La question des « petits romantiques » a fait long feu mais semble appartenir, aujourd’hui, à l’histoire de la critique du romantisme. En 2005, Jean-Luc Steinmetz publiait son article « Pour en finir avec les “petits romantiques” »1, où il exposait les limites de cette appellation créée par Eugène Asse dans son essai Les Petits Romantiques2, que Max Milner avait déjà signalées précédemment :
elle reflétait bien, dans ce qu’elle avait de condescendant, sinon de péjoratif, l’esprit dans lequel les écrivains en question avaient été étudiés jusque-là et le seraient encore durant quelques années. Ceux dont ils avaient attiré l’attention étaient surtout des amateurs de curiosités littéraires, bibliophiles ou bibliographes, comme Paul Lacroix, Champfleury, Monselet, Asselineau, Claretie. Nous leur devons certainement beaucoup de reconnaissance pour avoir sauvé de l’oubli des personnalités qu’il aurait été difficile, sans eux, d’exhumer de la fosse commune où se confondent tous ceux que la Renommée a dédaignés, et pour avoir réuni à leur sujet, souvent grâce au témoignage de contemporains, un minimum de renseignements. Mais ces amateurs érudits attachaient plus de prix à la rareté des éditions, à l’excentricité des destinées, au caractère pitoyable des souffrances et des échecs, qu’au contenu intrinsèque des œuvres et à leur signification par rapport à l’histoire culturelle de leur époque3.
Le numéro spécial de 1949 des Cahiers du Sud4, venu à la suite des différentes études de l’entre-deux-guerres sur le sujet, avait fait date, et la critique des décennies suivantes devait reprendre cette appellation. Ainsi Paul Bénichou distinguait-il le « grand fait littéraire » des mages et des prophètes et « un fait contraire : un crépuscule anticipé du romantisme conquérant et missionnaire a accompagné son midi »5. Ces catégories créées par Bénichou – prophètes, mages, désenchantés – ont été remises en cause, notamment par Pierre Laforgue, pour qui « il serait absurde et inepte, sauf à faire une caricature de l’histoire littéraire, d’opérer une distinction entre les mages ou les prophètes et les autres »6. Laforgue montre en effet que la fantaisie est présente chez Musset comme chez Hugo, chez Gautier comme chez Balzac, développant par-là l’analyse de Max Milner selon laquelle « un certain nombre de traits qui paraissent pertinents pour définir la poétique et l’esthétique des petits romantiques sont présents dans l’ensemble du romantisme »7. Il ne semble donc pas nécessaire de reprendre aujourd’hui cette opposition entre « grands » et « petits » romantiques fondée sur des critères qualitatifs. De plus, comme l’a bien rappelé Steinmetz, « qu’ils soient “petits”, ceux-là, qu’ils soient souterrains par rapport aux grandes figures du siècle dix-neuvième, on ne saurait le contester que par un tour d’esprit exagérément démocratique »8 : il serait en effet malvenu de placer un Borel à la hauteur de Hugo, un Lassailly à celle de Balzac, et nous ne le ferons pas. Néanmoins, l’opposition entre majores et minores offre un cadre de réflexion particulièrement stimulant pour penser le rapport de ces derniers à ceux qu’ils considèrent comme des modèles. La lecture des œuvres des auteurs longtemps qualifiés de « petits romantiques » permet de constater que ceux-ci se pensent par rapport à leurs aînés et ne cessent d’y faire allusion, le plus souvent sur un mode déceptif, voire revendicatif. Ainsi Charles Lassailly, dans Les Roueries de Trialph, notre contemporain avant son suicide (1833), s’exclame-t-il : « Où êtes-vous, artistes impuissants qui devriez devenir les législateurs du monde ? »9. C’est que « l’Épopée de juillet »10, désignée de manière ironique par Lassailly, a fait voler en éclats les velléités réformatrices des grandes figures du romantisme sous la Restauration. Ce sentiment d’amertume chez les « victimes de juillet »11 innerve la production littéraire des minores, à l’image de Borel, dont l’éphémère revue La Liberté, journal des arts contient une profession de foi offensive : défense d’une liberté totale, valeur de l’anarchie, appel à « tous les gênés qui