Roman et remords iraient-il de pair ? Il est significatif qu’un des tout premiers textes théoriques sur l’art du roman au XVIIe siècle reconnaisse au second un rôle fondamental :
[…] j’ai à vous dire, Lecteur, qu’ici la vertu paraît toujours récompensée, et le vice toujours puni ; si par un juste repentir, celui qui a suivi son dérèglement n’a obtenu sa grâce au Ciel. Aussi ai-je observé pour cela l’égalité des mœurs, en toutes les personnes qui agissent : si ce n’est quand les passions les dérèglent, ou quand le remords les touche1.
Le remords y est tout à la fois une norme et une exception : norme servant à indexer le sort des méchants, laissés à leur conscience sans correction (le « repentir » ici évoqué), et à protéger ainsi l’horizon moral du roman ; exception poétique autorisant à ne pas observer « l’égalité des mœurs » et à redoubler de pathétique en la représentation des personnages. Et le privilège que lui accorde le long roman ne sera certes pas contesté par l’avènement des nouvelles formes narratives. Tout au contraire : à mesure que les genres de la « nouvelle historique » et du « petit roman » s’imposent et prolongent à leur manière les modèles précédents, le remords semble y trouver un écrin tout privilégié. Tous les ingrédients sont réunis : s’inspirant de la chronique de cour, on y voit s’agiter les malheurs galants des « âmes scrupuleuses » voire « captives »2 ; proche de « l’histoire secrète »3, elle donne accès à la fabrique sensible et même sentimentale de l’Histoire4 ; et non loin de la littérature moraliste, s’agissant au moins de Lafayette et Bernard, dont les œuvres m’occuperont ici5, elle représente sans complaisance le désastre d’une passion toute puissante6. Comment la fiction de ces nouveaux genres ne pourrait-elle alors pas accorder au remords une place de choix ? Ainsi replacé dans un cadre générique et moral singulier, le remords, qui tient à la fois d’un mélange passionnel7 et de l’activité de la conscience8, permet, modestement, de mieux comprendre la productivité narrative des objets délicats dont s’emparent ces fictions9.
Le moment du remords
Le remords vient rarement seul. Se donnant parfois à sentir confusément, dans le trouble des hyperonymes (« inquiétudes » et autres « agitations »), il se discerne subtilement dans le temps de l’analyse, et parvient, mais non sans mal, à se distinguer de la honte10. À quoi notera-t-on alors l’arrivée du remords ?
Puisqu’il correspond à l’acte de la conscience réprouvant une action passée, il faudra d’abord, tout simplement, que le personnage ait vécu ou ait déjà pris une décision. Mais l’on remarquera aussitôt que cela ne préjuge d’aucune longueur narrative. Si le remords attend pour paraître, dans Éléonor d’Yvrée, que l’héroïne éponyme soit engagée à un mari non désiré, et que sa meilleure amie soit prise de passion pour l’homme qu’elle convoite, s’il attend, dans ce roman ambigu de formation qu’est La Princesse de Clèves, que le discours maternel soit transmis et incorporé11, faisant du récit, aussi, une généalogie du remords, il est, dans La Comtesse de Tende, comme initial. En effet, sitôt la nouvelle lancée, sitôt la comtesse prise de passion pour le chevalier de Navarre, et sitôt sa meilleure amie inclinée à la même passion : « Depuis ce temps, la comtesse fut dans une agitation qui lui ôta le repos : elle sentit le remords d’ôter à son amie le cœur d’un homme qu’elle allait épouser […] »12. Là, le remords peut être le produit lentement mûri de fils progressivement imbriqués ; ici, il est le départ de l’histoire tragique qui en dépliera l’abîme. Et quel est au juste, dans ce cas, son objet ? Non le devoir qu’une épouse doit observer pour son mari, mais celui qui unit des amies. C’est qu’il suffit, pour sentir le remords, qu’il y ait sentiment (légitime ou non) d’une loi outrepassée, que cette loi concerne les exigences du mariage – que Lafayette place au début de ses récits, pour étudier le malheur qu’ils causent, et que Bernard place en leur centre ou en leur fin, pour étudier autant le malheur qu’ils causent que le malheur qui les cause – ou les exigences de l’amitié, très représentée dans le corpus13. Mais la loi correspond aussi, et plus souvent encore, à l’exigence de la passion elle-même, que le remords vienne en ce dernier cas de ne pas l’avoir suivie ou d’avoir agi contre elle. Aussi le Don Ramire de Zayde se résout-il à un moment « à suivre les mouvements de son cœur » de sorte qu’« il n’eut plus de remords sitôt qu’il en eut pris la résolution »14 tandis que Zayde elle-même ne peut « se consoler […] de n’avoir pas laissé [la lettre qu’elle destine à Consalve] dans un lieu où le hasard l’eût pu faire tomber de ses mains »15. C’est là le remords de ne pas avoir mené son désir un peu plus loin. Le remords peut fort bien balancer entre ces deux lois également internalisées, celle des liens socio-familiaux, et celle de l’inclination. Dans cette nouvelle plus ironique que d’autres peut-être, Inès de Cordoue, à quelques pages d’intervalle, le personnage principal balance entre le remords de ne pas avoir dit à son amant qu’elle avait un mari16 – variation sur le schéma de l’aveu, subverti, de La Princesse de Clèves – puis le remords d’avoir éloigné son amant dont la passion pourrait s’alanguir17, et enfin le remords d’avoir méprisé son « devoir » envers un « mari qui lui avait témoigné tant d’amour et tant de bonté »18. Mais on comprend par là même à quel point le remords est, dans ces fictions, lié à la honte. Le remords existe dans le rapport d’une conscience avec elle-même ; la honte existe dans le rapport d’une conscience avec le regard des autres, fût-il imaginaire. La honte engage en ceci la crainte de l’infamie19 mais elle a en commun avec le remords la représentation d’une action considérée comme blâmable. Aussi verra-t-on dans la première mention de la « honte » de la Princesse de Montpensier, à propos de sa nouvelle rencontre avec Guise – « Elle apprit [à Chabannes] qu’elle en avait été troublée, par la honte du souvenir de l’inclination qu’elle lui avait autrefois témoignée »20 – le souci d’une princesse s’inquiétant de sa réputation, sans cesser d’y voir l’action du remords, dans l’indépassable souvenir d’avoir senti.
