Introduction théorique
Les avancées législatives concernant l’accueil de la diversité à l’école comprennent en particulier l’obligation de scolarisation des enfants en situation de handicap. L’inclusion est donc devenue un sujet central dans le système scolaire, mais des progrès sont encore à réaliser dans l’accompagnement des élèves en situation de handicap. Ils peuvent en particulier passer par l’évolution des représentations des acteurs de l’école concernant cette inclusion.
Nous proposons, dans la partie théorique, d’aborder la question de la diversité à l’école via l’accueil des élèves en situation de handicap, puis nous envisagerons, au plan pédagogique, l’un des reflets essentiels des représentations sociales – donc support potentiel de leur évolution – que constitue la littérature de jeunesse, pour enfin examiner la thématique du handicap au sein de la littérature jeunesse en tant que moyen de sensibilisation à la différence. Nous analyserons, dans la partie empirique, un corpus d’ouvrages jeunesse traitant de différents types de handicap, en nous centrant plus spécifiquement sur les relations entre les enseignants et les élèves en situation de handicap afin d’étudier leur intérêt en termes de support d’ouverture au dialogue.
La diversité à l’école : l’accueil des élèves en situation de handicap
Dès 1994, la conférence de Salamanque sur l’éducation inclusive (UNESCO, 1994) mentionne que le système scolaire se doit de prendre en compte les Besoins Éducatifs Particuliers (BEP) de chacun des élèves, y compris ceux en situation de handicap. La loi de 2005 (« Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ») rend obligatoire en France la scolarisation des enfants en situation de handicap. Dans la continuité, la circulaire de juin 20191 prône une école inclusive en mettant en évidence que seule la prise en compte des singularités et des BEP de chacun des élèves pourra assurer une scolarisation de qualité de la maternelle au lycée. L’inclusion scolaire des enfants en situation de handicap est considérée comme priorité nationale selon l’allocution du ministre de l’Éducation nationale en 20192. Cette volonté est réaffirmée par la circulaire de juin 20213 dont l’une des quatre dimensions essentielles est de parachever la transformation de l’École inclusive pour qu’elle le devienne réellement, notamment par le « déploiement des pôles inclusifs d’accompagnement localisés ». Le nombre d’enfants en situation de handicap scolarisés en milieu ordinaire a doublé en France entre 2005 et 2016 (MEN, 2019), montrant des évolutions positives depuis la loi de 2005. Ainsi, le rapport sur les droits des personnes handicapées (Devandas-Aguilar, 2019) indique que 320 000 enfants en situation de handicap sont scolarisés en milieu ordinaire durant l’année 2017-2018 et la circulaire de rentrée 2021 mentionne une augmentation puisqu’on en dénombre alors 380 000.
Malgré ces améliorations, restent encore des perspectives à envisager pour faire évoluer l’accompagnement des élèves en situation de handicap et atteindre l’objectif d’une « école pleinement inclusive », dont la formation des enseignants, principaux acteurs de l’école et premiers interlocuteurs des enfants en situation de handicap. Contribuer à faire évoluer les représentations des enfants typiques constitue également une voie d’entrée : à cette fin le recours à littérature jeunesse nous apparaît constituer un vecteur potentiel de sensibilisation des élèves typiques à l’accueil de leurs camarades en situation de handicap.
Les représentations sociales à travers le littéraire et fictionnel : la littérature jeunesse comme soutien au développement des enfants
La littérature de jeunesse a été marquée à ses débuts par son caractère didactique et pédagogique, support d'éducation morale, religieuse, scolaire et l’objectif éducatif normatif était alors explicitement revendiqué. Elle s’est progressivement dégagée de cette orientation première pour devenir une littérature à part entière dans un champ éditorial particulièrement dynamique. Mais si les livres de loisir destinés aux enfants proposent de belles histoires, des récits terrifiants, des contes fantastiques ou des terrains d'aventure imaginaires, ils demeurent des supports de transmission éducative. Le souci pédagogique a intégré la dimension imaginaire, artistique ou créatrice du développement de l'enfant et, comme le rappellent Leclaire, Halté et Specogna (2015), les albums de littérature de jeunesse font partie des nombreux supports utilisés aujourd’hui à l’école, tous cycles confondus, même s’ils sont sans doute plus présents dans les classes de cycle 1 et de cycle 2 de l’école primaire française que dans celles du cycle 3. Des listes de livres préconisés figurent sur le portail national des professionnels de l’éducation4 renvoyant lui-même à une série de sites spécialisés qui contribuent à une base de travail pour les professionnels du champ éducatif. Bien sûr cette littérature n’a pas abandonné son rôle dans la formation à la lecture, mais elle se positionne aussi sur le terrain de la socialisation et du développement affectif contribuant au développement autant qu’au bien-être de ses lecteurs.