souffrent »12, volonté de renverser l’ordre établi et la classe régnante. Mais cette force de combat affichée par Borel est minée de l’intérieur par la certitude de l’échec : les enfants du siècle ont vu l’Aigle tomber et le Poète déchoir. Cette hyperconscience historique se manifeste dans les œuvres des minores de 183013 par une excentricité qui est certes « une autre forme de réponse à la désillusion politique »14 mais surtout un moyen de questionner la figure du poète et la valeur de l’œuvre littéraire. C’est en lien avec ce questionnement que les minores de 1830 expriment un rapport complexe aux majores : « les Jeunes-France ont une conscience d’eux-mêmes complètement médiatisée par la littérature ; la pratiquant à / avec outrance, ils n’ont de cesse de la mettre en pratique »15. Or, si ces écrivains construisent leur identité par rapport à leurs modèles littéraires, ne se définissent-ils pas comme des minores évoluant à l’ombre des majores ? Si l’on peut parler de « petits romantiques », en dehors de toute considération de l’histoire littéraire, n’est-ce pas en raison de la construction d’un ethos mineur ? Afin de vérifier cette hypothèse, nous nous intéresserons à la production des minores de 1830 et à la représentation de l’échec des personnages qui construisent leur identité au prisme de figures de majores16.
Vivre en majores, se penser en minores : les intertextes byronien et hoffmannien
Parmi les auteurs qui font figure de modèles pour les jeunes hommes de 1830, Byron est sans aucun doute le plus important. Si on trouve un intertexte byronien dans le poème « Dandysme » de Philothée O’Neddy, publié dans Feu et flamme en 1833, c’est surtout le scepticisme du poète de Newstead qui marque Lassailly :
— Ah ! vous dévorez Byron ?
— Je le méprise de croire sérieusement, à ne pas croire. Son Manfred désire revoir le fantôme de ce qu’il a tué : voilà un portrait ! c’est le poète qui s’est fait ressemblant.
— Quoi ! deviendrait-il possible d’aller dans le scepticisme plus loin que lui ?17
Edmond Estève rappelle dans son essai sur Byron que les Jeunes-France ont récupéré la face ironique du poète anglais, qui jusque-là était délaissée. Surtout, il insiste sur la reprise frénétique des thèmes de Byron :
[…] les principaux thèmes byroniens, vulgarisés depuis dix ans par d’innombrables imitations, reparaissent dans leurs vers ou dans leur prose, mais dépouillés de tout ce qui est nuance, tendresse, délicatesse, réduits uniquement aux sonorités cruelles et déchirantes. Les Jeunes-France reproduisent quelques-uns des gestes du poète, mais avec des tics de maniaques, avec des transports de furieux18.
Dans l’épisode hallucinatoire des Roueries de Trialph, le héros aperçoit la nouvelle Trinité du monde moderne : Napoléon, Byron, Saint-Simon. Dans un premier temps, Napoléon a fissuré la matière au cœur du système des philosophes, puis Byron est venu rendre à la spiritualité sa suprématie sur la matière. Pour Lassailly, Byron symbolise une entreprise métaphysique d’essence ironique où les hommes « dans[ent] gaiement au bord de l’abîme béant »19. C’est cette même idée que l’on retrouve dans « La Chanson du Masque » d’Aloysius Bertrand, dont l’épigraphe « Venise au visage de masque » résume un passage du quatrième chant de Childe Harold :
Les échos de Venise ne répètent plus les vers du Tasse, et le gondolier muet rame en silence. Ses palais s’écroulent sur le rivage, et la musique maintenant n’y frappe plus incessamment l’oreille. Ses jours de gloire sont passés, – mais cependant Venise est encore belle. Les empires tombent, les arts dégénèrent, – mais la nature ne meurt jamais ; elle n’a pas oublié toutefois combien Venise jadis lui fut chère, ce séjour agréable de tous les plaisirs, le paradis de la terre, le masque de l’Italie !20
La citation de Byron introduit chez Bertrand le cadre du poème, mais elle annonce surtout le thème de la mort et l’idée de pèlerinage, élément du titre du poème byronien :
Ce n’est point avec le froc et le chapelet, c’est avec le tambour de basque et l’habit de fou que j’entreprends, moi, la vie, ce pèlerinage à la mort !
