Dans les premières pages des Infortunes de la vertu, Sade prétend écrire un conte1 dont le but serait de prouver que les malheurs de la vertu et les prospérités du vice ne sont qu’apparences par lesquelles il ne faudrait pas se laisser tromper. Loin d’être sa dupe, le lecteur est ici son complice, qui voit bien que Sade joue avec les topoï caractéristiques de la littérature sensible de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Les arguments que Sade mobilise en faveur d’une thèse dont il ne s’agit en réalité que de montrer l’inanité se trouvent donc de facto décrédibilisés. Parmi ces arguments, considérés par Sade comme le fruit de chimères inventées par la faiblesse tantôt pour se protéger, tantôt pour se consoler, on ne sera pas surpris de voir figurer la mauvaise conscience, dont on voudrait croire ou faire croire que tout coupable l’éprouvera tôt ou tard : « le coupable nourrit au fond de son cœur un ver qui, le rongeant sans cesse, l’empêche de jouir de cette lueur de félicité qui l’environne et ne lui laisse au lieu d’elle que le souvenir déchirant des crimes qui la lui ont acquise »2. De manière générale, au moins dans l’œuvre dite ésotérique, le remords est toujours présenté, chez Sade, comme un obstacle à la jouissance libertine et comme le signe patent d’un défaut de philosophie chez celui qui l’éprouve, manifestement incapable de s’affranchir des préjugés. Ces attaques systématiques contre le remords n’ont guère de quoi étonner, quand on sait que nombre d’écrivains du XVIIIe siècle y ont vu une preuve de la bonté naturelle de l’homme. Nous n’en étudierons ici qu’une application particulière et défendrons dans cet article l’idée que la naturalisation du remords a eu des conséquences notables sur la poétique de l’histoire tragique. À l’époque de l’apogée du genre (entre la deuxième moitié du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe siècle), le remords est en effet le commencement de la punition du criminel et, surtout, l’élément déclencheur de sa rédemption. Au XVIIIe siècle, où le genre ne cesse ni d’être apprécié, ni d’être pratiqué, on observe une modification du rôle joué par le remords, à notre avis liée à ce que Roger Mercier a appelé la réhabilitation de la nature humaine3. Désormais, le remords apparaît comme une punition suffisante, alors que dans les histoires tragiques de l’âge d’or du genre, le châtiment du crime ne pouvait pas ne pas comporter une certaine dose de souffrance physique, quelles qu’en soient les modalités (mortifications, morts violentes, supplices juridiques qui, pour des raisons que nous allons exposer, constituaient un dénouement privilégié…). Pour notre étude, nous nous concentrerons en particulier sur l’histoire du père célérier, récit enchâssé dans le deuxième livre du Monde moral de Prévost, ainsi que sur plusieurs nouvelles de Baculard4, auteurs dont la critique a à juste titre souligné la filiation avec Camus et Rosset5.
D’une anthropologie l’autre
Dans les histoires tragiques du XVIe et XVIIe siècles, le remords est le premier signe de la conversion du criminel qui, après l’avoir bafouée, se soumet à la toute-puissance divine qu’il ne lui est alors plus permis de méconnaître. Plus encore qu’une punition, le remords constitue une grâce, puisqu’il permet au pécheur de se repentir quand il en est encore temps. Dans le cas où le criminel est condamné à un supplice judiciaire, il peut alors s’en remettre à la miséricorde divine et espérer que le sort qui l’attend dans l’autre monde sera plus clément que celui qu’il s’apprête à subir ici-bas. Ainsi, les dernières paroles de l’incestueuse Doralice, prononcées sur l’échafaud, sont une prière à Dieu :
Ô Seigneur, qui êtes venu au monde pour le pécheur et non pour le juste, prenez pitié de cette pauvre pécheresse et faites que la mort infâme de son corps qu’elle reçoit maintenant, soit l’honorable vie de son âme. Pardonnez encore, ô Dieu de miséricorde, à mon pauvre frère qui implore votre merci. Nous avons péché, Seigneur, nous avons péché, mais ressouvenez-vous que nous sommes les ouvrages de vos mains. Pardonnez notre iniquité, non pas comme aimant le vice mais comme aimant les humains en qui les vices sont attachés dès le ventre de leur mère6.
