Introduction
Alors que les noms de Corneille, Molière et Racine, s’imposent dès la fin du XVIIe siècle comme ce qu’il faut retenir de la littérature classique, les femmes dramaturges ont systématiquement été reléguées par l’histoire littéraire au rang de minores. Une réhabilitation de ce corpus a été menée depuis la fin du XXe siècle à nos jours, démontrant que beaucoup de ces autrices ont été célébrées en leur temps et jouées par des troupes professionnelles1. Marie-Catherine Desjardins (1640-1683) voit ses pièces Manlius (1662) et Nitétis (1663) jouées par la troupe de l’Hôtel de Bourgogne. Sa pièce Le Favori (1665) rencontre quant à elle un grand succès : elle connaît plus de 25 représentations sur le théâtre du Palais-Royal et a l’honneur d’être mise en scène par la troupe de Molière à Versailles. Anne de la Roche-Guilhen connaît elle aussi une consécration royale : sa pièce, Rare-en-tout, est montée sur les planches du théâtre de Whitehall à Londres, en l’honneur de l’anniversaire de Charles II, le 29 mai 1677. Antoinette Deshoulières donne sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne sa tragédie Genséric (1680). Catherine Bernard, enfin, fait jouer à la Comédie-Française ses tragédies Laodamie (1688) et Brutus (1690) dont les représentations auraient, d’après le Mercure galant, attiré de « grandes assemblées »2. Pour des raisons économiques entre autres3, ces femmes de lettres exercent leur talent dans plusieurs genres littéraires4. Marie-Catherine Desjardins, Catherine Bernard et Anne de la Roche-Guilhen, figurent parmi les romancières les plus illustres, et c’est pour sa poésie qu’Antoinette Deshoulières est présentée comme une figure majeure des femmes de lettres du XVIIe siècle5. Toutes sont érigées comme des modèles à suivre et voient leurs romans, nouvelles, poésies, célébrés et passer à la postérité, tandis que leurs œuvres théâtrales n’ont pas franchi l’étape de la canonisation. Nombre de dramaturges masculins de la période classique ont subi le même sort6, mais dans le cas des femmes, le genre, au sens de gender, peut devenir le facteur principal de cette invisibilisation7. Cette question est la problématique constitutive de l’entreprise fondatrice de l’Histoire des femmes réalisée sous l’égide de Georges Duby et Michèle Perrot :
Et puis, que sait-on d’elles ? Les traces ténues qu’elles ont laissées proviennent moins d’elles-mêmes […] que du regard des hommes qui gouvernent la cité, construisent la mémoire et gèrent ses archives. L’enregistrement primaire de ce qu’elles font et disent est médiatisé par les critères de sélection des scribes du pouvoir8.
La préface de ce livre soulève d’un côté, le problème d’une histoire « médiatisée » par des hommes, de l’autre, celui des sources elles-mêmes : « Au théâtre de la mémoire, les femmes sont des ombres légères. Elles n’encombrent guère les rayons des archives publiques. Elles ont sombré dans la destruction des archives privées »9. La volonté de « partir à la recherche » des femmes des périodes anciennes, largement encouragée par les études de genre et leurs nombreux développements, notamment dans les études littéraires10, se heurte à ces difficultés à bien en documenter l’activité, renforcées par la mise en place de traditions de jugements biaisant la saisie du réel. Dans le cas des femmes dramaturges, les dictionnaires dramatiques, histoires du théâtre et histoires littéraires, sont des terrains d’investigation privilégiés pour observer ces phénomènes. Aurore Evain a ainsi démontré comment les dictionnaires dramatiques du XVIIIe et du XIXe siècles ont largement participé à l’invisibilisation des femmes dramaturges, en proposant des corpus dont les autrices sont absentes, ou encore des notices bibliographiques disqualifiant leurs productions. Selon ses analyses, l’écriture serait « traditionnellement genrée du côté masculin »11, ce qui aurait pour conséquence l’exclusion progressive des femmes des corpus scolaires et patrimoniaux, à de rares exceptions près (comme Mme de Lafayette). Elles sont également absentes des répertoires de théâtre, dont la propriété est de représenter « un ensemble d’œuvres de même nature qui, par extension, deviennent classiques, ou canoniques ou classées comme patrimoniales »12. La constitution du « répertoire général » de la Comédie-Française au XVIIIe siècle est effectivement le fruit d’une sélection : il ne retient du siècle classique que les pièces destinées à être consacrées par le temps et l’institution, construisant ainsi sa propre mémoire du théâtre13. À l’origine de cette hiérarchisation, des discours critiques portant sur l’histoire de la littérature française, discours selon lesquels les femmes étaient peu présentes sur la scène de la création littéraire. Ces mises en récits supposément objectives réduisent leur apport, en limitent la portée, ou leur assignent un domaine artistique convenant à leur genre sexué selon des critères revendiquant, sans jamais en expliciter les présupposés, la « nature »14. Ce dernier phénomène dessine alors une opposition : entre la reconnaissance accordée à certaines formes littéraires, et la dépréciation, voire, l’oubli, des autres.
Dans la continuité de ces études, notre projet est de revenir sur ce phénomène, et de questionner la « tradition » qui assimilerait le théâtre à un genre masculin15. Pourquoi le théâtre serait-il moins approprié à la création féminine ? Comment ces jugements ont-ils investi l’histoire littéraire pour finir par être complètement intériorisés ? C’est la manière dont la pensée des genres littéraires et de leur hiérarchie est traversée par la question du genre, qu’il s’agit de poser ici : comment le genre (au sens de gender) fonctionne-t-il comme moyen de minoration ? Et plus particulièrement, dans quelle mesure l’historiographie et ses modalités discursives, prenant notamment la forme de récits (biographiques) et de commentaires qualitatifs, dresse une typologie des rôles littéraires rendus possibles, ou interdits, aux femmes ? Afin d’apporter des éléments de réponse, il faut nous en référer au genre comme « catégorie d’analyse »16, à savoir considérer la réception sur le long terme des femmes dramaturges par la manière dont sont mises en œuvre de façon plus ou moins explicite les relations du féminin et du masculin. Plus largement, nous verrons que ces questionnements ne se réduisent pas simplement au genre des dramaturges, mais impliquent également une réflexion sur la représentation du monde littéraire et sur la nature de la réception programmée.
