Avertissement préliminaire
On donne ici l’édition de la « Lettre à mes neveux » de Charles Batteux (1713-1780), texte autobiographique qui a été publié huit ans après la mort de son auteur, et probablement plus de dix ans après sa rédaction. La présente édition a été établie sur l’édition de 1788, les recherches en archives n’ayant pour l’instant pas produit un manuscrit de ce texte. Cette édition et le travail généalogique, archivistique et critique qui l’accompagne constituent la première étape d’un projet de biographie intellectuelle complète de Charles Batteux ; ainsi les hypothèses philologiques et biographiques formulées dans la présente Introduction et dans les notes pourront-elles être amenées à évoluer à mesure de l’avancement de ce travail dans les mois et les années qui viennent.
Pourquoi donner, en 2021, l’édition de l’épître autobiographique de Batteux, texte marginal (qui n’a probablement pas été pensé pour la presse) d’un savant qui n’a pas connu les destins quasi romanesques d’un Voltaire ou d’un Diderot, dont la carrière cléricale et académique est (comme le lecteur s’en rendra compte) celle d’un homme d’appareil, et dont les idées semblent, en plein 18e siècle, au mieux inactuelles1, et au pire réactionnaires ?
En premier lieu ce texte, placé dans les pièces introductives d’un recueil posthume d’inédits, fait partie du corpus de Batteux ; et parce qu’il relève de l’écriture familière, et adopte la déliaison et les raccourcis propres à ce genre, il suppose avec nombre de personnages du 18e siècle et avec le fonctionnement des institutions d’Ancien Régime (l’Université en premier lieu) une familiarité qui n’a plus cours, qui peut poser difficulté, et qu’il ne peut pas être inutile d’élucider une fois pour toutes. Il convient, par ailleurs, de lire avec précaution cet autoportrait « au naturel », comme le présente le libraire : Batteux se trompe sur certaines protections dont il pense jouir, par exemple.
En second lieu, l’édition de cette esquisse autobiographique est tout indiquée pour être la première étape d’une biographie intellectuelle complète, étant entendu, selon la formule très juste de Dominique Margairaz, que « la biographie intellectuelle n’a pas pour objet une vie à écrire, mais une œuvre à comprendre »2. Les « détails sur sa vie privée et ses ouvrages » que Batteux donne dans la Lettre, pour reprendre les mots de Nyon, fournissent ainsi les premiers éléments d’une étude globale de l’œuvre du savant dans son intégralité et son contexte. Les enjeux d’une telle étude sont nombreux, et seront présentés dans un prochain numéro de T(r)OPICS.
Il n’est enfin pas exclu que les universitaires d’aujourd’hui soient, d’une certaine façon, aussi des neveux de Batteux, au sens d’héritiers spirituels : « on dit, nos neveux, dans le style soutenu et en poésie, pour dire, la postérité, ceux qui viendront après nous » (Académie, 1762). La Lettre, qui a tous les traits de l’écriture familière et dont la publication est de l’initiative du libraire Nyon, et non de Batteux, emploie certainement le mot dans son sens généalogique premier. Mais Batteux, provincial issu d’une famille modeste du Tiers, étudiant appliqué, enseignant de profession, homme d’appareil et auteur de manuels, est à bien des égards notre collègue d’un autre temps ; si son œuvre théorique mérite d’être étudiée plus en profondeur, sa vie et sa carrière elles-mêmes constituent un témoignage précieux de la vie institutionnelle des lettres dans l’Université au siècle des Lumières.
Établissement du texte
Première édition : 1788
Publication – La lettre autobiographique de Charles Batteux a été publiée en 1788 dans les pièces liminaires d’un ouvrage rassemblant divers travaux posthumes de Batteux : Traité de l’arrangement des mots, traduit du grec de Denys d’Halicarnasse, avec des réflexions sur la langue française comparée avec la langue grecque ; et la tragédie de Polyeucte de P. Corneille, avec des remarques. Par l’abbé Batteux, des Académies Française et des Belles-Lettres, pour servir de suite à ses Principes de littérature, Paris, Nyon l’aîné et fils, 1788. Ce recueil d’opuscules, assorti de notices bibliographiques, est un volume posthume d’hommage, cadre idéal pour la publication de l’essai d’autobiographie que constitue la Lettre.
Pagination – Au contraire des ouvrages savants rassemblés dans le volume, la Lettre aux neveux est intégrée aux pièces liminaires du recueil, paginées selon l’usage en chiffres romains minuscules. La Lettre elle-même occupe les pages vii à xxix ; elle est précédée d’un « Avertissement du libraire » (p. v-vi) et suivie d’une apostille du même (p. xxix-xxxii). Suivent des compléments bibliographiques : « Ouvrages de M. l’abbé Batteux » (p. xxxiii-xxxiv), et « Mémoires insérés dans le recueil de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres » (p. xxxv-xxxvi). La présente édition inclut l’Avertissement, la Lettre et l’apostille ; la pagination originale est signalée dans la présente édition par des chiffres romains minuscules entre crochets droits, en exposant et tous les renvois dans la présente Introduction sont à ces pages.
Paratexte : Avertissement et apostille de Nyon – L’ensemble du volume est précédé d’un Avertissement de Jean-Luc Nyon, troisième du nom, donné dans la présente édition. L’Avertissement comme la Lettre commencent en belle page et sont signalés par leurs titres respectifs composés en capitales ; l’apostille, qui commence page xxix, ne porte pas de titre et n’est séparée du texte de la Lettre que par un filet maigre simple tronqué (p. xxix) ; elle constitue, à ce titre, un prolongement de l’autobiographie, qu’elle complète d’un bref tableau des trois dernières années de Batteux, et de la description des hommages posthumes qui lui ont été rendus.
Paratexte : notes de bas de page – Le libraire Nyon enrichit le texte de Batteux de quelques notes. Celles-ci sont signalées dans l’original par des chiffres arabes entre parenthèses. Elles se trouvent aux pages ix, xv, xix, xxviii et xxix, ainsi que dans l’apostille (p. xxxi et xxxii). Dans la présente édition, ces notes sont numérotées en continu et appelées par des lettres minuscules entre parenthèses placées en exposant. Nos éventuels commentaires sont portés à la suite de la note originale entre crochets droits, et signalés par la mention NdÉ.
Publicité et dépens – Le paratexte éditorial ajouté par Jean-Luc Nyon aux ouvrages de Batteux dans ce volume semble témoigner de rapports, sinon d’amitié, du moins de fréquentation cordiale entre Batteux et son libraire, et Nyon semble avoir pris une part active à la composition de cet ouvrage d’hommage. Le volume est annoncé par son faux-titre comme la « Suite des Principes de littérature », le plaçant dans la continuité directe du maître-ouvrage de Batteux, que Nyon a d’abord réédité en association avec Desaint (1774), puis dans le cadre du Cours des Écoles royales militaires en 1777 et en 1784. Ce dernier projet ayant redonné une certaine notoriété au nom de Batteux, la publication du Traité… est aussi une opération publicitaire, ce dont témoignent la bibliographie des ouvrages de Batteux fournie dans les pièces introductives (tous publiés chez Nyon aîné), ainsi que les notes du libraire attachées à la dernière phrase de la Lettre et à l’apostille. Il n’est pas non plus inenvisageable que le ministre d’État Henri Bertin (1720-1792), qui avait déjà financé en 1781 le monument de Charles Batteux à Saint-André-des-Arcs (cf. infra Note complémentaire n°2), ait contribué en partie ou en totalité aux dépens du volume : vont en ce sens le compliment très révérencieux qui constitue le troisième (et le plus long) paragraphe de l’Avertissement du libraire, ainsi que le détail du monument de Batteux dans l’apostille (cependant il ne s’agit à ce stade que d’une hypothèse).
Note sur la présente édition
Orthographe – L’orthographe a été modernisée pour correspondre à l’usage actuel ; seules les variations orthographiques dans quelques noms propres sont signalées entre crochets droits.
Abréviations – On a développé en toutes lettres les abréviations françaises et latines (dans l’épitaphe), y compris les esperluettes ainsi que les chiffres (dates exceptées).
Ponctuation – La ponctuation est celle de l’édition princeps de 1788, à quelques exceptions près pour la typographie marquant le discours direct (signalé dans l’original par des italiques) qui a été modernisée. Dans ces passages, on a supprimé les italiques et introduit des guillemets français pour baliser le discours direct, et on a réintroduit des points d’interrogation ont l’absence gène une lecture du 21e siècle. Signalons juste qu’un point-virgule à la page xxvi (« différents Collèges de province, plus propres ; selon lui ») est très probablement une faute de composition.
Sigles abrégeant les renvois aux principales sources
Académie (1762) Dictionnaire de l’Académie française, 4e édition, 1762.
AR (xxxx) Almanach Royal (année).