[…]
Dansons et chantons, nous qui n’avons rien à perdre21.
Byron est ici associé à la nécessité de jouir d’une vie profondément absurde. Pour les jeunes romantiques, le recours à la figure byronienne convoque la notion de jeu face à une existence vouée au néant et confère à la production littéraire une nature éphémère. Dans « La Farce du monde », poème qui sert d’épigraphe à la nouvelle « Sous la table » de Gautier, Byron apparaît comme un modèle de dérision sensée :
En avant les viveurs ! Usons bien de nos beaux ans ;
Faisons les lord Byron et les petits don Juan ;
Fumons notre cigare, embrassons nos maîtresses ;
Enivrons-nous, amis, de toutes les ivresses,
Jusqu’à ce que la Mort, cette vieille catin,
Nous tire par la manche au sortir d’un festin,
Et, nous amadouant de sa voix douce et fausse,
Nous fasse aller cuver notre vin dans la fosse22.
Parmi les personnages de Byron, c’est à Childe-Harold que se comparent souvent les Jeunes-France. Dans le « Fragment premier », intitulé « Spleen », de Feu et flamme, O’Neddy se présente comme une nouvelle incarnation du personnage byronien :
Où donc est le vaisseau qui, dédaignant la côte,
Doit chercher avec moi la mer profonde et haute ?
Quand, nouveau Child-Harold, sur la poupe monté,
À l’heure du départ, libre, sauvage et sombre,
D’un sourire pareil au sourire d’une ombre
Enverrai-je l’insulte à ce bord détesté ?23
Lassailly compare lui aussi le poète à Childe-Harold mais il propose une vision plus sombre de l’existence, car là où le personnage de Byron oublie ses désillusions dans des pays étrangers, Trialph cherche l’oubli dans la mort. L’identification des « petits romantiques » à Byron et à ses créatures fonctionne donc à plein : l’auteur et le personnage deviennent des modèles à vivre24. Mais rapidement, l’identification au type byronien devient une cible de la satire, en particulier chez Gautier. Dans sa nouvelle « Celle-ci et celle-là », l’auteur des Jeunes France utilise la référence à Byron pour tourner en ridicule son héros, Rodolphe. Le byronisme devient une référence systématique et donc vidée de son contenu, surtout lorsqu’il s’agit de création littéraire :
Vive Dieu ! se dit-il en se frappant le front, la femme est belle, c’est le principal, et le canevas du drame est bon. Je serais un grand sot, et je mériterais d’entrer à l’Académie, sur l’heure, si je ne parvenais à y broder quelques petits incidents un peu byroniens. Si ce garde national de mari pouvait être jaloux seulement, cela serait à merveille, et rien ne serait plus facile que de faire avec cela une comédie de cape et d’épée, dans le goût espagnol. Anathème ! je suis fatal et maudit, rien ne va comme je veux25.
La fictionnalisation de l’imitation des majores par les minores dans Les Jeunes France exprime l’incapacité des « petits romantiques » à s’élever à la hauteur des modèles qu’ils se sont donnés. Rodolphe a certes « un physique complet de jeune premier byronien »26, mais lorsqu’il se retrouve en bonnet de nuit devant celle qu’il convoite, il pâtit de la comparaison avec Byron :
Il jeta le pyramidal bonnet à Mariette, et enfonça son chapeau sur sa tête, avec l’air de Manfred, sur le bord du glacier […].
Byron lui-même, qui avait l’ineffable avantage de signer comme Bonaparte, aurait paru ridicule avec un bonnet de coton ; à plus forte raison Rodolphe, qui ne signait pas comme Bonaparte, et qui n’avait fait ni Le Corsaire ni Don Juan ; parce qu’il avait été trop occupé jusqu’à ce jour, et non pour un autre motif, je vous jure27.
