Et moult gracieusement commancerent a lire […] une legende doree, doulce et non ennuyeuse, car le livre est composé et ordonné par chapitres autantiquement faiz et compilés de doulx regars, de beaux parlers, de mondains plaisirs, de soulas consolacieux, de joie perfecte, de ris cordiaux, de douteusses esperances, de gracieusetés et gieux bien seans et entremetables, de menues pencees, de contenemens aggreables, de souvenirs tressaillans et de desirs ardans et enflambés1.
Enfermés dans le palais Gloriette et dans l’attente de secours, Guillaume et sa dame se disposent à feuilleter un livre qui devient comme le miroir tendu à leur propre passion amoureuse. Comme dans une cornue, au sein du livre se raffinent les comportements sociaux et s’y précipitent les fondements d’une éthique aristocratique qui apparaît comme relativement éloignée de l’idéal héroïque et guerrier des chansons de geste traditionnelles du cycle de Guillaume d’Orange.
Ces unités minimales d’un nouvel ethos chevaleresque (où se distinguent plus généralement les traits d’une culture de la sophistication propre au XVe siècle), agrégées et listées en une énumération vive et pétulante, ne servent pas seulement à caractériser l’univers fictionnel de la legende doree en question ; bien plus, le narrateur les décline comme des matériaux qui composent la texture, la matérialité-même du livre qui la contient. Celui-ci y apparaît comme compilé, i.e. intrinsèquement composé, maillé, de ces éléments cumulés. Or, cette énumération juxtapose, au rang des éléments qui entrent dans la facture de ce medium manuscrit, donc scripturaire, des traits traditionnels de ce medium particulier (des chapitres autantiquement faiz notamment) et des composants relevant plutôt d’une médialité vocale (des beaux parlers et des ris cordiaux) ou en tout cas corporelle (des doulx regars, des gracieusetés et gieux bien seans et entremetables). L’objet-livre est transmuté en matière voyante et bruissante.
Pour les auteurs et les lecteurs du XVe siècle, a fortiori les auteurs et les lecteurs de mises en prose de chansons de geste, les media scripturaires et vocaux semblent devoir rester liés d’une quelconque manière. À ce titre, les mises en prose épiques nous apparaissent un terrain privilégié pour l’étude de la vie, de la mort et de l’éventuelle survivance de certaines formes médiatiques.
La dimension médiatique de la chanson de geste a longtemps suscité des débats brûlants, même si pour une bonne part éteints aujourd’hui. La querelle sur leur origine, carolingienne ou non2, s’est prolongée dans le champ stylistique, si bien que le paysage critique a longtemps été déterminé par une scission entre les tenants d’un point de vue romantique ou traditionnaliste3 et les individualistes4, en dépit bien souvent des voies médianes et conciliatrices adoptés par certains chercheurs. Foncièrement, le débat touche de près à la nature médiatique de la chanson de geste, orale ou écrite. Or force est de constater à partir des mises au point récentes, repensées à partir des travaux de Paul Zumthor5, que la chanson de geste est une forme mixte, où écriture et oralité sont intimement liées. Nous nous référons ainsi à la formulation prudente et raisonnée de Martin de Riquer, pour qui
il est aventureux d’admettre que l’épopée française, telle que nous la connaissons, reflète fidèlement le stade oral des chansons de geste. Admettons seulement que ce stade a existé pour quelques chansons, et qu’il a laissé de profondes traces dans les rédactions que nous lisons aujourd’hui6.
Traduisons dans les termes qui sont ceux de l’archéologie des media : les imaginaires de la communication orale, qui sont possiblement les reliquats d’une forme antérieure de communication purement orale, sont devenus, pour les médiévaux, un lieu commun épique exprimant la vision idéalisée qu’une époque se forge de la relation entre producteurs, œuvres et récepteurs de chanson de geste7. Dussent-elles n’être que des poèmes écrits, les chansons de geste n’en furent pas moins indissociables de l’imaginaire d’une communication orale ; celui-ci acte la place et le rôle que leur confie la communauté (celui de texte héraut), les autorise socialement et renforce leur efficacité mémorielle.