HAI (x : y) Histoire de l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres (tome : page).
TCI Testament, codicille et inventaire après décès de Charles Batteux in Minutes et répertoires du notaire Sébastien Louis Rendu, 26 septembre 1767-14 juillet 1786 (étude LXXIX), Archives Nationales de France, cote MC/ET/LXXIX/226.
Note sur le texte
Composition : décembre 1777 ?
En l’absence du manuscrit de la Lettre aux neveux, on ne peut que spéculer sur la date de sa composition ; mais l’espace de temps pendant lequel Charles Batteux a pu la rédiger est relativement restreint. Le dernier repère chronologique donné dans le texte est le départ du compte de Saint-Germain du ministère de la guerre, le 23 septembre 1777 (p. xxix, n. 51), et la formule « [il] se retira du ministère avant le mois d’octobre » suggère que le mois d’octobre 1777 est, lui aussi, passé. À partir de là commence une période d’épuisement et de maladie (« toutes mes incommodités reparurent avec une nouvelle force », p. xxix) qui durera probablement jusqu’à la mort de Batteux, le 14 juillet 1780, à Paris.
De fin 1777 à 1780, Batteux ne publie plus rien (on ne trouve de lui dans les catalogues de bibliothèque, mis à part les volumes du Cours d’études pour les Écoles royales militaires, qu’une réédition de son Horace chez Nyon aîné). Vraisemblablement il soigne les « maux de nerfs » (p. xxx) qui l’ont poursuivi toute sa vie, menant une vie horacienne entre le « jardin » (de sa maison d’Ivry) et le « cabinet » (ibid.). Le 20 décembre 1777, il rédige son testament3, auquel il reviendra le 20 juin 1780, moins d’un mois avant de mourir, pour trois petits articles. La rédaction du testament suit donc le terme forcé du projet du Cours d’études, et semble marquer le début d’une véritable « retraite » (p. xxiv) humaniste et valétudinaire, que Batteux entend visiblement consacrer à un dernier otium et au soin de son âme, jardinant, philosophant et se préparant à mourir :
Du reste, tâchant d’être heureux par une liberté complète, par des amusements champêtres, par la jouissance d’un beau jour, d’un beau soir, par la lecture toujours recommencée des auteurs qui ont peint la Nature, et surtout par un contentement franc et sincère donné à la situation où je suis, et dont je rends grâce tous les jours de ma vie à qui il appartient, je file moi-même mes jours, non d’or ni de soie, mais d’une matière presque aussi douce que la soie, jusqu’à ce que le fil se rompe, ou que la matière en soit épuisée. Ce terme ne peut être éloigné ; je tâche de le prévoir et de m’y préparer. (p. xxv-xxvi)
Il ne semble pas absurde de supposer que la Lettre aux neveux serait, plus ou moins, contemporaine du premier enregistrement du testament, soit rédigée à la fin de l’année 1777 ou dans les premiers mois de 1778. Comme les dispositions testamentaires, la Lettre constitue au moins autant un bilan introspectif que l’exemplum promis à ses destinataires ; son tout dernier paragraphe témoigne bien de la place que le Cours d’études prend encore dans l’esprit de Batteux, le poursuivant encore dans « la retraite qu[’il s’est] ménagée » (p. xxiv). La première rédaction du testament, par ailleurs, prévoit des legs pour différents neveux (cf. infra), quand dans l’apostille de juin 1780 Batteux ne mentionne que sa filleule Charlotte Chompré, son domestique et son avocat. Enfin, l’apostille du libraire Jean-Luc Nyon à la Lettre brosse un tableau des années de retraite de Batteux, au seuil desquelles s’arrête le récit de la Lettre lui-même ; il est difficile de ne pas voir dans cet élément de paratexte un prolongement chronologique de la Lettre, surtout quand l’apostille de Nyon n’est séparée du texte de Batteux que par une typographie minimale, comme pour mieux en souligner la continuité. À cela il faut ajouter que Nyon a très probablement eu accès pour la composition du volume aux autographes de Batteux, et que son Avertissement suggère l’existence d’une certaine proximité avec son auteur.
On proposera donc ici, en attendant les nouveaux éléments que produiront peut-être de prochains dépouillements d’archive, l’hypothèse de travail suivante : que la Lettre aux neveux de Charles Batteux daterait de décembre 1777 ou du début de 1778, et qu’elle a pu être rédigée à l’occasion de la notification aux neveux de Charles Batteux des différents legs qui étaient prévus pour eux, dans un moment de retour introspectif de Batteux sur sa vie, à la charnière de l’épuisant projet du Cours d’études et de son retrait du monde.
Destinataires : neveux et petits-neveux
(descendance de Marie Anne Batteux ; hommes des familles Huot et Gaillard ?)
Qui sont ces « neveux » à qui Batteux adresse le récit de sa vie ? Les recherches généalogiques menées jusqu’à présent n’ont pas permis de les identifier avec certitude : les généalogies sont plus faciles à remonter qu’à descendre, et nombre de registres paroissiaux des Ardennes et de la Marne ont été perdus, en particulier lors de la Première Guerre Mondiale.
Le testament de Charles Batteux liste plusieurs neveux : (a) « Les enfants de Marie Anne Batteux ma sœur du premier lit et […] leurs représentants », qui reçoivent « la somme de douze cents livres, laquelle somme sera partagée également entre les trois branches » ; (b) « Les enfants de M. Gaillard mon neveu », lesquels devaient recevoir un legs en compensation des dépenses faites pour (c) « Ma nièce veuve Huot et […] ses enfants ». Cela fait un bon nombre de neveux et petits-neveux potentiels.
Concernant (a), on sait par la Lettre que les enfants du premier mariage de Jean Batteux fréquentaient de près sa deuxième épouse, Marie Stévenin, et ses enfants : Ponce Batteux, le demi-frère et aîné des enfants du premier lit, se comporte en chef de famille à la mort de Jean en 1725. Marie Anne Batteux, sœur cadette de Ponce, est née à Alland’huy le 8 octobre 1702 ; le 17 avril 1725, elle épouse (toujours à Alland’huy) Ponce Bertrand Laclère (pour l’occasion, Ponce Batteux, alors curé d’Isles-sur-Suippe, officie la cérémonie du mariage par permission spéciale). Ponce Bertrand Laclère meurt en 1732, à Alland’huy. Il semblerait que Ponce et Marie Anne n’aient eu que deux filles, dont une n’a pas vécu ; on ne trouve pas trace d’un second mariage de Marie Anne à Alland’huy. Pour donner naissance aux « trois branches » évoquées dans le testament de Charles Batteux, il faut supposer qu’un tel mariage a dû avoir lieu hors d’Alland’huy ; Marie Anne, tout juste trentenaire à la mort de son premier époux, aura alors aisément pu avoir plusieurs enfants d’un second mari (deux, si l’on suppose que sa première fille a vécu ; trois sinon).
Concernant (b) et (c), la veuve Huot est Marie Jeanne Noizet (1729-post 1780), fille de Jeanne Batteux (sœur aînée de Charles) et d’un certain Noël Noizet, laboureur à Alland’huy. Elle épouse en 1755 Pierre Joseph Huot, receveur général des aides à Rethel. Les registres de Rethel étant adirés, la date du veuvage de Marie Jeanne est inconnue, ainsi que les noms et le nombre de ses enfants. Le testament laisse entendre, cependant, que Batteux a engagé des sommes considérables pour soutenir financièrement sa nièce et ses enfants après la mort de Pierre Joseph Huot (œuvre de charité qu’il entend bien, à la date de 1777, poursuivre, « si Dieu [l]e conserve4 »). Le neveu Gaillard étant mentionné dans le testament en lien avec la veuve Huot, il semble vraisemblable qu’il soit le beau-frère de cette dernière, c’est-à-dire l’époux de Jeanne Catherine, sœur cadette de Marie Jeanne et donc elle aussi nièce de Batteux (mais cela reste, à ce stade, pure conjecture).
En tout état de cause, les « neveux » auxquels s’adresse Charles Batteux sont probablement autant des petits-neveux que des neveux. Batteux est le benjamin de sa génération, plus jeune de onze ans que sa demie-sœur Marie Anne, et de trois ans que sa sœur Jeanne. En 1777, les enfants de Marie Anne (neveux de Charles) devaient avoir autour de la quarantaine ; ses nièces Marie Jeanne et Jeanne Catherine Noizet avaient respectivement quarante-huit et quarante-six ans, et même si on ne saurait se prononcer sur l’âge du neveu (par alliance) Gaillard, il avait très probablement au moins l’âge de son épouse (la norme statistique dans le Tiers comme ailleurs étant d’épouser des femmes plus jeunes que soi : le neveu par alliance Huot avait huit ans de plus que Marie Jeanne e.g.).