C’est que le remords ne va pas sans conscience, qui en est proprement le nom. Il peut certes s’extérioriser. Il apparaît alors comme la finalité argumentative de certains ultima verba21 – ceux du Prince de Clèves à la Princesse – ou de certains dialogues comptant souvent sur l’efficacité de l’increpatio, ou question véhémente, pour exposer à autrui ce que l’on considère comme un crime22. Inès connaît le rôle des interlocuteurs : « si elle n’avait été qu’avec elle-même, elle n’aurait jamais pensé qu’un amour si malheureux eût été un crime »23. Et de là, des scènes de confrontation très fréquentes, par exemple, entre Sansac et Mademoiselle de Roye, désormais Madame d’Amboise, dans Le Comte d’Amboise : à la comtesse lui disant qu’une union aurait été possible, Sansac appelle la culpabilisation – « Pourquoi me dire des choses si cruelles ? » – à quoi répond une autre culpabilisation : « Quoi ? vous ne sauriez faire un effort pour me laisser à moi-même ? »24. Répliques d’autant plus savoureuses que La Princesse de Clèves est évidemment à l’arrière-plan, et que le dialogue n’a apparemment pas la même issue : il ne s’achève pas sur l’exigence du repos, mais sur la suspension de l’examen. Belle idée salutaire : sans retour sur soi, pas de remords…
Mais ce dernier est encore plus fréquemment l’objet de discours intérieurs. On ne s’étonnera donc pas de son affinité génétique avec les romans de Lafayette et de Bernard, transformant les aventures du monde en aventures « intérieures »25 et avec leurs héros et héroïnes, portés, pour la plupart, à l’hyper-vigilance mentale et s’accusant à coup de regards en arrière26. Encore faut-il laisser à la conscience l’ampleur nécessaire pour faire son retour. Il ne s’agit plus tant d’en user contre un autre, que de le sentir contre soi. On pourra à ce titre séparer les mentions par bribes du remords et les vraies scènes de remords, ouvertes assez souvent par le retrait du personnage dans un espace intime, le récit nous escortant dès lors vers les coulisses de l’histoire secrète : une terre loin de Paris, pour ne plus avoir à « cacher son affliction »27, ou une chambre, propice à son surgissement : « elle fit dire qu’on ne la voyait pas et s’enferma dans son cabinet, couchée sur son lit de repos abandonnée à tout ce que les remords et la jalousie peuvent avoir de plus douloureux »28 ; « Mais, quand elle fut dans son cabinet, quelles réflexions ne fit-elle point sur la honte de s’être laissée fléchir »29, etc. La réclusion, permettant à la conscience de s’avouer son mal, fonctionne comme la borne d’ouverture d’une telle scène, participant de « l’appareil démarcatif du psycho-récit »30, qui assume de plus en plus dans la seconde moitié du siècle ce dont se chargeait le discours. Il est à ce titre significatif que le modèle de psycho-récit fourni par Du Plaisir soit une plainte pleine de remords – « Sans cesse elle était déchirée par les remords de lui avoir inspiré une passion, qui l’empêchait de profiter ailleurs du mérite qu’elle lui trouvait ; mais enfin elle avait la consolation d’aimer et de souffrir sans résistance »31 – en laquelle peuvent se conjoindre la force pathétique et l’empreinte judiciaire.
Ces scènes de « réflexions » ou de « sentiments » n’annulent rien, en effet, de l’énergie pitoyable que les discours pouvaient convoyer :
Mais, quand elle fut dans son cabinet, quelles réflexions ne fit-elle point sur la honte de s’être laissée fléchir si aisément aux excuses du duc de Guise, sur l’embarras où elle s’allait plonger en s’engageant dans une chose qu’elle avait regardée avec tant d’horreur, et sur les effroyables malheurs où la jalousie de son mari la pouvait jeter !32
Tandis que l’intensité des « réflexions » est relayée par le cumul des hyperboles de tous ordres, l’espace où se déploie le remords est puissamment réinvesti dans la métaphore spatiale dessinée par le verbe « plonger » qui appelle, dans nos textes, la métaphore topique de « l’abîme »33. Plutôt que de dévoration, il est question ici d’engloutissement et d’insinuation (le remords pénètre, mais avec une métaphore pour ainsi dire dévitalisée)34. À la pathétisation du discours se combine aussi sa judiciarisation, ces psycho-récits devenant autant d’« examens de conscience »35. Les scènes deviennent alors, pour leur part, autant d’auto-confessions, qui portent bien souvent, ironiquement, sur l’oubli non du devoir, mais du désir :
Quand [le Comte d’Amboise] ne se vit plus rien à faire, il pensa à ce qu’il avait fait, il envisagea à loisir le mariage de Mademoiselle de Roye et du marquis de Sansac auquel il n’y avait plus d’obstacles. Il vit qu’il l’avait lui-même livrée à celui qu’il devait le plus craindre qu’il ne la possédât, et il fut mille fois sur le point de le punir de ce qu’il venait de faire pour lui et de l’empêcher, par sa mort, d’obtenir un bien qu’il venait de lui abandonner… Cette idée [le désarroi de Mademoiselle de Roye] le retenait, mais il voyait à quel excès la pitié l’avait porté. Il revenait comme d’un songe et il avait peine à croire ce qu’il avait été capable d’exécuter36.
