« Tes remords te suivront comme autant de furies », prophétise Agrippine à son « monstre naissant » de fils (Britannicus, V, 6, v. 1683) : à l’époque classique, les tourments des méchants se disent en vers, le plus souvent ils sont adressés à un confident (Narcisse1), ou suscités par des opposants (Nicomède, Rodogune) – grande ressource pour les effets pathétiques des joutes oratoires. Jusqu’à l’époque de Diderot, les monologues de Iago, les angoisses des Macbeth et Richard III ne sont accessibles qu’à quelques lecteurs anglophones : les dramaturges français, de Molière à Gresset, se concentrent sur les manœuvres des fourbes, l’exposition des stratagèmes dont la dramaturgie sera exhibée avec brio par Diderot dans son Est-il bon ? est-il méchant ? (1773)2. Plus délicate est la présentation dans les textes narratifs de la psychologie d’un être coupable et odieux. L’écrivain doit alors louvoyer entre plusieurs écueils s’il veut soutenir l’intérêt d’un personnage méprisable, respecter la décence dans l’exposition des crimes, et décider de lui déléguer ou non la parole. Cette dernière question d’ordre narratologique recouvre un enjeu moral essentiel : jusqu’à quel point laissera-t-on les personnages pervers exposer leurs actes ignobles et leurs passions mauvaises, étant bien entendu qu’ils ne peuvent être les héros narrateurs d’un roman sérieux3 ? La solution la plus courante – et la plus efficace – passe par la confession ou les aveux devant une autorité judiciaire, politique ou morale : ce moment rhétorique est soutenu par force remords, plus ou moins sincères selon l’honnêteté du repentant. Trois romanciers des Lumières ont apporté des solutions originales au traitement de telles séquences narratives : Courtilz de Sandras dans ses Mémoires de la marquise de Fresne (1701), Challe dans l’histoire de Dupuis qui clôt Les Illustres Françaises (1713), Prévost dans la seconde partie de son Cleveland (les tomes VI à VIII de 1738-39)4.
Comment décrire, exposer, illustrer l’état d’esprit de celui qui commet une mauvaise action ? Est-ce un méchant5 ou un égaré ? La langue classique dispose d’une large palette de nuances lexicales entre remords et repentance. Condillac distingue le regret (« chagrin d’une perte ou reproche qu’on se fait de n’avoir pas fait une chose ») du repentir (« reproche qu’on se fait d’avoir fait une faute ») et du remords (« repentir qu’on a d’un crime »), autant de termes sémantiquement supérieurs à scrupule ou repentance6. Je considère le verbe pronominal « se repentir » dans son sens moral fort, et non au sens affaibli de « regretter ». Courtilz l’emploie dans ce dernier sens en contexte mondain7 mais aussi dans un contexte religieux dégradé. La marquise de Fresne revoit Gendron sous l’emprise des moines qui lorgnent sur les richesses de ce ci-devant corsaire qu’ils convertissent à petit feu :
Il me dit en présence de ses deux témoins, qui ne le quittaient pas d’un pas, qu’il m’avouerait franchement, que cela [la comparution du marquis de Fresne devant le tribunal] le réjouissait : mais que comme on était sujet souvent à se repentir, quand l’on se mettait sur le pied de se repaître des apparences, il espérait que Dieu lui ferait la grâce d’en attendre l’évènement en paix et en tranquillité. J’admirais le repos de son esprit, qui était un coup de Dieu, et me proposant son exemple, comme la meilleure chose que j’eusse à imiter, je fis ce que je pus pour en venir à bout. Mais ce ne sont pas là des grâces que Dieu fasse à tout le monde, et il ne les fait qu’à qui il lui plaît. (Marquise, STFM, p. 326-327)
Ce « coup de Dieu » est une grâce qui n’est pas accordée à tout le monde, il y faut parfois des circonstances toutes humaines, comme le prouve le mot d’Henri IV au maréchal de Joyeuse. Ce haut dignitaire comblé d’honneur retourne soudainement à sa condition première de moine :
Vous vous trompez, reprit le Roi, ce n’est pas moi qu’ils admirent ; et s’il y a quelque chose ici qui soit le sujet de leur admiration, c’est bien plutôt de voir un Capucin si doré. Le Maréchal ne rougit pas seulement à ces paroles : mais disparaissant un moment après, il s’en fut dès le soir même aux Capucins, où il reprit l’habit. Il ne le quitta plus cette fois-là ; quoique le Pape eût converti les vœux qu’il avait déjà faits, en ceux de Chevalier de Malte : tellement qu’il y mourut bien repentant de ses péchés et de son ambition. (Marquise, STFM, p. 60)
Le repentir d’une âme coupable : tel est proprement le sujet dramatique traité par nos trois romanciers. Ils choisissent de montrer, dans des épisodes parfois très développés, des criminels tourmentés par leur conscience, bourrelés de remords selon l’expression consacrée8. Si nous ne sommes pas encore dans l’étude poussée de la psychologie du criminel qui, du banquier Taillefer à Raskolnikov ou Mess Lethierry (cet appât pour pieuvre), fascinera les romanciers réalistes du XIXe siècle9, les écrivains des Lumières commencent à explorer ce domaine avec leurs moyens propres. J’examinerai les séquences « repentir et confession » sous un angle poétique et narratologique, avant de dégager l’esthétique du traitement original des criminels proposé par Challe, Courtilz et Prévost.