Comme le montre le discours de Doralice, les souffrances du supplice sont, pour le coupable repentant, l’occasion d’un rachat, une possibilité de commencer à acquitter la dette qu’il a contractée à l’égard de l’ordre divin en l’enfreignant par son crime. Dans Surveiller et punir, Michel Foucault avait distingué cette fonction pénitentielle comme l’une des quatre caractéristiques de l’exécution publique d’Ancien Régime7. Secondaire dans le cas d’un supplice juridique réel, qui vaut d’abord et avant tout comme démonstration de force du pouvoir politique, cette dimension expiatoire et eschatologique passe au premier plan dans les histoires tragiques8. Le remords occupe donc déjà une place essentielle dans la poétique d’un genre conçu et fondé sur une anthropologie explicitement définie par Doralice : vivant dans un monde d’après la chute, donc de la peccabilité, les hommes sont mauvais par nature et vicieux avant même que d’être nés. Or, à la fin du XVIIe siècle, l’idée que l’homme serait en réalité naturellement bon trouve de plus en plus de défenseurs, que ce soit sur le terrain théologique ou philosophique.
En effet, les théologiens de la seconde moitié du XVIIe siècle « sont […] d’accord pour penser qu’aucun homme n’est aveugle ou perverti au point de ne pas entrevoir dans son esprit un grand nombre de vérités morales, connues “non par raisonnement, mais par sentiment” », « théorie » qui « a de graves conséquences » en ce qu’elle « suppose […] que la nature de l’homme n’est pas aussi profondément corrompue que l’affirment les théologiens traditionnalistes »9. À la même époque, Shaftesbury, « considéré par les initiés », notamment Voltaire, « comme l’un des prophètes de la philosophie des Lumières »10, rédige l’Essai sur le mérite et la vertu11, plus tard traduit par Diderot12 dont cette œuvre marquera la pensée ainsi que celle de Rousseau13. Shaftesbury y « rejette la théologie chrétienne sur un point essentiel : l’existence du mal. Le péché originel n’est à ses yeux qu’une chimère »14. Est ainsi postulée la bonté naturelle de l’homme, dont l’une des preuves les plus évidentes est le remords, qui ne peut manquer d’assaillir celui qui a commis une action vicieuse, si bien que « quiconque fait mal ou préjudicie à sa bonté, est plus fou, est plus cruel à lui-même que celui qui, sans égard pour sa santé, se nourrirait de mets empoisonnés, ou, qui se déchirant le corps de ses propres mains, se plairait à se couvrir de blessures »15. Le remords n’est donc plus première étape du rachat d’un pécheur, mais expression et manifestation d’une « conscience naturelle et morale »16 dont on ne saurait impunément enfreindre les lois qu’elle prescrit :
[A]ucune créature ne fait le mal méchamment et de propos délibéré, sans s’avouer intérieurement digne de châtiment ; et nous pouvons ajouter en ce sens que toute créature sensible a de la conscience. Ainsi le méchant doit attendre et craindre de tous, ce qu’il reconnaît avoir mérité de chacun en particulier. De la frayeur de Dieu et des hommes naîtront donc les alarmes et les soupçons. Mais le terme de conscience emporte quelque chose de plus dans toute créature raisonnable. Il indique une connaissance de la laideur des actions punissables et une honte secrète de les avoir commises17.
Cette « honte secrète » ne doit pas être confondue avec la terreur qui finit par exemple par frapper Doralice et mener à sa conversion : le remords acquiert des droits hic et nunc, puisqu’« avoir de la conscience et pécher contre elle, c’est s’exposer, même ici-bas, […] aux regrets et à des peines continuelles »18. Dans la traduction de Diderot peut-être plus que dans le texte de Shaftesbury, les tourments de l’assassin ressemblent ainsi à ceux d’Oreste poursuivi par les Furies :
Un homme qui dans un premier mouvement, a le malheur de tuer son semblable, revient subitement à la vue de ce qu’il a fait ; sa haine se change en pitié, et sa fureur se tourne contre lui-même. Tel est le pouvoir de l’objet. Mais il n’est pas au bout de ses peines ; il ne retrouve pas sa tranquillité en perdant de vue le cadavre ; il entre ensuite en agonie ; le sang du mort coule derechef à ses yeux. Il est transi d’horreur, et le souvenir cruel de son action le poursuit en tout lieu19.