Les « neveux » de Batteux sont donc, très probablement, les « représentants » (ayant-droits) de Marie Anne Batteux, d’une part, et les « enfants » de la veuve Huot, d’autre part, tous mentionnés dans le testament (destinataires de legs respectables pour les uns, de charitables donations pour les autres) ; cette génération de petits-neveux en serait, dans les années 1777-1780, au début de la vie adulte, en faisant les destinataires idéaux des conseils d’un grand-oncle ayant l’expérience du monde.
Ces « neveux » sont par ailleurs des hommes. Outre que le terme n’est porté qu’au masculin dans l’adresse initiale, on notera la totale absence de mention, dans la Lettre, de la filleule Charlotte Chompré, pour laquelle Batteux a pourtant une tendresse évidente (visible dans la langue du testament et l’importance des legs). S’il a pu se prononcer en faveur de l’éducation des filles et montrer une sincère affection pour les nombreuses figures féminines de sa vie (sa mère, ses sœurs, sa nièce, sa filleule), Batteux estime sans aucun doute que les leçons de la Lettre (sur le monde académique, les grands, la carrière…) n’ont d’intérêt que pour des hommes et s’appliquent à un monde masculin – et, les femmes n’ayant aucune place sous l’Ancien Régime dans l’Université, les Académies, ou le clergé séculier, il faut bien reconnaître que c’est le cas.
Postérité
La Lettre aux neveux est, avec les éloges académiques, la principale source biographique sur Batteux au 19e siècle. Elle est référencée dans la Biographie ardennaise de l’abbé Jean-Baptiste-Joseph Boulliot5, dont la notice consacrée à Batteux est dans sa majeure partie une paraphrase (avouée) de la Lettre et de l’apostille de Nyon. Dans la Revue historique ardennaise, l’érudit rémois Henri Jadart6 la cite et propose de conserver la date du 7 mai pour la naissance de Batteux (préférant l’autorité de la Lettre à celle des registres d’Alland’Huy). Mis à part sur ces questions de chronologie, elle ne semble pas avoir fait l’objet d’une réelle attention critique.
Note complémentaire n°1 : Batteux dans l’Université d’Ancien Régime
Un aperçu de l’organisation des études dans l’Université d’Ancien Régime
La vie de Charles Batteux s’est, pour une grande part, passée dans l’Université d’Ancien Régime, et nombre de passages de la Lettre touchent au fonctionnement de cette institution, du point de vue d’un étudiant d’abord, de celui d’un professeur ensuite. Cette note précise certains aspects généraux du fonctionnement de l’Université à l’époque de Batteux, dans la mesure où ils sont pertinents pour comprendre des éléments de la Lettre.
L’Université d’Ancien Régime est divisée en quatre facultés : celles des Arts, de Théologie, de Droit et de Médecine. Les études de Batteux se dérouleront dans celles des Arts puis de Théologie (puis au séminaire de Reims), et sa carrière dans les facultés des Arts (de Reims puis de Paris) et au Collège Royal de France.
Les études à la faculté des Arts recouvrent les arts libéraux de la tradition scolastique, constitués à l’origine du trivium (grammaire, rhétorique, dialectique) et du quadrivium (arithmétique, géométrie, musique, astronomie). Elles constituent une propédeutique universelle, nécessaire pour intégrer l’une des trois facultés supérieures, et sont divisées en classes :
Classe se dit aussi des différentes salles des collèges dans lesquelles on distribue les écoliers selon leur capacité. Il y a six classes pour les humanités, et dans quelques collèges, sept. La première en dignité c’est la Rhétorique ; or en commençant à compter par la Rhétorique, on descend jusqu’à la sixième ou septième, et c’est par l’une de celles-ci que l’on commence les études classiques. Il y a deux autres classes pour la Philosophie ; l’une est appelée Logique, et l’autre Physique. Il y a aussi les écoles de Théologie, celles de Droit, et celles de Médecine ; mais on ne leur donne pas communément le nom de classe7.
On intègre normalement la Sixième dans un Collège universitaire aux alentours de dix ans ; les écoliers plus âgés peuvent « sauter » quelques classes si le Principal et les régents l’autorisent : ainsi Charles Batteux, âgé de douze ans lorsqu’il arrive au Collège des Bons-Enfants à Reims, entre-t-il directement en Troisième (p. ix) par égard à son âge et à ses premières études. Les talents qu’il révélera lui vaudront de sauter la Seconde à la fin de cette première année rémoise pour entrer directement en Rhétorique (ibid.).
Les études s’effectuent normalement en huit ou neuf ans, selon que le Collège universitaire a ou non une classe de Septième, et se divisent en deux temps : le cycle de grammaire (dont les étudiants sont les grammairiens, grammatici) et le cycle des arts (artiens/artistes, artistæ). À la charnière de ces deux cycles, la classe de Rhétorique jouit d’un prestige particulier, et quoiqu’elle soit la dernière classe de grammaire, elle constitue pour les enseignants une chaire professorale distincte des régences des classes inférieures. Dans les Collèges universitaires qui accueillent de nombreux étudiants, cette division des études correspond aussi à une division administrative, et l’on trouve un principal des grammairiens et un principal des artiens ; c’est le cas du Collège de Navarre dans l’Université de Paris, où Batteux obtint son premier poste parisien (Batteux mentionne p. xvii « les Principaux de ce Collège »).
L’essentiel du cycle de grammaire est rassemblé sous l’étiquette d’humanités, que les « écoliers » apprennent sous la férule des régents de collège, de la Sixième (ou Septième) jusqu’à la Seconde classe. Cette dernière est parfois appelée classe d’humanités parce qu’elle marque la fin de ce cycle propédeutique, et les écoliers qui la suivent sont les humanistes (humanistæ). Ce cycle se concentre sur les disciplines littéraires et historiques et constitue l’évolution moderne du trivium.
La classe de Rhétorique marque la fin de ce premier cycle à la faculté des Arts et jouit d’un prestige supérieur aux classes d’humanités. Les étudiants sont le plus souvent désignés du titre de rhéteurs (rhetores) plutôt que d’écoliers, et le titulaire de la chaire est appelé parfois régent, mais souvent aussi professeur. Ce statut particulier de la Rhétorique explique l’agacement de Batteux (traduit ici par l’asyndète) face aux tracasseries parisiennes :
… je reçus une lettre de Monsieur l’abbé d’Olivet, qui me proposait une chaire de Rhétorique au Collège de Lisieux. Ma timidité me reprend aussitôt : il me rassure, j’accepte. Les circonstances changent, au lieu d’une Rhétorique il ne se présente plus qu’une Troisième, que j’accepte encore. (p. xvi)
Ce changement de « circonstances », fortuit ou malveillant, revient à dégrader Batteux de professeur de Rhétorique à régent de Troisième – ce qui justifie l’emploi de la structure restrictive « il ne se présente plus qu’une Troisième » et de l’adverbe « encore », Batteux acceptant bien moins que ce qui lui a été promis.
Une fois la Rhétorique achevée, l’étudiant devient artien et entre en classe de Philosophie (toujours dispensée par un professeur), répartie sur deux années : la Logique (on y est logicien, logicus) et la Physique (physicien, physicus). La philosophie s’entend donc comme philosophie naturelle (i.e. les « sciences ») autant que morale (i.e. spéculative, et non limitée à la seule éthique), ce second cycle étant l’équivalent moderne du quadrivium. Il est donc normal que Batteux, « arrivé en Logique », se fût attendu à entendre parler « d’arithmétique, […] de géométrie, […] de mécanique, […] de physique expérimentale » ou « de mathématiques » (p. x), et hélas prévisible qu’il y ait rencontré des Hibernois qu’il appelle, en vernaculaire, « les Irlandais » (ibid.) – c’est-à-dire des logiciens passionnés de syllogistique médiévale.
À l’issue des deux années de Philosophie, l’étudiant peut prétendre à la maîtrise ès Arts. Suivant les établissements, soit il défendra une thèse de Philosophie devant le Recteur et un jury de professeurs, soit il subira un examen dont la ou les épreuve(s) reprennent la forme des exercices publics qui se pratiquent depuis la Sixième (format le plus courant au 18e siècle) : l’impétrant répond à une série de questions sur programme devant un jury de professeurs et un public composé d’universitaires, mais aussi de citadins instruits à qui l’imprimeur privilégié de l’Université pourra vendre les livrets d’examen (les exercices publics, comme les grandes conférences universitaires, sont annoncés dans l’Université et en ville par des placards, et constituent un divertissement intellectuel pour le public urbain ; on retrouve régulièrement en archives des placards ou des livrets d’exercices dans les dossiers de correspondance). Le succès à l’examen vaudra à l’étudiant de recevoir le bonnet de maîtrise et les « lettres de degrés » qui attestent de son grade.