Crime, repentir et châtiment
Le mode le plus direct de la transmission des remords est la confession, privée ou publique. Le terme confession est à prendre dans son sens étendu : confidence des fautes, confession des péchés, déposition ou aveu (sens juridique premier de confessio). Un même schéma diégétique se retrouve dans les trois romans :
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Forfait accompli ou empêché (ces méchants sont aussi des maladroits).
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Arrestation du criminel, son repentir : prise de conscience de sa faute.
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Sa confession à une autorité, à ses victimes, ou à un ami intime, moment plus ou moins développé ou résumé.
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Réception de la confession auprès du public intéressé (à commencer par les victimes), rapportée par l’instance narrative : c’est à ce niveau que les écrivains en exploitent les effets pathétiques de ces moments rhétoriques.
On mesure le potentiel dramatique de telles séquences : leur traitement est proche du modèle théâtral qu’offre la scène judiciaire, avec la présence d’un public et d’une figure de juge.
Telle est la structure d’épisodes récurrents dans les Mémoires de la marquise de Fresne montrant des empoisonneurs confondus. Ils sont presque aussi nombreux que les scènes de repas, auxquelles ils servent d’assaisonnement, en quelque sorte. Le jeune homme qui a offert une perdrix empoisonnée au « Seignor Elric », riche négociant de Dulcigno, voit son plan se retourner contre lui : Elric, méfiant envers les présents qui lui viennent de sa famille (Timeo Danaos…), « ne douta point que ce ne fût là le boucon10 qu’il lui voulait donner à sa cadette et à lui » (p. 254). L’empoisonneur est alors invité par la marquise à partager leur repas ; il se trouble, et, démasqué, passe aux aveux :
Je commençai d’abord à le traiter de scélérat, et d’empoisonneur, lui disant que sa mèche était découverte : mais que je m’en étais voulu donner le plaisir tout du long, qu’il n’y avait point d’autre moyen de sauver sa vie, qu’en m’avouant qui lui avait fait faire ce qu’il avait fait ; […]. Il voulait tout nier au commencement ; mais m’entendant dire à Inglebert d’aller chercher la Justice, il se jeta à mes pieds, et me cria miséricorde. Elric sut ainsi quels étaient ceux qui avaient attenté à ses jours ; (Marquise, STFM, p. 257)
Peu après succède une scène de confession prolongeant le même sujet : un autre assassin gagé dont la mission était… d’empoisonner l’empoisonneur, meurt de maladie avant de pouvoir accomplir son forfait11. Dans ces épisodes se manifeste tout l’humour noir de Courtilz, notamment son goût du contretemps fatal dont Prévost fera un de ses ressorts diégétiques favoris12.
Le repentir public sert à réparer les offenses et à rétablir la réputation des personnes exposées, comme l’est la marquise de Fresne. Celle-ci est calomniée par un « cavalier espagnol » appartenant à l’Ordre de Malte, qui a laissé entendre qu’elle était la maîtresse du corsaire Gendron (p. 249). Un jeune chevalier du même ordre se porte champion de la marquise et défie l’insolent : tous deux se battent mortellement. Mourir est pour l’Espagnol le seul moyen d’échapper à la prison, car les duels sont interdits à Malte tout comme en France. Seul son sincère repentir le rachète aux yeux de l’insultée :
Je le fus voir une seconde fois, avant sa mort, dont il me remercia tant, qu’il n’en fallait pas davantage pour me faire voir qu’il se repentait de tout son cœur de ce qu’il avait dit de moi. Aussi lui pardonnai-je du même cœur qu’il me demandait pardon, en sorte que j’eus bien du regret de sa mort. (Marquise, p. 292-293)
Le but pathétique de ces scènes de confession publique est alors atteint : susciter la sympathie des victimes et rédimer le coupable, dans un contexte plus laïc que religieux, car l’objectif du récit de cette scène de pardon est de réhabiliter la marquise soupçonnée et soucieuse de gagner son procès en séparation.