Le ressassement embarrassé de la narration est à la mesure du trouble du personnage masculin, très singulièrement (pour notre corpus) au cœur de la nouvelle, pris entre la rumination d’un héroïsme mal assumé (il vient de renoncer à celle qu’il aime) et la progression analytique mais peu méthodique du sentiment qui, du remords, passe à la jalousie. On notera d’emblée le rôle étrange conféré à ces « cérémonies »37 mentales : celle-ci du moins signale que le remords n’aura été que le symptôme d’un être moins héros qu’amant, alors qu’il semblait, un instant avant, « ten[ir] plus du héros que de l’amant »38. Le remords interroge sur la « générosité »39 dont le comte est capable : sans la mettre à mal tout à fait, il la relègue au rang d’effort, avant que la passion ne prenne le dessus.
Déplié dans ces cas, le remords peut ailleurs être puissamment concentré en quelques termes. C’est dans les deux nouvelles courtes de Lafayette que l’on trouve, peut-être paradoxalement, les cas les plus frappants. Les ellipses de La Comtesse de Tende dérobent le temps de l’analyse à la lecture et laissent à la « vue » le soin de tout dire… sans rien nous dire. Pur bloc d’abîme, le remords est sans développement, laissé à deviner dans quelques substantifs abstraits qui ressaisissent la totalité d’un acte de conscience sans en dévoiler le contenu : on ne saura rien des « réflexions » que lui « f[ont] faire les paroles de son mari » et de la nature de « la vue des malheurs où sa passion l’exposait »40. Elle partage, avec la princesse de Montpensier, une même conscience le plus souvent inaccessible au lecteur, avec cette différence capitale que la comtesse sera déchirée par le devoir, tandis que le remords de conscience de la princesse sera, pour la majeure partie de la nouvelle, anesthésié. On trouve de fait dans l’Histoire de la Princesse de Montpensier trois moments seulement de psycho-récits, et fort brefs, consacrés aux remords du personnage éponyme41. Ainsi étouffée, la conscience cède le pas au corps, qui absorbe la « douleur d’avoir perdu l’estime de son mari, le cœur de son amant, et le plus parfait ami qui fut jamais »42. Le corps ne résiste pas, dans ce cas, aux scrupules qui l’accablent, et la honte mortifère relaie autant qu’elle enveloppe le remords43 : elle fait passer du regard de la conscience au regard de toutes les autres consciences.
Cela n’épuise au demeurant pas le lien du corps au remords. Ailleurs, ce corps essaie de ne rien faire paraître : il est le seul écran, dans « un lieu destiné à la joie »44, pour que l’affliction d’une princesse partagée entre remords et jalousie demeure cachée. Ailleurs encore, en sens inverse, il contribue à « laisser voir » (on appréciera l’ambiguïté) des remords derrière lesquels il fallait deviner le désir : « Elle laissa voir au chevalier tous ses remords sur la princesse de Neufchâtel ; elle résolut seulement de lui cacher sa jalousie, et crut en effet la lui avoir cachée ». Le prince, en bon lecteur des signes, ne s’y trompera pas : « vous m’avez laissé voir que vous ne me haïssez pas »45.
Le remords : de la répétition à l’Histoire
À quoi rime alors le moment du remords ? Théoriquement, ou bien le remords s’exténue en endurcissement (mais ne répond à ce modèle, sauf erreur, aucun personnage de notre corpus) ; ou bien le remords n’a jamais eu lieu (ne répond à ce modèle qu’une Madame de Tournon sans « aucun remords »46 dans Le Comte d’Amboise) ; ou bien il se convertit en repentir, pour s’ouvrir à la résolution vers le bien. Tel est parfois le cas dans Zayde, plus proche du roman de formation qu’aucun autre de notre corpus. Là, le remords d’avoir suivi son désir s’accompagne d’un déniaisement cruel, mais invitant à une « résolution » (un adieu) qui ne sera pas contestée : « en voyant qu’[Alamir] était capable de donner les mêmes soins, et de dire les mêmes paroles à deux ou trois en même temps, [Naria] voyait qu’elle n’avait occupé que son esprit, et non pas son cœur ; qu’elle n’avait fait que son amusement, sans faire sa félicité »47. Dans l’immense majorité des cas, toutefois, le remords est un entre-deux, ni endurcissement, ni repentir, qui fait office de prison. On comprend que certaines de ces nouvelles aient été rapprochées du récit d’épouvante ou de l’histoire tragique48.
