Auteur d’un recueil de poésies, les Rhapsodies (1831), d’un recueil de contes, Champavert, contes immoraux (1833), et d’un roman noir, Madame Putiphar (1839), traducteur de Robinson Crusoé (1836), Pétrus Borel, surnommé « le Lycanthrope », fait l’objet de travaux universitaires depuis une quarantaine d’années. En 1979, Bruno Pompili a recueilli ses textes polémiques ainsi que ses chroniques dramatiques publiées en 1844 dans Le Commerce. Jean-Luc Steinmetz, qui a édité Madame Putiphar (Phébus, 1999) et Champavert, contes immoraux (Phébus, 2002), lui a consacré un essai (Pétrus Borel, un auteur provisoire, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1986) et une biographie (Pétrus Borel. Vocation : poète maudit, Fayard, 2002), qui est aujourd’hui l’ouvrage de référence des études boréliennes. En 2017, l’ensemble de ses Œuvres poétiques et romanesques a été édité par Michel Brix aux Éditions du Sandre. S’il reste considéré comme un auteur marginal, il a suscité un intérêt régulier à l’étranger. Depuis plus d’un demi-siècle, Champavert, contes immoraux a été traduit dans une dizaine de langues. Il existe également des traductions de Madame Putiphar en espagnol (2001) et en russe (2019), ainsi qu’une traduction des Rhapsodies en japonais (1980). Qu’est-ce qui a sauvé Borel de l’oubli ? Nous formulons l’hypothèse selon laquelle sa situation dans l’histoire littéraire tient, au moins en partie, à une mythologie qui s’est constituée précocement autour de sa personne et de son œuvre. Comment cette mythologie s’est-elle construite ? Quelles sont les conditions qui en ont permis l’émergence ?
Constitution d’une mythologie borélienne
Le mythe du « Lycanthrope » s’est construit à partir des années 1860, par couches successives, à grands renforts d’anecdotes fantaisistes, de clichés romantiques et néogothiques, consolidés par une iconographie relativement réduite mais fortement chargée d’un point de vue symbolique.
Après la mort de Borel, en juillet 1859, à Mostaganem (dans la région d’Oran), comme pour pallier l’absence d’informations sur sa vie en Algérie, quelques rumeurs commencent à circuler à Paris. La chronique prétend que le poète, qui s’écriait : « J’ai faim ! »1 dans l’épilogue des Rhapsodies, serait mort d’inanition2. Elle cultive l’image d’un personnage excentrique, affichant une lycanthropie de parade dans un esprit d’autodérision. En mai 1860, dans un livre de souvenirs, Emmanuel Gonzalès rapporte que Pétrus pouvait rester perché toute une nuit sur un arbre3. Le Figaro du 17 février 1861 lui prête des pulsions anthropophages : « "Épicier, servez-moi une livre de bourgeois, sans papier !" s’écriait naguère Pétrus Borel […] en entrant dans les boutiques »4. Dans un article sur Baudelaire publié peu après la deuxième édition des Fleurs du Mal, en novembre 1861, Jules Claretie transforme le « Lycanthrope » en profanateur de sépultures, en puisant complaisamment dans les stéréotypes du roman noir : « Ses goûts le portaient à boire, comme Byron, l’hypocras dans le crâne de ses aïeux, à plonger, avec ivresse, dans le corps palpitant d’une victime, ses mains agitées d’un prurit de sang. – Il marchait, le front courbé, les cheveux au vent, les poches pleines d’ossements humains »5. Une réplique de « Passereau l’écolier » (dans Champavert, contes immoraux), « Je désirerais ardemment que vous me guillotinassiez »6, passe à cette époque pour la meilleure illustration de l’humour macabre de 1830. Reproduite dans La Lorgnette littéraire (1857) de Charles Monselet7 et dans la notice sur Borel du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Larousse8, en 1867, elle devient rapidement un élément constitutif de l’identité de Borel.