Peut-être importe-il donc peu de trancher rigoureusement entre la voix et l’écrit lorsqu’il s’agit de déterminer les conditions socio-historiques de production et de diffusion de la chanson de geste. Il est en revanche de première nécessité de constater l’« ambiguïté rhétorique »8 des textes conservés qui, par une complexité recherchée, exhibent une écriture influencée par les formes d’expression orale, pétrie par un imaginaire de la vocalité, émaillée d’indices redondants de sa fonction phatique et travaillée de l’intérieur par une énergie qui est par nature celle de la voix vive, incantatoire et quasi-rituelle.
Il est hors de doute que le phénomène de mise en prose qui affecte le domaine épique à la fin du Moyen Âge9 a bouleversé cet imaginaire médiatique. Si en effet les textes littéraires sont restés, durant tout le Moyen Âge central, à la conjointure de l’écrit et de l’oral, il faut attendre le XVe siècle seulement pour que la théâtralité généralisée de la vie publique s’estompe et pour que l’écrit s’autonomise et ne se constitue plus exclusivement par contagion corporelle à partir de la voix. Entre les XIIIe et XVe siècles, l’écriture commence à revendiquer le statut de système médiatique primaire, qu’elle acquiert entre 1450 et 1550 lorsque l’usage de la voix perd peu à peu de son absolue nécessité antérieure10. Or, l’éclosion des mises en prose coïncide avec ce basculement entre une médialité à dominante orale et une médialité marquée prioritairement par l’« institution scripturaire »11.
À partir d’une mise en prose particulière, celle, conservée dans le ms. fr. 1473 de la BnF (Paris), de la chanson de geste anonyme du XIVe siècle Theseus de Cologne, nous souhaiterions sonder le devenir de la médialité épique au XVe siècle, autrement dit analyser les facteurs de disparition de la médialité orale et, éventuellement, les modalités de sa survivance. L’étude nous conduira vers la compréhension des voies par lesquelles l’oralité, par le biais d’un nouveau montage médiatique – celui, combiné, de la mise en prose de chanson de geste et du livre manuscrit illustré – passe du statut de médium vivant, présent, à celui de medium mort-vivant.
Le livre et l’atténuation du souffle épique
Le sort connu par la chanson de geste en alexandrins du XIVe siècle Theseus de Cologne est singulier. Intégrée, dans le paysage épique, à un cycle qui exploite la matière mérovingienne, avec Dagobert comme roi tutélaire, elle survit sous trois versions en prose différentes au XVe siècle. Le témoignage conservé dans le ms. fr. 1473 appartient au groupuscule des versions captées par la famille Chabannes-Dammartin (avec celles des mss. fr. 15096 et 4962 de la BnF et du Angers, BM, ms. Rés. 2320)12. Cette version témoigne donc de l’appropriation de l’histoire de Theseus par une famille qui la fit remanier pour rattacher la geste du héros épique à un de leurs ancêtres glorieux, Assaillant, et narrer par le menu l’influence de la famille Dammartin dans la constitution du royaume de France. Sans doute par-là les comtes de Dammartin tentaient-ils de réaffirmer leur noblesse après la disgrâce d’Antoine de Chabannes, possible détenteur du manuscrit13, et ses démêlés avec le roi Louis XI.
Le ms. fr. 1473 offre probablement la version la plus ancienne de cette canalisation de la légende par les comtes de Dammartin14. Il s’agit d’un codex en vélin de petit format (265x190 mm), de la fin du XVe siècle ou du début du XVIe, de 168 fol., à l’écriture régulière et très lisible (la réglure y est encore apparente), agrémenté de 55 miniatures en pleine page entamant chaque chapitre, eux-mêmes initiés par des lettrines finement ornées. Son petit format, le soin apporté à sa propreté et la richesse de son ornementation sont autant de caractéristiques qui attestent d’un souci constant d’optimisation de la lecture du texte et en font a priori un de ces « livres » à manipuler personnellement, à contempler et sans doute à lire individuellement qui fleurissent alors à cette époque. L’entreprise de distinction sociale initiée par les comtes de Dammartin ne touche donc pas seulement à la récupération de la matière du récit source, mais bien également à sa médialité même, puisque, de texte travaillé par les structures d’une communication vocale et gestuelle, autrement dit performancielle, elle devient livre, c’est-à-dire objet nimbé de l’aura de la scripturalité, marqué par son désir de récuser le présent de la voix. Dans la différence de l’écriture, source de prestige, exhibée avec magnificence, c’est leur propre fantasme de distinction que mettent en scène les comtes de Dammartin15.