Marie-Catherine Desjardins, Antoinette Deshoulières, Anne de la Roche-Guilhen et Catherine Bernard ont retenu notre attention pour plusieurs raisons : autrices du XVIIe siècle, elles exercent à une période présentée comme celle du rayonnement des Lettres françaises par les historiographes17. Elles pratiquent notamment le théâtre, qui devient le domaine privilégié de la notoriété comme auteur, mais aussi, à long terme, de la patrimonialisation18. Leur activité littéraire plurielle a ainsi conduit à une hiérarchisation : entre une œuvre poétique ou romanesque majeure et une œuvre théâtrale mineure. Cette distinction est liée à celle des genres littéraires et à leur circulation au moment où elles écrivent : au XVIIe siècle, le théâtre, qui a la faveur royale, est un genre prisé par les auteurs car il est la voie privilégié du succès littéraire19. Il est en même temps l’objet de nombreux débats et écrits théoriques qui en font un genre exigeant – parmi les plus célèbres, la Lettre sur la règle des vingt-quatre heures de Chapelain (1630), la Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac (1657) ou le troisième chant de l’Art poétique de Boileau (1674) –. À côté du théâtre, la poésie confère aux auteurs une certaine dignité sociale20, et le roman, genre beaucoup plus neuf, occupe au milieu du XVIIe siècle la place que l’on attribue aujourd’hui à la « sous-littérature »21. Afin d’observer la façon dont cette hiérarchisation s’exprime à propos du genre des autrices, nous avons étudié les notices liées à leurs biographies ou à leurs œuvres dans des ouvrages historiographiques allant de la fin du XVIIe siècle (dès la première réception des œuvres) jusqu’au XIXe siècle. Le XVIIIe siècle constitue cependant la majeure partie de notre corpus car c’est à cette période que se met en place l’histoire du théâtre dont nous héritons aujourd’hui. Ces ouvrages, appelés « Histoire », « Tablettes », « Répertoire », « Dictionnaire », ou « Bibliothèque », connaissent un véritable essor au cours du siècle des Lumières, avec le souci encyclopédique de perfectionner l’édifice de la littérature classique. Leurs formes et leurs fonctions sont très variées : nous avons retenu à la fois les dictionnaires spécialisés dans l’art dramatique et les histoires littéraires, en nous appuyant notamment sur les travaux de Martine de Rougemont22, mais aussi les histoires écrites par des bibliophiles, ou encore les listes de femmes illustres. Bien que les auteurs soient majoritairement masculins, nous avons, dans la mesure du possible, intégré des histoires écrites par des femmes. En comparant les discours tenus à propos des pièces de théâtre de femmes et celui sur leurs œuvres non théâtrales, nous cherchons à mettre en évidence la façon dont la partition entre littérature majeure et littérature mineure s’est dessinée à partir d’un éloge sélectif.
Louer la femme de lettres et blâmer la dramaturge : les signes d’un éloge sélectif
De l’éloge au blâme : rhétorique de l’incohérence
L’un des premiers moyens de minoration est de montrer que les pièces de théâtre écrites par des femmes ne méritent pas le succès rencontré en leur temps. Le discours tenu par les historiographes est ainsi dominé par une rhétorique occultant consciemment la réception contemporaine des pièces pour privilégier une réception a posteriori, ce qui conduit à un discours que l’on peut juger incohérent tant il dénigre le succès de la représentation. L’Histoire du theatre françois (1734-1749) des Frères Parfaict, qui servira de modèle majeur à de nombreux historiens du théâtre, en est l’exemple le plus probant. Cette histoire du théâtre est l’une des premières à développer un discours critique disqualifiant les autrices et leurs œuvres. C’est ainsi que les Frères Parfaict entendent rectifier l’éloge que Jean Loret fait de Manlius dans sa Muse historique en 1662. Tandis que le gazetier loue la tragi-comédie jouée sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne « avec grand aplaudissement »23, les historiographes entendent remettre la pièce de Desjardins à sa « juste valeur » :
Il faut faire une diminution aux éloges que Loret donne à la Tragi-Comédie de Manlius, pour mettre cette Piéce à sa juste valeur, sur-tout à l’égard de la versification, qui en général est non-seulement très-foible, mais très prosaïque, & mêlée d’expressions basses, & quelquefois ridicules24.
La notice s’inscrit au cœur du débat sur les critères de l’évaluation du théâtre : la lecture d’une pièce prévaut-elle sur sa représentation ? Les Frères Parfaict privilégient ici une approche textuelle et dénient l’expérience de spectateur de Jean Loret. Ils procèdent de la même façon avec Laodamie de Catherine Bernard. Bien que les multiples représentations de la tragédie aient couté « des larmes à tous les cœurs tendres » d’après le Mercure galant25, les Frères Parfaict dénient à la pièce un tel succès et se justifient par un discours général portant sur la réception du théâtre :
Le nombre des représentations ne décide pas toujours du vrai mérite d’une Piéce de Théâtre. Tel Ouvrage est tombé brusquement, qui, repris quelque temps après, devient l’objet des applaudissemens du Public. Tel autre a eu un certain succès dans sa nouveauté, qui, éxaminé avec plus d’attention, paroît digne de mépris. La Tragédie de Laodamie est dans ce dernier cas, rien n’a moins mérité d’être suivi que cette Piéce26.