Le jeune homme plein de grandes espérances se révèle être un artiste raté, incapable d’être Byron ou un personnage byronien. La prise de conscience du héros de Gautier est amère : « Je vois décidément que je suis né pour être un marchand de chandelles, et non pour être un second tome de lord Byron. Ceci est douloureux, mais c’est la vérité »28. La désillusion est grande : l’écrivain majeur se situe à des hauteurs inatteignables, il est impossible de rivaliser avec lui. Alors il ne reste plus à Rodolphe qu’à singer les personnages byroniens, à médiatiser sa vie et à s’aliéner : « je m’en vais devenir un héros de roman, et cela en réalité. Vienne un autre Byron, et je pourrai poser pour un autre Lara »29. L’entreprise des Jeunes France de Gautier met donc en lumière la vacuité d’une vie médiatisée par la littérature, qui est celle de nombre de ses camarades. Le minor ne peut égaler le major et se transforme en un ersatz de ses personnages. Le détour par la fiction devient ainsi pour les « petits romantiques » un moyen de dire leur petitesse, de construire un ethos mineur qui les situe dans le champ littéraire. L’idéal selon lequel on pourrait vivre en paria byronien est anéanti lorsque l’on se confronte à la réalité et à la société, et cette chimère s’applique aussi à la littérature : s’il est impossible de vivre à l’image de ses modèles, quelle est la valeur d’une littérature qui ne cesse de se revendiquer par rapport à des textes antérieurs ?
Cette hantise de la condamnation au statut de minores est omniprésente chez les jeunes écrivains de 1830, et se retrouve dans l’inscription textuelle du modèle hoffmannien. Dans Feu et flamme, O’Neddy décrit une soirée Jeunes-France, où les membres du Petit Cénacle se réunissent « Au centre de la salle, autour d’une urne en fer, / Digne émule en largeur des coupes de l’enfer, / Dans lequel un beau punch, aux prismatiques flammes, / Semble un lac sulfureux qui fait houler ses lames »30. Hoffmann rejoint ici Byron au rang des modèles à vivre, puisque le bol de punch est une image ô combien hoffmannienne. Lassailly, avec l’ironie qui le caractérise, fait lui aussi référence à l’influence du conteur allemand sur les habitudes de son personnage-narrateur : « Je suis aussi colossalement homme de génie que six cents verbiageurs de notre confrérie littéraire qui fument le même tabac que moi, depuis que nous lisons Hoffmann le fantastique en France »31. Mais comme Byron, Hoffmann est un modèle à vivre qui débouche sur un échec ; dans « Onuphrius » de Gautier, le personnage éponyme voit le monde à travers les auteurs qu’il a lus :
Aussi Hoffmann et Jean-Paul le trouvèrent admirablement disposé ; ils achevèrent à eux deux ce que les légendaires avaient commencé. L’imagination d’Onuphrius s’échauffa et se déprava de plus en plus, ses compositions peintes et écrites s’en ressentirent, la griffe ou la queue du diable y perçait toujours par quelque endroit, et sur la toile, à côté de la tête suave et pure de Jacintha, grimaçait fatalement quelque figure monstrueuse, fille de son cerveau en délire32.
Il résulte de ce « cerveau malade » des toiles peuplées de chimères et de personnages tout droit issus de l’œuvre de Hoffmann, et là encore Gautier déconstruit l’idée du grand écrivain comme modèle à vivre. Néanmoins, la présence textuelle du conteur et de ses personnages confère au texte de Gautier une nature ambiguë : à la dénonciation de la vie par procuration, calquée sur un modèle littéraire, s’ajoute un réseau de références intertextuelles qui donne une coloration hoffmannienne à « Onuphrius ». Le récit de la facticité de la vie d’Onuphrius acquiert un statut métalittéraire ; facticité de la vie, facticité du récit : « Onuphrius » exprime la hantise d’une existence et d’une littérature sans valeur, où l’auteur mineur ne parvient jamais à dépasser son statut d’imitateur de l’auteur majeur33. La littérature des « petits romantiques » est hantée par l’échec et l’impossible accomplissement.