La mythologie borélienne se repaît en outre d’une idéalisation nostalgique du premier romantisme, qui érige l’héroïsme et la subversion en valeurs fondatrices. Baudelaire, dans la Revue fantaisiste du 15 juillet 1861, range Borel, au même titre que Poe, parmi les auteurs incompris, vaincus par la destinée : il dresse le portrait d’un dandy ombrageux, « découragé ou méprisant », dont la graphie inclinée à gauche rappelle des « files de fantassins renversés par la mitraille »9. L’adjectif sauvage apparaît à deux reprises sous la plume de l’auteur des Fleurs du Mal, comme si la sauvagerie du style de Borel, émaillé d’outrances et de « maladresses », était la garantie de son orthodoxie romantique. La réhabilitation de Borel passe par la récupération idéologique de ses œuvres, dans lesquelles Baudelaire voudrait voir une protestation contre le progressisme et les incohérences de la civilisation moderne. Invoquant le message politique de Madame Putiphar, qui se déroule sous l’ancien Régime et envisage la Révolution comme une réparation morale et métaphysique, Jules Claretie, le premier biographe de Borel, ajoute en 1865 une composante révolutionnaire à ce portrait : « assoiffé de solitude », « superbe et imposant », Borel devient le modèle de l’écrivain insurgé, anticonformiste, au style qui « sent la poudre »10. Théophile Gautier parachève la construction du mythe dans son Histoire du romantisme (1874) en comparant Borel à Hernani et aux séducteurs ténébreux de Byron : assimilé à un héros de fiction, le Lycanthrope s’impose comme « le plus parfait spécimen de l’idéal romantique »11.
Au début du XXe siècle, les admirateurs de Borel reprennent à leur compte cet héritage en prenant soin de réfuter le préjugé selon lequel l’auteur des Rhapsodies serait un poseur et un mystificateur. Arthur Symons attribue ainsi une dimension cathartique à l’accumulation de scènes violentes dans Champavert et dans Madame Putiphar, dans lesquels « l’obsession du sang » est le revers d’une soif inaltérable d’idéal :
Cette obsession du sang, cette conscience continuelle du mal, cette incapacité de rien voir sinon la face obscure des choses, procèdent-elles d’une simple affectation vantarde ou sont-elles la seule façon possible d’exprimer une personnalité si remplie de mécontentement et de connaissance amère, en une plainte raisonnée ?12
Soulignant l’onirisme sombre de l’œuvre de Borel, qu’ils intègrent à une généalogie des littératures contestataires dénonçant la violence sociale et morale, les surréalistes reconnaissent en lui un héritier de Sade et un précurseur des Chants de Maldoror. Dans son Anthologie de l’humour noir (1940)13, Breton démarque des formules de Jules Claretie, qui, en 1865, définissait Champavert, contes immoraux comme une « mystification lugubre » et une « plaisanterie d’une terrible imagination »14, pour mieux remodeler l’image de Borel, en tant que figure de la subversion, explorateur des ressources créatrices de l’inconscient et de l’instinct.
L’iconographie a joué un rôle important dans l’édification de la légende du « Lycanthrope », à commencer par son portrait par Louis Boulanger, qui fut exposé au Salon de 1839 et où il pose en pied avec son épagneul, à la manière d’un gentilhomme espagnol du Siècle d’Or.
Longtemps en possession de Borel et aujourd’hui perdu, ce portrait a été reproduit dans L’Artiste en mai 1839, gravé à l’eau-forte par Célestin Nanteuil. Gautier s’y réfère implicitement dans l’Histoire du romantisme, lorsqu’il affirme que Borel « paraissait toujours sortir d’un cadre de Velasquez »15 et arborait une barbe « fine, soyeuse, touffue, parfumée au benjoin, soignée comme une barbe de sultan »16, qui, à l’instar de la chevelure mérovingienne du même Gautier, fut l’un des « accessoires capillaires »17 emblématiques de l’identité collective de la génération de 1830.
Le frontispice de la biographie de Jules Claretie est à l’origine du folklore néogothique attaché au nom de Borel. Gravé par Émile Ulm, il représente le poète, vêtu, comme dans le tableau de Louis Boulanger, d’un élégant costume, la tête appuyée sur la main, dans la pose d’une allégorie de la Mélancolie.