Par comparaison, l’entrée réservée au Comte d’Essex de Claude Boyer (1678), loue le grand succès de la pièce, alors que celle-ci connut moins de représentations et une recette moins importante que Laodamie : « Voici peut-être le chef d’œuvre de M. l’Abbé Boyer », commence ainsi la notice27. Quand il s’agit de pièces féminines, les Frères Parfaict dénient au public sa capacité de jugement et justifient la nécessité d’une seconde lecture plus attentive. Les notices des Frères Parfaict se structurent à partir d’extraits choisis, qu’ils accompagnent d’une critique plus ou moins lapidaire, indiquant ainsi comment lire la pièce. Pour comprendre leurs opérations, il est éclairant de rappeler que les historiographes sont des professionnels de la lecture et de l’écriture : ils lisent les pièces à la manière du critique littéraire, car leur fonction n’est pas seulement d’écrire l’histoire des pièces, mais de diffuser des jugements sur les auteurs ou autrices et leurs productions, à partir d’une sélection de passages s’adaptant à leur raisonnement. L’ensemble est ensuite rendu public et vise à faire autorité, comme le permettent les tournures impersonnelles et le présent de vérité générale. Bien loin d’une « lecture plaisir » ou visant une connaissance factuelle, l’historiographe aborde le texte avec un objectif, celui de l’évaluer en fonction de sa structure, son style, ses personnages, sa cohérence… puis de produire un commentaire discursif indiquant aux futurs lecteurs (amateurs plus ou moins éclairés, mais aussi gens de théâtre et collectionneurs) comment appréhender ce texte. À ce titre, l’argument privilégié par les historiographes afin de légitimer une relecture des pièces de femmes est d’avancer que le nom de l’autrice aurait biaisé le jugement du public. C’est ce qui est réservé au nom de Desjardins : pour Manlius, « son nom donna à cette Piéce une réputation qu’elle n’auroit pas eue sous celui d’un autre », et si la tragédie Nitétis a rencontré du succès, c’est qu’« il faut croire que le nom de l’Auteur y a plus contribué que le mérite de la composition »28. Parce que Desjardins a acquis la célébrité grâce à ses pièces poétiques, son nom aurait eu un effet publicitaire expliquant le succès de la pièce. Les critiques favorisent également les tournures concessives qui donnent la préférence à leur propre jugement. Le Dictionnaire portatif des Théâtres d’Antoine de Léris, ouvrage d’importance aux côtés de celui des Frères Parfaict, fait preuve d’une telle structure : « Quoiqu’assez foible, [Laodamie] eut beaucoup de succès »29. Il en est de même dans l’« Eloge historique de Mme et Mlle Deshoulieres », biographie figurant à partir de 1747 dans les éditions de la poétesse tout au long des XVIIIe et XIXe siècles : « Quoiqu’on puisse apercevoir de beaux endroits » dans Genséric, « il faut convenir que Madame Deshoulieres est extrêmement éloignée de la grandeur des sentiments de Corneille »30. La rhétorique vise ici à émettre un doute sur le succès rencontré, tout en permettant de légitimer une nouvelle lecture professionnelle et a posteriori, toute ambivalente soit-elle.
La seconde incohérence porte sur ce qui est dit à propos des compétences des femmes. L’Abbé Claude-François Lambert, comme de nombreux ecclésiastiques, se consacre à la critique littéraire, et écrit une Histoire littéraire du règne de Louis XIV présentant Antoinette Deshoulières comme l’une des plus grandes poétesses françaises :
[Elle] porta l’excellence de la poësie Françoise au plus haut degré de perfection ; & l’on ne peut nier que parmi les plus grands Poëtes de l’un & de l’autre sexe, il n’y en a aucun qui ait mieux réussi qu’elle, sur tout pour l’Idille. L’élévation & la noblesse des sentimens, la délicatesse & les graces de l’expression, l’harmonie & la disposition des rimes, & généralement enfin toutes les beautés que l’on peut rechercher dans un ouvrage de Poësie, se trouvent réunies dans ceux de Madame Deshouilleres31.
Les notices consacrées à Antoinette Deshoulières au sein des histoires littéraires sont généralement assez longues, citant ses poésies les plus célèbres. Janséniste rendu célèbre pour sa Bibliothèque ecclésiastique et sa volonté de concurrencer le Grand dictionnaire historique de Moréri (1674), l’Abbé Goujet écrit une importante Bibliothèque françoise en dix-huit volumes, entre 1740 et 1759. Il y présente Deshoulières comme l’une des plus illustres Muses du Parnasse, mais ajoute néanmoins que ses talents se seraient mal appliqués au théâtre :
On ne peut disconvenir que Madame des Houlieres ne fût extrêmement éloignée de la grandeur des sentiments de Corneille où elle aspiroit, qu’elle n’entendoit point le genre dramatique, & que la versification, pour l’ordinaire si coulante & si naturelle dans ses autres ouvrages, est forcée et dure dans celui-ci32.
Le discours de Goujet joue avec les codes du genre épidictique : l’éloge se manifeste par la mention d’une versification « coulante & naturelle », mais il sous-tend le blâme dans la mesure où Deshoulières n’aurait pas su transposer ces qualités dans la tragédie. C’est pourquoi, à propos de l’Opéra Zoroastre & Sémiramis, et de la comédie Les Eaux de Bourbon, Deshoulières « fut assez sage pour en rester sur un plan, ou a des essais informes que le public n’a jamais vu »33. Goujet décrit ici une décision raisonnable de la part de l’autrice, qui, apprenant de ses erreurs, aurait abandonné un genre qui lui conviendrait mal, restant ainsi dans les bornes de la poésie légère, moins transgressive pour une femme. Le théâtre implique effectivement que l’autrice fréquente des milieux encore réprouvés par la société, assiste aux répétitions, et dialogue avec les comédiens, un engagement qui s’accorde mal avec les impératifs moraux inculqués aux femmes34. La poésie ne requiert pas une telle implication, et beaucoup de poètes et poétesses, en particulier Antoinette Deshoulières, privilégient les chroniques du temps pour la circulation imprimée de leurs poèmes35. Les Frères Parfaict font eux aussi de Genséric une pièce dommageable dans la carrière de l’autrice :
En rendant compte de cette Tragédie, nous sommes fâchés de dire que Madame Deshoulières, qui tient à si juste titre, un rang marqué parmi les plus célébres Poëttes François, par ses Poësies diverses, n’entendoit en aucune façon le genre Dramatique36.
La distinction entre la carrière de poétesse et la carrière théâtrale fait ressortir l’expression « être fâché », comme si l’historiographe se désolait du gâchis dans lequel la femme de lettres était tombée. Bien que le théâtre implique bien plus que de la poésie, il est surprenant de lire un commentaire aussi sévère à propos de l’une des plus grandes poétesses du XVIIe siècle. La versification est effectivement une des compétences nécessaires à l’écriture théâtrale, mais si l’on en croit les historiographes, les femmes ne sauraient la manipuler que dans les genres lyriques. La tragédie Brutus, plus grand succès de Catherine Bernard et dont on « parle avec beaucoup d’éloge »37 dès ses premières représentations en 1690, présente pour les Frères Parfaict une « versification foible & souvent prosaïque »38. Bien que lauréate de nombreux prix de poésie39, dans la voix des historiographes, le talent poétique de Catherine Bernard s’applique mal au théâtre. Au-delà de l’incohérence, les ouvrages cités critiquent chez les femmes une versification plus proche de la prose que de la poésie, soulignant leur incapacité à faire des vers dramatiques, et plus particulièrement tragiques. En ce sens, ils construisent le préjugé selon lequel le théâtre serait un genre trop exigeant pour une femme, qui entendrait mal les contraintes de la poésie dramatique, mais dont le tempérament s’accorderait mieux avec la prose, beaucoup plus libre, ou avec la poésie visant à l’expression personnelle.
Le théâtre : une erreur de parcours ?