Le même scénario dirige les deux scènes de confession du Français Gelin dans la seconde partie du Cleveland. Le ravisseur – sinon le séducteur – de Fanny, l’épouse de Cleveland, comparaît successivement devant Henriette d’Angleterre (L. 8, p. 633-637), puis devant le philosophe anglais pour un très long échange en forme de réexamen critique du séjour à La Havane (L. 11, p. 780-800). Gelin est sommé de s’expliquer sur le meurtre de Bridge à La Corogne13, sur l’enlèvement prémédité de Fanny, et sur son attentat contre Cleveland (fin du L. 7, p. 603-605). Répondant à ces charges particulièrement lourdes, le Français plaide l’ascendant de son caractère passionné, entraînant ce « mélange de vertus et de vices », ce « contraste perpétuel de bons sentiments et d’actions mauvaises » qui formaient le « fond du tableau » des aventures de Des Grieux14. Gelin invoque la toute-puissance de sa nature combustible et irrépressible, dans ce qui forme les prémices d’une anthropologie du pulsionnel illustrée par les fictions de Challe et Prévost :
Mais de quoi n’est-on pas capable, ajouta-t-il, en baissant les yeux, avec ma vivacité naturelle et la funeste passion qui me dévore ? J’aurais massacré mon père dans les mêmes circonstances ! (Cleveland, p. 634)
Tel est mon malheureux naturel, qu’une passion qui s’allume une fois dans mon sang, agit sur moi avec la même force, et que n’étant point capable de résister à l’une ou à l’autre impression, c’est toujours la plus vive et la plus présente qui me détermine à la suivre. (p. 784)
Tel est son système de défense lorsqu’il comparaît devant Madame, arborant « un souris fier et dédaigneux », mais respectueux :
Prenant un ton doux et civil, il répondit qu’une si grande Princesse n’avait pas besoin d’employer la violence pour tirer de lui ce qu’il était porté à confesser volontairement, et par le seul respect qu’il avait pour elle. Malgré cette affectation de constance, il parut un peu déconcerté, lorsqu’au lieu de l’interroger simplement sur les motifs de son assassinat, Madame lui parla de ma famille, de l’Île de Cuba, de l’Île de Sainte-Hélène, et de la Corogne, avec un détail des faits et de circonstances qui lui fit connaître qu’elle était informée de tous nos secrets. (Cleveland, L. 8, p. 634)
Comment le narrateur Cleveland connaît-il tous ces détails en forme de didascalies, dans cette entrevue très théâtralisée ? Par le témoignage de Fanny qui est cachée derrière une tenture, selon le procédé usuel de l’auditeur intéressé et indiscret. Lorsque Fanny paraît devant son ravisseur, Madame, « attendrie » (p. 636) par le repentir sincère de Gelin qui a répondu précisément aux questions sur la vie domestique du philosophe, est convaincue qu’ils n’ont jamais été amants, comme le prétend Cleveland qui vient de déposer une demande de divorce (c’est ce qui met Fanny au désespoir). Il y a là une énigme que la seconde confession de Gelin devant Cleveland permettra de résoudre. Prévost utilise la séquence du repentir du méchant pour sa riche valeur herméneutique, faisant progresser le lecteur au fil des révélations mutuelles que se font inculpé et victimes.