Au premier plan, un chapeau orné d’un panache, qui rappelle discrètement l’héroïsme des temps révolus, est représenté près d’une pile d’ouvrages surmontée d’un crâne symbolisant le memento mori. Trois scènes exotiques, à droite et sur la partie supérieure de l’image, renvoient allusivement au départ de Borel pour l’Algérie et à Robinson Crusoé, qu’il traduisit en 1836.
La composition d’Émile Ulm est visiblement la source d’inspiration d’un autre frontispice : le frontispice de la troisième édition de Champavert (1872), gravé par Adrien Aubry, et où l’on retrouve au premier plan, à gauche, un crâne posé sur un livre :
Le médaillon à l’effigie de Borel est couronné de la dépouille d’un loup, allusion à la « lycanthropie » revendiquée de l’auteur. À droite, une scène de crime rappelle un conte recueilli dans Champavert, « Dina, la belle Juive », où un assassin précipite l’héroïne dans le Rhône. La partie supérieure de la gravure fait allusion à Madame Putiphar : à gauche, deux amants s’y embrassent sous les yeux d’Éros, qui semble vouloir les dénoncer ; à droite, on distingue une figure féminine aux allures de Liberté guidant le peuple. Commentant ce frontispice dans La carne, la morte e il diavolo nella letteratura romantica (1930)18, Mario Praz compare le visage de Borel à celui d’un « jésuite patibulaire »19 : de la première à la troisième image, en effet, le dandy romantique, tel que l’a représenté Louis Boulanger, se métamorphose subtilement en personnage de roman noir.
Les conditions d’émergence de la mythologie borélienne
Plusieurs raisons pourraient expliquer le développement rapide de cette mythologie.
1. Borel lui-même a concouru à l’édification de son propre mythe en multipliant les masques. Dans la préface des Rhapsodies, justifiant sa soif de liberté, il s’identifie à un « loup-cervier »20, d’où le surnom de « Lycanthrope », qui se pare, selon la formule de Jean-Luc Steinmetz, des « funèbres prestiges de l’assassin, de l’infanticide et du suicidé »21. Dans Champavert, contes immoraux, il entretient la confusion entre auteur, narrateur et personnage. Le livre s’ouvre par une « Notice sur Champavert », qui ressortit à l’autobiographie fictive, sur le modèle de Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme (1829), de Sainte-Beuve, dont il se réclame. Cette « Notice » met en scène le suicide fictif de l’auteur des Rhapsodies, désigné à la troisième personne :
Pétrus Borel, le rhapsode, le lycanthrope, s’est tué, ou pour dire la vérité que nous avons promise, le pauvre jeune homme qui se recelait sous ce sobriquet, qu’il s’était donné à peine au sortir de l’enfance ; aussi, peu de ses camarades connurent-ils son véritable nom ; aucun ne sut jamais la cause de ce travestissement ; le fit-il par nécessité ou par bizarrerie ? c’est ce qu’on ignore entièrement.
[…]
Ainsi que nous l’avons rétabli en titre de ce livre, son vrai nom était Champavert22.
À la fin de l’ouvrage, le conte « Champavert, le Lycanthrope », qui donne son titre au volume, raconte, lui aussi à la troisième personne, le suicide de Champavert, à Montfaucon, sur un site d’équarrissage de chevaux :
Et, aux buttes de Montfaucon, un écarisseur, en sifflant sa chanson et retroussant ses manches, aperçut, parmi un monceau de chevaux, un homme couvert de sang ; sa tête, renversée et noyée dans la bourbe, laissait voir seulement une longue barbe noire, et dans sa poitrine un gros couteau était enfoncé comme un pieu23.
En favorisant l’identification de Borel au personnage de Champavert, la surimpression des identités réelle et fictive a ouvert la voie aux anecdotes folkloriques qui prolifèrent dans les années 1860-1870 et qui consacrent, à titre posthume, l’autopromotion organisée par l’auteur de son vivant24.