Le deuxième moyen de minoration, qui découle du premier, est d’avancer que le théâtre constitue une anomalie dans la carrière de l’autrice, prouvant qu’elle a mieux réussi dans un genre présenté comme moins audacieux. Les dictionnaires et histoires littéraires des XVIII-XIXe siècles célèbrent ainsi leur grande activité romanesque ou poétique, faisant du théâtre un élément quasi-anecdotique, mal exécuté, voire, l’occultent complètement. Rédigées au début du XVIIIe siècle par une société d’auteurs, mais signées Babault, Les Annales dramatiques, reconnaissent cette différence de notoriété chez Marie-Catherine Desjardins : « On connaît beaucoup les romans de Mad. de Villedieu ; mais on connaît peu ses pièces de théâtre, qui sont : Manlius Torquatus, Nitétis, et le Favori »40. Selon Aurore Evain, l’ouvrage est une version actualisée des Anecdotes dramatiques de La Porte (1775), mais parce qu’elles s’appuient sur un répertoire lui-même lacunaire, les Annales de Babault offrent un mauvais travail d’actualisation au sujet des femmes dramaturges41. Les notices des dictionnaires dramatiques et histoires littéraires se répètent et se recopient les unes les autres, employant au sujet des auteurs ou des autrices les mêmes formulations, le même vocabulaire, voire les mêmes paragraphes. Ceci est dû à la concurrence qui agite les auteurs de ces ouvrages et aux modes de production qui en découlent, marqués par une urgence ne favorisant pas les examens précis des œuvres. Ce marché se caractérise aussi par des rééditions multiples qui cherchent à se justifier en affirmant une volonté d’augmenter, enrichir, ou corriger ce qui a déjà été fait, relevant souvent plus de l’affichage publicitaire que d’un nouveau travail effectif42. Dans le cas des femmes, les mécanismes de disparition se voient repris par les historiens postérieurs, imposant ainsi une tradition : la dépréciation du théâtre, ou son absence, la survalorisation d’autres productions littéraires en sont les thématiques principales. Le dictionnaire de Fortunée Briquet, bien qu’écrit par une femme et ayant une visée féministe, reprend dans son contenu les discours de ses prédécesseurs. Pour Genséric, l’autrice précise : « Cette pièce eut peu de réussite, et elle ne méritait pas d’en avoir »43. Fortunée Briquet reprend le même vocabulaire mélioratif concernant les romans historiques d’Anne de la Roche-Guilhen, dont les sujets sont « agréables »44, mais ne mentionne pas la pièce Rare-en-tout. Ce trait est commun à l’ensemble des histoires littéraires : la production romanesque d’Anne de la Roche-Guilhen est citée dans son intégralité, avec une préférence donnée à L’Histoire des Favorites (1697), son plus grand succès éditorial, tandis que son théâtre est occulté. Peut-on, dans ce cas précis, voir un lien entre le succès imprimé et la reconnaissance dans les dictionnaires ?
Si les dictionnaires dramatiques signalent l’existence de pièces écrites par des femmes – avec plus ou moins d’erreurs – ce n’est pas toujours le cas des histoires littéraires plus générales. Malgré leur désir d’exhaustivité, les histoires littéraires comportant des entrées d’autrices évoquent rarement leur activité théâtrale et les classent dans des sections qui occultent la variété de leur production. Les travaux de l’Abbé Joseph de La Porte en sont un bon exemple. À la fois critique littéraire, poète et dramaturge, l’Abbé La Porte contribue largement à la production de listes formalisant l’histoire littéraire et nous a livré une production historiographique abondante : une Histoire littéraire des femmes françaises en 1769, des Anecdotes dramatiques en 1775, déjà citées, un Dictionnaire dramatique en 1776, et L’Ecole de littérature en 1777, pour n’en citer que quelques-uns. Dans ce dernier ouvrage, La Porte ne relève aucune femme dans la section « Poème dramatique », les catégorisant systématiquement dans la section « Poésie » ou « Roman ». En revanche, lorsque le théâtre est mentionné, une hiérarchisation est immédiatement établie avec les autres genres. Le cas le plus frappant est celui de Marie-Catherine Desjardins, qui signe son théâtre sous le nom de « Mademoiselle Desjardins », mais prend celui de « Madame de Villedieu » pour la plupart de ses romans. Les historiographes tissent leur discours autour de cette distinction : nombreux sont les dictionnaires dramatiques proposant une entrée au nom de « Desjardins », tandis que les histoires littéraires optent pour le nom de « Villedieu ». Dans le premier cas de figure, c’est généralement pour disqualifier la production théâtrale, associée aux œuvres de jeunesse de l’autrice, dans le second, c’est pour louer le roman. Sabatier de Castres écrit ainsi :
Après avoir lu les Romans de Madame de Villedieu, on est fâché de savoir qu’elle est l’Auteur de Manlius, de Nitétis, & d’une espece de Tragédie Comédie, intitulée Le Favori, trois Pieces qui prouvent bien combien elle a méconnu son talent. Ses Poésies fugitives sont infiniment plus dignes de l’attention du Lecteur. La Plupart sont d’un goût & d’une délicatesse, capables d’effacer tout ce que la foule de nos Poëtes fugitifs ont fait de plus passable45.
Homme de lettres et journaliste, Sabatier de Castres écrit un Dictionnaire de Littérature en 1770, et Les Trois siècles de la littérature française entre 1772 et 1775. Dans l’« Avertissement » de ce dernier ouvrage, rédigé sur le modèle du dictionnaire, Sabatier de Castres précise son ambition de défendre les « grands » écrivains, et d’attaquer les « auteurs ridicules » et « écrivains dangereux » qui, selon lui, menacent l’ordre littéraire46. Dans la hiérarchie dressée entre les bons et les mauvais auteurs, Desjardins se voit rangée dans la seconde catégorie : en se consacrant au théâtre, l’autrice a « méconnu son talent ». Selon le Dictionnaire de Furetière (1690), le « talent » se dit « du genie, de la qualité excellente, ou disposition qui se trouve en quelque personne pour reüssir en quelque chose ». Mais il signale aussi qu’« on appelle un genie forcé, quand il n’agit pas naturellement, mais avec affectation ou contrainte ». En se consacrant au théâtre, Desjardins aurait « forcé » le génie la destinant normalement à la poésie ou au roman. Le Marquis d’Argenson, homme d’Etat et grand bibliophile, présente dans ses Notices sur les œuvres de théâtre, ouvrage rédigé à partir des exemplaires présents dans sa bibliothèque, un discours tout à fait semblable. Selon lui, « Mad. De Villedieu se montre entendre mieux le roman que le théâtre »47. Le verbe « entendre » signale, dans la bouche du bibliophile, l’incapacité même de Villedieu de comprendre le genre théâtral. La carrière de l’autrice est donc bien découpée en deux temps : les débuts ratés de Desjardins dramaturge versus la réussite de Villedieu romancière. L’éloge est sélectif en soi dans la mesure où il décide de ce qui mérite sa place dans l’histoire littéraire nationale.