L’entretien avec Cleveland suit ce principe d’éclaircissement, au prix de forts contrastes. Gelin comparaît « d’un air ferme, mais plus modeste que je ne m’y attendais », commente le narrateur (p. 781) interloqué par les déclamations lyriques de son assassin :
Ô Cleveland ! s’écria-t-il d’une voix faible et attendrie, ô ! le meilleur et le plus malheureux de tous les hommes, que demandez-vous de moi qui ne soit au-dessous de mon repentir, et trop doux mille fois pour mon châtiment ! […] Oh ! que je trouve de douceur à vous confesser mes crimes ! De quel poids funeste je me viens décharger ! (Cleveland, p. 781-782)
Après cette préparation pathétique, une autre surprise attend Cleveland quand, au lieu d’avouer l’adultère, Gelin prend la défense de Fanny et se porte même garant de sa fidélité :
Me ferez-vous compter encore parmi mes crimes celui d’avoir ruiné sa vertu ? Ah ! si le plus noir de ceux que j’ai à me reprocher est d’avoir eu le dessein et l’espérance de la séduire, il a toujours été le plus infructueux, et c’était à cette honteuse confession que je me préparais. Ne me chargez point des crimes d’autrui. (Cleveland, p. 783)
Croyez-moi, lorsque je le confesse à ma honte, je ne lui ai pas fait un seul outrage dont elle n’ait été vengée sur le champ par mes remords. (p. 783-784)
À l’instar de l’ambassadeur de la Grecque moderne, Gelin ne fut jamais qu’un « amant rebuté » par celle qu’il adore : « il se plaignait avec un ruisseau de larmes, d’avoir commis une multitude de crimes dont il n’avait jamais recueilli le moindre fruit » (p. 791). Or s’il s’est cru autorisé à entreprendre la séduction de Fanny, c’est bien parce que Cleveland lui avait montré un exemple vicieux en entretenant une relation équivoque avec la fatale Mme Lallin15. Le philosophe, d’abord choqué d’une telle accusation (« Vous cherchez à couvrir vos trahisons d’un prétexte, et vous m’attribuez des perfidies pour excuser les vôtres ? », se défend-il, p. 784), doit finalement reconnaître que les circonstances donnent raison au Français. Gelin parvient alors à cet exploit : dessiller le philosophe anglais en le faisant réfléchir non plus sur des systèmes métaphysiques mais bien sur son comportement envers Mme Lallin, sur sa froideur envers son épouse, autant de circonstances qui ont provoqué la jalousie, le dépit puis la fuite de Fanny. Le repentir du méchant permet ici de lever des blocages psychologiques, assimilables à des dénis en termes modernes. Le pardon accordé par Cleveland (p. 801) provoque un puissant renversement de perspective : ce n’est plus le couple Gelin-Fanny qui est alors incriminé, mais le couple Cleveland-Mlle Lallin, nouvel objet d’investigations.
Prévost développe ici une esthétique qui aura une influence décisive sur la théorie du drame par Diderot16 : il opte pour une dramaturgie axiologique, soutenue par un renversement de la position de jugement moral. Gelin amène Cleveland, la partie lésée, à prendre conscience de sa propre responsabilité dans la fuite de Fanny – ce qui fait a posteriori du philosophe anglais un allié, voire un complice, du ravisseur de son épouse. L’épisode de la confession, par son changement inattendu de perspective, tend ainsi un miroir critique au philosophe trop sûr de son bon droit et de la validité de ses griefs.
Conséquence capitale : le méchant redevient, par sa franchise et par les lumières nouvelles qu’il jette sur le passé des époux Cleveland, moralement digne du pardon du héros, mais aussi de l’intérêt du lecteur. Le contre-exemple sera le méchant superlatif qu’est le Jésuite, double dégradé de Gelin, lequel réussit à entraver son infâme projet d’enlèvement des enfants de Cleveland. De persécuteur, Gelin devient alors le plus dévoué protecteur de sa famille, par un repentir sincère, confirmé devant Milord Clarendon, protecteur du héros en France :
Lorsque vous me connaîtrez mieux, peut-être penserez-vous que les noms de méchant et de perfide qui m’ont irrité dans sa bouche, me conviennent autant qu’à lui [le Jésuite fourbe] ; mais j’ai sur lui cet avantage, que ce n’est pas la nécessité qui m’a forcé au repentir. (Cleveland, L. 11, p. 854)