La conduite du récit entérine également la perte de la présence pure de la parole. Dans cette perspective, l’absence de prologue a une incidence sur la médialité du texte et, partant, sur la nature de l’implication du lecteur dans la geste racontée. Dans les poèmes épiques en vers, la durée de l’action a toujours vocation récapitulative et intégrative. L’efficacité sociale du chant épique est toute entière fondée sur la communion des auditeurs dans une durée indéfinie, un instant toujours récupéré, un « présent au-delà du texte »16, établi notamment par la présence d’un prologue qui fait la liaison entre la geste et l’auditoire selon divers procédés (métadiscours, appel au silence, vantardises du jongleur). Or, dans la mise en prose considérée, l’absence de texte liminaire enlève au lecteur toute possibilité de se projeter dans une légende supposément déjà connue, de s’intégrer même dans un au-delà du texte et de communier dans le geste de la performance. Les premières lignes signalent une rupture irréparable entre monde réel et monde de la fiction scripturaire (fol. 1-1v).
De la nativité de Theseus. Premier chapitre.
En l’an de l’incarnation Nostre Seigneur six cens trente deux, Theseus fut nay en la cité de Coulongne sur le Rin, filz d’un roy nommé Floridas et de Alidoyne, fille du roy Florent. Es premiers jours de son aage fut tout contrefait et bossu, mais en l’aage de dix ans fut fait par la grâce de Dieu aussi bien proporcionné en membres et aussi beau que homme qui alors fust sur la terre. Et la cause pourquoy il nasquit ainsi difforme fut par pugnition de Dieu pource que sa mere Alydoyne, elle estant ensaincte, s’estoit mocquée d’un autre enfant contrefait et bossu […].
Par cette entrée in medias res, sans aucune remarque métadiscursive17, le texte signale sa propension à contenir tout ce qu’on peut savoir sur ce personnage. La naissance de Theseus, synchronique du commencement du livre et de l’écriture, monumentalisée par un double frontispice qui ne laisse que peu de place au texte (ill. 1 et 2), en signale son absolu, son irréductible différence. La datation du récit se fait d’ailleurs selon les critères d’une chronologie absolue (« En l’an de l’incarnation Nostre Seigneur six cens trente deux »), principe peu commun avec ceux de la chanson de geste. Le temps du récit, à partir de là, ne peut plus avoir l’apparence de cette juxtaposition de présents que l’on trouve dans l’épopée médiévale en vers, il ne peut plus être que progression linéaire d’événements qui sont tour à tour à venir, présents et irrémédiablement passés. Le passé simple y est ainsi utilisé de manière préférentielle et sa prééminence est nette dans ce genre de passages narratifs ; il y alterne avec le plus-que-parfait qui marque, par rapport à lui, un fait antérieur (« S’estoit mocquée »). La chronologie relative est quant à elle fixée par un participe présent (« elle estant ensaincte ») qui, sonnant comme un ablatif absolu latin, équivaut à une proposition subordonnée temporelle. La conduite du récit se fait donc à la manière de celui d’un David Aubert, dont Robert Guiette disait déjà qu’il s’agissait d’un « déroulement continu »18.
À n’en pas douter, la disparition des éléments constitutifs les plus obvies du style épique (la laisse, le vers et le rythme) authentifie l’inscription du texte dans une nouvelle matrice médiatique. La tension rythmique notamment, assurée par les données stylistiques et narratives des chansons de geste19, est largement mise en péril dans le remaniement en prose.