La littérature de jeunesse se donne désormais pour fonction explicite d’accompagner les étapes et les contextes de développement de la vie des enfants, les temps marqués par des expériences singulières, des conditions éducatives spécifiques, ou soulevant des questions difficiles (Schneider et Mietkiewicz, 2013). Pour quelques exemples mentionnons la relation enseignant-enseigné (Mangeard-Bloch, 2013) ; le contexte des pratiques d’enseignement (Leclaire-Halté et Specogna, 2015) ; les rituels de famille (Sirota, 2013) ; la socialisation différenciée des sexes (Daflon-Novelle, 2005) ; les relations intergénérationnelles et le vieillissement (Mietkiewicz, 2010) ; l’adoption (Schneider et Tschemodanov, 2016) ; l’homoparentalité (Schneider et Vecho, 2017) ; le deuil (Mietkiewicz, Lemoine et Schneider, 2019), et donc, cf. infra, le handicap. La littérature jeunesse peut être donc considérée à la fois comme un miroir – elle permet aux enfants de se reconnaître dans les personnages et l’histoire racontée – et un filtre (Léon, 2004) – elle autorise un positionnement distancié face aux situations évoquées.
La thématique du handicap pour sensibiliser et ouvrir au dialogue
Sont donc progressivement apparus les ouvrages sur le thème du handicap qui ont fait émerger de nouveaux usages pédagogiques des livres pour enfants, contribuant à une éducation inclusive et à la prise en compte des Besoins Educatifs Particuliers (Lemoine, Mietkiewicz et Schneider, 2017). Les livres de jeunesse représentent une ressource facilement accessible que les professionnels du soin, de l’accompagnement ou de l’éducation, peuvent utiliser pour aider les enfants à en apprendre davantage sur les personnes en situation de handicap en favorisant connaissance et reconnaissance de soi-même et des autres (Dyches, Prater et Jenson, 2006 ; Leininger, Dyches, Prater et Heath, 2010). C’est un outil de prévention pouvant être utilisé aussi par exemple par les professionnels de santé comme les orthophonistes (Dussourd-Deparis, 2019 ; Lemoine et Schneider, 2021) vis-à-vis du développement du langage : cf. par exemple la campagne « 1 bébé, 1 livre »5 où des orthophonistes se mobilisent pour offrir des ouvrages aux nouveau-nés dans les maternités. C’est aussi un outil de médiation qu’ils peuvent utiliser en rééducation avec les enfants porteurs de troubles pour favoriser le développement du langage oral et écrit de façon générale, ou pour la prise en charge d’un trouble spécifique (Hourdequin, 2007), par exemple un trouble neurodéveloppemental comme la trisomie (Boulinaud, 2015).
Plutôt bien documentés et malgré quelques approximations, ces ouvrages parviennent, tout en pointant sans ambiguïté les déficiences, à mettre en évidence les aptitudes des enfants en situation de handicap et leurs capacités adaptatives (Lemoine, Mietkiewicz et Schneider, 2012). Leur conception peut contribuer à faire accepter aux jeunes lecteurs la différence et à faire évoluer l’image qu'ils ont des personnes en situation de handicap. La construction des récits interpelle le lecteur et suscite sa réflexion en mettant l’accent sur les réactions négatives (rejet, moquerie, brutalité…) envers l’enfant en situation de handicap, si bien que la littérature jeunesse apparaît comme un support pertinent pour engager le dialogue sur le handicap et soutenir les enseignants et autres éducateurs dans leurs missions.
