Composé après les grandes heures du roman arthurien, le roman de Claris et Laris (dernier tiers du XIIIe siècle) s’ouvre sur un double déni : celui de la réalité historique et celui du contexte littéraire. L’auteur du prologue indique d’abord son refus de l’Histoire en proposant comme remède aux maux contemporains la déjà célèbre matière de Bretagne. À partir du vers où il avoue se refuser au « voir dire »1, il « prend le parti de tourner le dos à [la] réalité historique […] et affirme […] sa volonté de se réfugier dans la fiction »2 :
Li voir dire ne m’est pas sains,
Martyr seroie, non pas sains,
Car en voir dire apertement
N’a fors que tristece et torment.
De ceus qui or sont maintenant
Ne puis faire conte avenant
Si je vueill dire vérité.
Pour ce me vient en volenté
De dire, c’onne m’en repaigne,
Des aventures de Bretaigne. (v. 79-88)
Si la fiction est choisie comme refuge, elle n’échappe néanmoins pas à ce mouvement de déni. Bien que l’œuvre soit rédigée bien après La Mort le roi Artu (ca. 1230), l’auteur choisit d’en situer l’action dans les années de paix du royaume arthurien évoquées pour la première fois, plus d’un siècle auparavant, dans le Roman de Brut (1155)3. L’œuvre présente l’histoire de deux amis, Claris et Laris, qui souhaitent devenir de bons chevaliers et s’illustrer à la cour de Bretagne. Pendant leurs aventures, Laris se fait capturer et emprisonner à deux reprises, ce qui, à chaque fois, vaut à son compagnon et à ceux de la Table Ronde de partir à sa recherche. Comme l’a montré Corinne Pierreville dans son édition des 30372 vers du roman (BnF fr. 1477)4, le choix du temps de paix arthurien pour le récit correspondrait à la volonté de faire revivre à la tradition d’Arthur son heure de gloire5. L’esprit de conservation qui anime l’auteur se traduit non seulement par ce désir de réfection de l’âge d’or arthurien, mais également par une pratique de la compilation : le roman rassemble et réassemble une pléthore de motifs et de procédés provenant de diverses traditions littéraires médiévales, voire antiques6. Le roman combine même les mécanismes associés aux deux médiums d’écriture arthuriens : bien qu’écrit en vers, il intègre les ressources de la prose, comme en témoigne son recours marqué à la technique de l’entrelacement. Ainsi, ce qui a d’abord pu être interprété par la critique comme l’exercice d’« [u]n métier frustre au service d’une pauvre imagination »7 a plus récemment été reconnu comme une « somme romanesque »8. Comme nous le verrons cependant, cette entreprise de thésaurisation ne va pas sans sa part de perversion de la tradition.
Dans ce roman célébrant la tradition arthurienne, qui se trouve alors entre la vie qu’il tient à lui redonner et la mort qui en a déjà été annoncée, on constate que la senefiance – ce « plus haut sens » dont la recherche est au cœur de l’activité interprétative des lecteurs de romans – est elle aussi mise à mal et est dès lors placée dans une situation de mort-vivance. En effet, plusieurs passages du roman fournissent au lecteur tous les signifiants que prescrit son horizon d’attente pour mieux les couper de leur signifié. Alors qu’à travers ses lectures de romans, il a été formé à chercher au-delà des apparences, le lecteur se retrouve à devoir simplement se contenter de celles-ci. L’écartèlement des deux composantes de la senefiance dans le roman s’opère notamment au moyen des épisodes merliniens et de la banalisation de certains procédés narratifs qui ont par ailleurs fait leurs preuves dans les romans antérieurs.