La distribution de la réussite ou de l’échec en fonction des genres pratiqués n’est pas un phénomène inhérent aux femmes. Racine par exemple, est essentiellement retenu pour ses tragédies, alors qu’il a écrit une comédie, Les Plaideurs (1668). De même, les poètes galants et mondains tels que Voiture, Sarasin ou Benserade, alors qu’ils ont été consacrés en leur temps, ont par la suite été exclus du Parnasse, et ce parce que leur activité polygraphique a été réduite « à un genre poétique unique dont ils deviennent les modèles exemplaires »48. Chez un même écrivain, les œuvres sont hiérarchisées en fonction de leur valeur, la classicisation procède donc par réduction et par étiquetage : « un auteur et une œuvre seront d’autant plus qualifiables comme classiques (classicisables) qu’ils paraissent incarner un modèle, ou plus exactement, qu’on réussit à en tirer des modélisations »49. L’historiographie fait des auteurs et des autrices les modèles à suivre dans des domaines spécifiques, mais dans le cas des femmes, cette modélisation est largement affectée par des arguments et des représentations où se manifeste très clairement le « travail du genre » pour reprendre l’expression de Scott. Ceci nous invite à étudier la façon dont l’histoire assigne aux femmes un rôle littéraire spécifique, qui serait en fin de compte l’expression de leur « rôle de sexe »50, à savoir la performance du féminin tel qu’il est socialement construit.
Les femmes peuvent-elles écrire du théâtre ? au cœur du travail des catégories esthétiques par le genre
Ces rôles reposent essentiellement sur la notion de « nature » : certaines formes littéraires conviendraient « naturellement » à un genre masculin ou féminin car ce dernier aurait les qualités innées (corporelles et psychologiques) pour le pratiquer. La naturalisation des formes littéraires trouve son origine dans une conception qui envisage le genre (perçu comme un sexe social) comme un prolongement du sexe (biologique) : les qualités, le tempérament ou encore le physique que l’on trouverait chez un homme ou une femme, socialement construits, sont essentialisés, rendus évidents et devenus plus ou moins inconscients. Selon Marie Duru-Bellat, les scientifiques, et en particulier les biologistes et philosophes du XVIIIe siècle, mobilisent la nature afin de justifier les comportements des deux sexes, mais s’en servent surtout pour livrer un argumentaire « justifiant rationnellement les inégalités entre les hommes et les femmes, puisque découlant de l’ordre naturel »51. Ce déterminisme est appliqué par les historiographes sur le plan littéraire, justifiant ainsi une inégalité d’un autre ordre : parce que les romans ou la poésie requièrent douceur et sensibilité, il faut être une femme pour les pratiquer. La naturalisation devient alors une nouvelle technique de minoration, car elle réserve aux femmes deux rôles uniques : la romancière ou la poétesse.
Femmes dramaturges et romancières
Selon le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle, un des premiers ouvrages portant sur l’histoire récente, « Nos meilleurs romans français depuis longtemps se font par des filles ou par des femmes »52. Cet éloge repose néanmoins sur des présupposés : l’amour, thématique principale du roman, serait aussi la préoccupation des femmes, le style, plus facile, s’accorderait bien avec leur « nature » féminine53. La prédisposition « naturelle » des femmes à écrire du roman présente, dans la voix des historiographes, deux composantes principales.
La première est physiologique, et souligne l’incapacité des femmes, en raison de leur constitution physique, à se confronter à des genres « majeurs ». C’est en tout cas ce que laisse entendre le grand périodique initié par le Marquis de Paulmy, la Bibliothèque universelle des romans, à propos de la tragédie Manlius :
[…] la Poésie n’en est pas mauvaise ; mais on ne trouve point dans cette Tragédie cette force & cette énergie dont les Ecrivains du beau sexe doivent laisser l’avantage à ceux du nôtre. La délicatesse & le bon goût sont le partage des Dames ; mais le genre tragique exige quelque chose de plus. Mademoiselle des Jardins semble même avoir nui, de dessein prémédité, à la grandeur de son sujet, en rendant Manlius le père, amoureux d’une captive dont son fils est aimé. Ce Républicain si sévère observateur de la discipline militaire, qu’il fit mourir son fils, pour avoir gagné une bataille sans sa permission, Manlius, enfin, fait entrer pour quelque chose dans la condamnation de son malheureux fils, le plaisir de se défaire d’un rival. Peut-on voir une passion plus mal placée ? Ah ! Madame de Villedieu, vous saviez faire l’amour, mais vous ne saviez pas faire une Tragédie54.
Le critique fait reposer son jugement sur des considérations relevant de la poétique théâtrale, où se mêlent subrepticement un préjugé genré : le théâtre est masculin, car il requiert une « énergie » qui manque naturellement aux femmes. Le terme « force » n’est pas anodin : d’un point de vue corporel, il exprime la « faculté naturelle d’agir vigoureusement », et, au sens figuré, il signifie la « grandeur & fermeté de courage »55 qui sont associées à des valeurs guerrières. L’« énergie » est le synonyme de « force », mais sur le plan rhétorique, il « se dit principalement du discours » qui présente les qualités suivantes : « efficace, vertu, force »56. Autrement dit, la tragédie nécessite une éloquence que l’on pourrait qualifier de virile, et qui fait naturellement défaut aux femmes. La jeune « Mademoiselle Desjardins » aurait, en plus de cela, nui à son sujet par l’ajout d’une intrigue amoureuse, absente de l’histoire originale de Manlius qu’elle a tirée de L’Histoire romaine de Tite-Live. Cette passion « mal placée » serait plus ajustée dans un roman d’amour, ce qui prouve, selon l’auteur, le fait que Madame de Villedieu saurait mieux « faire l’amour » qu’une tragédie, c’est-à-dire écrire des histoires sentimentales. La critique reflète la vision que l’auteur a du vraisemblable et de la cohérence interne des personnages, mais n’est pas spécifique aux autrices car elle s’inscrit dans une polémique plus large sur la présence de la galanterie sur scène. D’autres dramaturges, notamment Corneille ou Racine, se voient ainsi reprocher l’introduction d’un épisode amoureux57. Ces ajouts suscitent des débats esthétiques importants au XVIIe siècle, et, aux XVIIIe et XIXe siècles, des commentaires ironiques de la part des critiques : le personnage tragique, peint en grand amoureux, perdrait sa crédibilité et sa grandeur58. Alors que la tragédie demande de la majesté, la galanterie, selon ses détracteurs, n’apporte que mièvrerie et nuit à la vérité historique. Les Frères Parfaict se saisissent du terme pour dévaluer les personnages de la tragédie Statira, de Pradon (1680) : « On peut lui reprocher que croyant peindre ses caracteres d’après l’Histoire, il les a fait plus romanesques encore que ceux que M. de la Calprenéde a tiré de son imagination ; ils respirent tous cette fade galanterie »59. Si le défaut est le même que celui reproché à Desjardins, l’expression « faire l’amour », employée par la BUR est plus offensive : volontairement ambigüe, elle associe l’écriture de poésie amoureuse à une expression immédiate et transparente des sentiments plus qu’à un art. Le discours historiographique louant Madame de Villedieu romancière est finalement plus limitant que véritablement élogieux, dans la mesure où il contraint l’autrice polygraphe dans un seul espace : celui des histoires galantes.