Problématique
L’inclusion, via l’accueil des élèves en situation de handicap, sujet au cœur des préoccupations sociétales et de notre système scolaire – comme peut l’attester la législation internationale et française (loi de 2005, BO 2019, 2021) –, est un élément primordial de la diversité à l’école.
La littérature jeunesse permet d’aborder la question de l’environnement dans lequel les enfants se développent, notamment le contexte des pratiques d’enseignement (Leclaire-Halté et Specogna, 2015) et la relation enseignant-enseigné pour des enfants typiques (Mangeard-Bloch, 2013).
Cette littérature jeunesse, qui peut être considérée à la fois comme un miroir et un filtre (Léon, 2004), peut être un moyen pour aborder les questions difficiles dont celles du handicap.
Les ouvrages jeunesse sur le handicap paraissent dès lors pertinents à utiliser avec des enfants (Lemoine, Mietkiewicz et Schneider, 2017) car ils parviennent à mettre en lumière les potentialités des enfants avec handicap tout en ne niant pas les difficultés qu’ils rencontrent, notamment à l’école. Afin de rendre compte de la manière la plus exhaustive possible des contenus de ces livres concernant l’inclusion scolaire, nous nous sommes attachés à envisager la problématique de l’enfant en situation de handicap selon différents axes qui ont donné lieu pour chacun d’eux à une grille d’analyse spécifique : les caractéristiques des enfants en situation de handicap du point de vue des conséquences de leur trouble, leurs difficultés d’apprentissage, les interactions avec les pairs, la question des relations école-famille ou la question des enseignants au sein de la classe. Dans l’espace dévolu à cet article, nous avons choisi de nous centrer sur les relations entre les élèves en situation de handicap et leurs enseignants. Ces relations sont en effet essentielles puisque l’écoute et l’empathie des enseignants, leurs adaptations pédagogiques et leurs capacités à instaurer un cadre bienveillant peuvent favoriser l’inclusion ou l’entraver.
Méthodologie
Nous avons répertorié les ouvrages portant sur les principaux types de handicap dans la littérature jeunesse tels que mentionnés dans la loi de 20056. Seul le handicap psychique, qui concerne davantage les adultes que les enfants et donc très peu traité dans la littérature jeunesse à destination d’enfants, n’a pas été analysé. Mais nous avons pris en compte de façon spécifique le trouble du Spectre de l’Autisme (TSA), trouble actuellement au cœur de préoccupations sociétales et scolaires.
Pour répertorier les ouvrages de notre corpus, nous avons effectué des recherches sur des sites internet dédiés à la littérature jeunesse (ex : Ricochet, Babélio), sur des sites dédiés aux différents types de handicap, sur les réseaux spécialisés en pédagogie CANOPE (réseau de Création et d'Accompagnement Pédagogiques), sur les moteurs de recherche des bibliothèques et auprès des bibliothécaires (nous avons par exemple parcouru les catalogues des « Livres du mois »7). Les ouvrages que nous avons retenus répondent aux critères suivants : ils sont publiés en français (rédigés en français ou traduits d’une langue étrangère) ; ils sont destinés aux enfants de 3 à 11 ans ; ils présentent une trame narrative fictionnelle (nous avons exclu ceux présentés sous forme de guide explicatif ou de manuel) ; ils sont parus entre 2000 et 2020 (ou réédités) ; un (ou plusieurs) des protagonistes est un enfant en situation de handicap (explicitement mentionné dans le titre, le résumé ou le corps du texte).