L’image topique de la poursuite, encore pleinement active dans la fiction baroque d’Urfé – « les repentirs qui l’iront talonnant en ces pensées, seront les exécuteurs de la justice d’Amour »49 ou dans la fiction galante des Scudéry – « Amasis était cruellement persécuté […] par un remords qui ne lui donnait point de relâche »50 – exprime bien « l’éternelle et pure souffrance »51 dont parle Jankélévitch. Mais sauf erreur de notre part, ce n’est pas par ces voies que les textes de notre corpus explorent l’incessant retour du remords. Ils ont plutôt recours à l’opposition du « remords » et de la « résolution ». En quoi ? Là encore, ce drame extraordinaire du remords qu’est La Comtesse de Tende dit l’essentiel en une suite de propositions progressivement raccourcies : « la honte et les malheurs d’une galanterie se présentèrent à son esprit ; elle vit l’abîme où elle se précipitait, et elle résolut de l’éviter. Elle tint mal ses résolutions »52. Le remords, qui reste ici implicite, appelle la résolution, jouant un instant le rôle d’instance judiciaire, mais cette dernière se mue aussitôt en irrésolution. Voilà soulignée la violence du flot de l’inclination – « l’on cède aisément à ce qui plait »53 – qu’aucune digue ne saurait contenir. Par là, le remords peut être virtuellement infini, l’irrésolution appelant elle-même un nouveau remords54 – celui d’avoir mal agi – et engendrant le scrupule, que Furetière définit comme un « doute que [l’esprit] a sur le jugement qu’il doit faire » (Dictionnaire universel de Furetière, 1690) et que l’on pourrait aussi bien définir comme la crainte de mal agir. Mais ni le remords ni le scrupule, dans ces fictions, ne laissent longtemps planer l’ombre de l’objurgation, cette condamnation qui espère la correction, et l’exprobration, condamnation sans appel, n’a la plupart du temps aucun effet. Dans les deux cas, l’efficacité du discours intérieur d’auto-reproche s’évanouit quasiment dans l’instant : le remords n’a pas d’effet pérenne, et le scrupule accompagne l’action, mais ne l’empêche pas. S’installe alors un imaginaire de la répétition de la faute, due à cette improductivité du remords. Toute la matière d’Éléonor d’Yvrée est faite de l’irrésolution de l’héroïne principale et de sa temporalité trébuchante : Éléonor n’en finit pas de vouloir conjurer le remords. Aussi assiste-t-on plusieurs fois à la même scène, modulée : les scrupules qu’elle nourrit à l’égard de Mathilde l’exhortent une première fois à se résoudre à lui sacrifier son amant, avant que la « présence de son amant » n’ébranle « sa résolution », et qu’une deuxième résolution – grâce à « l’amitié » – l’invite à renouveler son sacrifier ; une troisième suivra, et cette fois, l’amitié sera jointe à la « nécessité »55. Sera-ce alors l’apaisement du remords ? Ni pour Éléonor, envers son amie comme envers son amant – « [elle] sembla vouloir le dédommager par ses regards, de tout ce qu’elle lui faisait perdre »56 – ni pour Mathilde, qui meurt dans « l’imagination » d’un amant « l’accabl[ant] d’injures »57. Le Comte d’Amboise, sur un schéma narratif très semblable, spatialise l’incessant retour du remords. Ne cessant de se sacrifier pour Mademoiselle de Roye, qui l’estime mais ne l’aime pas, le Comte d’Amboise revit, comme un fantôme, la même scène58. À la troisième rupture, surgit une honte que l’on pourrait ici définir comme le remords du remords – « je suis honteux […] de vous marquer que vos mépris et votre haine ne sauraient m’empêcher de vous aimer »59 – qui fait retour dix pages plus loin : « il avait honte d’être tourmenté par les démêlés de Sansac et de Sancerre pour Mademoiselle de Roye »60. La narration insistera avec malice sur l’itération : « il avait plus d’une fois renoncé à elle » ; « il s’était déjà engagé deux fois »61, etc. Lafayette exploite elle aussi l’inefficacité du remords face à la toute-puissance du désir, et dès la première grande scène de remords (le vol du portrait), qui correspond à la première irruption d’une pensée de l’aveu, et à son premier congédiement : « elle y trouva de la folie, et retomba dans l’embarras de ne savoir quel parti prendre », avec en plus, dans La Princesse de Clèves, cette ambivalente lucidité du personnage féminin à l’égard de sa propre opacité – « toutes mes résolutions sont inutiles » – que les personnages de Bernard acquièrent trop tard, ou jamais62. C’est faire que la raison elle-même conclue à sa propre impuissance, ne pouvant que regarder, comme à distance, les scrupules à l’égard de la vertu se transformer en « faute »63 à l’égard d’une passion inassouvie.