2. Dans une perspective comparable, les outrances qu’on impute au Lycanthrope peuvent passer pour la trace fossilisée du scandale éphémère provoqué par Champavert. Au printemps de 1833, l’ouvrage suscite l’engouement des jeunes romantiques, qui y reconnaissent le miroir d’une société en décrépitude – « Ce livre est d’une étrange vérité : vrai dans ses passions et ses meurtres, vrai dans son rire de crâne, vrai dans sa philosophie désolée, et son suicide athéiste »25, écrit le peintre Gabriel Laviron, qui fut un détracteur de la peinture académique. Mais il alimente aussi la chronique scandaleuse. Parangon d’une littérature « galvanique », il représente « le nec plus ultra de l’horrible » selon le mot de Victor Schœlcher, qui en appelle à la défense de l’ordre public :
En achevant la lecture de ce livre, dont on me chargeait de rendre compte, je fus saisi d’un tel dégoût que je pensai d’abord qu’il ne méritait pas l’honneur d’un article, fût-il même de moi. Mais en réfléchissant bien, il m’a semblé de quelque intérêt de vous montrer jusqu’à quel degré d’aberration peut aller l’esprit humain ; il m’a semblé curieux pour en finir une fois avec toutes les monstruosités littéraires, de prendre la plus monstrueuse et de vous faire voir, en l’analysant, où en sont venus, hélas ! quelques-uns de nos jeunes écrivains26.
Borel lui-même cultivait sa réputation sulfureuse comme un argument publicitaire. Il aurait, selon Jules Claretie27, tenté de rééditer – sans succès – le scandale de Champavert à l’occasion de la publication de Madame Putiphar en 1839, avec la complicité de Jules Janin, lui-même auteur d’un roman « frénétique », L’Âne mort et la femme guillotinée (1829). Dans le Journal des débats, Janin consacre en effet à Madame Putiphar un long compte rendu, qui résonne en apparence comme une entreprise de liquidation du romantisme de 1830, mais dont le tour hyperbolique suggère l’indignation feinte :
Tout souiller, tout flétrir, mordre jusqu’au sang, déchirer jusqu’au fond du cœur, s’acharner à la victime et la broyer sous une dent délirante, et, ce qui est plus triste, dissimuler cette odeur de sang sous une odeur de musc, jeter des roses à pleines mains sur ces cadavres en putréfaction, teindre ses ongles à la façon des sauvages, pour qu’on ne remarque pas le sang coagulé entre l’ongle et le doigt ! C’est horrible, c’est affreux, et il faut être en effet bien innocent, bien naïf et bien jeune pour se montrer si hardi !28
3. Le départ de Borel pour l’Algérie, en 1846, a paradoxalement alimenté sa légende, en laissant le champ libre aux interrogations et aux spéculations. Entre 1846 et 1860, le « Lycanthrope » semble tomber dans l’oubli. Son nom apparaît furtivement en juillet 1853, dans la Revue de Paris, sous la plume d’Hippolyte Castille, qui juge sa trajectoire révélatrice de la faillite de l’école romantique et le condamne à « rentrer pour jamais dans la poussière »29. Aucune information ne filtre sur l’existence qu’il mène dans la région de Mostaganem, où il fut inspecteur de la colonisation. Son silence, qu’il ait été ou pas volontaire, ainsi que le mystère qui entoure les dernières années de sa vie, constituent une page blanche propice à la construction d’un narratif fantasmatique, voire hagiographique, comme celui que Baudelaire esquisse dans la Revue fantaisiste en 1861 et que Gautier développe une dizaine d’années plus tard dans l’Histoire du romantisme, au moment même où il élabore le mythe de son propre gilet rouge. En outre, son départ de la scène littéraire parisienne a figé l’image flatteuse que Borel avait laissée dans la mémoire collective. À l’inverse de Théophile Gautier, lui aussi auréolé de scandale après la publication de Mademoiselle de Maupin (1835), ou de Jules Janin, devenu une éminence de la critique dramatique après des débuts de romancier « frénétique », il n’a guère été représenté, vieillissant et bouffi, dans la presse satirique.