Nous avons ensuite procédé à une analyse de contenu thématique : pour les caractéristiques liées aux symptômes des héros en situation de handicap, nous nous sommes appuyés sur les critères du DSM-5 ; pour les contenus scénaristiques nous avons élaboré une grille d’analyse thématique (scolarisation, fratrie, dénouement, morale…), avec des sous-catégories (par exemple pour la scolarisation : compétences et difficultés des enfants avec handicap en termes d’apprentissages, compétences et difficultés émotionnelles, comportements des autres élèves vis-à-vis de leur inclussion, attitudes et interventions des enseignants et des autres personnages comme parfois les parents des autres élèves). Au sein de chacune des sous-catégories, nous avons relevé et classé de façon exhaustive pour chaque ouvrage toutes les informations disponibles (extraits des ouvrages). L’analyse se base sur les codages comparés de 3 chercheurs de langue maternelle française co-auteurs des articles cités (docteurs en psychologie du développement, clinique et de l’éducation). En cas de divergence dans l’analyse, le troisième lisait l’ouvrage et une décision était prise après discussion. La procédure s’est appuyée sur une méthode d’analyse de contenu par catégorisation sémantique (Bardin, 2014).
Cet article reprend donc et synthétise les résultats de 5 études8 portant sur 5 types de handicap, sous le prisme de la mise en scène des relations enseignants et élèves en situation de handicap : la trisomie pour le handicap mental (Lemoine, Mietkiewicz et Schneider, 2018a), la surdité et la cécité pour le handicap sensoriel ainsi que le handicap moteur (Lemoine, Mietkiewicz et Schneider, 2018b), le TDA-H pour le handicap cognitif (Savalle, Lemoine, Schneider et Besançon, soumis) et le TSA (Lemoine et Schneider, 2021).
Résultats et discussion
La mise en scène de la relation entre enseignants et élèves
Nous avons analysé 201 ouvrages sur les 5 types de handicap ; 36 sur la trisomie, 43 sur le handicap moteur, 28 sur la surdité, 34 sur la cécité, 21 sur le TDA-H et 39 sur le TSA.
Nous avons ensuite retenu ici les ouvrages dont l’histoire se déroule dans un contexte de scolarisation en milieu ordinaire (MO : nous avons exclu les ouvrages où l’enfant est scolarisé en milieu spécialisé tel qu’IME, institut pour jeunes avec surdité ou par correspondance), et dont la scolarisation est un sujet central (et non la simple mention anecdotique d’un enfant scolarisé). Nous avons ainsi 69 ouvrages : 15 ouvrages qui mettent en scène des enfants avec une trisomie 21 ; 11 des enfants avec un handicap locomoteur ; 9 avec une surdité ; 5 avec une cécité ; 18 avec un TDA-H ; 11 avec un TSA.
Les relations entre enseignants et élèves avec une trisomie 21 : soutenir les progrès et encourager l’entraide en s’appuyant sur leurs facilités relationnelles9
Dans les ouvrages sur la trisomie, les enseignants apportent des explications aux autres élèves.
Quelques explications sur la trisomie en elle-même sont données dans un ouvrage par un enseignant, mais finalement peu de caractéristiques comportementales ou de difficultés d’apprentissage sont mentionnées, comme si cela ne posait pas vraiment problème « Mais elle a aussi un handicap, qui s’appelle la trisomie 21. À cause de cela, elle ne grandit pas aussi vite que les enfants de son âge [...] » [13]10. Les enseignants sollicitent les autres élèves, ils répondent à leurs craintes, leur demandent de s’adapter et de faire preuve de patience et d’entraide, tout en leur disant qu’ils ne sont pas contraints d’être leur ami, que les amitiés se font à partir des points et des intérêts communs. Ils parlent de tolérance et de respect, nécessaires au vivre ensemble « Des enfants seront amis avec Nelly parce qu’ils aimeront les mêmes choses qu’elles, courir, faire de la musique, par exemple. L’important, c’est d’être ensemble, de faire connaissance et de se respecter » [13].
Les enseignants valorisent les capacités et progrès des enfants avec trisomie en mettant en valeur leurs points forts « A présent, a annoncé la maîtresse, je vous demande d’écouter attentivement Lucien, qui va nous interpréter un très beau morceau » [1], « ce n'est pas gentil Jérémy, a dit la maîtresse. Laurette a fait un beau dessin » [6].