À cette irréparabilité, due à l’irrépressibilité du désir, se conjoint, ainsi, l’irrépressibilité du remords lui-même : une fois qu’il s’installe, il peine à partir. La Comtesse de Tende (comme La Princesse de Montpensier) métaphorise l’impossibilité de se soustraire au remords, par l’effraction de l’amant dans le lieu intime de la chambre (le refoulé peut-il être tenu à distance ?) : par deux fois, le chevalier prend la « porte dérobée de son cabinet » pour rouvrir la passion d’une comtesse « abandonnée » à ses « remords »64. De là aussi, l’importance des notations temporelles – « la princesse de Navarre lui faisait tous les jours confidence d’une jalousie dont elle était la cause. Cette jalousie la pénétrait de remords »65 – qui ne font pas exactement stagner : elles donnent l’impression que l’on peut toujours tomber plus bas. Après la première faille (« depuis ce jour-là ») vient le gouffre (« elle vit l’abîme ») mais qui n’est lui-même qu’un haut degré temporaire toujours à parcourir : « elles lui firent voir l’étendue de la trahison ». C’est dire que l’on a affaire à des « consciences emmurées »66, piégées dans une forme de ressassement, que la parole ne libère pas : « au lieu d’ouvrir des fenêtres sur le monde, le parler les referme sur des sentiments irrémédiables »67. « Apprendre » à Chabannes « la honte du souvenir de l’inclination » qu’elle a autrefois témoignée au duc de Guise suffit à la princesse pour appeler à sa résurrection, qui conduira au « consent[ement] »68 au souvenir d’antan. Et le demi-aveu de la princesse de Clèves à son mari pourrait ici fonctionner comme un emblème : loin qu’un tel aveu apaise le remords, il le déclenche et le nourrit69. L’imagination sera-t-elle une aide ? Si la réalité ne renvoie que les signes du crime, le rêve sera le seul espace où l’on pourra espérer liquider le remords : c’est exemplairement Madame de Clèves rêvant à un monde sans « devoir »70. Mais ces heureuses rêveries sont vite congédiées, par la réalité autant que par l’imagination elle-même, instrument sadique, retourné contre lui-même, du remords. Tout en faisant se représenter l’imminence du crime – « l’embarras où elle s’allait plonger en s’engageant dans une chose qu’elle avait regardée avec tant d’horreur »71 – l’imagination joue le rôle d’une conscience qui ne fait que souffrir sans jamais faire guérir (« Ces pensées se dissipèrent dès le lendemain par la vue du duc de Guise »72) au point de pouvoir créer cette fiction d’un remords portant non sur ce qui a eu lieu, mais sur ce qui n’aurait jamais pu avoir lieu dans La Princesse de Clèves : « Elle repassait incessamment tout ce qu’elle lui devait, et elle se faisait un crime de n’avoir pas eu de la passion pour lui, comme si c’eût été une chose qui eût été en son pouvoir »73. Et que penser de ce « scrupule » sur ce qui aura eu lieu dans Éléonor d’Yvrée : « Elle pensa que peut-être il ne l’aimait plus, que peut-être elle le verrait sans lui parler, et que si elle lui parlait, ce ne serait que pour lui dire un éternel adieu. Quelle conversation, que même elle prévoyait qu’elle ferait scrupule de lui accorder ! »74 ? Pourrait s’apprécier à nouveau la spécialisation sémantique du « scrupule ». S’il désigne, au début du siècle, « le scrupule de conscience remordant les malfaiteurs » (glosé par le Trésor de la langue française de Nicot, en latin, par furiæ), et s’il garde parfois ce sens dans notre corpus, il est défini à la fin du siècle comme une « crainte de manquer dans les choses les plus légères » (Académie, 1694). Très étroitement lié au délibératif, il est surtout défini par la ténuité de son objet : accompagnateur plus qu’inhibiteur de l’action, il a à cet égard partie liée à l’imagination de l’avenir, évidemment, qui lui donne une réalité vécue, au risque d’amplifier en montagne ce qui semble être un néant.
Le remords a donc une place de choix dans ces univers narratifs, placés, plus largement, sous le signe de la répétition. C’est le cas de Zayde, qui n’est pas, dans l’ensemble, un roman du remords, mais qui est assurément un roman de la gémellité, de la duplication, de la représentation, et de la rétrospection ; bref, de la répétition sous toutes ses formes. Dans ce cadre, le remords gagne en puissance parce qu’il souligne la cohérence d’une vision du monde, en accompagnant le regret des personnages d’avoir manqué le bonheur (un temps) pour n’avoir pas su vivre le désir autrement que sous la forme d’une image75. C’est le cas aussi de la spectrale Princesse de Montpensier, dont le centre est peut-être davantage la vengeance et son retour irrépressible, lui aussi. Mais remords et vengeance œuvrent ensemble au portrait d’un indépassable passé : le « souvenir » du désir de la princesse de Montpensier pour Guise, premier objet de « honte », ne cesse de gagner en consistance pour se concrétiser tragiquement à la toute fin dans le destin d’une princesse littéralement morte de honte. C’est dire la puissance accordée au très réel fantôme du devoir, dans cette nouvelle qui ne laisse aucune place à la régénération, pour la princesse comme pour Chabannes. Ce dernier, « pénétré de repentir d’avoir abusé d’une amitié dont il recevait tant de marques, et, ne trouvant pas qu’il pût jamais réparer ce qu’il venait de faire », s’enfonce dans la « campagne » avant de rencontrer l’obscurité de la mort : « il fut enveloppé dans la ruine des huguenots »76. Liant à son habitude invention et mémoire, Lafayette semble donner ici à l’événement historique le rôle d’une réparation autrement impossible – l’Histoire assumant imaginairement le rôle d’une furie vengeresse pour punir un nouvel Oreste qui, peut-être, ne méritait pas de le devenir.
Les caractéristiques génériques de ces œuvres invitent en effet à faire du remords une force historique autant qu’individuelle. À l’interface de l’existence publique et de l’existence privée, la honte l’est de façon plus évidente. Mais le remords trouve aussi à s’insérer dans le maillage de l’Histoire : il peut être la conséquence d’un événement historique fictionnalisé, ou bien, et plus souvent, une cause replacée dans la chaîne des événements, réintroduisant dans une histoire désincarnée les logiques affectives qui y président. C’est exemplairement le cas dans Éléonor d’Yvrée où le remords est à la fois cause et conséquence. La rébellion du père d’Éléonor (Arduin, marquis d’Yvrée) contre l’empereur allemand (Henri II) engendre la disgrâce de ce père, la dispersion des enfants, et l’impossibilité, pour Éléonor, d’épouser le duc de Misnie : voilà l’Histoire produisant le remords du père et de ses enfants, leur « demand[ant] néanmoins pardon de les avoir rendus malheureux »77. Mais ce remords produit, dans ce cas, un désir de réparation : Éléonor devra épouser le comte de Rethelois, expiant par là la faute du père mais créant sa propre frustration. L’envers de l’Histoire assumé par la nouvelle historique révèle ainsi, derrière la diplomatie des alliances, le jeu tragique des remords qui, à leur manière, font histoire. Le genre de la nouvelle assume pour sa part fantasmatiquement, pour ainsi dire, le désir de réparation qui traverse l’Histoire, tout en montrant, à la mesure des destinées individuelles, ce qui reste d’irréparable78.