Diderot énumère ici les étapes de la mécanique tragique qui est à l’œuvre après qu’un homme a commis un crime. La vue du cadavre transforme les affections qui animaient le criminel : la haine devient pitié et la fureur contre un autre fureur contre soi. Le supplice du criminel ne s’arrête pas quand le cadavre n’est plus sous ses yeux : l’imagination prend le relai de la vue. L’image mentale est bien plus terrible sans doute que l’image effective, puisqu’elle est éternelle et omniprésente répétition du même : irréversible, passé toujours présent20, le remords est le crime qu’on ne peut pas ne plus voir, même quand il n’y a à proprement parler plus rien à voir. Ainsi le vicieux ne peut-il être que « souverainement malheureux », comme l’illustre la dernière note que Diderot ajoute à sa traduction :
Ouvrons les Annales de Tacite, ces fastes de la méchanceté des hommes ; parcourons les règnes de Tibère, de Claude, de Caligula, de Néron, de Galba, et le destin rapide de tous leurs courtisans, et renonçons à nos principes si dans la foule de ces scélérats insignes qui déchirèrent les entrailles de leur patrie et dont les fureurs ont ensanglanté toutes les pages, toutes les lignes de cette histoire, nous rencontrons un heureux. […] Point de milieu, il faut ou accepter le sort de ce prince [Tibère], s’il fut heureux, ou conclure avec son historien : « Qu’en sondant l’âme des tyrans, on y découvre des blessures incurables et que le corps n’est pas déchiré plus cruellement dans la torture, que l’esprit des méchants par les reproches continuels du crime »21.
Prise isolément, aucune des comparaisons auxquelles recourt Diderot (ou Tacite cité par Diderot) n’est vraiment originale : entrailles de la patrie déchirées, pages de l’histoire ensanglantées par les crimes des tyrans qui y sont rapportés, âme torturée par le remords plus que ne le serait le corps par les tourments physiques… Dans un passage déjà cité, Shaftesbury utilise lui aussi l’image de blessure pour exprimer l’idée que tout criminel est à lui-même son bourreau. L’originalité de Diderot tient à la mise en rapport de ces images topiques : ce réseau poétique établit ainsi clairement la continuité entre blessures effectives infligées par le tyran à ses concitoyens (blessures qui, une fois rapportées dans les livres, deviennent métaphoriquement blessures infligées au genre humain outragé) et blessures morales que constituent pour le tyran ses propres crimes. Ainsi la vie de Néron ne compte-t-elle « pas un moment de bonheur », les remords engendrés par ses crimes ne lui ayant pas laissé un instant de répit : on le voit « dans d’éternelles horreurs : ses transes vont quelquefois jusqu’à l’aliénation d’esprit ; alors il aperçoit le Ténare entrouvert ; il se croit poursuivi des furies ; il ne sait où, ni comment échapper à leurs flambeaux vengeurs »22. On sent dans ces lignes un souvenir assez net des Euménides23. Cependant, si Oreste est effectivement poursuivi par les Furies, ce n’est pas le cas de Néron qui, lui, est simplement en proie à la folie24 : celui qui va contre sa nature, c’est-à-dire celui qui reste insensible à la voix de l’humanité, est aliéné, de la même manière que les jeunes femmes que l’on enferme dans les couvents et dont l’on contrarie ainsi les instincts animaux. La rapidité du rythme paratactique mime ici cette aliénation25. La réhabilitation de la nature humaine entraîne ainsi la naturalisation du remords : si le coupable est tourmenté, c’est avant tout parce qu’il a commis une action dont son sens moral lui fait connaître la laideur, sens dont Hutcheson fera une faculté psychologique.
Cette évolution philosophique et anthropologique remotive le cliché qui veut qu’il n’y ait pas pire souffrance que le remords : si la conscience est juge, elle est aussi bourreau, et bourreau qui n’a besoin d’aucune contribution extérieure ; pour le dire avec Jankélévitch, désormais, « le remords n’est pas la sanction d’une loi transcendante, puisqu’en somme la loi désigne une certaine direction de la conscience et que le remords est justement cette conscience, sous sa forme la plus aiguë »26. C’est notamment ce que montre l’histoire du père célérier dans Le Monde moral.