Le quinquennium
Le titre de Maître ès Arts est la seule maîtrise décernée par l’Université d’Ancien Régime. Les étudiants qui en sont titulaires peuvent intégrer une des trois facultés supérieures : Théologie, Médecine ou Droit (cette dernière enseignant le droit civil et le droit canon), qui seules décernent les grades de Bachelier, Licencié, et Docteur. Dans ces facultés supérieures, la collation de grades est impossible avant d’avoir effectué trois années d’études complètes.
C’est cette structure des études qui justifie la situation de Batteux en 1732, dont le ton d’évidence peut surprendre d’abord, mais s’explique par le caractère parfaitement attendu de son parcours.
Ma Théologie finie à dix-neuf ans, il me restait deux ans avant que d’entrer au séminaire. J’employai ce temps à étudier un peu les belles-lettres, que je n’avais fait qu’entrevoir, et à me préparer à prendre des degrés en Théologie. (p. xi)
Batteux n’a pas « fini [s]a Théologie » au sens où il serait diplômé, puisqu’il dit très explicitement qu’il lui faut encore « prendre des degrés » (probablement un Baccalauréat ; il défendra sa thèse de Doctorat en Théologie en 1736). À dix-neuf ans, il se trouve ainsi gradué expectant en Théologie :
on entend communément par gradué expectant celui qui a fait un cours de Philosophie de deux ans, et qui a étudié pendant trois autres années en théologie, en droit ou en médecine, quoiqu’il n’ait pris aucun degré dans ces facultés supérieures. Ainsi le gradué expectant ordinaire, est un maître ès arts sur deux années de Philosophie, et qui a fait de plus un cours d’étude de trois ans dans une faculté supérieure8.
Les diplômes (« lettres de degrés » et certificats) ne sont pas les seuls documents officiels émis par les Universités : le temps passé à l’Université est sanctionné par des « lettres de temps d’étude » ; il est ainsi possible de justifier de deux ans de Philosophie (normalement impliqués par la Maîtrise, quoiqu’il existe des exceptions) et de trois ans dans une faculté supérieure, même sans y avoir « pris de degré ». L’étudiant qui justifie de ce statut est réputé avoir complété le quinquennium.
Ces lettres de temps et la structure particulière du quinquennium importent parce qu’elles ouvrent l’accès à leurs titulaires à certains bénéfices ecclésiastiques. En effet, les bénéfices ecclésiastiques (paroisses, canonicats, etc.) qui deviennent vacants pendant certaines périodes de l’année sont réservés à certains types de gradués, c’est-à-dire à des candidats répondant à un « profil » académique particulier (Maîtrise ès Arts, quinquennium, régence septennaire, Baccalauréat, etc.) : ce système, établi par le Concordat de Bologne de 15169, constitue dans le droit canonique et bénéficial le privilège de l’expectative des grades, dont les enjeux matériels sont évidemment déterminants pour les jeunes clercs et en particulier ceux qui, comme Batteux, sont issus de familles pauvres du Tiers.
En particulier, les clercs justifiant du quinquennium sont éligibles à la régence dans la faculté des Arts : c’est à ce titre que la chaire de Rhétorique de Reims pourra être proposée à Batteux à deux reprises, en 1734 et 1735, alors qu’il a vingt-et-un et vingt-deux ans. Accéder à une telle chaire à un tel âge n’est pas en soi extraordinaire, au moins pour un brillant sujet : dans l’Université de Reims, l’abbé Pluche avait suivi exactement le même parcours en devenant lui aussi professeur de Rhétorique à vingt-deux ans.
Le privilège du septennium
Batteux en 1735 n’accepte pas la chaire de Rhétorique de Reims par pure vocation (la Lettre fait état de doutes très profonds quant à sa capacité à remplir cette charge) ; il a autre chose en tête : « je n’avais d’autre but alors que de me mettre en état d’obtenir et de remplir au bout de mon septennium, une cure un peu bonne » (p. xii). Le septennium, comme le quinquennium, est une période de temps passée dans l’Université ouvrant à certains bénéfices ecclésiastiques, et constitue un privilège dans le droit canon. Si le quinquennium est composé de cinq années d’études, le septennium correspond, lui, à sept années d’enseignement, et ceux qui peuvent s’en prévaloir sont appelés régents septénaires.
Depuis l’usage introduit dans les universités d’accorder des lettres de nominations à tous ceux qui en demandaient, les suppôts des universités, c’est-à-dire, leurs premiers officiers, les principaux des collèges, les professeurs, les régents, etc., n’avaient aucun privilège sur les autres gradués ; de sorte qu’ils ne pouvaient parvenir aux bénéfices que par droit d’ancienneté. Cependant il était juste que les professeurs surtout de philosophie, et les autres régents de collège, jouissent d’un privilège qui leur attribuât la préférence sur de simples gradués plus anciens, parce que la régence est un état trop pénible, pour pouvoir en exercer les fonctions jusqu’à la vieillesse. C’est sur ces motifs que fut rédigé l’article 54 des statuts de l’Université de Paris de 1598. […]
L’université de Reims, jalouse de procurer à ses régents septénaires le privilège dont jouissaient ceux de l’université de Paris, fit, après le milieu du dernier siècle, un règlement semblable à celui de l’université de Paris. Ce règlement fut homologué par arrêt du Parlement de 1662. En conséquence de ce règlement, les régents septénaires de l’Université de Reims jouissent du privilège de la préférence sur tous les autres gradués plus anciens en nomination, à l’exception seulement des docteurs en théologie, dans toute l’étendue du ressort du Parlement de Paris.
Les régents septénaires de l’Université de Caen jouissent du même privilège dans toute la province de Normandie, en vertu d’un arrêt du Parlement de Rouen, rendu en forme de règlement. L’unique différence qu’il y a entre les régents des universités de Caen et de Reims, et ceux de l’Université de Paris, consiste en ce que le privilège du septennium des professeurs, régents et principaux du collège de l’Université de Paris, a été reçu dans toutes les provinces du royaume10.
Le septennium est établi comme suit dans le règlement de l’Université de Reims cité supra par Guillot :
LXXIX. Quod in academia parisiensi statutum est, ut gymnasiarchæ et professores qui per septennium continuum, absque intermissione, et citra fraudem in celebri collegio universitatis docuerint, aut rexerint, præferantur omnibus graduatis in jure nominationis, exceptis doctoribus in sacra theologia tantum ; id quoque in universitate remensi valeat vigeatque perpetuum, quo plures ad docendum invitentur11.
Il faut enfin noter qu’une déclaration de Louis XV en date du 24 mars 1734 avait étendu le privilège de septennium aux Théologiens de l’Université de Reims, lesquels (comme on vient de le lire) en étaient exclus dans les statuts de 166212.
Tout cela étant acquis, Batteux pouvait prétendre au titre de régent septénaire et aux privilèges qui l’accompagnaient, comme une cure de campagne d’un bon rapport. Si ce rêve rural (le premier d’une longue série) ne s’est pas réalisé, son septennium lui aura cependant plus tard servi à obtenir une prébende au chapitre cathédral de Notre-Dame de Reims. Pour un tel bénéfice, cependant, le septennium était insuffisant : Batteux précise bien qu’il était complété par « [s]es grades de Reims » (p. xvii), c’est-à-dire probablement le Doctorat en Théologie obtenu à la faculté le 31 décembre 173613.
« Je subis l’examen, je payai, et je fus installé » : spécificités parisiennes
Lorsque Batteux, alors professeur de Rhétorique à Reims, voulut à l’invitation de l’abbé d’Olivet poursuivre sa carrière à Paris, il rencontra un nouveau contretemps : « je n’étais point Maître ès Arts de Paris, il fallait l’être. L’exemple de Monsieur l’abbé Couture me fit un titre ; je subis l’examen, je payai, et je fus installé » (p. xvi-xvii). La procédure, expédiée en une série d’asyndètes exaspérées, se détaille comme suit.
En premier lieu, l’Université de Paris protégeait effectivement jalousement ses chaires des gradués de province ou de l’étranger :
Dans les universités de Paris et de Louvain, il y a un règlement suivant lequel elles ne peuvent accorder des lettres de degré, qu’à ceux qui ont étudié dans leurs écoles […] mais c’est une règle générale dans toutes les universités, de n’accorder des degrés sur des études faites dans d’autres universités, qu’en rapportant un certificat authentique de l’université dans laquelle l’étude a été faite14.
Batteux se retrouve donc, en briguant un poste parisien, dans la même situation que l’abbé Jean-Baptiste Couture (1651-1728), qui avait fait sa Maîtrise ès Arts à l’Université de Caen et n’était donc pas non plus « Maître ès Arts de Paris » quand il quitta le Collège Royal de Vernon pour la chaire de Rhétorique du Collège de la Marche de l’Université de Paris. Il s’agit d’un précédent très prestigieux, l’abbé Couture ayant été un « professeur de grande réputation dans l’Université de Paris »15.