Le plaisir du remords : avertissement ou divertissement ?
C’est dire que l’Histoire doit s’accommoder d’une part d’incontrôlable : celui du cœur et de son « penchant » qui non content de créer des remords en s’opposant à la vertu et à la raison, ajoute ses propres remords à ceux qui n’en écouteraient pas le cri. Sans doute ces narrations du désastre, dont la plus cruelle est La Comtesse de Tende, comportent-elles dès lors une dimension dissuasive, pour peu qu’on n’y voie pas tant la mise en œuvre d’une recommandation implicite (ne faites pas comme eux, résistez à votre désir) que celle d’une prévention, beaucoup plus désabusée (si vous aimez, voilà à quoi vous attendre), face à l’aliénation du désir et de la conscience. Car si l’incontrôlable puissance du désir est évidente, l’ambivalence de la conscience à l’égard de ses propres créations l’est tout autant, réinjectant une problématique responsabilité là où on pouvait ne voir que simple passivité. Bien des personnages, constatant qu’ils se sont trompés, pourraient rejoindre le constat d’Alphonse : « Le comble des malheurs […] c’est d’avoir creusé les abîmes où l’on est tombé »79.
On sait, en ces périodes rupifucaldiennes, que la vertu peut cacher de plus obscurs mouvements : « notre repentir n’est pas tant un regret du mal que nous avons fait, qu’une crainte de celui qui nous en peut arriver » (Maxime 180). Le remords, on l’a dit, devient rarement repentir. Mais comment pourrait-il faire son œuvre punitive s’il n’est pas toujours purement vécu comme une punition ? L’examen des « délicatesses » de ce sentiment réserve bien des surprises – et précisément les surprises de l’amour, « plus ingénieux » que le remords lui-même, instrumentalisé à l’envi. Rousseau préviendra, à propos de Julie, de ces détours :
Pénétrée du regret de sa mère, [Julie] voudrait vous oublier ; et, malgré qu’elle en ait, [l’amour] trouble sa conscience pour la forcer de penser à vous. Il veut que ses pleurs aient du rapport à ce qu’elle aime. Elle n’oserait plus s’en occuper directement, il la force de s’en occuper encore au moins par son repentir80.
Du remords du désir, nous voilà arrivés au désir qui est au fond du remords. Les ambiguïtés ne sont pas rares dans ces « romans de la mauvaise foi »81, qui indiquent que l’objet du remords aime à se faire contempler : derrière le crime, ou avec lui, le souvenir du plaisir. Plusieurs configurations sont possibles. On pourra par exemple s’étonner du retard du scrupule, qui arrive in extremis après un temps passé à déplorer la menace de la séparation :
[Inès] se résolvait quelquefois à chercher les moyens de parler à Lerme, quelque périlleux qu’ils pussent être. Mais elle croyait les avoir perdus par sa faute, et qu’il ne devait plus la chercher, après avoir vu qu’elle l’évitait. D’ailleurs, malgré son penchant, elle craignait que cette démarche ne fût trop contraire à son devoir : son mari lui avait témoigné tant d’amour et tant de bonté qu’elle était engagée à lui sacrifier ce reste d’inclination ; mais, après tout, elle ne pouvait la vaincre, et elle cherchait seulement à l’accorder avec sa vertu82.
Le psycho-récit, qui aime exhiber les étapes logiques de l’exploration intérieure, le fait ici non sans une certaine insistance, suivant les sinuosités d’une conscience se rappelant après-coup (mais rapidement !) le devoir (« d’ailleurs ») puis réorientant aussitôt (« mais, après tout ») l’ombre du sacrifice vers un moins exigeant « accord ». « L’arithmétique des passions »83 héritée des longs romans incorpore d’étranges calculs.
Certes, le remords et le scrupule peuvent tempérer la joie, et la faire se dégrader en mélancolie. Ainsi d’Éléonor, à qui « la joie [de retrouver un amant fidèle] donna du scrupule », puis de la « mélancolie »84. Mais on sera surtout frappé par le fait que le remords, dans ces récits, peut co-exister avec, voire nourrir le plaisir de ces consciences complaisantes à elles-mêmes, maîtresses dans l’art de « tromper le devoir »85. On pourra penser à la « douceur »86 que la Princesse de Clèves trouve à son aveu, mais l’on évoquera surtout des situations faisant paraître plus nettement qu’un aveu peut servir à « s’excuser » tout en faisant percevoir que l’on n’est pas « excusable »87. Ce sont les appariements a priori contradictoires ou les discordances affectives qui le montrent le mieux. Dans La Comtesse de Tende, remords et jalousie voisinent sans cesse : la comtesse est « abandonnée à tout ce que les remords et la jalousie peuvent avoir de plus douloureux »88 – les deux s’enfantant mutuellement à mesure qu’elle converse avec madame de Neufchâtel. Dans Éléonor d’Yvrée, c’est le duc de Misnie qui voit son repentir « augment[er] encore [s]a tendresse » – voilà l’objet du remords progressivement érotisé (« je vous trouve plus charmante que jamais ») par la douleur – et c’est Mathilde qui éprouve en même temps plaisir et remords du plaisir : « elle apprit la nouvelle de cette infidélité, avec un plaisir qu’elle avait peine à se pardonner »89. On pense surtout à Inès, qui donne une tout autre image de la mélancolie que celle proposée par Éléonor :
Sa tendresse pour Lerme s’était réveillée lorsqu’elle l’avait voulu justifier à son mari ; elle la trouvait elle-même innocente depuis qu’il en jugeait ainsi. Ses scrupules s’affaiblissaient chaque jour, et il régnait dans son âme une tendre mélancolie qui n’était pas sans quelque sorte de douceur90.