La seconde composante de l’idée de « nature » associée aux autrices est liée au préjugé selon lequel les femmes sont des êtres sentimentaux : parce qu’elles vivent l’amour avec passion, elles sont les seules à savoir l’exprimer par écrit. C’est pourquoi, selon Nathalie Grande, il n’est pas rare de voir l’histoire sentimentaliser les écrits de femme et leur consacrer une lecture autobiographique60. C’est le mode de lecture que choisit l’Abbé Lambert :
[…] cette jeune veuve eut grand soin de se faire dans sa viduité des amusemens conformes aux penchans de son coeur dont la tendresse fut toujours la passion dominante ; & c’est à ce soin que sont marqués la plupart des Ouvrages sortis de sa plume. Les Mysteres de la plus fine galanterie y sont développés avec tant d’art, que l’on juge assez qu’il n’y avoit qu’une expérience personnelle, qui eût pu apprendre à Madame de Ville-Dieu à en parler si pertinemment61.
Par cette lecture autobiographique, Lambert ramène les romans de Desjardins à une écriture de soi et du sentiment, au détriment de sa qualité d’analyse, de composition et d’invention. Un tel mode de lecture est une réduction interprétative dans la mesure où elle condamne les romans de Desjardins à entrer dans le moule des « ouvrages de dames »62. L’abbé Louis-Mayeul Chaudon, auteur du célèbre Nouveau dictionnaire historique (publié en 1766, et réédité sept fois) véhicule les mêmes préjugés au sujet des romans de Catherine Bernard dans sa Nouvelle bibliothèque d’un homme de goût :
On trouve dans Inès de Cordoue, Nouvelle Espagnole, par Mademoiselle Bernard, la même légéreté de style, la même délicatesse de sentimens, la même adresse dans le développement des passions, le même intérêt dans les situations que dans le Roman d’Eleonore d’Yvrée63.
La minoration du théâtre de femmes pourrait alors s’expliquer par le fait que le théâtre, par sa forme-même et sa polyphonie, résiste à cette lecture biographique. En écrivant du théâtre, les femmes se prêtent moins à une grille de lecture qui situe leur auctorialité dans une vie, voire, dans un corps. Les cantonner au roman, ou à la poésie, les rendrait donc plus « lisibles » et saisissables.
Ces deux composantes, l’une liée à la physiologie et l’autre au sentiment, ont pour conséquence de dresser une opposition genrée entre le roman qui requiert douceur, émotions, tendresse, et le théâtre qui suppose quant à lui de la force, de l’éloquence et de l’énergie. La louange du genre romanesque pour les autrices polygraphes cache donc bien ici une minoration conçue selon un cercle vicieux : parce que le roman est mineur, les femmes s’en emparent, mais le roman est aussi mineur car il serait la forme privilégiée des femmes64.
Femmes dramaturges et poétesses
Un phénomène similaire peut être observé chez les femmes pratiquant à la fois la poésie et le théâtre. L’on retient surtout d’Antoinette Deshoulières sa poésie pastorale, en particulier ses idylles et ses élégies65, qui, selon Lambert, deviennent l’espace privilégié des épanchements du cœur :
Pénetrée elle-même des sentimens qu’elle exprimoit, elle faisoit parler son cœur dans ses Ecrits ; le langage en étoit-il toujours persuasif, tendre & touchant66.
Comme Desjardins, les poésies de Deshoulières se prêtent à une lecture autobiographique. Elles sont notamment synonymes de féminité et d’intimité, ce qui s’accorde parfaitement au genre de la poésie pastorale. Selon La Porte, les élégies de Deshoulières doivent servir de modèle à ceux qui désirent écrire ces « petits poèmes », dont le style doit être « doux, naturel, touchant & sentimenté »67 ; Madame de Genlis loue elle aussi ses idylles dans lesquelles on trouve « une harmonie, une facilité, une douceur, que Fontenelle et Lamothe ont vainement tâché d’imiter »68, montrant bien que des auteurs masculins ne peuvent égaler une femme, qui possède naturellement de telles vertus. Tendresse, douceur, émotions… bien que mélioratifs, ces termes enferment Deshoulières dans un cadre générique, ce que La Porte reconnaît lui-même :
Les bornes de la Poësie Bucolique n’ont gueres plus d’étendue que les choses dont on vient de parler ; & il faut avouer qu’elle est renfermée dans des limites assez étroites69.
La poésie bucolique est ainsi définie comme un genre restreint dans lequel les auteurs évoluent de manière limitée. Le genre est minoré car il est réduit à un cadre très simple : une scène champêtre et une intrigue amoureuse entre des bergères et des bergers. Si certains historiographes louent l’habilité de Deshoulières dans ce genre mineur, d’autres dénigrent complètement le genre et l’autrice en même temps. C’est notamment le cas du Lycée de La Harpe, dont l’influence sein de l’institution scolaire du XIXe siècle finira de fixer la répartition des auteurs par genre :
[…] c’est que la poésie purement bucolique est passée de mode, et que les Idylles de Deshoulières ne sont que des moralités adressées aux fleurs, aux ruisseaux, aux moutons, dans lesquelles il y a quelques unes exprimées d’une manière à la fois ingénieuse et naturelle. Elle avait plus d’esprit que de talent70.
