore le discours que tient le diplomate sur la honte de Théophé est-il des plus ambivalents. D’abord parce qu’amoindrir les remords de la Grecque est une façon de s’en assurer la jouissance. C’est en tant que les remords de l’héroïne sont un obstacle aux désirs du narrateur qu’il cherche à les contourner. Aussi n’est-il pas sans minorer le tourment moral que l’héroïne subit. Une part de l’ironie du dispositif prévostien tient à l’incapacité du diplomate à comprendre la honte cuisante qu’exprime Théophé. Il déclare ainsi ne « pas pénétrer quel sens elle attachait aux termes de malheur et de honte »62. Le langage de la mauvaise conscience serait pour lui opaque. À propos de nouveaux remords dont l’héroïne est saisie, il reconnaît de même : « je n’approfondissais point la cause de ces mouvements »63. La formule, qui résonne avec d’autres64, montre combien la Grecque moderne n’est pas seulement un roman de la méprise, mais un roman du malentendu délibéré. L’obstination du diplomate à mésinterpréter les réactions de l’autre se manifeste par excellence à propos du sentiment de culpabilité de Théophé. Si le narrateur échoue à prendre les mesures des remords de la Grecque, il ne comprend a fortiori pas qu’il ne cesse de les accroître à raison des scrupules qu’il manifeste. Il ne voit pas que les propos qu’il tient sur ses « scrupules de délicatesse » sont de nature à aggraver la honte de Théophé. Telle est l’interaction – pathétique et ironique – qu’imagine Prévost entre deux mauvaises consciences. Ce piège orchestré par le romancier suppose un rapport narratif et symbolique complexe au passé de l’héroïne.
Le fardeau du passé
Comme l’observe Francis Pruner, « en interrogeant la fille sur son passé, le diplomate a creusé lui-même le plus infranchissable des fossés »65. Il faut en effet revenir sur le rôle de ce récit enchâssé, dont la présence constitue une différence majeure entre l’Histoire d’une Grecque moderne et Manon Lescaut : jamais n’a-t-on accès à l’autobiographie, même partielle, de Manon. Ce récit de Théophé satisfait d’abord à la fonction que Genette, dans sa typologie des récits métadiégétiques, nomme la fonction « explicative » : « c’est le “voici pourquoi” balzacien, mais assumé ici par un personnage […]. Le récit répond, explicitement ou non, à une question du type : “quels événements ont conduit à la situation présente ?” »66. Toutefois, cette autobiographie de la jeune Grecque assume également un rôle au sein de la diégèse. Elle devient en effet un puissant obstacle à la satisfaction des désirs du narrateur. C’est en tant qu’il a été l’auditeur de ce récit que Théophé considère le diplomate comme la dernière personne à qui elle peut céder. Entre la Grecque et le diplomate, un récit s’est interposé. Dans ce roman sur les pièges du langage, les mots qui ont rapproché les deux personnages ont aussi pour effet de les éloigner irréversiblement.
Théophé n’en fait pas mystère : « vous [êtes] plus redoutable pour moi que tous les hommes ensemble, parce que vous connaissez toute l’étendue de mon infortune »67. C’est l’« ouverture » qu’elle a faite au narrateur qui lui « impose la loi de [le] fuir »68. Ayant été son confident, le Français ne peut pas être son amant. Le savoir dont le diplomate est détenteur se retourne ainsi contre lui. Il est condamné à renouveler par sa simple présence le sentiment de culpabilité qui tiraille la jeune Grecque. De là le lexique judiciaire auquel recourt Théophé dans ce roman dont on sait qu’il tourne au procès : « chacun de vos regards me par[aissait] une sentence qui portait ma condamnation »69. La Grecque va jusqu’à associer, le temps d’une polysyndète, ses bourreaux et celui à qui elle doit sa transformation morale : « j’ai voulu fuir et ceux qui ont perdu mon innocente jeunesse, et vous, qui m’avez appris à connaître ma perte »70. Elle redouterait conjointement son père putatif, qui l’a avilie, et son père symbolique (le diplomate), qui lui a fait prendre conscience de son avilissement. L’héroïne ne saurait être pleinement Théophé devant celui qui connaît mieux que personne son passé de Zara. Il est essentiel à ce titre qu’elle dise du seul homme dont elle se reconnaît amoureuse, le Comte rencontré à Livourne, que si elle n’a pas résisté au penchant qu’il lui inspire, c’est qu’elle « ne lui croyait aucune connaissance de ses misérables aventures »71. Face à un prétendant qui ne sait rien de ce qu’elle a été, elle pourrait enfin exister indépendamment d’un passé aliénant. Elle réaliserait le rêve d’une authentique table rase qui lui permettrait d’embrasser sans réserve sa nouvelle identité : celle qu’elle s’est choisie en se rebaptisant Théophé.