Après la comédie de la conscience, distribuant au gré d’autrui (« depuis qu’il en jugeait ainsi ») les bons et les mauvais points (voir la construction attributive : « elle la trouvait elle-même innocente »), vient le gain de la mauvaise foi, se persuadant sincèrement de sa légitimité : Inès expérimente alors une forme de plaisir à voir ses « scrupules » disparaître, produit tout érotique, là encore, de l’hypervigilance. Au reste, le choix même des scrupules à la place du remords est significatif : c’est peut-être dire, dans un effet de point de vue, que le cas de conscience porte, selon le personnage, sur un objet jugé un peu ténu… Peu surprenant, sans doute, de la part de cet extraordinaire personnage qui proclame non seulement une forme de conscience de sa duplicité (« Tant que Lerme sera libre, disait-elle à Elvire, je sentirai dans mon âme un plaisir secret qui y entretiendra l’amour ») mais tout aussitôt une conscience de la nécessité de la duplicité (« faites croire à tout le monde que vous êtes détaché de moi, faites-le moi croire, s’il se peut à moi-même ») et au même moment, une parfaite… ignorance à l’égard de ses propres sentiments (« elle ne démêlait pas que l’espérance de voir Lerme sous une autre forme que celle de son amant aux yeux du monde, et même de le voir souvent, se glissait insensiblement dans son cœur »91). Voilà tout cas qui rend suspectes les rhétoriques de la justification, prêtes à être, obscurément parfois, instrumentalisées.
De là aussi, l’opacité de l’objet du scrupule, qui n’est pas forcément où on l’attend. Dans Inès de Cordoue encore, le personnage oscille entre scrupule pour son mari et pour son amant, dans une très plaisante inversion de l’aveu de La Princesse de Clèves : « comment dire à Lerme, en un mot, qu’elle était mariée à las Torres92 ? » Dans La Comtesse de Tende, la mauvaise foi va jusqu’à l’instrumentalisation du repentir lui-même : « n’ayant plus que de l’horreur pour la vie, elle résolut de la perdre d’une manière qui ne lui ôtât pas l’espérance de l’autre »93. Et la critique a souvent insisté sur l’ambiguïté du remords dans La Princesse de Clèves elle-même, si présent et si peu efficace, dans le cours du roman, face à une parole qui frustre plus qu’elle n’apaise94, ou face à la jalousie qui congédie l’inquiétude morale : « ce qu’elle pouvait moins supporter que tout le reste, était le souvenir de l’état où elle avait passé la nuit, et les cuisantes douleurs que lui avait causées la pensée que Monsieur de Nemours aimait ailleurs et qu’elle était trompée »95. La fin du roman marquera-t-elle, enfin, la victoire de la vertu sur le remords ? Il est certain qu’elle frappe dans sa singularité : la Princesse de Montpensier meurt de honte, la Comtesse de Tende se « no[ie] dans l’affliction »96, en une expiation qui n’appelle aucun pardon (fort absent de notre corpus), la princesse nous laisse quant à elle sur « des exemples de vertu inimitables »97. Mais si « vertu » il y a, elle s’est alors fortifiée dans l’ellipse assumée par les « années entières » qui « se [sont] passées » entre la dernière venue de Nemours et la fin de sa courte vie. Car ce n’est pas tout à fait le son que rendaient les dernières pages. On remarquera seulement, après d’autres98, que le devoir joue dans ce dénouement un rôle particulièrement ambigu : loin qu’il soit jamais aligné avec le cœur, il est non seulement vécu comme une contrainte – « elle ne ferait dans le reste de sa vie que ce qu’il aurait été bien aise qu’elle eût fait s’il avait vécu »99 – incarnée spectralement par le souvenir du mari, oscillant entre fantôme du devoir et fantôme de devoir, mais il est en plus impuissant, comme la raison, face au cri du cœur : « je me défie de mes forces au milieu de mes raisons »100. Que la retraite de la Princesse équivaille à une punition auto-imposée, l’étonnante amplification d’un scrupule devenu véritable hantise du crime, cela semble donc certain. Mais de quoi est-ce le nom ? En tout cas, le dernier face-à-face si commenté, avec Nemours, ne permet aucune résolution : « Elle fut étonnée de ce qu’elle avait fait ; elle s’en repentit ; elle en eut de la joie : tous ses sentiments étaient pleins de trouble et de passion. Elle examina encore les raisons de son devoir qui s’opposaient à son bonheur : elle sentit de la douleur de les trouver si fortes, et elle se repentit de les avoir si bien montrées à M. de Nemours. » Remords puis plaisir de l’aveu, enfin remords du désir : la parole, une nouvelle fois, a enfanté le déchirement, et laisse sa place, quelques lignes plus bas, au pur remords… sans passion : « Les pensées de la mort lui avaient reproché la mémoire de Monsieur de Clèves. Ce souvenir, qui s’accordait à son devoir, s’imprima fortement dans son cœur. Les passions et les engagements du monde lui parurent tels qu’ils paraissent aux personnes qui ont des vues plus grandes et plus éloignées. ». À ceci près qu’ironiquement, après les résolutions de la Princesse pour essayer de « vaincre ses scrupules », la narration orchestre un ultime retour de Nemours : retour du refoulé, comme on en a vu plusieurs cas, auquel la princesse ne peut répondre que par médiation – « elle lui fit dire… » – qui nous laisse entendre, à nous, la présence