Sur la base de cette jurisprudence, Batteux put « subir l’examen » – au singulier, puisqu’il n’appartenait pas aux Nations de l’Université de Paris :
dans l’université de Paris […] les candidats qui aspirent au degré de maître ès arts, après leurs deux ans de Philosophie, doivent subir deux examens ; un devant leur nation, l’autre devant quatre examinateurs tirés des quatre nations, et le chancelier ou sous-chancelier de Notre-Dame, ou celui de Sainte-Geneviève. S’ils sont trouvés capables, le chancelier ou sous-chancelier leur donne le bonnet de maître ès arts, et l’université leur en fait expédier des lettres16.
Il fallut enfin payer : L’Université de Paris, comme n’importe quelle corporation, exigea le paiement des « frais de lettres de maîtrise » au nouveau gradué (qui, passant un examen exprès, ne s’est acquitté d’aucuns frais au début de l’année scolastique).
Charles Batteux dans l’Université : éléments de chronologie
L’ensemble de ces éléments permet de dresser une chronologie sommaire des années de formation de Batteux et de sa carrière parisienne :
1713 Naissance à Alland’huy.
1725 Mort de Jean Batteux ; Charles entre en Troisième au Collège des Bons-Enfants de l’Université de Reims.
1726 Batteux « saute » la Seconde et est admis en Rhétorique.
1727 Entrée en Logique.
1728 Entrée en Physique.
1729 Entrée à la faculté de Théologie.
1732 Fin de la Théologie, i.e. du quinquennium, soit trois ans complets à la faculté de Théologie de Reims.
1734 Entrée au Séminaire de Reims ; la chaire de Rhétorique de Reims offerte à Batteux pour la première fois ; il refuse.
1735 La chaire de Rhétorique de Reims offerte à Batteux une seconde fois ; il accepte.
1736 Doctorat en Théologie à Reims.
1742 Batteux régent septénaire.
1743 Batteux, sur l’invitation de l’abbé d’Olivet et après des avanies, devient régent de Troisième au Collège de Lisieux de l’Université de Paris.
1745 Batteux remplace Jean Dromgold sur la chaire de Rhétorique du Collège de Navarre.
1749 Batteux professeur de philosophie grecque au Collège Royal en remplacement de l’abbé Terrasson.
Note complémentaire n°2 : Le monument de Charles Batteux à Saint-André-des-Arcs
L’apostille de Nyon prolonge l’autobiographie sur les dernières années (1778-1780) de la vie de Batteux et même au-delà de la mort de ce dernier, rendant compte de l’érection du monument à sa mémoire dans l’église Saint-André-des-Arcs (ou des Arts). Cette église était l’église paroissiale de Batteux, dont le domicile parisien à la fin de sa vie se trouvait rue Gît-le-Cœur. Rasée dans la première décennie du 19e siècle, elle se trouvait à l’emplacement de l’actuelle place Saint-André-des-Arts, dans le 6e arrondissement.
Au 18e siècle, deux documents font état du monument de Batteux décrit par Jean-Luc Nyon dans le volume de 1788 :
(1) Les Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des Lettres font état de l’installation du monument à la date du 18 septembre 1781, et identifient son commanditaire comme le ministre d’État Henri Bertin (1720-1792), ancien contrôleur général des Finances :
M. Bertin, le ministre, vient de fait placer dans l’église de Saint André des Arcs un monument à M. l’abbé Batteux.
Sur une cippe s’élève un vase funéraire dans le genre antique, et orné des figures symboliques de la Religion, l’Éloquence, la Douceur, l’Histoire et la Philosophie ; au-dessus est la couronne de l’immortalité ; plusieurs autres attributs allégoriques enrichissent cet ouvrage de sculpture. Voici l’inscription, composée par M. Bertin lui-même, à ce qu’on assure :
Carolo Batteux
Honorario Eccles. Rem. Canonico,
Uni è XL Viris Academ. Gallicæ.
Regiæ Inscri. & humanior. Litt. Academi. Socio.
Amicus, amico.
M. P.
Vixerat ann. LXVII.
Obiit ann. Dni MDCCXXX
Mense Jul. Die XIV.
Ce ministre avait déjà donné la même marque d’affection à M. Bourgelat à l’École vétérinaire, établissement fondé par M. Bertin, et qu’il a toujours favorisé avec la plus grande complaisance. Il se propose d’honorer pareillement le célèbre Soufflot. Peut-être ferait-il mieux de ne pas tant prodiguer l’admiration, et ce tribut de l’amitié deviendrait trop général17.
(2) En 1787, Luc-Vincent Thiéry décrit le monument dans son Guide des amateurs :
Sur un pilier près de cette chapelle [i.e. celle « attenante près la porte latérale qui donne sur la rue Saint-André-des-Arts », ibid.], est placé le tombeau de M. l’abbé Batteux, savant du premier mérite. Il est composé d’une urne posée sur un fût de colonne tronquée : au pied de l’urne sont rassemblés les ouvrages de ce savant, qui lui servent de trophées ; l’urne est couronnée par un cercle d’étoiles, symbole de l’immortalité qui lui est assurée par ses écrits : au-dessus est le portrait de cet abbé dans un médaillon.
Ce morceau est de M. Auger18.
Ainsi la description donnée par Nyon dans son apostille à la Lettre, quoique la plus tardive des trois, corrobore et complète parfaitement le rapport des Mémoires secrets et du Guide des amateurs.
Au 19e siècle, l’Épitaphier de Paris apporte une précision supplémentaire quant à l’emplacement exact du monument : le pilier portant le monument se trouvait « entre les chapelles de Saint-François et de Saint-Pierre »19. Henri Vincent affirme que le monument fut vandalisé sous la Terreur20, ce que confirme l’Épitaphier (sans proposer de date), qui retrouve trace de fragments du monument au dépôt révolutionnaire des Petits-Augustins21.
Quelles que soient la date et les raisons exactes de la disparition du monument, les témoignages concordants du 18e siècle (que l’on peut sans difficulté supposer de visu, en particulier dans le cas de Nyon) permettent de disqualifier la description donnée dans le Musée des monuments français22 comme une reconstitution tardive, dont l’Épitaphier tente d’expliquer la genèse.
Si M. Auger, sculpteur, mentionné par le Guide des amateurs, ne laisse guère de traces (bien qu’il semble avoir été encore actif à Paris sous l’Empire), en revanche la Bibliothèque nationale de France conserve une Esquisse de la premere [sic] idée du monument de Mr l’abbé le Batteux pour St André des Arcs23 par le dessinateur et architecte Jean-Jacques Lequeu (1757-1826). Le monument décrit par les sources portées ci-dessus est déjà très identifiable dans ce premier projet à la plume et au lavis, auquel ne manquent que les inscriptions (titre des ouvrages et épitaphe composée par Bertin) : l’Esquisse porte même une légende manuscrite précisant que « les figures qui ornes [sic] l’urne funéraire sons [sic] la Religion, l’Éloquence, la Douceur, l’Histoire et la Philosophie », recoupant exactement la description des Mémoires secrets : il semble ainsi plus que probable qu’Auger ait effectivement exécuté le projet de Lequeu.
Seul manque dans ce projet, au-dessus de l’urne et de la couronne étoilée, le médaillon portant le portrait de Batteux. La note de Nyon à ce sujet fournit peut-être un début d’explication : en l’absence de portrait fiable de Batteux pouvant servir de référence, le premier projet se dispensait sans doute de cet élément de décor, réintroduit ensuite (sous la pression de Bertin ?) par pure convention (et l’on pourra juger dommage que la modestie de Batteux ait été contrecarrée par cet envahissant hommage, et savoir gré à Lequeu d’avoir laissé dans son premier projet notre savant se confondre avec son œuvre).
Remerciements
Cette édition doit beaucoup à : Charles De Carvalho, bibliothécaire et responsable des collections locales à la Bibliothèque municipale de Reims, qui a patiemment répondu à mes questions et m’a très gracieusement fourni des versions numériques de plusieurs documents ; Capucine Lebreton, qui m’a expliqué qui est Monsieur Pomme et fourni des indications bibliographiques précieuses sur la médecine au 18e siècle ; Chloé Perrot, conservatrice des bibliothèques, dont l’aide a été très précieuse pour remonter la piste du monument perdu de Batteux à Saint-André-des-Arcs. Que soient remerciés aussi les amis et collègues, à La Réunion et en métropole, dont les encouragements ne faiblissent jamais.
Charles Batteux, « Lettre à mes neveux » (†1788)
[v]
AVERTISSEMENT
du libraire
En faisant tous mes efforts pour que ces ouvrages posthumes24 de M. l’abbé Batteux, que l’on regardait comme perdus, fussent imprimés, j’ai cru rendre service au Public, et payer à sa mémoire le juste tribut de ma reconnaissance25.