Ils voient l’inclusion d’élèves avec trisomie comme une chance ; en effet, dans la plupart des ouvrages, au-delà d’une acceptation bienveillante de l’inclusion, les enseignants la prônent et la voient comme une chance pour l’enfant avec une trisomie mais aussi pour les autres élèves, en mettant en avant notamment la générosité de ces enfants « La directrice a repris le micro et, s’essuyant discrètement le coin de l’œil, elle a parlé de générosité et de grand cœur, ajoutant que le monde serait bien différent si tous les êtres avaient des sentiments aussi altruistes qu’Alice » [14].
L’évolution des pratiques et des gestes professionnels pour s’adapter aux besoins éducatifs particuliers n’est pratiquement pas abordée, sauf dans l’ouvrage où les parents ont créé une école spéciale prônant une pédagogie différenciée et l’adaptation au rythme d’apprentissage de chaque élève, comme si les adaptations n’étaient pas très compliquées, notamment vis-à-vis des autres élèves du fait que les élèves avec trisomie n’ont pas de troubles de comportement
Alice décide aussi de ce qu’elle souhaite apprendre. Enfin, la plupart du temps. Il y a certaines choses sur lesquelles elle n’a pas trop envie de travailler et qui sont importantes, comme lire et écrire. Elle doit quand même s’y consacrer un peu chaque jour. Pour le reste c’est elle qui choisit. Et elle est suivie par un responsable pédagogique, qui est toujours disponible quand elle a besoin d’aide [14].
Les relations entre enseignants et élèves avec une déficience motrice : aider les enfants à trouver leur place, une affaire qui roule11
Dans les livres sur le handicap moteur, les enseignants prennent soin de préparer les élèves à l’arrivée de l’enfant en fauteuil et demandent explicitement de bien l’accueillir :
Voici Alex. Nous avons déjà parlé de lui. On est content de l’accueillir et on lui fait une place dans la classe [9] ; Il y aura un élève de plus parmi nous lundi prochain, nous dit-elle. Il s’appelle Paul et il faudra lui réserver un accueil chaleureux. Il est handicapé et se déplace en fauteuil roulant [23].
À l’arrivée de l’enfant dans la classe, les maîtresses donnent le ton : « Bienvenue dans notre école, Valentine. Dans "ton" école ! » [22]. Ces mêmes enseignants marquent l’inclusion de l’enfant en situation de handicap en le déclarant « comme les autres » [12], qui « travaillera comme les autres » [23], les seuls enseignements qui devront être adaptés seront les cours d’éducation physique. La participation de l’enfant en fauteuil roulant à toutes les activités, y compris le spectacle de fin d’année ou la classe verte, est clairement énoncée. Quant à la discipline, elle s’impose à tous, ainsi la maîtresse menace de séparer Alex et Max s’ils continuent à parler en classe [9] et Madeleine sanctionne Simon : « Un jour il a même été privé de la sortie de classe à cause de sa mauvaise conduite » [12]. Cette attitude de l’enseignante contribue à définir une place qui convient à Benoît qui confie à son copain qu’il « aime Madeleine même si elle le punit fréquemment » parce qu’il y trouve la preuve que « pour elle, je suis comme les autres ».
Les relations entre enseignants et élèves avec une déficience visuelle : voir au-delà de la différence pour favoriser l’autonomie12
Dans les livres sur la cécité, les enseignants ne sont pas des personnages centraux, on peut noter cependant que Madame Joie n’intervient pas quand Éloïse pourrait être en difficulté parce qu’elle ne doute pas de ses compétences : « Elle surveillait de loin les récréations. Le jour du jeu idiot avec Eloïse elle avait tout vu. Si elle n’avait rien dit pour arrêter Bernard c’est qu’elle n’avait jamais douté de ma petite sœur. Pour cela je l’aimais plus fort encore » [5].
Quant à Blandine, ignorant la cécité d’Aële, elle est très embarrassée à la révélation du handicap alors qu’elle lui reproche de regarder par la fenêtre [16] et elle intervient dans la suite du récit pour demander aux enfants de lui permettre de gagner en autonomie : « Vous êtes gentils d’entourer “notre” Aëla. Mais… lui rendez-vous vraiment service en la coupant du monde ? ». Une maîtresse a une idée pour travailler l’empathie des autres élèves en leur proposant un exercice où ils doivent fermer les yeux « Puis la maîtresse dit que ceux qui composaient les mots devaient aussi fermer les yeux. Tout le monde devait fermer les yeux. "Et la maîtresse ? dit Johan du fond de la casse." "Moi aussi je vais fermer les yeux, dit la maîtresse" » [20].