Les préoccupations du romancier sont alors clairement identifiables. Dans la chanson de geste, les faits d’armes, où se cristallise au mieux le souffle épique, se présentent sous la forme de péripéties dont la cohérence est assurée par un souci d’accroissement progressif du péril encouru. Nous aboutissons ainsi souvent à des assemblages longs et touffus, mais qui font le cœur de la célébration épique et sont l’occasion pour les jongleurs de faire valoir leur virtuosité en matière de récit épique. En revanche, un exemple tiré de la mise en prose attestera d’un traitement singulier du fait guerrier. Le prosateur fait lui aussi mention de terribles batailles, à l’image de celle qui permet à Assaillant, comte de Dammartin, de faire sa première apparition dans le récit. Dagobert, après avoir confié à Floridas, contraint de se défendre contre un assaut romain, son fils Louis, demande à Assaillant d’assister ce dernier (fol. 16).
Et pourtant que icelluy monseigneur Loys estoit encores ung ieune filz, lui bailla Assaillant, conte de Dampmartin, qui estoit un chevalier de grant prudence pour le conduire et instruire en ses affaires.
La bataille, à la faveur d’un malentendu bien peu épique, tourne au désavantage des armées françaises. La scène à faire est drastiquement abrégée en quelques lignes poussives, bien loin de ce que l’on aurait pu attendre de l’art d’un chanteur épique. La déconfiture française donne alors lieu à un entretien éclair dans lequel Assaillant, devant les lamentations de Louis, inquiet du sort que lui réservera son père lorsqu’il aura appris son échec cuisant, fait preuve de sa sage pondération :
Le conte de Dampmartin, expert en faitz d’armes, voiant qu’il n’y avoit remède, dist : « Monseigneur, vous voyez que les Rommains mectent à mort tous nos gens et n’y voy aucun remède. Il vault mieulx nous mectre à chemin. » Monseigneur Loys le creut et ensemble se departirent à l’esquart.
L’épisode, qui n’occupe en tout et pour tout qu’une page, néglige le fait guerrier pour mettre en valeur les talents de persuasion rhétorique d’Assaillant. Les manifestations de la noblesse du premier comte de Dammartin ne sont pas lisibles dans le champ des armes, mais bien dans celui de la parole efficace. Le récit de la bataille, aperçu rapide et décharné des événements, n’est que prétexte et transition sans substance entre l’éthopée d’Assaillant et son conseil avisé (leur retrait du combat), celui-ci étant la réalisation de ce qui n’était auparavant que potentiel et aptitude virtuelle (sa grant prudence pour le conduire et instruire en ses affaires). La célébration guerrière est subordonnée aux discours qui, seuls, dévoilent le tempérament des personnages. Si souvenir latent il y a de l’ancien souffle épique, il est décliné en un nouvel art du récit et adapté aux valeurs éthiques du XVe siècle, notamment celle de la mesure, lisible ici en positif dans le personnage d’Assaillant, mais également en négatif, puisque c’est la parole, mais ici la parole proférée à tort, sans retenue ni mesure (un ordre de retraite trop vite donné), qui est également à l’origine d’une mêlée qui aurait pu ne pas avoir lieu. Ici, comme souvent dans les mises en prose, « la Parole supplante l’Action »20.
Le manuscrit à peinture et la mise à distance du matériau épique
En vertu des principes de l’archéologie des media, nous devons envisager notre objet d’étude de manière globale. Autant qu’au discours, notre étude doit s’attacher à l’objet manuscrit qui est lui-même susceptible d’avoir intégré dans son fonctionnement propre un nouvel art de communiquer, créant ainsi un nouveau genre de médialité. Or, l’image manuscrite, organe primordial du manuscrit de la fin du Moyen Âge, offre, semble-t-il, un faisceau de pistes à développer en ce domaine, puisqu’elle permet, par sa nature-même, une triple analyse communicative, herméneutique et idéologique. La « culture écrite » du XVe siècle est tout autant une culture écrite qu’illustrée21.
Concernant la chanson de geste, nous ne pouvons que remarquer immédiatement la richesse des témoignages iconiques qui la concernent22. Ignorant a priori la lecture, l’expérience de réception de l’épopée romane concerne tout autant l’écoute que la vision artistique. Or le manuscrit BnF, fr. 1473 procède lui aussi à une mise en scène iconique grandiose de la matière épique propre à la légende de Theseus et des comtes de Dammartin et son iconographie assume une indéniable fonction historique en vertu de laquelle le matériau figuratif épique sert une volonté d’affirmation dynastique. Sous cet angle, une comparaison à but méthodologique nous permettrait de rapprocher, selon un mode opératoire et une sémiotique analogues, l’image manuscrite de la prose textuelle23. Selon l’usage, l’iconographie de ce manuscrit scande la progression textuelle puisqu’elle initie systématiquement chacun des cinquante-quatre chapitres du roman de Theseus. Ce faisant elle accuse et renforce une tendance du roman épique en prose à la partition du tissu narratif en unités closes sur elles-mêmes24, qu’isolent rubriques et images frontispices, tendance donc à la différenciation de ses unités constitutives.