Le cas du père célérier dans Le Monde moral
Avant de devenir moine, le père célérier27 s’était rendu coupable d’un double assassinat : il avait en effet tué en duel celui qu’il croyait être l’amant de sa femme, puis empoisonné sa femme enceinte, après avoir reçu trois billets d’un auteur inconnu qui le prévenait que son épouse était infidèle. L’auteur était en réalité un paysan que le père célérier avait chassé de ses terres et qui cherchait à se venger, ce qu’il lui révèle dans une lettre. Le fils du père célérier part alors à la poursuite de l’ancien paysan et de sa complice, initialement pour les amener à son père et le laisser seul juge de leur sort, mais les choses ne se déroulant pas comme prévu, il les abat d’un coup de pistolet. Le fils est alors jugé comme meurtrier et condamné à être décapité. Alors qu’il est en prison, le père rend une ultime visite au fils, qui n’éprouve pas le moindre remords parce qu’il est convaincu d’avoir agi conformément à ce que lui prescrivait sa conscience, dont les préceptes ne se confondent pas avec les lois du droit positif. Surpris, le père demande au fils d’où lui vient une telle « tranquillité » :
Il me répondit paisiblement […] que si quelque jour, […] je prenais soin de publier ses intentions, il croyait sa mémoire à couvert dans l’opinion des honnêtes gens ; que la vengeance d’une mère et d’un père sur de monstrueux coupables qui se dérobaient au châtiment, était un devoir forcé, un cas où non seulement un fils, mais tout citoyen était redevable à la justice ; que si la Cour et ses juges en décidaient autrement, ces principes qu’il trouvait dans son cœur ne suffisaient pas moins pour le consoler28.
Le témoignage de son cœur permet ainsi au fils de mourir sereinement. Une telle mort contraste avec le sort du père qui, lui, ne connaît plus qu’une vie de tourments et de souffrances, puisque sa conscience ne lui laisse pas ignorer qu’il a failli à la loi morale, entendue comme l’ensemble des devoirs dont le sens moral donne une connaissance intuitive. Sans doute le père célérier est-il d’autant plus coupable que sa conscience s’était manifestée avant qu’il n’assassine sa femme : « il s’éleva », dit-il, « plus d’un combat dans mon cœur. La voix de l’humanité se fit entendre, et plaida fortement contre l’honneur outragé »29. Ce n’est pas impunément que la « voix de l’humanité » n’aura pas été écoutée, le remords venant en effet rappeler au père célérier qu’il l’a ignorée, et ce alors même qu’il croit encore que sa femme a été infidèle : après l’avoir tuée, il se trouve en proie au « trouble » et à la « terreur qui marche toujours à la suite des grands crimes », à une « mélancolie qui [lui] donn[e] du dégoût pour [s]es plus chères occupations », un « mortel ennui », une « langueur insupportable » ; quand il parvient à trouver le sommeil, il ne voit que « d’affreux fantômes et d’autres objets d’effroi »30. Si le mot remords n’est pas employé, on en reconnaît sans doute possible les manifestations. Quoique les métaphores soient topiques, elles mettent en valeur le caractère fondamentalement morbide du remords, cause de mélancolie31. Après la mort de son fils32, donc après avoir appris qu’il avait été piégé par un ersatz de Iago, les remords assaillent le père célérier de manière bien plus violente, l’innocence de la victime aggravant le crime :
Mais, hélas ! que me valut ce respect pour l’opinion des hommes, auquel j’avais fait tant d’horribles sacrifices ? et quel fruit tirai-je de cette manie d’honneur, par laquelle toute ma vie avait été gouvernée ? Un fruit, que je nommerais le plus grand des maux, s’il ne m’avait conduit au premier de tous les biens ; un fruit si terrible, qu’avant la lumière à laquelle il m’a fait parvenir, j’ai quelquefois mis en doute s’il n’était pas plus insupportable pour le cœur humain, que l’opprobre dont il m’avait garanti. J’entends cette espèce de trouble, ou de tourment infernal, que le terme de remords exprime trop faiblement33.