Dans un ouvrage portant sur la vie de Louis Braille, Louis ayant toujours été brillant et ayant toujours eu pour objectif d’aider les autres, le directeur, le Dr Pigner, l’emploie en tant que professeur dans l’école et il devient donc lui-même enseignant « Plus de trois ans s’écoulèrent ainsi. A dix-neuf ans, Louis eut son certificat de fin d’études, mais il ne quitta pas l’école » [8]. Louis, qui aime son travail « Louis aimait l’école et les élèves. Il s’y sentait chez lui », devient un enseignant empathique qui se met à la place de ses élèves avec cécité : « Louis avait passé un grand nombre d’années à l’école, mais il n’avait jamais oublié ce qu’un « nouveau », timide et abandonné, pouvait ressentir ».
Les relations entre enseignants et élèves avec une déficience auditive : accueillir les enfants sans toujours les comprendre et les entendre13
Dans certains livres sur la surdité, l’enseignant accueille l’enfant par des paroles de bienvenue, mais il est soulagé par la présence d’un auxiliaire de vie scolaire qui traduit les échanges en langue des signes. Dans deux livres, l’enseignant signe et se montre particulièrement impliqué. Quand une pétition circule pour demander que Manolo quitte l’école pour une structure spécialisée, la maîtresse intervient avec force : « De toute façon, Manolo restera ici. Son arrivée n’a jamais perturbé notre travail. Et si quelqu’un doit s’adapter, c’est moi » ; « À partir d’aujourd’hui, je ne veux plus entendre parler de Manolo et des soi-disant problèmes qu’il crée » [3]. Le maître de Samuel pratique aussi la langue des signes, il donne aux enfants qui s’inquiètent de savoir comment il pourra suivre les cours toutes les informations utiles : « Si tout le monde fait un petit effort, nous arriverons à nous comprendre. Pour que Samuel puisse lire sur nos lèvres, il faut penser à lui parler de façon claire, pas trop rapidement et en le regardant ». Il ajoute qu’il pourra leur traduire ce que dit Samuel et leur propose une initiation à la langue des signes [19]. À l’opposé de ces deux enseignants, le professeur d’allemand de Bô [7] et la maîtresse de Thibo [10] ne veulent rien connaître des difficultés de leurs élèves avec surdité et transforment leur scolarisation en enfer. Du professeur d’allemand, Bô dit : « Ma dernière année de collège se passerait bien sans ce prof d’allemand. Il est odieux. Il n’a rien de mieux que de me noter en dessous de zéro pour donner une idée exacte de mon niveau ! Avec moi, il pratique le chantage : "Si tu n’atteins pas la moyenne en allemand, je m’opposerai à ton passage en seconde" » [7].
Quant à madame Chevalier, elle convoque les parents de Thibo pour pointer ses difficultés et conclut : « Votre fils sera mieux dans un établissement adapté », alors que l’enfant perçoit le rejet dont il est l’objet : « Madame Chevalier n’est pas correcte en fait » ; « La maîtresse a fait exprès de me faire réciter en anglais. Son air narquois ne m’a pas échappé. Facile pour elle de s’acharner, je la déteste » [10].
Les relations entre enseignants et élèves avec un TDA-H : des attitudes ambivalentes, bienveillance et adaptations pédagogiques versus rejet14
Au sujet des relations avec les enseignants, neuf ouvrages sur 18 évoquent la compréhension et la bienveillance des enseignants envers les enfants :
Ma maîtresse est géniale. Elle a bien compris que je n’arrivais pas toujours à dresser le tigre qui est en moi [21] : Simon ! Je t’ai posé une question. Peux-tu me répondre maintenant ? Dit Nadyne tout doucement […] J’aime Nadyne Roy, mon enseignante ; elle est patiente » [15]. Huit autres ouvrages proposent une représentation négative des relations entre les enseignants et les enfants avec un TDAH, par exemple : « Il était toujours en punition. Il passait son temps dans le bureau du directeur, qui lui répétait qu’il agissait sans réfléchir » [11].