Ce souci de distinction et de médiation, dont nous avons montré qu’il avait une certaine propension à s’opposer à l’imaginaire de l’immédiateté vocale de la chanson de geste, est reconduit par des éléments de la rhétorique iconographique du manuscrit considéré. Par l’armature cossue qu’elle édifie, la double page illustrée liminaire scelle la nouvelle matrice médiatique dégagée plus haut par l’analyse du prologue (ill. 1 et 2). La scène de présentation du livre par son auteur à un personnage de haut rang trônant, probablement Antoine de Chabannes, actualise, de manière topique pour cette époque, le nouveau statut de l’objet livresque, objet de circulation, d’échange de main à main et de prestige25. La composition iconographique concourt à concentrer l’attention du lecteur sur cet objet qui, matériellement, constitue le centre de gravité de l’image et, symboliquement, le catalyseur d’une relation interpersonnelle quasi rituelle en plein accomplissement. Il est associé chromatiquement à la figure de pouvoir puisque sa couleur rappelle exclusivement au sein de l’image l’intérieur du dais tendu autour du trône comtal. Analysée en réseau, cette couleur acquiert une fonction constructive forte. En effet la miniature du fol. 18 (chap. 6 ; ill. 3) en reprend la valeur à travers une composition picturale similaire. En outre, l’intérieur du dais impérial est teinté de la même couleur, suggérant, en un raccourci saisissant, une analogie entre le souverain romain Esméré et le comte de Dammartin. Ce geste, présenté dans sa dimension durative, indique le seuil de la fiction tout autant qu’il permet l’entrée dans un espace autre. Notons que, dans la scène en regard, la nativité de Theseus (ill. 2), deux autres formes de dons font écho à ce geste fondateur de l’entrée en fiction : celui d’une boisson destinée à revigorer la parturiante et celui du nourrisson prêt à être accueilli dans un lange propre. La construction du frontispice met ainsi en perspective le don du livre et la mise au monde de Theseus et ainsi deux manières d’enfantement : celle, concrète, de Theseus par sa mère en couches ; celle, métaphorique, d’un univers autre, contenu dans l’objet livresque et limité à lui. L’authentification de l’univers épique n’est plus celui de la célébration vocalisée de la mémoire d’une communauté mais bien l’expérience particulière du lecteur, le contact direct avec le livre peint, seul espace où s’établit encore la relation entre un auteur et un lecteur26. La voix et les gestes en présence se recomposent en une esthétique du regard en représentation.
Ce frontispice procède à une sorte d’initiation critique de son lecteur en exhibant le lien attachant la fiction à la conscience de l’écriture. Le livre devient par là un objet de l’illusion consentie, il tend à se donner pour medium ayant sa fin propre27. Le medium vocal et performantiel de la chanson de geste, qui était propre à exprimer un discours en lui-même hors de question, a lentement dérivé vers un medium adapté à une culture où la vue est devenue prépondérante, avec dans son sillage une valorisation de l’illusion, de l’ostentation, de la parure et de la parade. La réécriture épique contenue dans ce nouveau medium assure le même office que les fresques évoquées par l’auteur du Songe du Verger lorsqu’il explique que « les chevaliers de [son] temps font dans leurs salles peindre batailles à pied et à cheval afin que par manière de vision ils prennent la délectation en batailles imaginatives »28. Dans cette perspective, le matériau épique trouve à s’incarner, non plus dans la corporéité de la voix, mais dans des espaces fictifs, des fictions d’espaces. Témoigne notamment de cette nouvelle esthétique du regard une manière de construire un espace fragmenté et éclaté, permettant les jeux d’obstruction et de dévoilement en accord avec le monde de la culture courtoise du XVe siècle, faite de visions et d’ostentation29.
