Dans le chant intitulé « Tuyil kolla … » (« துயில் கொள்ள… ») en langue tamoule, le texte s’adresse ainsi à la mer :
Tu ne dors jamais, pour quelles raisons ? Est-ce dû à la chaleur du soleil ? Au bruit des vagues ? Est-ce à cause des hameçons des pêcheurs et de leurs rames ? Es-tu trop occupée par les êtres que tu protèges : algues et coquillages, serpents de mer et poissons ? Es-tu trop intimidée par tous les fleuves qui te rejoignent ? Souffres-tu, enfin, de la folie des hommes ?
L’artiste de Bharata-nāṭyam Sivaselvi Sarkar a été bercée dans son enfance à Puducherry1 par ce poème que ses sœurs interprétaient au chant. C’est en retrouvant une archive de cette composition musicale qu’elle décide de créer une pièce dans le style Bharata-nāṭyam et de nous la transmettre, bien des années plus tard. Comment la mer est-elle représentée sur scène ? Comment se tissent les émotions, les jeux poétiques de l’écriture de la mer, l’héritage culturel de la région et les dimensions esthétiques du corps déployé et parfois souffrant de la mer ?
Selon Tabish Nawaz, professeur indien des sciences de l’environnement, « un objectif clé de l'écopoésie est d'aider les lecteurs à ressentir et à imaginer les interlocuteurs non-humains depuis leur environnement, plutôt que de les posséder »2. Nous souhaiterions développer ce point de vue en insistant sur la spécificité de la pièce Tuyil kolla : le poème chanté est mis en scène par une artiste de Puducherry, créant des résonances entre les différentes étapes de la création. Dans la continuité de l’écopoésie et de l’« écopoétique » consacrée aux rapports entre littérature et environnement3, l’analyse de cette pièce ne pourra se dissocier de la perspective diachronique du processus de sa création, de sa poïétique. Nous appuierons notre propos sur des tableaux synthétiques et des captations photographiques et vidéographiques4. Cette étude souhaite démontrer comment le poème, la partition musicale et leur réactualisation scénique dans le contexte du Bharata-nāṭyam contemporain expriment une saveur esthétique portée par une véritable « écopoïétique ».
Contexte historique d’émergence du chant
La pièce dans le style Bharata-nāṭyam intitulée « Tuyil kolla » (துயில் கொள்ள) nous a été transmise par Sivaselvi Sarkar à partir d’un chant tamoul anonyme : « il s’agirait d’une œuvre ancienne dont les références ont disparu »5, explique-t-elle. Dans une présentation récente, la chanteuse Nikila Shyam Sunder (de Chennai, Tamil Nadu) affirme également qu’elle en ignore l’origine6. C’est une archive des années 1950 qui nous a permis de situer ce chant dans le contexte historique de la période coloniale et des années qui lui succèdent. En effet, ce morceau fait partie du programme radiophonique de plusieurs villes indiennes après l’Indépendance du pays : « l’Indian Listener mentionne sa diffusion à la radio à Tiruchi7, en janvier et en août 1949, interprété au chant par K.V. Janaki (All India Radio) »8. Il est donc nourri de la période de l’Indépendance de l’Inde ratifiant en 1947 la fin de la domination coloniale britannique. De leur côté, les comptoirs français comme Chandernagor d’abord, puis Pondicherry, Mahé, Karikal et Yanaon, obtiennent respectivement leur indépendance en 1950 et 1954. Un élan patriotique insuffle alors aux arts et aux langues indiennes une nouvelle vitalité : le Revival, mouvement revivaliste né à la fin du XIXe siècle, valorise la culture indienne d’un « âge d’or » contre une idéologie de « l’Orientalisme colonial » arguant que l’Inde serait en « déclin »9. Ce mouvement revival correspond à une époque assez large célébrant « un âge d’or […] dont le prestige finit par être transféré, en des termes sécularisés, à la communauté : l’objectif est désormais de rendre à celle-ci sa grandeur passée »10. Dans l’Inde du Sud des années 1950, ce mouvement artistique et culturel s’affirme plus particulièrement à travers la littérature tamoule. Sivaselvi Sarkar s’inscrit dans cette lignée en créant des pièces de Bharata-nāṭyam à partir de poèmes et de chants tamouls comme ceux de Pāpanāsam Sivan ou de Subramaṇya Bhārati. Elle se nourrit également de réflexions d’Aurobindo Ghose et de Mirra Alfassa dans le cercle desquels elle grandit au sein de l’ashram de Puducherry, tout près du bord de mer. Le texte en langue tamoule Tuyil kolla est lié pour elle à son enfance à Puducherry, où ses sœurs l’interprétaient au chant. Le contexte d’émergence de la pièce Tuyil kolla est donc, à plusieurs égards, imprégné de liens physiques, affectifs et réflexifs avec le poème chanté : le thème de la mer est en partie associé à son enfance et à la maison familiale de Puducherry où elle réside, sur la côte du golfe du Bengale bordant l’Océan Indien. Les paroles du chant peuvent être entendues comme un appel à l’harmonie entre les créatures vivantes, humaines et non-humaines, où l’art a une part active comme dans le système philosophique développé à l’ashram d’Aurobindo Ghose et de Mirra Alfassa.