La confession du Jésuite, tissées d’hyperboles et d’accumulations17, rend le personnage plus odieux que pitoyable. Là se manifeste à nouveau l’humour noir de Prévost, quand le méchant devenu trop bavard est interrompu :
Les remords qui commençaient à le presser l’auraient rendu plus éloquent sur son repentir, si Milord Clarendon ne lui eût conseillé de réserver toutes ces exclamations pour son confesseur. Le sort d’un si méchant homme lui inspirant peu de compassion, il ne daigna point lui faire d’autre réponse. (Cleveland, p. 859-860)
Parmi ses stratagèmes pour séduire Fanny, Gelin avait conçu l’idée d’un sortilège nécessitant le sang de la proie. Les circonstances de ce bref épisode comme son insuccès peuvent se lire comme un discret hommage de Prévost à Challe, par analogie à cet autre méchant repenti qu’est Gallouin, le frère de Nanette, promise à Dupuis. Le détail de la blessure faite à Fanny avec des ciseaux pour récupérer des gouttes de son sang (Cleveland, p. 798) reprend exactement l’artifice de Gallouin : celui-ci provoque une piqûre d’aiguille et étanche le sang de Silvie avec son mouchoir (IF, p. 547-548). Gallouin et Gelin convoitent tous deux la femme d’autrui (Silvie, mariée à des Frans, et Fanny), usent de sortilèges pour parvenir à leurs fins, sont finalement infructueux dans leurs stratagèmes, et sont la principale cause de l’accusation d’adultère (et même du châtiment cruel de Silvie), seule l’issue sexuelle reste absente de Cleveland18. L’intrigue et les remords de Gallouin sont révélés au public par Dupuis, devenu le porte-parole d’outre-tombe de son ami précocement disparu devant un tribunal d’honnêtes gens.
Tempête sous le crâne des méchants
Dupuis rapporte en effet la confession détaillée de Gallouin au milieu d’une assemblée de parents et amis, réunie chez des Ronais, et critiquant à chaud les histoires racontées. Les aveux de Gallouin amènent, tout comme dans le Cleveland, un renversement du jugement porté sur la « faute » de Silvie : sa mémoire est réhabilitée lorsqu’on apprend que c’est involontairement qu’elle s’est livrée à Gallouin. Le scélérat retrace les étapes de la fabrication du sortilège, l’usage qu’il en fait pour posséder Silvie sans scrupules : « mais quoiqu’une victoire forcée comme celle-là, ait peu de charmes pour un honnête homme, ma passion n’était point assouvie, et je ne sentis aucun remords à continuer dans mon crime » (IF, p.548-549). Les choses changent de face quand Gallouin découvre qu’il a provoqué la mort de Mme Morin, amie dévouée de Silvie, et que sa victime n’éprouve plus que de la haine pour lui dès qu’elle ne porte plus son collier ensorcelé :
Des objets si cruels pour moi me firent regarder mon entreprise avec horreur. Je ne dis point à Silvie, ni ce que j’avais fait pour triompher de sa vertu, ni la mort de Madame Morin. Je lui demandai un pardon sincère, je lui remontrai que l’éclat ne servirait qu’à la perdre elle-même. Je lui offris encore de l’épouser. Elle rebuta ma proposition, et me dit qu’elle me regardait comme un monstre. […] je sortis de cette maison véritablement repentant de mon crime, qui me devenait infructueux, et qui coûtait la vie à une femme digne d’une autre destinée. (IF, p. 550)
Gallouin ignorait alors le mariage clandestin de Silvie et de des Frans. Ces désastres provoqués par sa seule lubricité conduisent à un changement radical de son mode de vie, dont Dupuis est témoin :
Tant d’événements fâcheux coup sur coup changèrent Gallouin tout à fait. Il s’était confessé pendant sa maladie de tous les égarements de sa jeunesse ; il en conçut un sincère repentir. Il réfléchit sur tout ce qu’il avait fait de mal en sa vie ; il craignit que celle qu’il avait menée dans le monde, et qu’il y pouvait mener encore, s’il y restait, ne le conduisît insensiblement à remplir la funeste destinée dont son horoscope l’avait menacé ; et forma le dessein de se rendre religieux, comme il a fait.