Les épisodes merliniens
On ne dénombre que deux épisodes merliniens dans Claris et Laris, insérés dans la deuxième quête de Laris, lorsque trente chevaliers (!) partent à la recherche de leur compagnon capturé par le roi Tallas9. Si les épisodes qui mettent en scène le prophète sont peu nombreux, ils témoignent néanmoins de manière éloquente de l’évacuation de la senefiance dans le roman, en insistant d’abord sur la substitution de Laris au Graal et en suggérant, par un renvoi intertextuel au Conte du Graal, un potentiel de réflexion qu’ils font tout aussitôt avorter. Le fait que Laris soit le principal objet de quête du roman lui fait en quelque sorte jouer le rôle du Graal et suggère cette désacralisation de la quête chevaleresque sur laquelle insistait déjà Corinne Pierreville dans l’introduction à sa traduction de l’œuvre10. Soulignant que l’auteur opte pour une approche foncièrement humaine de la chevalerie, elle remarque également qu’il laisse de côté la spiritualité qui y est pourtant si étroitement associée dans les œuvres en prose : « Privilégiant l’homme, le romancier rejette la dimension christique de la chevalerie peinte par ses contemporains dans les romans composant le cycle du Graal. L’éthique chevaleresque qu’il propose est singulièrement désacralisée »11. Ainsi, la substitution de Laris au Graal implique l’évacuation d’une partie importante de senefiance qui accompagne la recherche d’un objet à valeur sacrée : humaniser l’objet de la quête, c’est également réduire à la semblance12 – les pures apparences, que le lecteur doit normalement chercher à dépasser – la quête elle-même. Laris est d’ailleurs un candidat idéal pour cette totale réduction à la semblance, puisque contrairement à plusieurs autres chevaliers arthuriens célèbres (Gauvain, Lancelot, Perceval), son nom ne suggère rien ; le lecteur ne peut y chercher aucune signification. Ainsi, la fonction référentielle habituelle du nom propre, qui « "porte en lui" une histoire (ou plusieurs), une materia »13 dans la tradition arthurienne, tourne à vide : on a remplacé le Graal par un homme tout à fait inconnu dont l’identité même ne signifie pas.
L’évacuation de la senefiance que représente la substitution de Laris au Graal est souvent soulignée par le texte et ce, tant d’un point de vue quantitatif que qualitatif. Sur le plan quantitatif, les deux grandes quêtes désacralisées sont entreprises par un nombre exagéré de chevaliers : onze partent pour la première (v. 8196-13466), et trente pour la seconde (v. 20232-28546). Ce sont autant de parcours individuels qui ne mèneront à aucun apprentissage spirituel : pour ces chevaliers, le chemin vers Laris sera certes parsemé d’occasions de montrer leur prouesse – ou d’être désillusionnés par rapport à celle-ci –, mais ne comprendra pas de « plus haut sens ». Libérer Laris, ce n’est obtenir ni le salut, ni l’ascension, ni un statut particulier ; c’est simplement retrouver un compagnon. Ainsi, le fait qu’autant de chevaliers illustres se lancent à sa recherche a deux effets : d’abord, ce départ à l’aventure accorde à Laris une valeur qui rivalise avec celle de l’objet sacré qu’il remplace ; ensuite, il souligne fortement que les recherches des chevaliers ne comportent pas de second degré. La senefiance est donc mise à mal et se réduit (quarante-et-une fois plutôt qu’une !) au simple signifiant.
Sur le plan qualitatif, le roman insiste sur la substitution de Laris au Graal (et la mise à mal de la senefiance qu’elle représente) à travers ses deux épisodes merliniens. Ceux-ci constituent une reprise « à vide » de la fameuse – et très signifiante – faute de silence de Perceval dans le Conte du Graal : ils en reprennent le principe sans le sens, la semblance sans la senefiance. La première apparition de l’enchanteur se produit lorsque Brandalis rejoint un brasier, où il trouve un vieillard qui lui offre l’hospitalité14. Brandalis ne lui pose aucune question. Cette passivité lui est reprochée le lendemain matin, alors que le vieillard a disparu et qu’une voix mystérieuse s’élève :
Brandaliz, hom plain de folie,
Sanz raison, vuiz de toz savoirs,
De touz biens et de toz avoirs !
Que quiers tu parmi ceste terre ?
Bien sai que tu vas Laris querre
Mes saches tu nel trouveras
Devant qu’en prison averas
Geü plus de deus mois entiers.
Tu estoies es droiz sentiers,
A droit point et a droit passage.
Tu avoies tel avantage
Que Merlin hebergié t’avoit
Qui tout set, tout fet et tot voit
Conment Laris iert delivrez,
Et tu fus si maleürez
Que ne l’en demandas de riens ! (v. 22228-22243)
Brandalis a péché par son silence : il ne peut être l’élu qui délivrera Laris ; ainsi le récit s’en débarrassera-t-il presque aussitôt en le faisant prisonnier peu de temps après qu’il a repris sa route. La valorisation de Laris est alors réitérée : au nombre important de gens qui se mettent à sa recherche s’ajoute le fait qu’il faut se montrer « digne » pour le retrouver. De plus, l’épisode renvoie clairement à la faute de silence que commet Perceval dans le Conte du Graal, où, assistant au cortège du Graal, il ne posera jamais les questions salvatrices :
Et del graal que tu veïs
Ne demandas ne n’anqueïs
Quel riche home l’an an servoit.
