Étudier l’écriture poétique de Txus García (Tarragona, 1974) sous l’angle des notions de « femmes » et de « conflits » invite à s’intéresser non seulement aux conflits dans lesquels s’engage une femme poète, au XXIe siècle, en Espagne, mais aussi à interroger la dimension conflictuelle du terme « femme », pour celle qui se définit, surtout, comme « lesbienne »1, « queer », ou même comme « animale »2 ! Incontestablement, ces autodéfinitions vont à l’encontre des normes patriarcales basées sur la « catégorie de sexe ». Comme l’explique Monique Wittig :
La catégorie de sexe est la catégorie qui établit comme « naturelle » la relation qui est à la base de la société (hétérosexuelle) et à travers laquelle la moitié de la population – les femmes – sont « hétérosexualisées » […] et soumises à une économie hétérosexuelle3.
Aussi, les deux questionnements (conflits menés par les femmes, conflits autour du terme « femme ») vont-ils de pair, tant l’identité (prétendue), le rôle, la fonction, la position des femmes dans notre société ont été sujets à bouleversements depuis le XXe siècle notamment4. En Espagne, cette remise en question du terme « femme » fut centrale dès les années 1990, le singulier du terme devenant, à certains égards, inopérant5. Ensuite, les mouvements queer invitèrent à la remise en cause des identités, soulignant leur « définition et redéfinition comme stratégie politique » (Gracia Trujillo)6.
Le questionnement autour de l’identité et du choix d’une dénomination (femme, lesbienne, queer, entre autres) souligne le rôle essentiel joué par le langage et, de ce fait, par la prise de parole – par les femmes et les lesbiennes – dans un monde hétéronormé dominé par les hommes. Le bouleversement que constitue cette prise de parole, notamment poétique, est souligné par Noni Benegas dans son « Estudio preliminar » à l’anthologie Ellas tienen la palabra de 1997 :
Tout au long de l’analyse de la poésie écrite par des femmes, des romantiques à nos jours, le problème de base qui subsiste est celui de donner voix à un sujet qui fut toujours objet de cette poésie – muse, mère, aimée, nature7.
L’accès au discours par les femmes, mais aussi par les homosexuel-les, c’est-à-dire, selon David Halperin, « ceux qui sont, en règle générale, les objets du discours des experts, ceux dont on parle et qui restent eux-mêmes silencieux »8 constitue ou, en tout cas, permet une prise de pouvoir. Si l’on définit le pouvoir (avec Michel Foucault, repris par David Halperin) comme une affaire de « relations de lutte permanente »9, alors, prendre la parole implique bien, pour les femmes et/ou les homosexuel(le)s, d’entrer dans de multiples conflits, politiques et philosophiques. Cela implique une réinvention des habitudes, un renversement des normes (hétéropatriarcales), conduisant à une redéfinition du « champ », tel que défini par Pierre Bourdieu, poétique et littéraire10 et, par conséquent, à de nouveaux rapports de rivalité11.
Ces conflits, désormais ouverts, invitent à repenser le discours, non seulement comme prise de parole mais en reconsidérant la structure, la forme (syntaxique, grammaticale), le contenu de cette parole. David Halperin décrit les stratégies queer contre l’hétéronormativité :
C’est en résistant aux pratiques discursives et institutionnelles qui, par leur fonctionnement diffus et éclaté, contribuent à la bonne marche de l’hétéronormativité, que les identités queer peuvent ouvrir un espace social pour la construction d’identités différentes, l’élaboration de nouveaux types de relations entre les individus, le développement de formes culturelles inédites12.