Dans le contexte politique des années 1950 à Puducherry, elles peuvent aussi refléter les combats révolutionnaires du début du siècle. Reprenant des éléments symboliques védiques, plusieurs poèmes d’Aurobindo Ghose présentent par exemple la mer comme une métaphore de l’esprit sans cesse confronté aux remous des forces du monde. Or l’esprit doit être calme pour atteindre une forme de plénitude, c’est pourquoi dans le poème intitulé « To the Sea », le « révolutionnaire nationaliste »11 se présente comme un guerrier. En lutte contre la « mer grise et sauvage »12 ou les « forces du monde »13, l’esprit humain chercherait à surmonter les écueils pour atteindre une forme supérieure d’harmonie.
Au-delà d’un topoi littéraire, la mer est également liée à l’une des premières révoltes populaires indiennes contre le système de domination britannique puisque c’est la « marche du sel » qui a marqué les débuts d’un mouvement conduisant dans les années 1950 à l’Indépendance du pays. En 1930, Mohandas Gandhi fut suivi par des milliers de personnes vers la mer d'Oman pour y récolter du sel marin et s’opposer ainsi à l’onéreuse taxe du Salt Act britannique de 1822, interdisant aux Indiens de collecter ou de vendre du sel librement. Peu après dans la région côtière de Puducherry, la défense de droits relatifs à la mer a été initiée par des communautés de pêcheurs indiens, particulièrement à partir des années 1960. L’état du Tamil Nadu est d’ailleurs juste après celui de l’Orissa le plus important en nombre de villages de pêcheurs14. Or l’espace de plage utilisé pour les activités de pêche est plus grand que la taille d’un village côtier et dans la plupart des régions, les familles de pêcheurs n’ont pas de titres de propriété. « Ils sont donc particulièrement vulnérables à une délocalisation en raison de l’utilisation croissante des terres côtières », explique la chercheure Manju Menon15. De violents conflits ont par conséquent éclaté après les années 1960 dans le sud de l’Inde. Les pêcheurs artisanaux se regroupaient alors dans le but de proposer des réglementations de défense des zones côtières « pour des raisons environnementales et de subsistance »16, aboutissant dans les années 1970 à la fédération du National Fishworker Forum (NFF). Cet ensemble de syndicats a officiellement dénoncé en 1978 l’existence de pratiques de pêche destructives et les impacts de la pollution. Le slogan de 1989 du NFF lors d’une marche de revendication signifiait : « Protéger l’eau, protéger la vie »17.
Une autre communauté tamoulophone, celle du Sri Lanka, a également pâti de dissensions liées aux territoires maritimes comme dans le détroit de Palk, cet étroit chenal séparant le Tamil Nadu de l’île. Les syndicats de pêcheurs sri lankais, particulièrement touchés par la hausse des prix de carburant et par la chute des ressources halieutiques, se plaignaient d’un manque de respect des zones de pêche, ce qui a entraîné des affrontements18. Enfin, les communautés de pêcheurs des deux pays ont été amenées à travailler ensemble à la suite des différents conflits armés qui ont touché la communauté tamoule du Sri Lanka, des années 1980 aux années 2010 particulièrement : de très nombreux insulaires menacés se sont alors réfugiés en Inde du Sud19. Il est donc intéressant d’entendre le poème chanté Tuyil kolla, composé en tamoul srilankais à l’origine, dans un contexte artistique où il est repris par une artiste de Bharata-nāṭyam du Tamil Nadu : peut-être se rappelle-t-elle tous ces troubles locaux lorsqu’elle met en scène les humains « qui ont perdu l’esprit » ?