[…]
Ce es tu, li maleüreus,
Qui veïs qu’il fu tans et leus
De parler, et si te teüs. (v. 4652-4661 et 4665-4667)
Alors que Brandalis est mis à la place de Perceval, muet devant la merveille, Laris est placé dans la position du Graal d’une nouvelle manière, non plus seulement en tant qu’objet de quête, mais également en tant que récompense à l’interrogation. Le roman insiste donc sur l’équivalence entre le chevalier et l’objet sacré en l’ancrant dans deux traditions littéraires différentes : la production arthurienne en prose (Laris est un objet de quête) et la production arthurienne en vers (Laris est « obtenu » par le questionnement). Cette double équivalence renforce la désacralisation qui s’opère dans le roman et, par le fait même, l’évacuation de la senefiance qui lui est associée : l’humain vaut le sacré ; les apparences valent leur sens.
Le deuxième épisode merlinien participe également à la mise à mal de la signification : il réitère l’équivalence entre Laris et le Graal, mais ajoute également une résolution à l’erreur de Brandalis, ce qui épargne au lecteur toute interrogation potentielle par rapport à celle-ci. En effet, l’erreur de Perceval dans le Conte du Graal invite le lecteur à se poser des questions, à être une terre fertile pour l’auteur qui « seme et fet semance »15. L’erreur est également laissée en suspens, irrésolue, lorsque le roman s’achève, ce qui la rend d’autant plus propice à la réflexion. Si Claris et Laris reprend la structure de cet épisode signifiant, il en refuse l’irrésolution : ainsi le roman fournit-il à Claris, à peine 423 vers après la mésaventure de Brandalis, l’occasion de réparer l’erreur de son compagnon et d’en résoudre entièrement l’aspect problématique. En effet, Claris rencontre lui aussi Merlin et réussit là où Brandalis a échoué en interrogeant l’enchanteur :
Atant Claris se desarma,
Jouste Merlin au feu s’asist
Et puis a paroles le mist :
« Sire, fet il, qui estes vos ?
S’il vos plesoit, dites le nos ! » (v. 22928-22932)
En interpellant enfin le prophète, Claris s’identifie comme « le Bon Compagnon, c’est-à-dire […] le libérateur des opprimés et le gardien de l’ordre chevaleresque »16. Il est le chevalier digne de retrouver l’objet de la quête, Laris. Il y a donc un rappel de l’association Laris-Graal. L’enchanteur insiste d’ailleurs sur l’importance capitale de l’interrogation dans la réponse qu’il fournit au chevalier :
Merlins respont : « Veraiement
Le vous dirai isnelement
Puis que demandé le m’avez !
Bien pert que plus de sens avez
Que l’autre soir n’ot Brandaliz
Quant il fu en cetui porpris.
Onques riens ne me demanda ! (v. 22949-22955, nous soulignons)
La correction de la faute de Brandalis est complète, puisqu’en plus de réussir là où il avait échoué, Claris le libère de la geôle où il avait été jeté en conséquence de son mutisme17. De cette manière, Claris et Laris fournit au lecteur une résolution à la faute de silence, et fait tourner à vide cet épisode pourtant si signifiant chez Chrétien de Troyes. En introduisant une situation problématique canonique pour y remédier presque immédiatement, les épisodes merliniens du roman participent à une esthétique du signifiant exclusif. Le lecteur habitué à fréquenter les textes médiévaux décèle un élément dont il doit normalement chercher le « plus haut sens », mais rencontre rapidement la résolution de cet élément, qui rend la réflexion inutile. Par ailleurs, la correction de la faute de silence peut aussi constituer une manifestation de l’« effort d’idéalisation »18 de l’auteur : l’œuvre voudrait ainsi effacer, par extension, l’erreur qui a fait souffrir Perceval lui-même, et qui a participé à la mescheance du royaume arthurien.