Aussi le découpage traditionnel en plusieurs séquences enfermées dans leurs cadres entre-t-il en tension avec un déploiement des épisodes dans la profondeur de l’espace. La composition qui en résulte est un compromis entre l’utilisation du cadre, qui fragmente l’espace en plusieurs lieux, chacun avec sa propre spatialité, et l’effacement des cloisons au profit d’une organisation unifiée de l’espace. Ainsi du fol. 30 (chap. 10 ; ill. 5). Le miniaturiste, soucieux d’offrir au lecteur un ensemble cohérent, a rejeté dans un arrière-plan confiné la bataille opposant Theseus et Louis, haut-lieu symbolique de l’action épique, pour privilégier une scène qui lui est synchronique, la rencontre entre Flore, promise à Theseus, et le perfide chambellan Melchior qui tente de s’attirer les grâces de celle-ci. Cette synchronie, soulignée par le texte même (« Cependant que Theseus batailloit contre monseigneur Loys de France vint à Flourée ung chambellan nommé Melchior qui la pria d’amour, luy disant que Theseus estoit mort en la bataille »), est traduite dans la profondeur d’un espace unique. Mais comme en pendant, l’emboîtement des structures architecturales permet de déplier sous les yeux du lecteur les étapes successives de la machination de Melchior. D’abord, dans la structure enchâssée, Flore refuse de croire à la mort de Theseus que lui annonce le chambellan. Ensuite, au premier-plan, Melchior, de peur que Flore ne dénonce ses tentatives de tromperies et cherchant donc à se débarrasser d’elle, fait pourvoir un jeune messager d’une fausse lettre accusant la demoiselle d’une quelconque faute digne d’être châtiée. Contenu textuel et rhétorique picturale se correspondent. Pour illustrer un épisode éminemment romanesque peu dans l’esprit originel de la chanson de geste, l’illustrateur a exploité les possibilités offertes par le nouveau medium livresque et l’imaginaire visuel qui lui correspond, eux-mêmes éloignés de l’imaginaire médiatique de l’épopée médiévale. Le jeu de la profondeur figurative et de la réticulation de l’espace, qui permettent l’intrication du synchronique et du diachronique, signalent la duplicité du personnage de Melchior et trahissent la dérive du medium épique. Celui-ci, d’une performance dont l’écoute soude les individus d’une communauté dans la commémoration, devient objet qui proclame, par ses procédés de mise en abyme, sa conscience d’être hors de son lecteur et d’être langage artificiel. Semblables remarques pourraient être menées sur d’autres images, telles que celles figurant aux fol. 93 ou 127 (ill. 6) qui permettent de subtils échanges entre l’intérieur et l’extérieur, le visible et le dérobé. Dans cet espace cellulaire, le lecteur se sent désengagé, voyeur curieux d’une scène qui divulgue son aspiration à dériver hors du lieu du lecteur.
La matière épique est désormais mondaine, une matière de cérémonial et d’apparat, à la limite devenue sa propre fin, détachée du mystère du monde et des origines d’une communauté. Le regard est thématisé dans le medium scripturaire comme la pointe avancée d’une curiosité conquérante portée sur le monde. Les images, petits pertuis d’expériences successives, indiquent un nouveau rapport, scripturaire, au monde.
La formalité picturale de la médialité épique
Ces glissements successifs ne suffisent pourtant ni à réduire à néant l’opération vocale dans l’imaginaire médiatique de l’œuvre ni à gommer du texte toutes les marques de sa fonction participatoire. En effet, l’image considérée comme un indice de réception du texte s’interpose comme intermédiaire d’un passé aussi bien mythifié qu’historique, dont elle assure en même temps qu’elle code la réception. L’image témoigne donc de l’importance de la vocalité dans l’imaginaire médiatique de l’ancienne chanson de geste. Le frontispice qui détermine un processus de mise en abîme du livre entre ainsi en tension avec nombre d’images qui thématisent un univers de la voix et ainsi conservent le souvenir mythifié d’une oralité-auralité originelle. Scènes de débat, de pourparlers, d’entretiens divers émaillent ainsi le manuscrit d’images à entendre, soutenues par les gestes-signes traditionnels de la prise de parole. Nous renvoyons aux fol. 27, 36, 43, 55 (qui superpose plusieurs couches vocales : celle, au premier-plan, de la scène de reconnaissance entre le fils et la mère ; celle, à l’arrière-plan, des badauds commentateurs de la scène), 134, 148 (ill. 7, où le miniaturiste semble préférer faire parler et discourir le roi Louis pour exposer les raisons de la déconstruction de l’église Saint-Denis alors que c’est le narrateur qui en assume le rapport dans le texte) ou 154.