Ainsi, la mer agitée de remous peut être entendue comme un symbole de troubles naturels, humains et politiques dans le texte poétique. Toutefois, rien ne permet d’affirmer qu’elle apparaît comme un symbole anthropocentré : le poème semble plutôt développer un dialogue où la personne énonciatrice s’efface pour accorder toute la place à la mer. Célébrée comme une entité vivante et bienveillante, elle participe au courant poétique contemporain soucieux de la nature et à « ouvrir les yeux », pour reprendre les termes de l’auteure indienne Vinita Agrawal20.
Étude poétique du chant
Le chant se présente comme un dialogue replaçant au centre du discours la mer personnifiée. Dans la lignée d’une tradition littéraire tamoule où le poète s’adresse à la divinité pour se rapprocher, voire se fondre en elle21, la mer peut être perçue comme une figure transcendante. Vive, elle réagit à son environnement naturel, animal et humain dans le poème chanté. Le premier vers s’adresse directement à la mer :
துயில் |
கொள்ள |
மறந்ததேனோ |
கடலே |
நீ |
Tuyil |
kolla |
marandhadheno |
kadale |
ni |
Il pourrait être glosé ainsi : « Mer, pourquoi ne dors-tu pas ? ». Elle est interpellée par le vocatif « கடலே » (« kadale ») et par une apostrophe à la deuxième personne, mise en valeur à la fin du vers : « நீ » (« nī » : « toi »). Cependant, les premiers mots du vers ne la désignent pas : « துயில் » (« Tuyil ») signifie en effet le sommeil, terme utilisé généralement pour un animal ou un humain. « Pourquoi as-tu oublié (« marandhadheno ») de dormir ? », demande littéralement le texte. Syntaxiquement, l’usage de la deuxième personne suppose sa prise en compte comme être actif, ce qui est renforcé stylistiquement ici par la personnification d’une mer qui ne trouve pas son « sommeil ».
De plus, la forme interrogative de la phrase peut être interprétée comme une adresse à la mer personnifiée, « divinisée » pourrait-on dire, omniprésente dans la tradition de la littérature bhakti exprimant l’amour dévotionnel. De même que la divinité occupe la place prépondérante dans ces textes sacrés, la mer se déploie ici dans le vers chanté.
Or cette phrase adressée à la mer peut aussi être comprise comme une question oratoire qui
consiste à prendre le tour interrogatif, non pas pour marquer un doute et provoquer une réponse, mais pour indiquer, au contraire, la plus grande persuasion, et défier ceux à qui l’on parle de pouvoir nier ou même de répondre22.
Cette possibilité est renforcée dès lors que le texte est chanté devant un auditoire, permettant ainsi la double énonciation propre à la scène.
La structure de la partition musicale renforce cette hypothèse car le premier vers (v. 1) est chanté en tout une vingtaine de fois, posant ainsi sans cesse la même question, comme si aucune réponse n’était attendue (Tableau 1) :
La question oratoire en langue tamoule chercherait dans ce cas à persuader l’auditoire tamoulophone de se soucier de l’océan Indien. De même que la mer prend soin de ses créatures, le chant appellerait à une posture attentive et bienveillante de la part de tous les vivants envers elle.