C’est ainsi la « hantise d’une indignité passée »72 qui se fait jour chez la Grecque. L’héroïne de Prévost est poursuivie par un fantôme : celui de la Zara passée. En réalité, Zara menace Théophé de même que Théophé se devinait chez Zara. On sait que malgré la rhétorique pygmalionesque déployée par le narrateur, la nouvelle Théophé existait de façon latente chez la fille de sérail. Les principes moraux dont elle se réclame après sa rencontre avec le diplomate se trouvaient être « en semence au fond de son cœur »73. Pour pasticher Victor Hugo, déjà Théophé perçait sous Zara. Or, si cette seconde identité se manifestait en puissance au sein de l’identité première, inversement la seconde identité peine à s’émanciper de la première. Théophé voudrait que la rencontre avec le diplomate constitue dans sa vie une béance analogue à celle de la conversion. Le propre de la conversion est d’être « une infraction, une rupture, un court-circuit entre deux ordres normalement disjoints »74 : telle est l’expérience que l’héroïne dit avoir vécue en étant « transportée dans un nouveau jour »75. Théophé souhaite être miraculeusement déliée de sa vie antérieure. En témoigne le discours qu’elle tient avant la scène de reconnaissance manquée avec Condoidi : le vrai espoir qu’elle caresse n’est pas de réintégrer sa famille effective (Théophé n’est pas Marianne), mais d’être affranchie de tout lien avec son père putatif qui a marchandé son corps76. Pourtant, le fardeau du passé continue, malgré tous ses efforts, à peser sur l’héroïne.
À défaut de pouvoir réécrire son existence antérieure, Théophé désirerait « effacer dans sa propre imagination tous les souvenirs du passé »77. L’imaginaire de l’effacement est important dans ce roman où le narrateur tente d’« effacer les idées importunes qui revenaient toujours blesser sa délicatesse »78, en même temps que l’héroïne aspire à effacer ses premières années de sa mémoire. La purification passerait chez elle par un oubli bienfaisant. Théophé rêve de boire l’eau du Léthé, de connaître de derniers remords avant l’oubli. Pourtant, le narrateur ne cesse de raviver chez elle de cuisants souvenirs. Il a beau prétendre refuser de « se prévaloir du passé »79 de la Grecque pour lui refuser son estime, il « travaille à maintenir Théophé prisonnière de son passé », en se faisant « l’éternel miroir de ses fautes »80. C’est que le diplomate entretient lui-même un rapport ambivalent avec l’ancienne vie de Théophé. D’une part, l’expérience précoce qu’elle a dû faire du désir masculin suscite, on l’a vu, sa répulsion. Il dénigre avec violence des faveurs qui « ont été prodiguées à je ne sais combien de Turcs »81. Néanmoins, c’est aussi « cette image d’un passé dissolu qui excite le désir de l’ambassadeur »82. Le narrateur souligne ces paradoxes dans une phrase décisive : « il se faisait de ses perfections et de ses taches une compensation qui semblait la rendre propre à l’état où je voulais l’engager »83. La passion du diplomate est attisée par la propension de l’héroïne à se soustraire à son existence charnelle autant que par sa « corruption » antérieure. Il convoite en elle l’improbable fusion de la lectrice de La Logique de Port-Royal et de l’ancienne fille du sérail. C’est en tant qu’elle a une identité double que Théophé est la plus désirable des conquêtes. Alors que le narrateur de La Jeunesse du Commandeur connaîtra un itinéraire depuis le désir vers le dégoût84, les deux élans se superposent de façon trouble dans l’Histoire d’une Grecque moderne. De là la tentation perverse, chez le diplomate, de ne jamais abolir le passé de Théophé, voire de le réactualiser pour mieux la soumettre à son désir. Ce Mentor qui se targue tant de son « ouvrage »85 souhaite aussi défaire ce qu’il a fait. N’y-a-t-il pas, chez ce Pygmalion, une part de Pénélope ? Pourtant, Robert Mauzi l’a souligné : « ce qui aura été fait, et qui restera inachevé, ne pourra jamais non plus se défaire »86.
Roman sur les pièges de la rétrospection, l’Histoire d’une Grecque moderne met ainsi aux prises deux personnages travaillés l’un et l’autre par la représentation du passé. L’héroïne et le diplomate font face diversement à un passé indélébile qui continue à déterminer le présent. « Le souvenir de ses fautes [lui] était toujours présent » relève le narrateur au sujet de Théophé87. Tel est le propre du remords selon Jankélévitch : souffrir d’« un passé dérisoire qui existe encore et se cramponne à nous comme un hôte insolite et opiniâtre »88. Par cette réflexion sur le tourment du souvenir, la Grecque moderne se lit, vingt-ans avant La Nouvelle Héloïse, comme un roman de la mémoire. Le passé peut-il être outrepassé ? En soulevant ce problème, le romancier pose la question de la réinvention de soi. Le désir qui anime l’ancienne esclave est en effet celui d’accéder à une existence nouvelle, qui soit une existence digne (la dignité étant bien, pour celle dont le corps fut longtemps un objet de transactions, « ce qui est supérieur à tout prix »89). Cette deuxième naissance, qui est comprise sur le modèle de la régénérescence voire de la conversion, est néanmoins sans cesse compromise par celui-là même – le narrateur – qui se targue d’en être l’initiateur. La portée philosophique du roman de Prévost tient entre autres à la profondeur avec laquelle il articule identité, liberté et temporalité : peut-on devenir autre que la personne que l’on a été ?