Je joins ici une lettre qu’il écrivit à ses neveux, dans laquelle il donne des détails sur sa vie privée et ses ouvrages, et où il se peint au naturel : je me flatte qu’on la lira avec plaisir.
Que n’a-t-il pu être témoin des derniers honneurs que lui a rendus ce mécène illustre26, non moins estimable par ses qualités person[vi]nelles que par l’accueil qu’il réserve aux lettres et à ceux qui les cultivent, en érigeant à son respectable ami, un monument sur lequel il a consigné ses talents et les motifs qui les ont produits : dans les transports de sa reconnaissance, il se serait écrié : serus in cœlum redeat27. C’est le vœu que feront tous ceux qui ont l’avantage de le connaître.
[vii]
LETTRE
à mes neveux
C’est pour vous, mes neveux28, que je recueille ici quelques détails de ma vie. J’ai su par ma propre expérience que les exemples domestiques sont plus efficaces que les autres ; si vous trouvez quelque chose ici qui puisse vous animer à faire mieux que moi, je ne veux d’autre prix de la peine que je prends de me rappeler des idées plus tristes qu’agréables. J’ai éprouvé combien il en coûte à ceux qui ont tout à faire par eux-mêmes : tout est contre eux, tandis que tout est pour ceux qui ont de la naissance et de la fortune.
Je suis né le 7 de mai 171329, sur les bords de la rivière d’Aisne, dans un village qui se nomme Alland’huy, entre Rethel et Attigny30. Mon père, qui vivait à peu près de son bien, ne me donna par [viii] lui-même d’autre éducation que celle de l’exemple ; mais c’était un exemple de droiture, de probité, d’ardeur pour le travail : j’eus le malheur de le perdre en 172531.
J’avais commencé des études, sous la direction d’un frère aîné d’un premier lit, plus âgé que moi de 25 ans32 ; et forcé par des dégoûts de toutes espèces, j’avais renoncé avec joie aux livres, pour m’attacher à la vie laborieuse, mais simple, de mes pères33.
Lorsque les affaires de la succession furent à peu près terminées, il fut question de moi : « Que ferons-nous de celui-ci ? », dit mon frère, avec un ton d’aîné qui me rappelait le passé : « Que veux-tu faire ? ». Un silence morne et triste fut toute ma réponse.
J’avais une mère qui m’adorait34 : je l’aimais au point que le seul désir de lui plaire, et la crainte de lui déplaire, furent dans toute ma jeunesse la règle de ma conduite : je l’avais sans cesse devant les yeux. Elle avait passé une partie de sa [ix] vie avec un frère, mort en 1700, curé d’Aya35, sujet excellent, plein de mœurs et de piété, instruit de toutes les sciences convenables à un ecclésiastique. Ma mère, pénétrée du souvenir de ses vertus, dont elle m’entretenait souvent, désirait que son fils suivît les traces de son frère : je me souviens de l’impression profonde que faisaient en moi ses discours. Je me laissai donc emmener à Reims. J’arrivai en Troisième36, absolument neuf et ignorant. J’étais surtout timide, tremblant devant mes maîtres, et par conséquent attentif et docile à leurs leçons. En peu de temps je fis assez de progrès pour être transporté à la fin de l’année scolastique37, de Troisième en Rhétorique38.
Grâce aux médiocres études qu’avaient faites mon frère, et aussi au plan suivi alors dans l’Université de Reims, je fis [x] toutes mes humanités39 avec Vanières et Tursellin40, sans avoir rien vu de Phèdre, de Térence, de Virgile, d’Horace, de Cornelius-Nepos, de Tite-Live ; sans avoir entendu parler de La Fontaine, de Corneille, de Racine, de Despréaux.
Arrivé en Logique, je saisis avec ardeur tout ce que les Irlandais nous enseignaient41. Il ne fut question ni d’arithmétique, ni de géométrie, ni de mécanique, ni même de physique expérimentale. Si on eût daigné me parler de mathématiques, c’était ma passion, je m’y serais livré avec transport, et toutes les portes de la haute physique m’auraient été ouvertes. Il a fallu y revenir, quand l’âge de la patience était passé, et que le temps manquait aussi bien que la facilité. J’avais eu le bonheur de prendre en Rhétorique quelques notions de langue grecque ; c’étaient des idées tombées par hasard, qui germèrent pourtant, et qui eurent leur effet dans la suite. Sans secours, sans conseils, je me rappelle avec quelque satisfaction que [xi] je m’étais fait un ami, devant qui je lisais, qui m’avertissait de mes fautes, et à qui je rendais la pareille : nous nous servions de précepteur l’un à l’autre sur tous les objets.
Dois-je rappeler ici le souvenir d’une fièvre maligne que j’essuyai en 1731, où ma tête fut tellement renversée par un délire de quatorze jours, que plus de six mois après, ayant tout l’extérieur du bon sens, j’éprouvais une sorte de démence intérieure. Aucunes de mes idées n’étaient à leur place, ni dans leurs rapports naturels ; il fallut, pour ainsi dire, les refaire toutes ; c’était en quelque sorte une âme qui travaillait sur une autre âme, et rétablissait, comme sur des tablettes, des traits brouillés ou presque effacés.
Ma Théologie finie à dix-neuf ans, il me restait deux ans avant que d’entrer au séminaire42. J’employai ce temps à étudier un peu les belles-lettres, que je n’avais fait qu’entrevoir, et à me préparer à prendre des degrés en Théologie.
Entrant au séminaire, un chanoine [xii] régulier, Louis du Vau, abbé de Landève[s]43, que je nomme par reconnaissance, daigna me donner des leçons de grec, d’hébreu, me fit présent d’un Cicéron complet, d’un Homère, d’une Bible hébraïque, avec une grammaire et un lexicon. Monsieur Levesque de Pouilly44, homme sage, philosophe éclairé, le Socrate de Reims, m’aida aussi de ses lumières et de ses livres. Ce fut par ses conseils que j’entrepris de faire dans mon cabinet un cours complet de littérature45. Je séparai les genres, j’étudiai les principes de chaque genre, après quoi, la plume à la main, je lus et comparai entre eux, et avec les règles, les auteurs grecs, latins et français ; ce travail produisit dans la suite Les Beaux-Arts réduits à un même principe, et le Cours de Belles-Lettres.
Je n’avais d’autre but alors que de me mettre en état d’obtenir et de remplir au bout de mon septennium46, une cure un peu bonne, et d’y rassembler toutes les provisions nécessaires pour y mener une vie sérieuse, accompagnée toutefois [xiii] des agréments du cabinet, et des amusements de la vie champêtre, dont j’avais le goût inné, goût qui fut contrarié pendant les trois quarts de ma vie.
On me proposa la chaire de Rhétorique de l’Université de Reims47. Je la refusai par répugnance autant que par timidité et défiance de moi-même. Un an après on me réitéra la même proposition. Je m’étais chargé, attendant l’âge de faire mieux, d’une éducation particulière, encore contre mon goût, pressentant tous les désagréments des pédagogues domestiques. Alors ne voyant d’autre porte ouverte pour sortir d’esclavage, je pris mon parti sur-le-champ et sans conseil. « Je suis bien résolu, me dis-je à moi-même, de travailler ; j’ai quelque peu d’avance. Il vaut mieux, puisqu’il le faut, servir le public qu’un particulier. Tant pis pour ceux qui me choisissent s’ils choisissent mal. » C’était un effort de dépit produit par la nécessité, une espèce de révolte contre mon caractère. Qu’on imagine un jeune homme de vingt-deux ans48, plein [xiv] de volonté, d’ardeur et de défiance de lui-même, qui entreprend malgré lui, qui n’a nul usage des choses, ni des hommes, qui n’est sûr d’aucune de ses idées, et qui se charge de donner, soir et matin, des leçons de goût et de raison à d’autres jeunes gens presque aussi avancés que lui. Je connaissais tout le faible de ma position, j’avais besoin d’acquérir quelque confiance et de me comparer.
Les vacances venues, je vole à Paris, avec des fonds convenables49 à ma petite fortune. J’y connus en arrivant Messieurs l’abbé Vatry, Mellot et l’abbé Geinoz50, que je regardai comme des géants en fait de littérature et de connaissances. Je m’approchai d’eux en tremblant, je les écoutai parler ; quel fut mon étonnement de voir que je les entendais et qu’ils ne disaient rien de nouveau, que j’avais les mêmes idées, même plus fraîches, les mêmes principes qu’eux, que j’étais dans la route ! Je leur rendis compte de mon travail, qu’ils approuvèrent. Je revins [xv] dans ma province, avec cette assurance raisonnable qui double les forces, et aide au succès. Je travaillai mon Cours de littérature ; j’en fis des exercices publics, que rendaient les plus habiles de mes disciples51. On y fit quelque attention à Reims, même à Paris, où je venais de temps en temps reprendre des forces.