La Harpe construit une image très réductrice de Deshoulières, figeant ses écrits dans une poésie désuète, et passant à côté de leur portée satirique et philosophique pourtant perçue par ses contemporains71. Introduite à la philosophie naturaliste par le poète Jean Dehénault (1611-1682), elle se sert de la poésie pour véhiculer un discours d’inspiration épicurienne72. En son temps, ses pièces poétiques rencontrent un grand succès et lui font acquérir une reconnaissance institutionnelle73, mais sa carrière poétique est volontairement minorée par La Harpe qui se livre à une relecture tendancieuse de ses poèmes. L’autrice a, en plus de cela, franchi les limites que l’histoire lui a assignées avec la tragédie Genséric, sortant ainsi de son « vrai genre » :
Vous en avez vu assez, jusqu’ici, pour lui rendre justice : mais vous sentez, comme moi, sans doute, que les matieres élevées n’étoient pas faites pour Madame Deshoulieres. Elle avoit le stile & l’expression propres pour l’Ydille, l’Eglogue, la Chanson ; mais trop foible, lorsqu’elle vouloit sortir du genre auquel la nature l’avoit, pour ainsi dire, condamnée, Madame des Houlieres a voulu forcer son talent, & effrayer de s’exercer dans le Tragique74.
Le terme « condamnée » est fort de signification : La Porte sous-entend que le destin de la « nature » féminine est de se borner à écrire dans des petits genres. En réalité, la condamnation trouve son origine dans l’instance qui juge les œuvres et le processus historique qui en découle.
Définir l’esthétique des œuvres féminines : la littérature à travers le prisme du genre
La « faiblesse » du style féminin
La sélection des genres littéraires réservés aux femmes trouve son illustration dans les commentaires portant sur l’esthétique théâtrale féminine. L’étude du vocabulaire employé par les historiographes est à ce titre très parlant. « Faible » est l’adjectif le plus utilisé pour qualifier l’esthétique des pièces de femmes. Reprenant les propos des Frères Parfaict, les Tablettes dramatiques de Mouhy l’utilisent à propos du style : Le Favory de Desjardins est « foible par l’invention et le style »75. L’adjectif s’emploie également à propos de la construction de la pièce : Genséric de Deshoulières serait « foible & mal faite »76 ; mais aussi pour qualifier les personnages : les Frères Parfaict considèrent que le « plan de Nitétis est mal construit, que les personnages de la Piéce sont foibles ou manqués »77, ce qui est repris à l’identique par La Porte à propos de Laodamie, tragédie « dans laquelle on ne trouve aucun intérêt, & dont tous les rôles sont foibles ou manqués »78. Enfin, il est très fréquent quand il s’agit de discréditer la versification : celle de Brutus par exemple est « foible & souvent prosaïque »79. Selon le Dictionnaire de l’Académie Française (1694) « foible » se dit pour tout ce « qui manque de force », ou qui fait défaut à « tout ce qui regarde les facultez ». En tant que substantif chez Furetière (1690), il signifie « Le principal defaut d’une personne ou d’une chose ». Le terme trouve aussi une de ses applications les plus communes dans l’expression « sexe foible, pour dire, les femmes ». Selon Evelyne Berriot-Salvadore, cette idéologie est expliquée par les traités médicaux de la Renaissance à partir de la théorie des humeurs80 : la femme est « froide » et « humide » alors que l’homme est « chaud » et « sec », défectuosité qui la rendrait plus fragile, et imparfaite par rapport à l’homme. Cette défectuosité trouve son application dans l’écriture dramatique : parce qu’écrites par des femmes, les pièces de théâtre seraient maladroites et ne présenteraient pas les qualités naturellement attribuées au masculin. Les personnages manqueraient de vigueur et de fermeté, la pièce, de construction, et la versification serait trop libre car trop « prosaïque ».
Outre les mécanismes bien connus de hiérarchisation entre « grands genres » et « petits genres », le théâtre comporte des spécificités qui pourraient expliquer une telle réception. Nous pouvons reprendre ici les hypothèses développées par Murielle Plana dans Théâtre et féminin, identité, sexualité, politique (2012). Selon elle, le théâtre, à la fois comme lieu de création, d’institution et comme entreprise, résiste aux femmes en raison de sa teneur politique. Parce qu’il est lié, comme acte de représentation, à la sphère publique, il serait un genre fondamentalement masculin, tandis que le roman ou la poésie seraient liés à une activité privée81. Les oppositions de Plana (masculin/féminin, public/privé, politique/domestique), quoiqu’issues de la société contemporaine, sont éclairantes pour notre corpus. En effet, toute femme dramaturge de l’Ancien Régime est tenue de négocier avec les troupes et de se rendre visible au public, engageant sa réputation de façon non négligeable. Antoinette Deshoulières l’a éprouvé elle-même : parce qu’elle a écrit un sonnet contre la Phèdre de Racine en janvier 1677, sa tragédie Genséric est elle aussi l’objet d’un sonnet satirique qui a largement contribué à ternir sa réputation littéraire, et ce malgré le bon accueil de la pièce au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne en 168082. Cette satire, qui avait sans doute pour objet d’éliminer une rivale, est reproduite dans son intégralité par les Frères Parfaict afin d’illustrer leur commentaire dépréciatif de la pièce83. Catherine Bernard s’est elle aussi exposée en écrivant un billet au comédien La Grange, lui demandant de ne pas accompagner sa tragédie Laodamie d’une petite comédie, de peur de dévaluer la pièce. Le billet est également recopié par les Frères Parfaict, qui s’en servent afin de prouver que la pièce n’a rencontré aucun succès, tout en commentant le « style bien négligé pour une lettre qui semble devoir être ostensible »84. Contrairement au préjugé qui postule l’inaccessibilité du théâtre pour les femmes, l’exemple d’Antoinette Deshoulières et de Catherine Bernard montre qu’elles sont, au contraire, intégrées au monde dramatique ; c’est la réception sur le long terme qui véhicule par la suite des préjugés bien éloignés du temps. Mais quelle pièce de théâtre, masculine ou féminine, n’a pas fait l’objet d’une polémique ? Dans le cas des femmes dramaturges, l’explication devient systématique et sert à appuyer le fait qu’elles devraient pratiquer des genres plus respectables.