4. La mythologie borélienne a paradoxalement profité du rejet dont Borel fut victime de la part de la critique institutionnelle sous la IIIe République, tandis que l’histoire littéraire se structurait en tant que discipline scientifique. En 1877, la réédition de Madame Putiphar publiée en 1877 et préfacée par Jules Claretie est accueillie avec scepticisme : le roman est un « pêle-mêle d’inventions bizarres, qui ont pu faire trembler alors, mais qui nous font sourire aujourd’hui »30, écrit Maxime Gaucher, qui sera le professeur de Proust au lycée Condorcet. À la même époque, Charles Lenient, titulaire de la chaire de poésie française à la Sorbonne, juge le « poignard » des Rhapsodies « aussi risible dans son genre que le sabre de M. Prudhomme »31. Quant au rapport sur Le Mouvement poétique français de 1867 à 1900 (1903) de Catulle Mendès, il évoque Borel avec mépris. Mendès, qui avait autrefois accueilli l’article de Baudelaire sur le « Lycanthrope » dans les colonnes de la Revue fantaisiste démythifie l’image pittoresque de la Bohème :
Ne tenez compte qu’à peine des bouffons échevelés, des Pétrus Borel qui furent comme les grossiers graciosos, comme les clowns amuseurs du jeune siècle ; ou, plutôt, eux-mêmes, ils n’étaient guère, en dépit de leurs esclaffements au nez des philistins, que des bourgeois fous, ou bien soûls, soûls sans doute : leur orgie versicolore, pas même plaisante en somme, ne fut qu’un rapide carnaval32.
Écarté des manuels d’histoire littéraire, Borel avait toute légitimité pour devenir un « poète maudit » et bénéficier de l’intérêt, voire de la fascination, que suscite cette figure de la modernité poétique telle qu’elle a été modélisée par Verlaine en 1884, dans Les Poètes maudits. Dans un compte rendu des Histoires insolites de Villiers de l’Isle-Adam, publié en mai 1888 dans Le Décadent, Verlaine fait précisément de Borel « une manière rudimentaire du poète maudit »33, autrement dit un prototype, un avatar expérimental et imparfait de Rimbaud ou de Lautréamont. Sur un mode sarcastique, Catulle Mendès traitait précisément Rimbaud de « Pétrus Borel naturaliste »34. Le stéréotype du « poète maudit » est aujourd’hui un élément central de la mythologie de Borel, comme en témoigne le titre de la biographie que Jean-Luc Steinmetz lui a consacrée en 2002 : Pétrus Borel. Vocation : poète maudit.
« Borel’s is one of the faces which are constantly floating to the surface on the stream of French literary history, and then sinking out of sight again »35, écrit le poète américain Vincent O’Sullivan en décembre 1908, à l’approche du centenaire de Pétrus Borel (né en 1809). Comparant Borel à un noyé dont le visage réapparaît régulièrement à la surface de l’eau, O’Sullivan avait perçu l’importance de la mythologie borélienne telle qu’elle s’est développée dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Issue d’une opération de propagande organisée par l’auteur lui-même, fondée sur une accumulation de stéréotypes flatteurs entretenus par une communauté de happy few, elle a permis au Lycanthrope de passer à la postérité tout en instituant sa marginalité.
Les premiers travaux sur la « fortune » internationale de Borel confirment l’hypothèse selon laquelle sa légende a joué un rôle moteur dans la diffusion de son œuvre. Comme l’a montré Concepción Palacios Bernal36, la première traduction en espagnol de Champavert, contes immoraux, publiée en 1969 à Buenos Aires, semble avoir été déterminée par l’imagerie lycanthropique. Fina Warschaver, la traductrice, en invoque les grands poncifs dans son avant-propos : incarnation de l’artiste « oublié et solitaire », « grand, maigre et lugubre dans son costume noir de Lévite », Borel a eu le « malheur de ne pas être né dans son temps » ; son « silence ou suicide », est « l’holocauste que tout créateur fait de son état tragique et prométhéen »37. La « fortune » de Borel en Chine offre un autre exemple de l’efficacité de la mythologie borélienne. S’il n’est pas encore traduit en mandarin, Borel est présent dans l’espace culturel chinois depuis les années 2010, en particulier, comme l’a bien mis en évidence Yang Zhen38, grâce à quelques travaux relatifs à la sociologie de la bohème et à la mode vestimentaire en tant que moyen de contestation politique : l’intérêt du monde intellectuel chinois pour les excentricités vestimentaires de Borel pourrait être symptomatique de la recherche d’un modèle de société alternatif. La mythologie borélienne semble désormais vouée à se ramifier.