Le second vers évoque même explicitement ses souffrances23 :
(valaikkaṇ) |
||
[Est-ce que] les mailles du filet |
||
Kayir |
patta |
gāyattalo ? |
[Et] l’hameçon |
[te] heurtent [et te causent] des plaies ? |
La personnification de la mer est perceptible ici par la référence à ses blessures physiques. Les objets qui les causent évoquent indirectement les êtres humains, par métonymie : les « valaikkaṇ » (« வலைக்கண் »), les « mailles des filets » sont soulignées par l’enjambement dans le poème. La souffrance est renforcée au vers 2 par l’évocation du « kayir », l’hameçon tranchant (« கயிற் »). Le champ lexical de la douleur dans l’espace maritime indiaocéanique reflète donc ici la domination et l’oppression des humains sur la mer. Le chagrin environnemental ou « environmental grief »24 est soulevé par cette question sans réponse. Il résonne d’autant plus dans le poème qu’il s’inscrit dans un réseau phonique grâce à une rime interne en [o] : « gāyattalo », la « souffrance » (« காய்ததாலோ ») fait écho au suffixe interrogatif de « marandhadheno » : « Pourquoi as-tu oublié… ? » (« மறந்ததேனோ »). De plus, « edanalo » (« எதனாலோ ») demande « pour quelles raisons » la mer n’est pas apaisée. Ajoutons que les vers du caranam se terminent tous par le même suffixe interrogatif [–ālo] à la rime afin d’interroger les causes des troubles maritimes25 : « est-ce à cause de la chaleur du soleil » (v. 5), du « bruit des vagues » (v. 6), des « affluents » (v. 7) ou encore des « cruautés humaines » (v. 8) ?
En réaction aux courants de l’histoire de l’art liés à l’épistémologie d’un « regard colonisateur »26, il s’agit de prendre en compte pour l’étude du poème l’intersection d’enjeux esthétiques, culturels et postcolonialistes27. Mais au-delà du contexte de l’œuvre littéraire, il nous a paru particulièrement intéressant d’étudier la pièce dans le style Bharata-nāṭyam comme un ensemble où les enjeux spectaculaires développent, renforcent et interrogent ceux du poème : comment la mer est-elle représentée sur scène ? Comment se tissent les émotions, les jeux poétiques de l’écriture de la mer, l’héritage culturel de la région et les dimensions esthétiques du corps déployé et parfois souffrant de la mer ?
Étude de la pièce dans le style Bharata-nāṭyam
La pièce a été composée dans le style de théâtre dansé Bharata-nāṭyam à partir de la partition musicale (Tableau 1). Or le corps de l’artiste scénique joue avec le sens du poème, l’illustrant, l’incarnant et suggérant de nouvelles interprétations. De même qu’un discours délibératif cherche à persuader son auditoire, cette pièce s’inscrit à notre avis dans un « tournant aquatique »28 visant à amener par l’art une forme de conscientisation écologique de la mer. Quels sont les enjeux d’une telle argumentation ?
Tout d’abord, l’introduction s’ouvre sur un prélude musical où est chanté le premier vers du poème, qui place la mer au centre du discours. Après cela, l’actrice-danseuse entre et « joue-danse » la mer durant dix mesures (« phrases mélodiques » du Tableau 1)29. L’art du Bharata-nāṭyam place donc également la mer sur le devant de la scène, déployant artistiquement une forme de « concernement »30. De plus, le suspense créé dans le texte par la phrase interrogative (« Pourquoi ne dors-tu pas ? ») est également développé par l’artiste de Bharata-nāṭyam qui évolue pendant dix mesures31 sans paroles et donc a priori sans réponse. Est-ce à dire que seules les paroles humaines créent du sens ? Rien n’est moins sûr puisque les gestes et déplacements offrent une mise en scène de la mer qui occupe à son tour l’espace, comme nous l’avons schématisé dans le tableau suivant (Tableau 2) :
Les vagues sont tout d’abord montrées avec d’amples mouvements des bras32. Également perceptibles par les multiples directions des déplacements33, elles peuvent évoquer les incessants courants et le ressac marin. Puis le tumulte océanique est suggéré par des frappes de pieds34 marquant des rythmes réguliers variés tantôt doux, tantôt puissants. Enfin, l’écume35 est montrée par un petit sursaut d’une jambe accompagné par l’ouverture des doigts à huit reprises évoquant la légèreté aérienne et la texture mousseuse de l’écume marine. Par les directions des pas, les courbes des bras, l’ondulation et la force du buste, la mer est donc donnée à percevoir à travers le corps de l’artiste de Bharata-nāṭyam.