Ignorance des femmes et spécialités féminines
Cette répartition genrée de la littérature s’appuie sur un autre présupposé, plus sociologique, que l’adjectif « foible » laisse aussi entendre, à savoir l’incapacité des femmes à respecter les règles du théâtre classique. Le théâtre est effectivement un genre très surveillé par les théoriciens de la dramaturgie. Au XVIIe siècle, les traités théoriques abondent et le non-respect des règles entraîne de vives querelles, en témoigne la querelle du Cid. Ceci ne serait pas le cas du roman, genre encore peu codifié et en pleine émergence. Selon La Harpe, « Nous croyons les femmes particulièrement adaptées à ce genre d’ouvrage »85, La Harpe signalant par là que le roman constitue un espace de liberté s’accordant parfaitement aux femmes qui n’auraient, justement, pas reçu l’éducation nécessaire pour comprendre les codes de l’écriture théâtrale. Le roman ne serait pas aussi contraignant : « dénué d’autorité, de référence légitimante et de codification antérieure aux rares textes du XVIe siècle, le roman fait l’objet d’un dénigrement quasi constant de la part des doctes et des autorités littéraires »86. Ce n’est pas le cas du théâtre, dont la poétique est définie dès l’Antiquité. L’Ecole de Littérature de La Porte comporte ainsi une longue section sur le poème dramatique, et élabore la définition du genre tragique et du genre comique en s’appuyant sur La Poétique d’Aristote. Il dessine l’image d’un genre difficile nécessitant un solide savoir antique et dans lequel excellent les noms de Molière, Corneille, Racine, Fontenelle, Quinault, ou bien Voltaire. « Le Roman n’a aucune de ces contraintes », conclut-il87. Quant à la poésie bucolique, elle est d’après La Harpe d’un « ordre inférieur », située bien en dessous « de l’Épopée, de tous les genres de poésie dramatique, de la Fable, de la Satire, de l’Épitre morale, et de l’Ode »88.
Afin de prouver que les femmes ne peuvent pratiquer des genres formalisés, les critiques les cantonnent à des genres « faciles », ne nécessitant pas une formation trop poussée. Sans surprise, les genres concernés ont longtemps été jugés comme l’expression d’un phénomène culturel et sociologique au XVIIe siècle, à savoir la galanterie, déjà évoquée. Tandis que les hommes seraient dotés d’un savoir et de lectures, les femmes n’auraient qu’un talent « naturel », avec les qualités associées à l’idée de galanterie. Ces qualités touchent à la vie domestique des élites du temps : l’art de recevoir, de faire la conversation, de divertir… plus qu’à la composition d’œuvres en tant que telles. Myriam Maître soulève le piège de la galanterie, à la fois en tant que phénomène culturel et approche critique89 : parce qu’elle suppose que les femmes sont l’illustration du bon goût, de la douceur, de la politesse et de la délicatesse, la galanterie contraint les femmes à se borner dans des genres qui en seraient l’expression, c’est en tout cas ce que les historiographes du XVIIIe et du XIXe siècles ont intériorisé, notamment en centrant leur reconnaissance des femmes de lettres sur l’« artefact historiographique » du « salon »90. C’est pourquoi le comportement « galant » des autrices les destinant vers de tels ouvrages est souvent mis en avant. Les notices autour de Marie-Catherine Desjardins présentent de nombreuses occurrences du mot : son « penchant à la galanterie »91 lui permettrait d’écrire des ouvrages d’un « caractère fin & délicat »92 ; et c’est parce que « les matieres de la Galanterie furent toute son occupation » qu’elle serait devenue une spécialiste des « aventures galantes »93.
Ceci éclaire la nature des adjectifs qualifiant les œuvres romanesques ou poétiques des femmes dans notre corpus d’observation. Catherine Bernard écrit très bien de « petits Romans »94 et de « jolies pièces fugitives »95, Marie-Catherine Desjardins est une spécialiste des « petites historiettes »96 et des « romans fort jolis »97. Anne de la Roche-Guilhen quant à elle traite de sujets « agréables »98, et Antoinette Deshoulières excelle dans le genre des « Poésies légeres qui sont pleines de douceur et d’agrément »99. Somme toute, les femmes sont des spécialistes des petits et jolis ouvrages, avec tout ce que ces adjectifs connotent : « joli » correspond à ce qui est « mediocrement beau, agréable par sa gentillesse, par ses manieres »100, ou de « ce qui est petit en son espèce, & qui plaît plus par la gentillesse que par la beauté »101. La louange n’est donc qu’apparente, puisqu’elle souligne la valeur mineure du genre pratiqué.
Conclusion
Les discours historiographiques sur les autrices polygraphes dressent ainsi une typologie de l’auctorialité féminine ou masculine au sein de la critique et de l’histoire littéraire. Cette typologie s’applique également aux formes littéraires qui se voient assigner un genre, masculin ou féminin, avec la hiérarchisation, majeure ou mineure, que cela suppose. Tout ceci reste cependant à nuancer, l’on reproche effectivement à certains dramaturges masculins d’« efféminer » la tragédie : selon Rousseau, les héros de Racine sont livrés à « tout ce qui peut efféminer l’homme », à savoir la « galanterie », la « mollesse » et l’« amour »102 ; La Harpe trouve quant à lui que les pièces de Campistron n’ont aucune « force » en raison de la « fadeur des conversations amoureuses » et des héros qui ne font « que gémir et soupirer »103. Le débat n’est donc pas seulement lié au sexe des auteurs et des autrices et mériterait une plus ample réflexion. Dans le cas qui nous occupe, l’éloge sélectif dont les femmes de lettres sont l’objet permet de dégager une idéologie critique de la part des historiographes où l’éloge sert toujours la minoration : parce qu’elles pratiquent l’écriture théâtrale, ces femmes de lettres résistent à l’assignation que l’histoire veut leur imposer et voient la valeur de leur œuvre théâtrale contestée. Leurs autres œuvres au contraire, à condition qu’elles se limitent à des valeurs énoncées comme « féminines », via la lecture biographique ou le rattachement au « galant », sont célébrées, mais à travers une louange stéréotypée qui délimite la frontière à ne pas franchir. Ces critiques discursives révèlent les conséquences de la « valence différentielle des sexes »104, qui a dicté les hiérarchies, les normes, et décidé des traits propres aux œuvres de femmes. En s’acharnant à démontrer la faiblesse ou la pauvreté stylistique du théâtre féminin, et, à l’inverse, la réussite dans les genres littéraires qui leur conviendraient « naturellement », les historiens de la littérature ont perpétué la tradition selon laquelle il y aurait des pratiques d’écritures genrées. L’étude d’une telle tradition montre bien qu’il s’agit du choix de certains acteurs à une période donnée. Il importe donc, avant de l’intérioriser, de recontextualiser cette tradition dans ses moments clefs afin de comprendre ses influences à long terme. La sollicitation du genre notamment, parce qu’il délégitime le pouvoir déterminant de la nature et de l’ordre social, permet de faire apparaître les causes de cette minoration.