Plus profondément, il nous semble que le manuscrit procède également à un déplacement des fonctions participatoires et phatiques du medium vocal épique, mais dans une autre dimension. En effet, l’image, qui fondamentalement ne se communique, elle aussi, qu’en performance30, se trouve être un medium qui, par sa matérialité même, sa corporéité, permet aux modes opératoires du medium épique de survivre, réinvestis, remployés dans le champ de la visualité. La question, qui articule deux sémiotiques médiales, est celle d’un changement de formalité d’une médialité, du remploi31 d’un même fonctionnement médiatique, mais sur un autre régime, selon un autre lieu d’énonciation.
L’image-objet a partie liée avec la voix. En tant qu’objet, elle se rend présente aux facultés imaginatives de l’homme et à sa perception sensible ; elle fonctionne, comme la performance alliant le geste à la voix, sur le registre de la présence, ou de la présentification. Les architectures-cadres de chaque miniature, parfois riches de moulurations (fol. 50) ou d’ornements (fol. 96), remplissent en partie cette fonction. Ce lieu d’articulation de l’image et de l’objet, de la représentation et de la présentation, a pour principale finalité de récupérer la fonction de célébration des éléments rhétoriques de la chanson de geste par une mise en valeur plastique et chromatique de la scène qu’il entoure. Cette mise en page particulière, systématique dans ce manuscrit, est conçue pour que chaque page fasse l’impression d’un tableau travaillé en profondeur. L’art de la miniature tend vers l’imitation de la peinture. Une telle scénographie fantasmée du matériau épique ne fait que prolonger au sein du livre la fascination exercée par le chant épique. Ce remploi, ou pour mieux dire cette récupération, n’empêche pas une opération de réélaboration dictée par les évolutions stylistiques. Le réseau des arabesques qui y prolifère déroule sur les colonnes marbrées un raccourci du plaisir de vivre courtois.
Des éléments internes redoublent cette présentification. La miniature du fol. 88 (ill. 8) figure le duel en règle auquel se livrent Regnesson et l’amiral de Jérusalem pour la main de Florinde. Sa composition relève du fonctionnement des imagines monstrantes et de leur rhétorique de la monstration32. La frontalité de la représentation, l’enclos qui fait, de l’autre côté des combattants, face au lecteur et surtout les spectateurs de la scène qui, par leurs regards et leurs gestes attirent l’œil sur le duel, sont autant d’éléments déictiques qui permettent d’embrayer l’implication et la participation affectives de l’observateur. Les personnages qui animent la scène de leur présence agitée invitent le lecteur à s’identifier à eux, à être, non plus voyeur comme tantôt, mais bien spectateur, pleinement intégré, de ce petit théâtre qui reconduit la théâtralité de la performance épique. Groupes de témoins et badauds authentifient la performativité de l’image épique dans ce manuscrit, comme dans les fol. 110 ou 120. Statues pointant l’index (fol. 55) ou angelots musiciens (fol. 50 ou 53) agrémentent la scène d’une ornementation bruyante. Enfin, jouent également ce rôle les statues levant face au lecteur le miroir de sa propre appartenance communautaire incarné par les armes de la famille Dammartin-Chabannes (ill. 1 et 2). Ici, l’effet inclusif de la médialité épique est conservé, mais là encore réorienté, en l’occurrence sur une sphère plus restreinte, strictement familiale. Le sentiment cohésif insufflé par la chanson de geste ne survit qu’à la condition de réduire le nomadisme de la voix à l’unicité d’un foyer producteur, de faire passer le désir d’être possédé par l’oralité et le chant à celui de posséder par l’écriture.