La sollicitation physique des artistes scéniques36 crée une présence de la mer grâce à une stratégie écopoïétique : en effet, ce ne sont pas les paroles réservées aux vivants humains qui lui donnent vie sur scène, mais les résonances entre la musique et les énergies issues des corps. Insister sur les perceptions dans une pièce adressée à la mer permet en ce sens de mettre en avant ce qui relie les êtres à leur environnement : les perceptions, les contacts. Sivaselvi Sarkar déroule dans cette introduction une proposition esthétique où l’actrice-danseuse cherche à ressentir la souplesse et la force de son corps selon d’autres codes que ceux de la gravité du monde quotidien. Les codes « extra-quotidiens »37, pour reprendre un terme d’Eugenio Barba, s’articulent physiquement à partir de la colonne vertébrale et des membres, dans le mouvement. Ils laissent ainsi percevoir plusieurs énergies possibles des vagues. Grâce à l’engagement corporel de l’artiste de Bharata-nāṭyam, le plaisir esthétique du spectacle peut alors être transmis aux spectateurs.
De fait, la réception d’un spectacle s’appuie sur une expérience incarnée comme l’a bien montré Gabriele Sofia, chercheur universitaire en arts de la scène : les spectateurs ne sont pas passifs mais perçoivent ce qui se déroule sur scène en activant leurs « neurones miroirs »38. Ce processus de « cognition incarnée du spectateur »39 crée ainsi des résonances corporelles entre les artistes scéniques, les spectateurs et la mer. Le texte chanté en langue tamoule et la partition de musique carnatique participent à faire surgir une perception propre à chaque participant⸱e, évoquant l’histoire de l’océan Indien et de ses côtes. Les connexions esthétiques se nourrissent alors du contexte de l’œuvre et des expériences biographiques des personnes présentes. Il ne s’agit donc pas d’une écriture objective mais plutôt d’une perception poïétique reliant les êtres présents à la mer. Ainsi l’espace maritime dans l’introduction de la pièce Tuyil kolla peut-il être perçu comme un « tout vivant » occupant l’espace, initiant un échange éthique et esthétique entre les êtres. En effet, la mer n’est pas seulement le thème et les vagues ne sont pas décrites, mais incorporées à travers une dynamique de va-et-vient dans l’espace. Grâce aux artistes qui les expriment à travers leur corps, elles se déploient par la musique et les mouvements. De plus, les déplacements visibles sont renforcés par les sons des frappes et des grelots, créant une saturation de l’espace visuel et auditif. Si le processus de cognition incarnée est engagé, la mer apparaît alors comme un être omniprésent et vivant pour tous les êtres présents. Plus que la beauté d’un paysage maritime, c’est la dynamique d’un système qui se forme sur scène. L’océan Indien joue ainsi le premier rôle dans cette introduction où se joue une véritable agentivité de l’eau.
Au-delà des mots, la mer est au centre de l’œuvre et dépasse donc le topos d’un paysage symbolisant d’humaines problématiques. A contrario, l’immersion esthétique ainsi déployée ouvre la possibilité d’une véritable épistémologie de la mer qui privilégie l’étude d’un système où l’humain n’est qu’une part d’un vaste ensemble vivant. L’océan Indien n’est donc pas présenté comme un objet à observer, à connaître ou à maîtriser mais comme un ensemble vivant à ressentir. Cette expérience s’éloigne du point de vue anthropocentré qui réduit le statut des écosystèmes à celui de paysage à admirer ou de ressource à exploiter. De cette forme artistique émerge plutôt la proposition d’une attention au monde comme réseau mouvant d’échanges sensibles. En tant que proposition d’un modèle artistique à part entière, elle permet à notre avis d’éveiller une sensibilité écologique40.
Puis le pallavi (première strophe) est chanté et les paroles sont interprétées dans le style Bharata-nāṭyam41. La technique du padarth abhinaya est tout d’abord utilisée, c'est-à-dire le fait de montrer le sens littéral des mots par les gestes et les expressions. C’est le jeu de l’actrice-danseuse qui insiste sur la nécessité de s’intéresser à la mer, grâce à ses mouvements et ses expressions. Ainsi le sommeil est-il montré d’abord dans les deux premières mesures :
-
les deux mains comme un oreiller sous la tête penchée42 ;
-
puis le corps étendu dans une posture parfois utilisée pour figurer le sommeil de Viṣṇu.