Dans 8 ouvrages sur 18 sont évoquées les adaptations scolaires des enseignants, toute une palette d’adaptations peut être présentée pour le même enfant (outils, aide humaine, placement de l’enfant dans la salle…), jusqu’à 13 adaptations dans un des ouvrages. Trois enfants sont rapprochés spatialement de l’enseignant : « Pour aider Sébastien, Madeleine place son pupitre tout près du sien » et ont signé des contrats de comportement [11]. Trois enfants ont des bonus et des avantages par rapport aux autres enfants : « Quand on a fait un bon geste, une bonne action, envers un de nos camarades ou un adulte, elle nous donne un « bonus » que l’on peut choisir parmi une liste » [24]. La maîtresse de Sébastien [11] lui propose de diviser ses exercices en petites unités : « Madeleine divise les tâches trop longues en petites parties, ce qui aide Sébastien à rester attentif ». Clément se voit proposer un tableau de motivation par son maître et la maîtresse encourage l’initiative de Simon qui trouve une idée pour mieux se concentrer « Je pourrais fabriquer une affiche pour me rappeler la routine de la journée et les trucs importants pour mieux m’organiser et me concentrer […] » « Quelle bonne idée ! Vraiment, Simon, tu m’impressionnes ! Je vais t’aider, et nous pourrions la coller juste à côté de toi, sur le mur » [15]. L’enseignante de Louis lui répète les consignes, l’aide à faire le premier exercice, lui propose une réduction du nombre de tâches à réaliser, une table haute pour pouvoir travailler debout, un minuteur pour aider à séquencer le temps, lui attache son stylo à la table pour qu’il ne le perde pas ainsi qu’une balle anti-stress pour aider Louis à se contrôler.
Les relations entre enseignants et élèves avec un TSA : des enseignants qui expliquent les comportements déroutants tout en étant eux-mêmes démunis15
Les enseignants apportent des explications aux élèves sur les caractéristiques comportementales des enfants autistes16 et préviennent les autres élèves qu’ils peuvent faire des colères, ne pas aimer qu’on les touche, et avoir des comportements que n’ont habituellement pas des enfants de même âge. Ils informent également les autres élèves que les enfants autistes refusent souvent de jouer avec les autres, non par rejet d’autrui, mais parce qu’ils ne sont pas en mesure de le faire. « La maîtresse sourit gentiment, et explique : il ne refuse pas de jouer avec vous, les enfants, c’est juste qu’il ne SAIT pas jouer… » [2].
Les enseignants sollicitent les élèves. Ils demandent aux autres élèves d’être patients et d’accepter cet élève différent qui devra être accueilli avec bienveillance. Ils leur interdisent de se moquer, évoquent l’importance de la solidarité et valorisent et félicitent ceux qui font preuve d’entraide « Notre maîtresse nous a demandé d’aider Marc, de lui apprendre le plus de choses possibles, d’être gentils et patients avec lui » [4], « elle a dit qu'agacer Antoine et se moquer de lui n'était pas très gentil et que nous devrions aider les autres à comprendre tout ça » [17].
Ils sont parfois en difficulté face aux comportements de ces enfants et s’interrogent sur leur pratique. Démunis, non formés, ils se retrouvent alors en désarroi face à la situation. Cependant, mis à part un ouvrage où l’enseignant « craque » et ne veut plus accueillir l’élève autiste, tous font ce qu’ils peuvent, se renseignent, se questionnent, sont tolérants et compréhensifs et se révèlent soutenants avec l’enfant autiste « J’ai même failli renoncer car plus je me renseignais plus je doutais de mes capacités à scolariser un autiste » [4].