Dans cette scénographie s’opère par conséquent un traitement distinctif de l’espace, sous la forme d’un conflit entre le plan et l’épaisseur. Nous avons montré plus haut que le miniaturiste use des procédés les plus neufs pour construire un espace mis en perspective et illusionniste pour la figuration des épisodes les plus romanesques ou les scènes les moins liées à la médialité épique traditionnelle (construction selon un axe de fuite, avec dessin perspectif du plafond, des murs latéraux et du pavement ; ill. 2 et 4). De manière concurrentielle cependant, il recourt à un traitement figuratif plus archaïque, très peu creusé en profondeur et frontal, lorsqu’il s’agit de représenter les hauts lieux d’une action épique caractérisée, les récits exaltant la chose militaire notamment (fol. 50, 81, 103 ou 130 ; ill. 8 et ill. 9). Dans ces images qui délaissent la représentation tridimensionnelle, la surface picturale se réaffirme dans sa matérialité, dans sa planéité, et les personnages ne s’y réfèrent plus qu’au plan ; ils s’inscrivent sur une plage neutre qui, dans sa partie inférieure, rappelle vaguement le sol par sa couleur verdoyante. L’atmosphère générale, la tonalité dominante créée par de tels choix de représentation est celle d’un temps pris sur le fait ; de ces scènes, seuls deux personnages semblent saisis en action (au premier-plan généralement), parés de leurs armures d’or, surgissant d’une masse où les individus s’effacent dans la répétitivité. C’est un monde autre, comme placé en dehors du monde réel, qui n’appartient pas aux trois dimensions de l’espace, mais pourtant, paradoxalement, plus sensible, plus présent. Par son caractère passéiste, cette représentation fait du monde épique un monde en manière de visions, fondamentalement autre, celui des batailles imaginatives du Songe du Verger.
Enfin le remploi pictural, qui crée des effets de rythmes et de mises en correspondance (invitant à lire ensemble des images usant des mêmes motifs, ainsi des fol. 53, 120 et 145), suggère l’effet incantatoire du chant épique qui, de récurrence en récurrence, s’anime comme mimésis d’une présence. De même, les personnages issus des scènes du premier type sont modelés par l’ombre et la lumière, insérés dans des compositions architecturales qui concourent à mettre en valeur la richesse de leurs étoffes alors que les autres sont fondus dans une masse d’armures sans distinction, sans corporéité propre, presque sans substance.
Ce décalage saisissable entre deux traitements distincts de l’espace pictural et des personnages est un moyen de suggérer une différence qualitative entre deux types de scènes, associées respectivement à deux imaginaires médiatiques qui entrent en concurrence : les scènes d’exploits guerriers, à même de trouver leur place dans une composition picturale fonctionnant sur les mêmes principes que la performance vocale épique (à base de reprises, d’inclusions du lecteur, d’éléments rhétoriques assurant la célébration et la présentification du sujet) et l’ensemble des scènes au substrat non exclusivement épique, usant des ressorts de la visualité et du medium livresque.
Le passé faisant sans cesse retour dans le présent, nous ne saurions analyser sur le mode conflictuel les rapports de l’écrit et de l’oral. Le couple voix-écriture n’est pas consommé par une rupture, mais travaillé par une tension dont il ne convient pas tellement de réduire le paradoxe, mais plutôt de le déjouer en décelant dans ce couple des interactions inattendues. Le manuscrit fr. 1473 de la BnF apparaît comme un dispositif qui en reconfigure les données33 et qui combine les deux media. Car l’extériorité vocale est aussi le stimulant et la condition de possibilité de son opposé scripturaire. En effet, en nous informant sur le dynamisme encore perceptible du matériau épique au XVe siècle, le manuscrit nous apprend également que l’imaginaire médial qui lui est associé, s’il ne perdure pas sous sa forme traditionnelle, survit sous un autre régime. À la suppression de la voix, devenue étrang(èr)e dans un univers où s’affirme l’importance de l’œil et de la lecture, correspond le remplacement de sa réalité extérieure par le parcours d’un regard, autrement dit par une lisibilité. Dans ce remplacement, la voix ne peut subsister que sous la forme d’un revenant, combiné avec le fantasme auquel l’opération observatrice et scripturaire la réduit.