S’ensuit une expression soucieuse du visage : la première fois accompagnée d’une main en candra kala mudrā (Figure 1) au niveau de la tempe, la seconde fois sans geste mais en ouvrant ostensiblement les yeux.
Puis l’artiste de Bharata-nāṭyam demande à la mer pourquoi elle a oublié de dormir : elle ouvre une main en alapadma mudrā (Figure 2) et marque le désarroi par un mouvement marqué de la tête. Enfin, la mer est figurée en ouvrant les deux bras ondulant horizontalement. À ce moment du pallavi, le poème nomme la mer : elle est donc à la fois présente par l’ouïe (le mot chanté), par la vue (la forme des vagues est dessinée dans l’espace), par l’entendement (les gestes et les paroles fonctionnant comme des signes) et par l’imaginaire évoqué par le spectacle.
Dans les deux occurrences suivantes, les soucis ne sont plus montrés, ni la question, mais seulement le sommeil et le mouvement des vagues. Il s’agit alors pour les spectateurs de deviner le sens général de la phrase et donc de comprendre l’opposition entre la quiétude du repos et la mer. La réception du spectacle formait un système évoquant physiquement la mer dans l’introduction ; elle est à partir du pallavi également basée sur la participation intellectuelle des spectateurs et donc sur leur possible implication. Émus, remués, ils peuvent alors ressentir un courant de sollicitude. Les vagues jouées-dansées deviennent d’ailleurs plus intenses et la dernière est fortement accentuée : l’actrice-danseuse enchaîne un recul doux, où le geste reproduit la caresse d’une mère à son enfant pour l’endormir (Figure 3) puis un grand saut vers l’avant suggérant une grande vague, dont la hauteur est amplifiée par le mouvement des bras (Figure 4).
Figure 3 : Comme une mère endormant un enfant
© DouniaTM, 2024
Le second vers (« Kayir paṭṭa gāyattālō ? ») est montré sur scène par une intensification de la souffrance de la mer : d’une ou deux mains, l’actrice-danseuse montre son propre corps en pointant de l’index (ardha sūcī mudrā) différents points du corps. Ce faisant, le visage exprime la douleur physique. La personnification de la mer comme figure littéraire dans le poème est donc développée à travers une personnification dansée de la mer : comme l’artiste montre les plaies sur son propre corps, il semble que la mer souffre par la peau.
Dans la dernière occurrence de ce vers, un autre geste souligne cette fois l’oppression : les mains en utsaṅga mudrā (Figure 5) forment comme un étau. Or ce geste est fréquemment utilisé dans le style Bharata-nāṭyam pour exprimer l’asservissement, comme des prisonniers sous le joug d’un être tyranique par exemple. Les bras montrent en quelque sorte la pression exercée sur un corps empêché. Dans le contexte artistique et philosophique qui a nourri les créations de Sivaselvi Sarkar, la représentation de l’oppression peut faire allusion à celle de la colonisation de l’Inde par la France et le Royaume-Uni. Dans un autre contexte, le parallèle entre l’oppression de la nature et celle de la colonisation a déjà été souligné par l’historien indien Dipesh Chakrabarty : l’une des « failles » dans la pensée sur le changement climatique interrogerait l’anthropocentrisme né d’après lui de la pensée européenne du début de la modernité et imposé aux pays colonisés46. Dans une certaine mesure, le geste de l’artiste de Bharata-nāṭyam peut également créer un tel rapprochement où la domination de la mer par des créatures humaines n’est donc pas sans rappeler le contexte historique colonial.
Le motif de la domination de la mer est d’ailleurs renforcé dans le caranam. Dans cette troisième strophe, il est question de causes naturelles comme l’ardeur du soleil et le bruit des vagues, mais aussi des humains capables de mauvaises actions. Le dernier vers évoque notamment « ceux qui perdent leur bon sens » suggérant un double effet de chute : la formation du mot « madiyijandār » crée une surprise puisque le mot commence par évoquer l’intelligence, le « bon sens » : madiy- (« மதி- ») et se termine par le privatif « -ijandār » signifiant : « ceux qui perdent ». Cet effet est renforcé par le mouvement descendant des mains de l’artiste de Bharata-nāṭyam, depuis les tempes vers le bas (Figure 6)48.