Les enseignants, au-delà d’être bienveillants, vont adapter, faire évoluer leurs gestes professionnels pour répondre aux besoins éducatifs particuliers de ces enfants. Ils vont comprendre les comportements des enfants autistes qui nuisent à leurs interactions (colères…), accepter leurs difficultés, ils vont également repérer les efforts de ces enfants, adapter les tâches et les consignes, encourager et favoriser l’imitation entre pairs pour faciliter les progrès « Ils avaient compris que Ted devait contrôler chacune de ses pattes en permanence et que ça, c’était déjà un gros boulot, qui l’accaparait beaucoup et lui demandait de grands efforts » [18].
Conclusion
Comme mentionné en introduction, il faut rappeler une de nos premières observations essentielles : les ouvrages proposés aux jeunes enfants sont de façon générale plutôt bien documentés sur les handicaps abordés.
Il faut aussi pointer un biais « pédagogico-éditorial » : en effet, si les histoires donnent des mots et des images pour penser le handicap et pouvoir en parler, avec les enfants et entre enfants, les trames narratives reflètent cependant des représentations sociales aux facettes multiples, emblématiques des types de déficiences les plus tranchées ou les plus immédiatement perceptibles (Joselin, 2008) ; par exemple le personnage avec une déficience motrice est souvent un enfant paraplégique en fauteuil roulant, la trisomie 21 vaut pour elle-même mais elle se veut au final emblématique de la déficience intellectuelle.
Par ailleurs les enfants personnages de ces récits offrent le plus souvent un modèle d’autonomie et de performance. Ils ont volontiers une réelle capacité à agir, physiquement et/ou psychiquement avec et malgré leur déficience. Et nous avons pu repérer les modalités selon lesquelles les enseignants s’appuient sur les ressources des enfants en situation de handicap pour les valoriser et servir de socle pour des progrès tant pour leurs apprentissages que pour les comportements sociaux (relations avec leurs pairs typiques…).
Nous pouvons également repérer des stratégies d’expérimentation par les enseignants pour faire vivre et ressentir la situation de handicap en contexte scolaire, proposition avancée dans plusieurs livres : se déplacer en fauteuil roulant, mettre un foulard sur les yeux pour jouer au foot, identifier des lettres en carton les yeux fermés, suivre un cours avec des boules de cire dans les oreilles, pour saisir la perception du monde de l’enfant avec surdité. Ces exercices pratiques sont d’un grand intérêt en ce qu’ils permettent aux moqueurs de réaliser la réalité vécue par l’enfant en situation de handicap. Toutefois, ce n’est pas toujours envisageable, pour la trisomie 21 par exemple, il semble difficile de se mettre à la place d’un enfant qui présente une déficience intellectuelle au risque d’aller à l’encontre des messages que l’on souhaiterait faire passer en termes d’inclusion. De plus, si ces récits donnent un modèle souvent positif et valorisant du personnage en situation de handicap, on peut sans doute s’interroger sur l’image qu’elle donne à l’enfant qui éprouvera des difficultés à s’identifier à ce héros idéalisé du fait d’une déficience qui le rend plus « dépendant » avec des capacités d’apprentissage et sociales moindres, de même qu’il faut réfléchir à l’impact de ces représentations pour les camarades, qui ne côtoient pas forcément dans leur classe le petit héros agréable ou performant des livres.
Ces ouvrages pointent également les difficultés que peuvent rencontrer les enseignants, déroutés, peu préparés mais disposés à faire évoluer leurs pratiques ou confrontés aux tensions institutionnelles ou les rapports avec les autres parents que peut susciter la politique d’inclusion. Plutôt qu’un appui trop direct sur l’illustration de tel ou tel type de handicap, c’est sans doute la diversité des choix d’ouvrages (avec des représentations du handicap à la fois communes, spécifiques et complémentaires), dans une approche transversale ou pluri référencée du handicap, qui permet de faire valoir ces nuances dans leur usage pédagogique.
En termes d’implication pratique, si les ouvrages de jeunesse offrent une véritable opportunité pour accompagner les enseignants dans leur tâche pédagogique pour ouvrir à la « diversité » dans le champ du handicap et de l’inclusion des élèves en situation de handicap, c’est aussi à partir de la « diversité » des références et des pratiques avec les ouvrages eux-mêmes que cette perspective peut prendre son sens.