Notons enfin que l’inclusion même de Merlin dans ces deux épisodes constitue une insistance supplémentaire sur l’évacuation de leur senefiance. En effet, dans la tradition arthurienne, l’enchanteur est étroitement associé à la parole et au pouvoir de celle-ci : ses prophéties en sont une preuve éloquente19. Le fait que Merlin participe à ces deux aventures attire donc l’attention sur l’acte d’énonciation – ou son échec – qu’elles mettent en scène. Toutefois, puisque la signification de cette énonciation est aplanie, cet aplanissement est lui aussi, de facto, mis en évidence. Le roman s’amuse ainsi à braquer les projecteurs sur une parole qui devrait contribuer au sens du roman, mais qui n’en fait rien. Alors que le lecteur est particulièrement porté à croire, étant donné la présence de Merlin, que la parole aura un pouvoir signifiant, le déroulement des épisodes lui révèle que son impression est fausse : Claris rachète la faute de Brandalis, cette faute ne suscite pas de réflexion, et la récompense à tout ce parcours demeure… un simple mortel. L’enchanteur n’aura été qu’une autre apparence qui se limite à elle-même, un autre exemple de la mort-vivance de la senefiance dans le roman.
La parole banalisée et banalisante
Héritier de la tradition en prose, Claris et Laris intègre à sa structure un entrelacement prononcé, tout particulièrement dans les deux quêtes de Laris, où le nombre faramineux de chevaliers quêteurs se traduit par un recours exagéré au procédé. En envoyant un nombre très élevé de gens en quête de Laris, l’auteur de Claris et Laris donne à lire plusieurs scènes qui se suivent et qui se répondent, créant une certaine redondance pour le lecteur. Le roman n’en est cependant pas mal construit pour autant20, et cette exagération manifeste est constamment contrebalancée par des procédés qui la domptent. D’une part, les dédoublements ne sont pas effectués « de manière systématique, ce qui évite de donner une structure rigide ou "lourdement géométrique" »21. Les répétitions et échos intratextuels que l’on remarque dans Claris et Laris ne sont d’ailleurs pas rares dans les romans en prose, qu’il imite22. L’auteur s’applique même à varier les éléments entrelacés : « Le roman se caractérise […] par la profusion et la diversité de ses péripéties empruntées à la tradition littéraire, tirées de la réalité médiévale ou teintées de merveilleux, ce qui confirme le désir de variété et de complétude animant son auteur »23. La maîtrise avec laquelle l’œuvre est construite et le large éventail de motifs qui y sont entrelacés n’empêchent toutefois pas que la structure même des épisodes soit redondante. En effet, dans les deux quêtes de Laris, la plupart des aventures des chevaliers sont organisées selon l’une ou l’autre de ces séquences : arrivée – épreuve – victoire/hébergement ou arrivée – épreuve – défaite/emprisonnement. Puisque les épisodes alternent régulièrement et que le narrateur tient expressément à raconter les aventures de tout le monde24, le lecteur peut avoir une impression de répétitivité25. Ces répétitions excessives tendent à « banaliser » la structure recherchée des romans de jadis ; à en « réduire la signification […] pour une communauté donnée »26.
La redondance structurelle de Claris et Laris se double d’une seconde banalisation : celle des récits des personnages27. Dans les cycles en prose, on rencontre fréquemment des protagonistes qui racontent leurs aventures. Redoublant ou complétant le récit du narrateur, cette prise en charge de la parole narrative montre bien que « le déroulement sans faille du récit est aussi bien une tâche qui incombe aux personnages eux-mêmes qui occupent leurs chevauchées avec l’évocation plus ou moins détaillée des aventures passées ou qui dressent avec précision parfois la chronologie interne du texte »28. Le phénomène se retrouve également dans des œuvres postérieures aux principaux cycles en prose, notamment dans Guiron le Courtois (1235-1240) et la Continuation du roman de Méliadus (fin XIIIe)29. Comme l’a fait remarquer Barbara Wahlen, il peut même y être amplifié, étant donné la tendance de ces romans à la totalisation : « Riscrivere, "accomplir", assorbire tutti i discorsi, questo sincretismo, quest’effetto di "confluence" è una caratteristica dell’evoluzione del romanzo arturiano »30. Dans cet esprit de compilation, les protagonistes multiplient les aventures narrées en y ajoutant leurs propres récits. Ainsi, les chevaliers de Guiron le Courtois parlent à toute heure de la journée, que ce soit après leurs combats, pendant leurs voyages ou en prenant leurs repas31.