d’une passion encore vive, en même temps qu’elle ne nous laisse pas entendre la conscience de la Princesse ; fin troublante, que ce discours indirect, dans ce roman du psycho-récit. Le « trouble » dit, pour sa part, que l’extinction de la passion n’a pas encore eu lieu. À quoi la devra-t-on ? Non pas vraiment à la conjonction des puissances (volonté, raison, devoir) mais au « temps » : placé sous le signe de l’exténuation, le retrait de la princesse ressemble davantage à l’effort, arraché de haute lutte, d’une fuite, qu’à celui d’une assomption101. Toute différente est la retraite de Mademoiselle de Roye, dans Le Comte d’Amboise. Les remarquables dernières pages inversent là encore La Princesse de Clèves : elles offrent, ultimement, l’exemple d’une retraite qui n’équivaut ni à une humiliation ni à une élévation mais à une simple… suspension de l’art de l’examen mental : « elle retourna à la campagne où elle passa le reste de ses jours, remplie de ses diverses afflictions, et sans oser les démêler, de peur de reconnaître la plus forte »102. Le roman s’achève en victoire du trouble, sur l’arrêt, quasiment méta-poétique, de l’analyse intérieure, réduite à n’offrir que le spectacle d’un désir indéracinable103. Fuite aussi, donc, mais qui s’en tient à une irrésolution que l’Histoire seule lui a au demeurant imposée (l’amant vient opportunément de mourir !) ; aucun effort, fût-il voué à échouer, pour éteindre quoi que soit, mais la tentative, jusqu’au bout, de laisser libre cours à sa mauvaise foi. L’ironie – dirigée à l’encontre de ces « femmes qui faisaient agir leurs amants à [leur] gré »104 – est ici très palpable, et bien plus sensible que l’ironie de Lafayette, s’insinuant, par exemple, dans la suggestion que le beau mot, quasiment final, de « vertu » puisse être finalement le produit d’une imagination un peu trop scrupuleuse…
Dernière affinité élective, donc : remords et ironie. Ironie dans l’ambivalence des signes, dans l’ouverture du sens, dans le corrosif portrait des fausses galanteries105, mais ironie, aussi, dans la distanciation que les historiennes semblent prendre à l’égard de leurs personnages. Et n’y aurait-il pas là une forme de plaisir noir à déceler dans ces abîmes de malheur des formes retorses… de plaisir ? Cela n’annule en rien l’édification possible de ces petits romans, mais la fait coexister avec une forme de divertissement face aux surprises d’une conscience aussi trompée que trompeuse. On pourra en tout cas prêter attention à la voix narrative moins évidemment présente, mais subtilement agissant pour limiter l’empathie à l’égard de ses héroïnes, par exemple dans le jeu des répétitions orchestrées dans La Comtesse de Tende : au-delà de la reprise de la construction « laisser voir », déjà soulignée, c’est par le biais d’une répétition particulièrement efficace que la narration souligne, dans la nouvelle, que le remords d’un moment – « Cette trahison lui fit horreur : la honte et les malheurs d’une galanterie se présentèrent à son esprit » – appelle la jalousie du moment suivant : « leur mariage, qu’elle avait souhaité, lui fit horreur ». Quant à la « présence d’esprit », que John D. Lyons a magistralement étudiée106, elle n’admet pas trois occurrences, comme l’indique l’article, mais quatre, si l’on prend en compte le premier moment du remords : « la honte et les malheurs d’une galanterie se présentèrent à son esprit ; elle vit l’abîme où elle se précipitait ». Voilà les remords de la comtesse associés au génie galant du prince de Navarre qui, après avoir pénétré dans la chambre de la comtesse, « conserv[e] seul de la présence d’esprit » (répétée) pour inventer un discours qui apaise un temps les soupçons du mari (qui le découvre à genoux devant son épouse), et finalement à la découverte de la faute, par le mari lui-même, comprenant brusquement, à la toute fin, ce que cachait la burlesque situation : « tout d’un coup, l’aventure de l’avoir trouvé à genoux devant son lit se présenta à son esprit »107. Cruelle narration, mais jouissive dans son ironie insinuante et dans sa rigueur démonstrative, qui aura placé à son commencement la conscience de la faute pour mieux en déplier l’inefficacité : la nouvelle, véritable machination, laisse un goût d’à quoi bon ?.
Dans la co-existence de l’irrépressibilité du désir et du remords de conscience se tient ainsi en partie le tragique de ces fictions. Parce que les personnages ne peuvent se délester de leurs remords alors que le désir semble les délester de la maîtrise d’eux-mêmes, ils en viennent à être, sous leurs propres regards, responsables de leur irresponsabilité. Parce qu’ils sont prisonniers de l’obéissance à des lois (physiques comme sociales) contradictoires, ils hantent la rive du devoir-être – qu’ils ne peuvent quitter et qu’ils ne peuvent rejoindre. Inévitable remords, donc, sous le jour duquel se révèle, au-delà, l’immense théâtre du monde : celui des galanteries, celui des consciences s’appliquant à ruser avec elles-mêmes, celui d’une Histoire pétrie d’irrésolutions, de toute évidence peu prodigue en pardon, mais riche en vengeance, et celui des narrateurs-historiens, ironisant sur des personnages escortés de leurs fantômes, dont chacun vient demander sa redevance.