Figure 6 : ceux qui « perdent l’esprit »
© DouniaTM, 2024
Au moment de la transmission de cette pièce, Sivaselvi Sarkar a précisé qu’il fallait montrer les êtres humains « qui n’ont rien de bon ». Dans le même sens, le vers se clôt par l’évocation de ceux qui commettent trahison (« sadiyin ») et cruautés (« koḍumayālo »). L’actrice-danseuse utilise alors kartarīmukha mudrā, le geste des « ciseaux » au sens littéral (Figure 7) : le mouvement dessine comme une ligne sinueuse et le regard montre les fourbes intentions de ceux qui agissent mal, les yeux ne regardant pas avec droiture, mais de ci-de là.
Ainsi Sivaselvi Sarkar développe-t-elle son propre sentiment sur l’absence de bon sens : plutôt que de dénoncer ou de décrire ces fautes humaines, elle évoque les conséquences de telles actions, comme la « tristesse »49 qu’elle voudrait « enlever » (Figure 8) :
Celle-ci est indissociable de l’oppression dans ce passage de la pièce. En effet, les deux mains en muṣti mudrā (geste signifiant le « poing fermé ») ainsi positionnées dans une attitude regroupée expriment généralement le fait d’être attaché ou prisonnier (Figure 9).
Ici, tout semble correspondre au souhait de dépasser cette négativité humaine : en montrant l’oppression et l’accablement ressentis, Sivaselvi Sarkar souligne les conséquences néfastes de certains agissements humains. Or le geste qui clôt la seconde occurrence correspondrait à l’acte d’« enlever » cette tristesse aboutissant à deux mains en dola hasta (Figure 10) suggérant l’espoir d’une libération.
Figure 10 : mouvement avec deux dola hasta vers le bas51
© DouniaTM, 2024
En conclusion, soulignons l’importance d’une étude écopoïétique pour étudier une pièce de Bharata-nāṭyam consacrée à la mer. Éclairant chaque étape de création, elle déroule plusieurs représentations de l’océan Indien résonnant avec des enjeux historiques, esthétiques et écologiques. Ainsi le chant composé en langue tamoule dans les années 1950 lie l’océan Indien à son contexte historique de combats et de conflits, apparaissant comme un lieu de souffrances. Même si le texte ne fait mention d’aucun événement précis, la partition musicale laisse, de son côté, résonner de nombreuses questions : ces refrains sans réponse interrogent la mer sans repos, évoquant les causes de ses souffrances. Les représentations contextuelles et les reprises lancinantes du chant se rejoignent donc pour appeler à un changement, à une posture attentive et bienveillante de la part de tous les vivants envers elle. Les mots créent entre eux des échos de sens et de sons, qui résonnent à leur tour avec la partition musicale et scénique de la pièce. Comme la mer, l’œuvre apparaît à travers un réseau éthique et esthétique résolument vivant. La dynamique argumentative du texte est de plus développée par un engagement corporel des artistes sur scène, invitant le public à jouer un rôle à son tour dans un harmonieux système qui dépasserait les points de vue univoques étudiés dans les études postcolonialistes par Dipesh Chakrabarty, associant des modes de pensée de la domination et de l’anthropocentrisme. Le corps de l’artiste de Bharata-nāṭyam exprime la mer par le rythme, les mouvements et les expressions, opérant ainsi un déplacement, voire une immersion où l’agentivité de l’eau est centrale. Au-delà de la forme artistique, la pièce propose donc les prémices d’une véritable épistémologie de la mer où les êtres humains participeraient par interactions à un système vital qui les dépasse. Tout se passe comme si chaque étape de la création s’était enrichie d’un fertile limon, donnant vie à une œuvre où le texte, le chant, la mélodie et les mouvements résonnaient et jouaient avec les sens, invitant à changer de mode de perception et à entrevoir d’autres épistémologies, au prisme d’une écopoïétique de la mer.