C’en est fait, me dit-il un jour. Je vois tous les désordres de ma vie ; je vois le peu de fond qu’il y a à faire sur les plaisirs du monde ; je reconnais mes mauvaises inclinations, il faut les vaincre. Ma raison me le dit, et la peur m’y pousse. (IF, p. 552)
C’est ce repentir sincère qui l’amène, tel le maréchal de Joyeuse, à se faire capucin :
C’en est fait, dit-il, j’ai pris ma résolution ; je vais abandonner le monde, et me retirer dans un couvent, tant pour faire pénitence de mes péchés et de mon crime, que pour en prévenir les suites. […] Il a vécu comme un saint pendant le reste de sa vie, qui se termina comme on le lui avait prédit ; mais il n’est pas encore temps d’en parler. Je ne puis m’empêcher de faire une réflexion sur sa vocation et sa conversion ; qui est, que si on ne recevait dans les couvents que des gens véritablement repentants et convertis, le nombre des religieux ne serait pas si grand ; mais leur vie serait plus exemplaire et plus édifiante. (IF, p. 554, je souligne)
La dernière phrase souligne le sens idéologique de cette réforme, qui convient aux pécheurs sincères et non aux moines parasites qui profitent de la société : les ouvriers, eux, travaillent, dit le père des Prez à un ermite lui demandant l’aumône (IF, p. 307). Comme Marivaux faisant revenir Climal à des sentiments vertueux, Challe légitime par ces exemples le sens profond de la « morale plus naturelle et plus chrétienne » qu’il annonce dans la préface des Illustres Françaises (p. 83).
Cette peinture de l’intérieur d’un scélérat rongé par le remords rompt avec l’esthétique théâtrale du sermon de Dupuis tonnant contre les amants sans foi qui abandonnent leur maîtresse enceinte. Il confond publiquement un séducteur qui comptait sur l’impunité accordée aux hommes et se vantait même de sa scélératesse. Dupuis en appelle hautement à l’examen de conscience du méchant :
Ces lois déclarent infâmes, celles qui deviennent grosses pendant leur veuvage, et n’assujettissent pas à un mariage nécessaire ceux qui leur ont fait l’enfant, quelque promesse qu’ils en aient faite ; et dans ce cas-là les lois n’ont aucun égard au rapport des familles, de l’âge, ni du bien. Cela est cause qu’on peut les tromper impunément devant les hommes, et même s’en moquer ; mais quand on les trompe exprès on n’en est pas moins coupable en effet devant Dieu et devant les hommes mêmes, que si on avait abusé d’une fille : et ce n’est pas, à mon sens, être fort honnête homme, que d’avoir recours, pour couvrir un parjure, à des lois qui ne regardent que la police d’un État, et le scandale devant les hommes ; mais qui ne justifient point un homme devant Dieu, et ne le mettent point à couvert de ses propres remords ; en un mot qui ne le justifient point à lui-même et au fond de son cœur. Examinez le vôtre, Monsieur, ajoutai-je ; je suis sûr que votre conscience ni votre cœur ne vous paraîtront pas dans cet état de tranquillité, qui n’est que le fruit d’une entière innocence. Du moins je suis sûr, que si vous vous tenez justifié devant les hommes, vous ne vous assurerez pas que Dieu vous regarde un jour comme son enfant, ni qu’il vous fasse part de son héritage, vous qui niez le vôtre, et qui, outre votre bien que vous lui refusez, voulez le faire déclarer infâme. (IF, p. 531-532)
Si on fait la part de l’opportunisme de Dupuis, ce libertin qui prêche ici contre sa chapelle dans le but d’intéresser la veuve, cette tirade vaut pour sa force idéologique et polémique. Challe dénonce l’injustice d’une mentalité sexiste : la répétition de la formule « déclarer infâme » remet en cause les lois patriarcales et le jugement public qui condamnent aveuglément les femmes coupables d’une « faiblesse ». « Rentrez en vous-même », dit en substance Dupuis au débauché irresponsable qui ne se soucie pas plus de ses bâtards que de son salut19.