La douleur du père célérier est telle que le mot « remords » ne suffit pas à la signifier ; autrement dit, ce qu’on appelle remords serait en réalité douleur inqualifiable. Sans doute n’est-ce pas un hasard si le remords fait partie de ces notions qui semblent se définir mieux par la métaphore que par la description d’un contenu conceptuel : l’analyse intellectuelle doit le céder à la puissance des images, la logique laisser la place au poétique, seule modalité du langage capable d’exprimer le caractère infernal de ce tourment. Le « fruit » dont parle le père célérier est sa conversion, ou plus précisément la décision d’aller expier ses crimes à la Trappe par la plus rude pénitence, décision qu’il prend après qu’un tableau dont il ne parvient pas à déterminer la nature s’est imposé à son imagination :
Songe, ou vision terrible ! […] Que vis-je ? toutes les victimes de mon aveugle fureur et de ma cruelle tendresse, dans le plus horrible lieu dont la foi nous apprenne l’existence. […] [L’]impression en fut si vive et si pénétrante, que m’arrachant au sommeil, comme l’application d’un fer embrasé, elle me fit pousser un cri fort aigu. […] Mes gens, accourus au bruit, me trouvèrent baigné de sueur, tremblant, les yeux égarés, tenant un de mes rideaux des deux mains, comme le premier secours qui s’était offert. Mais […] j’arrêtai leurs soins, je leur ordonnai même le silence, pour m’attacher […] au spectacle que j’avais encore devant les yeux […]. Je prêtai l’oreille ; j’observai ce qui me consternait et me déchirait le cœur, avec une attention obstinée, que je regarde aujourd’hui comme l’ouvrage du Ciel, qui voulait faire servir cette scène d’horreur au soutien comme à la naissance de mes résolutions34.
Le père célérier fait ici preuve d’une forme de masochisme, et c’est ce qui le distingue de l’assassin de Shaftesbury-Diderot. Dans les deux cas, le spectacle de ses crimes s’impose au criminel. Pourtant, loin de chercher à échapper à cette terrible vision, le père célérier s’y attache. Il faut ici mesurer l’influence de l’imaginaire médical : au XVIIIe siècle, les médecins considèrent la crise comme un moment essentiel, qui peut produire une amélioration de l’état de santé ou, au contraire, une aggravation de la maladie. Reste donc à savoir si cette crise a bien été le début de la guérison du père célérier, comme il en nourrit alors l’espoir.
Entré à la Trappe depuis six ans quand il rencontre le narrateur du Monde moral, le père célérier ne peut trouver suffisamment de moyens de mortification, saisissant chacun de ceux qui s’offrent à lui, comme tous ses congénères. Il n’y a donc guère que des coupables qui puissent supporter la vie à la Trappe, comme l’explique le père célérier au narrateur qui lui dit s’être interrogé, avant d’entendre son histoire, sur « l’extrême austérité qui règne dans cette abbaye » :
Il me répondit que le but de l’institution ayant été d’en faire un asile pour la pénitence, les exercices, les aliments, et tous les articles de la règle avaient été rapportés à cette vue ; […] les grands criminels, les pécheurs signalés, s’animaient de jour en jour aux plus rudes observations, bénissaient le ciel de leurs souffrances, et comptaient la ruine de leur santé pour le premier de leurs sacrifices ; que cet esprit de mort volontaire, ou de guerre contre le repos et la vigueur des sens, n’était modéré que par la crainte d’abréger avec la vie des tourments dont on regrettait toujours la fin ; qu’aussi, lorsque la mort arrivait dans le cours naturel, on se hâtait de les redoubler, pour mettre tous les moments à profit, sans avoir à se reprocher sa délivrance ; et qu’à l’agonie même, c’était une pratique constante de se faire étendre sur la cendre et sur la paille, pour y expirer, dans ce dernier acte de mortification et de renoncement à soi-même ; que depuis deux jours, un des solitaires, poussant le courage bien plus loin, avait prié le ciel, en mourant, de ne pas se contenter d’une pénitence de quinze ans, pour quarante ans d’une vie passée dans le crime, et de le condamner, pendant l’espace d’un siècle, aux flammes du lieu de purgation35.