L’œuvre au noir : portrait de l’auteur en alchimiste raté
Attirés par l’occultisme, les minores de 1830 font de l’alchimiste une figure symbolique de la création littéraire et de l’élévation spirituelle. Chez Pétrus Borel, l’alchimie participe de l’élaboration d’une scénographie auctoriale à travers une fiction généalogique : Borel affirme que l’auteur du recueil de contes macabres Champavert s’appelait véritablement Champavert et non Pétrus Borel, pseudonyme peut-être adopté pour se présenter comme le descendant d’un autre Borel :
Autrefois ce même nom avait été illustré en littérature et en sciences, par Petrus Borel de Castres, profond docteur, antiquaire, médecin de Louis XIV et fils du poète Jacques Borel. Descendait-il maternellement de cette famille, avait-il voulu reprendre le nom d’un de ses aïeux ? C’est ce qu’on ignore entièrement et que sans doute on ignorera toujours34.
Borel devait savoir, peut-être par l’intermédiaire de Nerval, que son homonyme avait écrit en 1654 une Bibliotheca chimica seu catalogus librorum philosophorum hermeticorum, catalogue alchimique aux quatre mille entrées, dans lequel sont recensés les ouvrages de Nicolas Flamel, auquel s’intéresse alors Nerval.
Ce dernier est, parmi les minores de 1830, le plus sensible à l’occultisme et à l’alchimie. Son intérêt pour Flamel semble se cristalliser autour de mai 1831, puisqu’il emprunte le 26 mai, à la Bibliothèque royale, l’ouvrage de l’abbé Étienne-François Villain qui fait alors figure de référence : Histoire critique de Nicolas Flamel et de Pernelle, sa femme, recueillie d’actes anciens (1761). Après deux fragments d’un « drame-chronique » intitulé Nicolas Flamel publiés dans Le Mercure de France au dix-neuvième siècle, Nerval fait paraître en 1832 le conte fantastique La Main de gloire, où s’exprime la même hantise de l’échec et de l’œuvre inachevée. Dans ce conte, on trouve un magicien étranger nommé « maître Gonin », à propos duquel Eustache Bouterout, le personnage principal, croit qu’il sait faire « de l’or à volonté, comme l’écrivain Flamel » ; mais Gonin n’a pas encore le niveau du maître :
Point, point ! fit l’autre, c’est bien le contraire ! J’y viendrai sans doute à ce grand œuvre hermétique, étant tout à fait sur la voie ; mais je n’ai encore réussi qu’à transmuer l’or fin en un fer très bon et très pur : secret qu’avait aussi trouvé le grand Raymond Lulle sur la fin de ses jours…35
L’un des buts de l’alchimie étant la transmutation des métaux en or, le contraire est tout à fait étonnant et fait de Gonin un drôle d’alchimiste ! On aperçoit avec cet élément toute la dimension ironique du conte nervalien. Ainsi, au chapitre V intitulé « La Bonne Aventure », maître Gonin annonce à Eustache qu’il ira « haut » ; le jeu de mots se révèle macabre, car il ne s’agit pas d’une ascension sociale mais physique : n’est-on pas « haut » lorsqu’on est pendu au gibet ? Cet humour met à distance tous les épisodes où la magie opère et offre une image déceptive de la magie et des pouvoirs qu’elle procure : la main de gloire est certes utile à Eustache, mais c’est aussi à cause d’elle qu’il est pendu en place publique. La magie est un expédient éphémère qui ne peut garantir à l’homme son élévation perpétuelle : « dans La Main enchantée comme dans les récits qui l’ont précédée, elle ne procure que de façon illusoire les biens ou avantages qui lui ont été demandés et conduit l’imprudent utilisateur à sa perte »36. La magie détournée de son but par des tours carnavalesques exprime ainsi une angoisse plus profonde, celle de la marginalisation par l’échec et, finalement, la mort. La Main de gloire de Nerval utilise donc le thème alchimique pour montrer la volonté d’élévation de l’élève à la hauteur du maître, et l’on peut voir ici une mise en fiction de la vanité des minores de 1830 qui pensent pouvoir atteindre les hauteurs des majores ; dans Sylvie, Nerval se rappellera de « ces points élevés » où les guidaient leurs « maîtres » mais où ils ne trouvaient que des « fantômes métaphysiques »37. Ce passage de Sylvie nous conduit à jeter un regard neuf sur les écrits du jeune Nerval, et notamment sur La Main de gloire, qu’on doit lire comme une mise en récit de la hantise des jeunes hommes de 1830 de ne pas être capables de réaliser les projets qu’ils ont élaborés : projets littéraires et projets existentiels se superposent dans ces textes où perce la peur d’être à jamais mineurs.