Rentrer en soi-même, se rendre justice, sont aussi les buts que se propose la marquise de Fresne. Dans la préface, elle invite son abominable époux à se repentir de ses crimes : « Je souhaite que Monsieur de Fresne lise ceci ; afin que la première fois qu’il s’entendra dire des vérités, il lui prenne ainsi quelque remords qui produise le même effet. » (STFM, p. 60). Les remords du marquis une fois commise sa méchante action (il vend sa femme au corsaire Gendron) font l’objet d’une page singulière des Mémoires. Le lecteur est alors invité à pénétrer dans cet esprit lâche et tourmenté :
Il partit pour s’en aller à Venise, et s’étant embarqué sur un vaisseau qui devait faire voile incessamment pour porter quelques marchandises dans cette Ville, le vent tourna tout d’un coup, de sorte qu’il devint tout aussi contraire qu’il était favorable auparavant. Le Maître du Vaisseau lui dit alors qu’il pouvait s’en retourner à Gênes, parce que du côté où était le vent, ou il était bien trompé, ou l’on en aurait du moins pour trois ou quatre jours, sans le voir changer. Mais comme sa conscience le bourrelait, et qu’il croyait se cacher dans ce Vaisseau comme un autre Jonas, il fit réponse à ce Capitaine, qu’après avoir pris congé de tous ceux de sa connaissance, il aimait mieux demeurer là, que de s’aller montrer davantage dans un lieu où il n’avait plus que faire. Mais tout de même que Dieu fut bien trouver le Prophète dont je viens de parler, dans le fond du vaisseau où il se cachait, il trouva tout de même mon mari dans le sien. Il lui fit sentir là tous les remords qu’une action aussi méchante que celle qu’il venait de faire pouvait exciter dans un cœur. Il ne pouvait même ni boire ni manger ; tant il est vrai que Dieu se sert de nous-mêmes, pour nous punir des crimes que nous sommes si malheureux que de commettre. (Marquise, STFM, p. 137, je souligne)
On supposera que les informations sur cet épisode (qui a lieu pendant que la marquise est séquestrée sur le navire du corsaire) furent glanées après coup par la narratrice, en se basant sur le récit du valet La Forêt, témoin des nuits d’insomnie de son maître. Ses remords, ironiquement attribués à la divinité, sont modalisés par la distance humoristique portée par la référence à Jonas : l’actualisation de la légende du prophète est typique de l’humour courtilzien, fait d’incongruités et de dosages dans le mélange des registres20. La théâtralité n’est pas absente, elle est ici intériorisée : les lecteurs se retrouvent dans la position de spectateurs d’une scène de comédie qui se jouerait en première instance dans la « boîte crânienne » (pour reprendre une expression de Beckett). Résultat de cette tempête morale : le marquis doit se composer un personnage, et faire passer pour une affection organique le poids psychologique de son forfait. Lui qui espérait jouir des plaisirs de la ville de Venise se voit ainsi trompé dans ses attentes :
Cependant pour faire accroire à ce Banquier aussi bien qu’à la Forêt, qu’il ne se portait pas bien, et cacher par-là les troubles que lui excitaient les remords de sa conscience, il pria le Banquier de lui faire venir le lendemain un Médecin. Le Banquier lui promit de lui amener le plus habile de la ville, et même celui dont se servait l’Ambassadeur de France, tellement que lui souhaitant une bonne nuit, il se retira tout mortifié de voir que sa santé ne lui permettait pas de jouir des douceurs de cette Ville, où l’on se divertit mieux que dans pas une autre de toute l’Italie. (Marquise, STFM, p. 138-139)
Les chagrins inhibent le goût des plaisirs, comme le dit si bien le Vénitien par excellence21. L’appétit revient bientôt au marquis, selon un contraste tout courtilzien :
Le Banquier étant venu dîner avec lui, Monsieur de Fresne qui avait jeûné pendant plusieurs jours, mangea en homme de grand appétit : il mangea le soir de même force chez le Banquier, qui lui donna à souper en famille, de sorte que je m’effaçai entièrement de sa mémoire, sans lui causer davantage de remords. Le lendemain cela alla encore mieux pour lui, et le Banquier lui ayant demandé s’il lui voulait donner à déjeuner, ils mangèrent d’un pâté, et firent de toutes sortes de grillades. (Marquise, STFM, p. 141)
La narratrice suggère, avec le même humour que ses appâts ne sauraient rivaliser avec une côtelette grillée : ce remède est excellent pour le marquis qui ne sera plus inquiété par sa conscience, mais bien par la justice du roi qui le rattrape in fine.
Esthétiquement, les trois romanciers ont théâtralisé de manière personnelle la séquence des remords. Challe et Prévost optent pour une confession rendue publique, dont la sincérité rend le criminel moins détestable, plus digne de pitié – plus « rachetable » en somme. Le travail de composition privilégie la dramatisation, les retournements de situations, les péripéties ainsi générées. Prévost et Courtilz cultivent quant à eux la distanciation humoristique, la complicité avec les lecteurs : amenant des perspectives novatrices dans la manière de penser de l’intérieur la psychologie du méchant. Les Balzac, Hugo, Dostoïevski s’y emploieront avec une méthode introspective dominée par le point de vue réaliste surplombant sur leurs personnages.