En 1743, Monsieur de Burigny52, aujourd’hui mon confrère à l’Académie des Belles-Lettresb, connu et aimé des gens de lettres, par son érudition et la douceur de ses mœurs, m’offrit une recommandation auprès de Monsieur l’abbé d’Olivet53. Je me présentai : après une conversation assez longue, je priai ce savant de jeter un coup d’œil sur une espèce d’essai qui fut depuis la base du livre qui a pour titre : Les Beaux-Arts réduits à un même principe. Je lui rendis compte de ma situation, et du désir que j’avais de venir à Paris, attendu que j’y avais observé que l’air et l’eau y étaient favorables à ma [xvi] santé. Elle était à peu près ruinée par trois causes : la première était l’ardeur d’un travail continu, dans un âge où on ne sait point ménager ses forces ; la seconde, la mauvaise nourriture d’un Principal demi-poète, sans ordre, sans suite dans tout ce qu’il faisait, n’ayant que des vues vagues de bien général, mêlées de petites passions tracassières, qui fatiguait ceux qui travaillaient sous lui54 ; la troisième, l’erreur d’un médecin, habile pourtant, mais qui croyant mes incommodités causées par la plénitude, me saignait, me purgeait, me réduisait à être sans pouls, sans fièvre, sans respiration à trente ans.
Dans cet état je reçus une lettre de Monsieur l’abbé d’Olivet, qui me proposait une chaire de Rhétorique au Collège de Lisieux55. Ma timidité me reprend aussitôt : il me rassure, j’accepte. Les circonstances changent, au lieu d’une Rhétorique il ne se présente plus qu’une Troisième, que j’accepte encore. Je n’étais point Maître ès Arts de Paris, il fallait l’être. L’exem[xvii]ple de Monsieur l’abbé Couture56 me fit un titre ; je subis l’examen, je payai, et je fus installé57.
Le professeur de Rhétorique de Navarre, Monsieur Dromgol[d], fit une critique du poème sur la bataille de Fontenoy, qui lui valut une place chez le comte de Clermont58. Je désirais de remplacer le professeur ; mais le Collège de Navarre avait marqué la plus violente opposition à ma cooptation dans l’Université : cependant au bout de deux mois, les Principaux59 de ce Collège vinrent de leur propre mouvement m’offrir ce que je désirais, et que j’acceptai avec empressement.
Mes grades et mon septennium de Reims m’avaient procuré un canonicat dans cette ville. J’étais à Paris, j’avais un travail commencé : je risquai une lettre à Monsieur Quesnay60, homme déjà célèbre, et qui est devenu depuis le chef et le fondateur de la Société ou Académie des Économistes, et le priai de tenter s’il était possible de m’obtenir une chaire au Col[xviii]lège Royal, qui me réputerait présent à Reims61. Il communiqua mes vues à Monsieur de Moncrif, qui avait l’oreille de Monsieur d’Argenson62, et qui saisissait toutes les occasions d’obliger. L’abbé Terrasson63 mourut en 1749, et lorsque je m’y attendais le moins, sa chaire royale me fut accordée, et me valut le droit de présence, après un procès de trois ans avec mon chapitre, qui accordait à des étrangers ce qu’il refusait à un compatriote.
Mes liaisons d’amitié avec Monsieur l’abbé de Saint-Cyr, ami de Monsieur le Dauphin64, la protection toute spéciale que ce prince m’avait accordée dans mon procès, et dans d’autres occasions, les dédicaces que je lui avais faites de mes ouvrages, avaient fait croire à une infinité de personnes que je pourrais avoir quelque part à l’éducation de nos princes. Moi-même, à force de l’entendre dire, j’y voyais quelque apparence ; mais suivant toujours mon principe de laisser aller les événements, je ne fis pas la même démarche directe ni indirecte ; et je me [xix] dois le témoignage, que quand le choix fut fait à mon exclusion, je n’en sentis pas dans mon intérieur la moindre altération. Je m’en sus gré, je l’avoue : car j’avais craint de ne pas trouver au fond de mon cœur le même sentiment qui était, pour ainsi dire, à la surface. On m’a fait depuis quelques propositions à ce sujet ; mais la liberté et le repos étaient devenus ma devisec, depuis la leçon que j’avais eue de l’expérience, et dont je vais parler.
L’ennui d’une vie trop uniforme, quelques dégoûts que j’essuyai de la part de Monsieur le comte de Saint-Florentin65, qui, m’ayant promis solennellement la survivance de l’Inspecteur du Collège Royal66, se dédit par de petites intrigues de jalousie, les sollicitations d’un ami qui voulait m’avoir auprès de lui, que sais-je, une sorte d’inquiétude machinale, ou peut-être quelque affection mélancolique, me déterminèrent à m’attacher à [xx] un grand seigneur67. J’imaginais trouver un bonheur nouveau dans une sphère plus élevée ; « dulcis inexpertis cultura potentis amici ». Bientôt je sentis la vérité de ce qui suit : « expertus metuit »68.
À peine eus-je fait ma première entrée dans le palais, que, livré à mes réflexions pendant six semaines, je fus effrayé de mon état. Il fallut changer, déplacer, bouleverser toutes mes idées, renoncer à tous mes goûts, rompre toutes mes habitudes, à quarante-cinq ans. Je m’attachai sans réserve, suivant sottement mon caractère. J’épousai de cœur et d’âme, l’âme et le cœur du prince ; je ne vivais, ne respirais que pour lui, que par lui. Je croyais être dans la voie pour plaire ; mais je me trompai. Un vil intrigant se glissa entre le prince et moi ; ma véracité cessa de plaire, ma droiture fut de la fierté, ma sensibilité de la raideur, de l’orgueil : les vapeurs me gagnèrent au point que ma vie fut en danger. « Je ne vois en vous aucune cause de maladie », me dit Monsieur Astruc69, « Vous avez quelque déplaisir [xxi] violent qui vous tue. » J’en fis l’aveu ; « Fuyez, Monsieur, fuyez, cet air-ci est un poison pour vous. » Je sortis au bout de trois ans et demi, mais avec une ivresse de joie, qui seule put compenser tous mes déplaisirs.
Le repos, la liberté entière, la campagne, une vie simple et unie, ont eu beaucoup de peine à réparer les brèches faites à ma santé. J’étais tombé dans une sorte de marasme universel : plus de digestion, spasme continuel, plus de sommeil. J’osai en cet état risquer un voyage en Champagne : je manquai de mourir sur la route ; cependant le mouvement, la distraction, le changement d’air et de situation, me rendirent un peu de force, mais avec des récidives fréquentes, et plus ou moins longues. Pendant trente ans, les médecins me conseillèrent des stomachiques, qui ont plus ruiné d’estomacs qu’ils n’en ont rétablis. Enfin, en 1767 ces rechutes devinrent si fréquentes et si cruelles, que je me crus perdu sans ressource. Je l’étais, sans les lumières d’un [xxii] homme dont le coup d’œil et l’expérience me firent connaître mon mal et le remède : cet homme, précieux à l’humanité, aussi honnête et désintéressé qu’habile, que Paris a renvoyé dans sa patrie, parce qu’il ne voulait ni charlatanerie, ni saignées, ni drogues, et que Paris veut de tout cela, est Monsieur Pomme70. « Non, Monsieur, me dit-il, nous ne mourrez pas, vous n’avez point d’obstruction, votre tête se débarrassera, votre estomac se rétablira, vous guérirez ; mais cela sera long. – Que me faut-il faire ? – Humecter et adoucir »71. Sans saignée, sans drogues, même sans bains, tous mes maux ont disparu : on en serait étonné si j’en faisais l’énumération.
J’avais pensée à l’Académie française. Monsieur l’abbé de Saint-Cyr, à qui j’avais demandé conseil, me laissa sa place, que j’obtins, sans avoir employé aucune protection, quoique Monsieur de Soubise et Monsieur le prince de Condé72 m’eussent gracieusement offert la leur. Je ne sais par qui je fus porté : je comptais peu sur Monsieur l’abbé [xxiii] d’Olivet ; sa dureté naturelle, sa morosité de vieillard, un certain empire tyrannique qu’il avait usurpé sur moi en vertu de son bienfait, l’avaient rendu pour moi l’homme le plus dangereux à rencontrer. J’ai regardé pendant vingt ans comme le plus grand malheur de ma vie de lui avoir eu obligation. Mais comme l’ingratitude est un vice que je déteste, j’ai senti la reconnaissance, je l’ai eue et conservée dans le cœur, je l’ai publiée en toute occasion : je l’ai suivi tous les jours dans sa dernière maladie : je lui ai fermé les yeux comme73 à mon bienfaiteur ; j’en ai parlé après sa mort, de manière à justifier74 ma reconnaissance. Cependant je ne puis encore me rappeler ses procédés, sans en avoir le cœur ému. J’aurais dû ne pas oublier cette fière et précieuse maxime, qui était celle de ma famille : de n’avoir obligation à personne.