Dans Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand, l’itinéraire de Gaspard est lui aussi marqué par un échec final. Après la lecture de Cornelius Agrippa qui a débouché sur une expérience ratée, Gaspard se tourne vers Paracelse et son élixir, censé allonger la durée de vie : « Je bus l’élixir de Paracelse, le soir, avant de me coucher. J’eus la colique. Nulle part le diable en cornes et en queue »38. Ici encore, l’élément alchimique est tourné en dérision, et la quête de l’ars magna laisse l’apprenti alchimiste en proie au désenchantement et au silence de Dieu :
Nous ne sommes, nous, monsieur, que les copistes du créateur. La plus magnifique, la plus triomphante, la plus glorieuse de nos œuvres éphémères n’est jamais que l’indigne contre-façon, que le rayonnement éteint de la moindre de ses œuvres immortelles. […] Oui, monsieur, j’ai longtemps cherché l’art absolu ! Ô délire ! ô folie ! Regardez ce front ridé par la couronne de fer du malheur ! Trente ans ! et l’arcane que j’ai sollicité de tant de veilles opiniâtres, à qui j’ai immolé jeunesse, amour, plaisir, fortune, l’arcane gît, inerte et insensible comme le vil caillou, dans la cendre de mes illusions ! Le néant ne vivifie point le néant39.
L’échec du créateur artistique est assimilable à l’échec de l’alchimiste : le Grand Œuvre n’est jamais réalisé et il ne reste que l’Œuvre au noir.
Le dernier poème du recueil, « Le Deuxième homme », clôt le voyage initiatique de Gaspard non sur le silence de Dieu sinon sur celui de l’Homme. Selon la définition de l’Ars Magna par Raymond Lulle, l’alchimie vise à la pleine réalisation de l’homme, le Grand Œuvre spirituel accompagnant le Grand Œuvre matériel. Or, « Le Deuxième Homme » marque l’échec de l’élévation spirituelle de l’homme, qui n’a pas survécu à l’Apocalypse et ne peut donc accéder à la Jérusalem céleste :
Et l’hymne de délivrance et de grâces ne brisa point le sceau dont la mort avait plombé les lèvres de l’homme endormi pour l’éternité dans le lit du sépulcre.
[…] Et la trompette de l’archange sonna d’abîme en abîme, tandis que tout croulait avec un fracas et une ruine immenses : le firmament, la terre et le soleil, faute de l’homme, cette pierre angulaire de la création40.
Nerval et Bertrand, les deux minores de 1830 les plus fascinés par l’alchimie, en montrent donc les limites et expriment les angoisses qui hantent l’imaginaire et la création de cette génération : l’insignifiance absurde de la vie, l’impossible création littéraire et le désenchantement du créateur, alchimiste raté dont les « créations éphémères » sont réduites à l’état de cendres.
Quels « petits romantiques » ?
Faut-il véritablement « en finir avec les “petits romantiques” » ? Évidemment, s’il s’agit d’entretenir une catégorie reposant sur la condescendance ou le mépris. Mais cette appellation ne nous semble pas complètement inopérante si l’on se place du côté des auteurs que l’on a longtemps désignés ainsi. Aujourd’hui édités, étudiés, certains « petits romantiques » ont même acquis une place plus importante que certains mages et prophètes dans les études critiques actuelles (que l’on pense à Lamartine ou Vigny, et qu’on les compare à Nerval ou Gautier) ; néanmoins, la lecture des œuvres écrites au début des années 1830 laisse apparaître une profonde inquiétude chez ces jeunes écrivains qui se pensent eux-mêmes en mineurs. La prise de conscience de leur fragilité les pousse à se chercher des maîtres qui pourraient leur servir de guides dans la nuit du siècle. Mais si l’omniprésence de majores dans leurs textes semble d’abord servir d’appui à leur création, les maîtres deviennent rapidement des idoles pâlement imitées et inégalables. L’élaboration d’un ethos mineur participe donc de l’affirmation de l’échec et de la marginalité de ces auteurs, confrontés à la peur d’une éternelle minorité.