Et le narrateur d’ajouter immédiatement cette remarque, qui conclut l’épisode : « Le père célérier, en achevant de m’instruire, parut goûter beaucoup cette idée. Je jugeai qu’il était homme à demander cinq ou six siècles de purgatoire, au lieu d’un »36. Sans doute l’ironie de la situation n’appelle-t-elle que l’ironie : alors qu’ils sont entrés à la Trappe dans l’espoir d’échapper aux tourments infernaux, les moines finissent par se les infliger eux-mêmes ici-bas, et même par souhaiter qu’ils se prolongent post-mortem. Se vérifie l’hypothèse du caractère autarcique et idiosyncratique du remords, du moins de son absence de rapport avec les châtiments physiques : en effet, les châtiments physiques ne résolvent pas le remords, faisant partie de ces « sanctions postiches »37 dont parlait Jankélévitch et avec lesquelles n’a rien à démêler la conscience, puisqu’elle leur est par définition inaccessible. Si le père célérier ne guérit pas, c’est donc faute d’avoir employé les bons remèdes. À bien y regarder, les trappistes sont en fait victimes de l’imaginaire du remords, tout se passant comme s’ils croyaient qu’une forme de translation finirait par s’opérer entre le physique et le moral et qu’à terme, les tortures épuiseraient les tourments du remords si souvent comparé aux pires souffrances physiques. Dans le passage que nous avons reproduit, l’accumulation des sévices que s’infligent les trappistes en montre l’impuissance et l’inefficacité. Nous allons maintenant voir que ce divorce entre remords et châtiment physique constitue l’un des principes poétiques de l’histoire tragique dans Les Délassements de Baculard.
Trouble dans le genre
De Camus et de Rosset, Baculard garde dans Les Délassements la volonté d’édifier le lecteur et de le mettre en garde contre les dangers des passions38 en lui représentant les conséquences tragiques qu’elles peuvent avoir. Seulement, il ne considère pas que le crime nécessite d’autre expiation que le remords, précisément parce que le remords constitue la seule véritable expiation. Pourtant, avant les Délassements, Baculard avait écrit des histoires tragiques parfaitement conformes aux codes traditionnels du genre, telles qu’Adelson et Salvini, qui s’achève par le supplice du criminel : Salvini, meurtrier de Nelly, dont il était amoureux mais qui était sur le point d’épouser son ami Adelson, est exécuté en place publique. Si Baculard ajoute un supplément de pathétique avec l’ultime pardon accordé à Salvini par Adelson en pleurs, la scène n’a rien que de très classique :
Adelson subjugué par le sentiment le plus honorable que la nature ait imprimé au cœur humain, vaincu par la pitié, […] pousse un cri affreux, et le serrant contre sa poitrine. - Va… Dieu pardonne… je vais mourir aussi ; et tout à coup il perd l’usage des sens, on l’emporte. L’admiration pour le lord, l’attendrissement pour Salvini, une douleur universelle, voilà le tableau qui frappait tous les regards ; on n’entendait que des soupirs et des plaintes. L’Italien profite de la liberté que les Anglais accordent à leurs criminels ; il implore un moment de silence : on demeure attentif ; les pleurs s’arrêtent ; il raconte en peu de mots sa déplorable aventure, et fait voir à quel excès les passions peuvent nous égarer. […] [A]lors que sa voix s’éteint dans les sanglots ; il reprend un peu de calme, parle tout bas au ministre qui ne l’avait point quitté : on présume qu’il le chargea du soin d’informer ses parents de son triste sort ; il adresse ensuite avec une ferveur touchante une courte prière à Dieu, et se livre aux mains de l’exécuteur39.