Considérant que Claris et Laris est fortement marqué par la tradition en prose, qu’il se veut lui aussi un « roman somme » et que son auteur possède une connaissance profonde de l’univers arthurien, il n’est pas étonnant qu’on y retrouve plusieurs récits de personnages32. Leur nombre est toutefois impressionnant : 41 récits totalisant 1322 vers, soit 4,4% du roman. Certains s’apparentent à ceux de Guiron le Courtois ou de la Continuation du Roman de Meliadus, et sont prononcés par des chevaliers qui expliquent leurs aventures, comme lorsque Caradoc raconte sa malheureuse gageure à Claris et Laris33. D’autres consistent à raconter au roi les événements que l’on a vécus ou dont on a témoigné, une pratique arthurienne courante ; « le roi remplit ainsi sa fonction traditionnelle dans le roman breton, écoutant le récit des exploits accomplis par ses hommes comme dans le Chevalier au Lion ou Le Conte du Graal »34. Cela se produit notamment lorsque Lucan expose à Arthur comment Gauvain, Claris, Laris et d’autres barons se sont fait assiéger à Monjardin en tentant de secourir la reine Lidaine, qui a été capturée35.
Toutefois, une grande part des récits sont prononcés par des personnages qui n’ont presque pas d’importance dans la diégèse, et qui constituent de simples sources d’information pour les protagonistes. C’est le cas du chevalier qui raconte à Gauvain pourquoi les gens qu’il a croisés en route vers la citadelle ne cessent de répéter « sanz anui »36, et de celui qui explique à Agravain pourquoi il porte un épervier37. Ce type d’épisode possède une fonction « purement explicative »38 telle que la décrit Barbara Wahlen dans son article consacré à la Continuation du Méliadus39. Dans la Continuation, deux récits de personnages servent simplement à préparer l’aventure qui vient :
Questi due racconti sono singulari, sono infatti i soli a non essere sostenuti da un narratore che sia al contempo intradiegetico e omodiegetico. Il guardiano della torre non è un attore nel proprio racconto, ha soltanto un’utilità narrativa il cui ruolo è di dare a Blioberis – e al lettore – tutte informazioni necessarie al buen svolgimento dell’avventura40.
Ces récits explicatifs ponctuent une quantité importante de quêtes entrelacées dans Claris et Laris, à un point tel qu’ils semblent être un passage obligé pour le bon déroulement de l’aventure. Ils s’incrustent dans la structure des épisodes, ce qui donne lieu à ce schéma narratif récurrent : arrivée – récit de ce qui a mené à la situation problématique – épreuve – victoire/défaite. La multiplication des récits insérés donne l’impression qu’ils se mécanisent, en plus de contribuer à la mécanisation des quêtes individuelles. En ce sens, le foisonnement de récits explicatifs amplifie l’effet de banalisation qui se faisait déjà sentir sur le plan de l’architecture du texte.
Tous ces différents récits dans Claris et Laris sont d’autant plus banalisés que leur propre construction interne est elle-même très répétitive. Ils sont hautement formulaires : de nombreux verbes de parole, demandes d’attention du destinataire41 et attestations de vérité42 les délimitent et les mettent en relief. On retrouve en moyenne 2,07 verbes de parole utilisés à l’intérieur ou en périphérie de chaque récit (85 au total), et en moyenne 1,07 demande d’attention du destinataire dans chacun (43 au total). Les attestations de vérité sont quant à elles au nombre de 37, possédant ainsi une fréquence de 0,9 par récit. Les romans médiévaux ne sont certainement pas étrangers aux formules ; néanmoins, leur forte concentration dans les récits de personnages ajoute à ceux-ci un nouvel aspect répétitif. Ces prises de parole se retrouvent donc, en raison de leur quantité et de leur caractère formulaire, à avoir un impact de moins en moins important, une signification distincte de plus en plus difficile à concevoir.
Une dernière catégorie de récits qui illustre encore davantage leur banalisation est composée de ceux qui répètent des événements que le lecteur a déjà lus plus tôt dans le roman43. On peut les qualifier de « récits redondants ». On en retrouve onze dans Claris et Laris, qui totalisent 278 vers. Le récit redondant le plus intéressant d’un point de vue de la senefiance est toutefois celui du prévôt qui raconte à Arthur comment Claris et Laris ont combattu une guivre et ses sept petits44 :
Car je lor dis tout a delivre
Qu’en un bois avoit une guivre
Sor toutes autres merveilleuse,
La plus fière et la plus hideuse
Qui onques fust en nule terre.
Nus hom ne la porroit souferre !
.VII. guivrez avec soi avoit
Dont chaucuns .XII. piez avoit
De lonc, et entre cöe et (la) teste
.XV. en avoit la fièEre beste.