Monsieur l’abbé d’Olivet avait des ennemis très sincères dans l’Académie75 ; en m’y présentant et en y entrant76, je fus regardé par eux comme son ami et son protégé, [xxiv] et par conséquent je fus associé aux sentiments qu’ils avaient pour lui.
Je ne dis rien des ouvrages que j’ai donnés au public, ils n’ont été que le résultat de mon travail pour remplir les places que j’occupais ; en les rédigeant, je n’ai eu d’autre vue que d’être utile : et cette vue, dans le secret de mon cœur, a été la récompense qui m’a suffi.
J’écris ceci dans le fond de la retraite que je me suis ménagée, et qui a été dans tous les temps de ma vie l’objet de mes désirs : « hoc erat in votis modus agri non ita magnus »77. Cet Horace que je cite, m’avait inspiré de bonne heure le goût du repos philosophique. Ma santé, toujours médiocre, et quelques réflexions sur les agitations si gratuites de l’ambition, m’avaient fortifié dans cette pensée. L’étude de la philosophie et des philosophes anciens, de leurs recherches et de leur ignorance sur les objets les plus intéressants de la vie, avaient augmenté en moi cette persuasion à un tel point, que j’ai eu besoin de revenir à la philosophie [xxv] du peuple, pour me défendre de celle des philosophes78, qui jetait du noir sur toutes mes pensées.
On juge bien qu’avec tous ces sentiments il fallait fuir ; mais j’ai fui sans affectation, restant toujours à côté du champ de bataille. J’ai fui les Grands, parce que j’étais petit, et que les petits sont écrasés par les Grands : j’ai fui les philosophes à la mode, parce que je voulais l’être d’une autre manière. J’ai fui les fripons et les sots, parce qu’il n’y a qu’à perdre avec les uns, et qu’il n’y a rien à gagner avec les autres. Je me suis donc renfermé, pour mon usage journalier, dans une société obscure mais douce, qui m’aide à supporter la solitude, et à recevoir le peu d’amis qui s’accommodent de mon silence. Du reste, tâchant d’être heureux par une liberté complète, par des amusements champêtres, par la jouissance d’un beau jour, d’un beau soir, par la lecture toujours recommencée des auteurs qui ont peint la Nature, et surtout par un contentement franc et sincère donné à la situation où je suis, et dont [xxvi] je rends grâce tous les jours de ma vie à qui il appartient, je file moi-même mes jours, non d’or ni de soie, mais d’une matière presque aussi douce que la soie, jusqu’à ce que le fil se rompe, ou que la matière en soit épuisée. Ce terme ne peut être éloigné ; je tâche de le prévoir et de m’y préparer.
Je comptais alors tous mes travaux littéraires finis, et je jouissais de ce repos dont ma santé avait besoin plus que jamais, lorsque Monsieur le comte de Saint-Germain fut appelé au ministère79. Cet homme sage et vertueux, portant ses vues sur l’avenir autant que sur le présent, s’occupa des moyens de préparer à l’État une jeunesse capable de le bien servir. Il crut devoir disperser les élèves de l’École royale militaire dans différents collèges de provinces, plus propres ; selon lui, pour élever une noblesse pauvre, et la préparer à la vie dure et sobre du militaire, que l’aspect d’un palais, l’appareil dispendieux des maîtres, le regard immédiat du souverain, et le voisinage toujours dangereux de la capitale.
[xxvii] En conséquence il prit les ordres du roi le 28 mars 1776, pour faire dresser un plan d’éducation, et composer des livres élémentaires, qui seraient enseignés dans tous les collèges dépendants de l’École militaire, afin que l’uniformité de l’instruction et des leçons rendît plus facile la comparaison des sujets80 dans les examens et les concours.
Il consulta des personnes instruites ; on fit des projets, la plupart compliqués et impossibles dans l’exécution. Enfin quelqu’un lui dit qu’il ne serait peut-être pas inutile de savoir ce que je penserais des idées proposées : je fus appelé. Je dois dire ici qu’il y avait plus de quarante ans que j’avais jeté sur le papier quelques pensées sur l’éducation. J’avais remarqué que c’était non pas faute de livres, mais faut de méthode et d’ordre, qu’elle était si imparfaite, et j’avais pensé qu’on pourrait mettre la matière et la méthode de l’éducation dans les livres mêmes, de manière que tous les instituteurs pussent arriver au même but. La destruction des Jésuites81 m’avait donné occasion de re[xxviii]prendre cette idée et de la retravailler ; j’en avais fait une espère de mémoire très détaillé, qui avait été communiqué à différentes personnes en place. Mais il fallait exécuter, c’est-à-dire, faire les livres, les imprimer, et donner le plan à l’essai.
Je présentai un mémoire à Monsieur le comte de Saint-Germain ; il le lut, le fit lire à la Cour ; et d’après cette lecture, j’eus ordre du roi de travailler à exécuter mon plan, et de choisir les gens de lettres que je croirais propres à m’aider dans l’exécution. C’était en décembre 1776, et l’ouvrage fut achevé en entier, et même imprimé en septembre 1777, à l’exception de trois ou quatre volumes. La collection est en quarante-six volumes, qui comprennent le cours d’études depuis la Septième jusqu’à la Philosophie, inclusivementd. On en peut voir le plan général à la tête de l’ouvrage.
[xxix] Monsieur de Saint-Germain se retira du ministère avant le mois d’octobre82, et ce travail qu’il avait si à cœur, et qui m’avait coûté tant d’efforts et de peines, est resté à peu près inutile, pour des raisons d’amour-propre particulier. Au reste, il a été composé de manière qu’il peut être employé dans tous les collèges, et que cette éducation, préparée pour la jeune noblesse de France, est précisément celle qui convient à tous les états honnêtes, et qui peut conduire à tous les genres de place et de profession.
Ce dernier travail m’affaiblit au point que toutes mes incommodités reparurent avec une nouvelle force ; mais je l’avais prévu, et je n’y ai point de regret, si mon ouvrage est de quelque utilité, ou donne à quelqu’un une occasion de faire mieuxe.
[Apostille du libraire]
Monsieur l’abbé Batteux était plus estimable encore par ses qualités personnelles, que [xxx] par ses talents littéraires. Bon parent, il soutenait par ses bienfaits une famille aussi nombreuse que peu opulente. Excellent citoyen, il s’intéressait, jusqu’à l’émotion, au récit des revers et des succès de la France. Grave sans austérité, plus par état83 que par caractère, il apportait dans la société une gaité douce, une philosophie sans fiel, sans esprit de parti.
Né d’une complexion en apparence robuste, il l’altéra à la longue, soit dans son cabinet, par un travail opiniâtre, soit dans son jardin, où il allait méditer, et, qu’après son cabinet, il préférait à tout autre angle de la terre. Depuis quelques années il se plaignait de maux de nerfs, qui paraissent n’avoir pu être occasionnés chez lui, que par une application forcée, ou par quelque affection sereine. À ces douleurs vint se joindre l’hydropisie de poitrine qui termina ses jours le 14 juillet 1780. Il entrait dans sa soixante-huitième année. Il fut enterrée dans l’église de Saint-André-des-Arcs, où l’on voit un monument qui lui a été [xxxi] érigé par l’amitié, lequel est sur un pilier près de la chapelle attenante la porte latérale qui donne sur la rue Saint-André84. Il est composé d’une urne placée sur un fût de colonne tronquée. Au pied de l’urne sont, sur quatre rouleaux déployés des deux côtés, les principaux ouvrages de ce savant qui lui servent de trophées. Sur le premier à gauche on lit : Principes de littératuref ; et plus bas, « Litteris ». Sur le second, du même côté : Cours d’étudesg ; et plus bas, « Patriæ ». Sur l[e]85 troisième à droite, « Moribus » ; et plus bas, Mémoires concernant les Chinoish. Sur le quatrième, du même côté : Histoire des causes premièresi ; et plus bas, « Religioni »86. L’urne est couronnée par un cercle d’étoiles, symbole de l’immortalité ; et au-dessus est le por[xxxii]trait de cet abbé dans un médaillonk. La colonne porte l’inscription suivante :
CAROLO BATTEVX,
HONORARIO ECCLESIÆ REMENSIS CANONICO,
VNI E XL. VIRIS ACADEMIÆ GALLICÆ,
REGIÆ INSCRIPTIONVM ET HVMANIORVM LITTERARVM ACADEMIÆ SOCIO
AMICVS AMICO
MONVMENTVM POSVIT.
VIXERAT ANNIS LXVII.
OBIIT ANNO DOMINI M. DCC. LXXX,
MENSE JULIO, DIE XIV.87