Adelson avait pourtant procuré à Salvini en prison les moyens de s’enfuir et d’échapper à une mort ignominieuse, mais comme lui explique Salvini dans une lettre, son supplice constitue à ses yeux une chance d’expier son crime :
J’ai tout offensé, et j’ai tout à réparer ; et ce ne peut être qu’en subissant la mort la plus ignominieuse […]. Vous devez être persuadé que j’ai appris à mourir : mais le sacrifice de mes jours ne serait pas une expiation suffisante ; si j’imaginais une fin plus affreuse que celle qui m’est réservée, je l’implorerais de votre bienfaisance : voilà le service que je voudrais encore vous devoir. Ne pensez pas que je vous prie de faire passer dans mes mains ce qui pourrait me délivrer d’une existence que j’abhorre […] ; je vous le répète : la réparation serait trop au-dessous du forfait ; d’ailleurs je manquerais à cette religion dont j’entrevois enfin les terribles vérités. Mylord, c’est à Tyburn qu’il faut que l’on me voie finir, couvert de la fange de l’infamie […]. [J]e ne vous écris donc point pour me soustraire à cette mort qui est mon unique espérance40.
Comme dans les histoires tragiques de l’âge d’or du genre, le supplice est donc occasion de rachat et seule manière dont le criminel puisse espérer obtenir le pardon divin.
Dans les nouvelles des Délassements que l’on peut considérer comme des histoires tragiques ou qui ont avec elles une évidente parenté, le criminel est presque systématiquement puni par le remords : les rares fois où il est également condamné par les lois, l’exécution, simplement mentionnée, apparaît toujours comme surérogatoire. Dans L’Ami, Kiang, après avoir assassiné Outing, se trouve immédiatement assailli par les remords, exactement comme Shaftesbury le décrit dans un passage que nous avons cité :
Kiang était pâle, égaré, abandonné au désordre le plus affreux : il regardait derrière lui avec frayeur comme s’il craignait d’être poursuivi. Eh ! qu’avez-vous ? qu’avez-vous, lui dit Fong, surpris de son état ? Mon ami, d’où vient ce tremblement dans tous vos membres, cette épouvante ?… Si je ne vous connaissais pas, j’imaginerais que vous venez de vous souiller d’un crime. En pouvez-vous douter, répond Kiang, en jetant un gémissement lugubre ? Ces alarmes, cette terreur, vous le savez, n’appartiennent point à la vertu ! Oui, Fong, je suis le plus malheureux, … le plus coupable des hommes ! […] Vois-tu ces mains ? regarde, regarde : elles sont teintes du sang de l’honnête Outing41…
Fong plaint alors son ami, condamné à éprouver d’insupportables remords : « Jamais, non jamais l’image de cet infortuné ne sortira de ta mémoire ! tu le reverras toujours se traîner sur tes pas, te montrer sa blessure, faire rejaillir un sang qui t’accusera auprès du Tien, éternellement »42. L’empereur finit par faire grâce à Kiang, se contentant de lui faire croire jusqu’au bout qu’il sera exécuté.
Dans Norston et Suzanne ou le malheur, Jonathan, responsable de la mort des deux personnages éponymes, est pourtant plus à plaindre que ses deux victimes : « Il n’y a lieu de douter que Norston se donnant la mort, ait moins souffert que Jonathan après son crime, cherchant à se sauver et à se fuir, pour ainsi dire, lui-même »43. Les remords de Jonathan lui sont tellement insupportables que son supplice lui apparaît comme une délivrance :
Jonathan est arrêté au moment de son passage en Europe ; on lui fait son procès ; il confesse tout […] ; sa vie n’était qu’un tissu chargé de forfaits ; on le condamne au dernier supplice ; il rendit hommage à la vertu, en avouant que, depuis son crime, il n’avait pu jouir d’un instant de repos : il renvoyait partout l’ombre de Suzanne qui s’élevait sans cesse de la terre, et lui venait reprocher sa ruine et celle de son mari ; il parut content de perdre la vie, aspirant au moment qu’il serait délivré du fardeau d’une existence qui lui était devenue insupportable, et n’osant attendre que l’excès de ses remords lui ferait trouver grâce devant le Juge suprême44.
Bien que cela soit exprimé sur le mode de la négative, on voit que si Dieu devait pardonner à Jonathan, ce serait en faveur de ses remords, et non parce que les souffrances subies sur l’échafaud auraient acquitté sa dette.