Quant li compaignon ce oïrent,
Lendemain quant de moi partirent,
S’alerent combattre a la beste
Mes ele lor fist tel moleste,
Lor deus chevaus lor a tuez
Et il sont tuit envenimez,
Mes la fiere beste tuerent
Et li .VII. guivret decouperent ! (v. 5979-5996)
La particularité de cet épisode réside dans son locuteur. Dans la tradition en prose, dont Claris et Laris est imprégné, les ermites (et autres figures recluses et religieuses) sont tout désignés pour fournir une explication signifiante des aventures que vivent les chevaliers. Emmanuèle Baumgartner souligne que « [n]ulle catégorie [de personnages] n’est plus apte, au plan spirituel comme au plan humain, à révéler au chevalier le droit sens de ses aventures, à lui décrypter le message, à l’aider à passer du monde obscur de la semblance à la lumière de la senfiance »45. La Queste del Saint Graal est l’un des romans où cette glose interne est la plus marquée : « ce texte contient […] sa propre glose. À peine une aventure est-elle achevée que son héros rencontre quelque ermite qui lui déclare que ce qu’il a vécu n’est pas une simple aventure mais le signe d’autre chose »46. Le récit de l’ermite pour Arthur serait donc l’occasion idéale d’ajouter une dimension signifiante à l’aventure qu’ont vécue Claris et Laris. L’épisode comporte même un fort potentiel de symbolisme : la guivre et ses sept petits pourraient représenter le diable et les sept péchés capitaux pour un lecteur médiéval averti47. Toutefois, il n’en est rien : l’homme se contente de fidèlement récapituler les événements. Le potentiel signifiant de l’épisode tombe donc à plat, et ce récit fait subir un tour à vide au procédé de glose interne. Il est possible de voir dans cette stagnation une pointe de ludisme, qui ajouterait à celui que l’épisode de la guivre possède déjà d’un point de vue intertextuel, selon Olga Shcherbakova48. En effet, selon la chercheuse, la rencontre du serpent renvoie comiquement à la Chanson des Chétifs (XIIe siècle) :
En apprenant du prévôt qui les accueille sur le chemin de Bretagne l’existence du serpent-tueur de chevaliers, Claris et Laris (v. 5467-5470) décident d’agir en touristes, de regarder ne serait-ce que de loin la « guivre » pour en faire ensuite un bon récit. La naïveté de la stratégie provoque à elle seule un sourire, mais l’effet comique s’amplifie si l’on se souvient de la source de l’épisode. Dans les Chétifs, il est inutile de vouloir échapper au dragon, car ses pouvoirs magiques ramènent toujours le chevalier à son repaire et il est surtout impossible de le regarder ni de près ni de loin sans avoir à l’affronter. Par les paroles inconsidérées de Claris, le poète introduit une touche désinvolte dans le roman où la référence à la source épique contribue également à divertir le public49.
L’épisode de la guivre dans Claris et Laris est donc, tant dans son déroulement que dans sa récapitulation par l’ermite, marquée par un ludisme savant, riche en renvois – et en entorses – intertextuels.
Dans plusieurs œuvres de la tradition en prose, qui influence fortement la composition de Claris et Laris, « [l]es relations qui s’établissent […] au fil du texte entre signifiant et signifié, entre le récit et le discours qu’il engendre ont comme première incidence de dénier tout caractère arbitraire aux aventures qui ore avienent »50. Claris et Laris, pour sa part, donne précisément cette impression d’un déroulement arbitraire en privant ses péripéties de leur possible dimension signifiante. En effet, que ce soit par ses épisodes merliniens, sa banalisation de l’entrelacement et des récits insérés, ou encore son tour à vide ponctuel du procédé de glose interne, Claris et Laris refuse à son lecteur la signification qu’il est habitué à rechercher dans les romans médiévaux. Bien que plusieurs éléments soient réunis pour qu’un deuxième degré soit fourni au récit, il n’en est rien ; la senefiance est alors coincée entre son enveloppe bien présente et son contenu absent, dans un état de mort-vivance. Le fait que l’œuvre accumule les motifs et les structures de diverses traditions narratives médiévales sans les doter d’un deuxième degré laisse croire qu’elle préfère la préservation à la signification. Claris et Laris se voudrait ainsi une thésaurisation51 plutôt qu’un roman exemplaire, un souvenir complet – et idéalisé – plutôt qu’un objet de réflexion nouvelle.