Baculard ne cesse de l’affirmer : « La miséricorde divine est sans bornes, et il n’y a point de crime à ses yeux que n’expie la sincérité des remords »45. C’est par exemple ce qui vaut à Théodose d’être réintégré à l’Église après le massacre de Thessalonique46. Or dans la mesure où Dieu pardonne à qui éprouve sincèrement du remords, sûr garant de la vertu future du criminel repenti47, l’homme qui, lui, ne pardonne pas, se rend coupable d’inhumanité, comme le montre la Punition des mauvaises mœurs. D’un point de vue métatextuel, cette nouvelle apparaît comme la mise en concurrence de l’ancienne poétique de l’histoire tragique, reflet et produit d’une vision pessimiste de la nature humaine, et de la poétique que pratique Baculard dans les Délassements, défense et illustration d’une conception de l’homme comme être certes sujet aux passions et donc aux égarements, mais fondamentalement bon, ce dont, encore une fois, le remords est précisément la preuve :
C’est la société qui a rendu l’homme méchant : il y a contracté une foule de vices qu’il n’aurait jamais eus, s’il fût resté solitaire. Nous osons le dire hautement : il n’y a point de créature humaine qui commette une action criminelle, surtout lorsqu’elle peut affliger son semblable, qui n’éprouve de secrets remords48.
Dans Punition des mauvaises mœurs, touché par la misère d’Eugénie, ancienne courtisane dont les parents sont morts de chagrin après sa fuite, le narrateur espère trouver des secours auprès de ses anciens amants. Il se rend notamment chez Monsieur***, qui « passe pour un modèle de dévotion »49. Celui-ci reste cependant insensible aux sollicitations du narrateur, affirmant même qu’Eugénie a mérité son sort :
Et de qui me parlez-vous ? d’une odieuse pécheresse !… – D’une créature, monsieur, qui souffre, qui a besoin de secours. […] Je ne l’ignore point : cette femme a été l’objet… le dirai-je, de vos adorations ? […] – Et, monsieur, voilà pourquoi elle doit subir, dès ce monde, un châtiment exemplaire… Quel scandale n’a-t-elle pas causé ! – Mais monsieur, elle est repentante, déchirée de remords, consumée par le besoin… – Elle ne saurait assez souffrir : qu’elle offre ses maux à Dieu, que je prie de tout mon cœur de lui pardonner. […] Il est bon que le vice soit puni ; ces monuments de la vengeance céleste sont nécessaires, et tournent au profit de l’édification50.
Le « cœur […] brisé de douleur » à l’idée que même la religion puisse inspirer « tant d’inhumanité » et « de barbarie »51, le narrateur s’épanche auprès d’un ami ecclésiastique, qui décide alors de faire à Eugénie une pension de trois cents livres sur les huit cents que lui rapporte son ministère. Le discours de monsieur ***, qui prône l’expiation par la souffrance, est disqualifié tant sur le plan des idées que sur le plan narratif : consolant son ami, le généreux ecclésiastique lui représente que « la religion n’est point telle » qu’il a « cru la voir dans le cruel et l’hypocrite » monsieur ***, mais qu’elle est « la nature perfectionnée »52. Parce que le généreux ecclésiastique applique ses propres principes – « la nature nous porte à soulager notre semblable »53 –, la nouvelle se conclut par un deus ex machina, preuve qu’Eugénie « déchirée de remords » est suffisamment punie.
Conclusion
Dès le début du XVIIIe siècle, la conception de l’homme comme être corrompu par le péché originel est concurrencée par l’émergence d’une anthropologie plus optimiste, qui ne cesse de se développer pendant la période des Lumières. Parmi les arguments avancés en faveur de cette anthropologie, le remords est l’un des plus systématiquement convoqués – il n’est que de citer l’article « Remords » de l’Encyclopédie : « [s]i l’homme était naturellement mauvais, il semble qu’il aurait le remords de la vertu, et non le remords du crime »54. Ce bouleversement philosophique majeur a des conséquences sur la poétique de l’histoire tragique : parce que l’homme est naturellement bon, il ne peut pas ne pas savoir quand il a manqué ou failli à la loi morale, et c’est dans cette conscience douloureuse que réside pour lui le plus terrible des châtiments. Pour peu qu’il ne soit pas complètement dénaturé, tout criminel, au XVIIIe siècle, est un nouvel Oreste, dont le mal réside précisément dans le fait de « savoir qu’[il] fu[t] criminel »55.