Comment l’écriture de Txus García rend-elle compte de cette situation de conflit ? Une première partie sera consacrée à l’identification d’une situation conflictuelle autour du concept même de « femme ». Ensuite, il ne s’agira pas tant, pour nous, de chercher l’évocation explicite des affrontements, que d’étudier l’usage, de la part de Txus García, de stratégies d’opposition aux discours dominants sur les plans langagiers (invention d’une syntaxe et d’un lexique) et discursifs (jeux des locuteurs, mises en scène, structure du discours). En effet, nous proposerons de lire le recueil poétique Poesía para niñas bien (2011) comme l’expression d’une quête dont nous soulignerons la dimension combative comme l’exprime Txus García dans un article récent intitulé « Guerra pa mi cuerpo » : « Je décide de me salir. Je corporise des vers et je déclame depuis mes entrailles, livrant mes émotions sans pudeur. J’assume donc des risques multiples »13. La lutte contre les pratiques « institutionnelles » que mentionne David Halperin pourrait, quant à elle, passer par l’invention de formes textuelles nouvelles, remettant en cause le canon, mais donnant aussi voix au chapitre à des sujets aux comportements sexuels dissidents, aux sexualités alternatives. Dans quelle mesure le langage poétique de Txus García parvient-t-il à suggérer un basculement des normes sociales ?
Contre la femme et les « bonnes petites filles »
Le recueil Poesía para niñas bien de Txus García est marqué par l’évocation d’un « univers social »14 compartimenté, avec des acteurs et des actrices qui se répartissent et s’organisent selon leur acceptation, voire leur absorption plus ou moins forte de la norme. Cette compartimentation est annoncée dès le titre qui tient lieu de clé de lecture : Poesía para niñas bien – littéralement : « poésie pour les petites filles bien » ou « poésie pour bonnes petites filles »15 – pourrait signifier, selon une interprétation habituelle et bourgeoise de l’expression, « poésie pour petites filles de bonne famille », renvoyant à un groupe social bien identifié, jugé respectable.
Pourtant, à la lecture du recueil Poesía para niñas bien, on peut s’interroger sur le ton adopté dans le titre, et l’ironie éventuelle du dernier mot. Quiconque ouvre le recueil avisera que le terme « bien » ne peut avoir pour la voix locutrice cette signification moralisatrice normée. La préposition « para » pourrait être considérée comme ironique, car le recueil se positionne davantage « contre » que « pour » la célébration de l’adhésion à la norme par les petites filles.
Aussi, peut-être faut-il redonner vie à cette expression figée, la lire littéralement et rendre à l’adverbe sa valeur morale et philosophique, édulcorée, si ce n’est pervertie, par l’usage commun. Au contraire du discours figé où ce qui est « bien » l’est selon une morale conservatrice16, sans doute le titre de Txus García renvoie-t-il aussi au bien-être, lequel implique un choix véritable de la vie qu’on mène, de la sexualité et du genre. On peut donc affirmer d’ores et déjà – nous reviendrons sur cet aspect du langage de Txus García – que les mots laissent entendre deux discours parallèles, un discours figé et normé, et un discours libre et personnel. Entre ces deux discours, des concepts aussi fondamentaux (sur les plans de la morale et de la liberté des corps) que le « bien » varient considérablement. La coprésence de ces deux discours par la double lecture possible du texte rend perceptible une situation de conflit.
D’ailleurs, on notera le contraste entre le titre que nous venons d’évoquer et le sous-titre du recueil : « tits in my bowl ». Ce dernier démonte le conformisme feint du titre par l’usage d’une langue étrangère, le niveau de langue (« tits » se traduirait par « nichon »), et l’allusion sexuelle (« in my bowl », littéralement : dans mon bol, suggère le rapport au corps basé sur le plaisir, notamment gustatif). Sans doute pourrait-on considérer que l’usage de l’anglais acquiert également, ici, une valeur politique, dans la mesure où il renvoie, par clin d’œil, aux origines états-uniennes du mouvement queer17. Dans l’édition originale, ce contraste est marqué typographiquement par le type de police, la taille et la couleur des lettres. Si le titre du recueil esquisse la possibilité d’une « relecture » de certaines normes – celle de la morale (avec l’adverbe « bien »), celle du sexe et du genre (puisqu’il invite à une définition de la « petite fille bien ») – le sous-titre opère déjà une transgression.
La dualité des styles, les doubles sens, dont use la locutrice, sont l’expression d’une connaissance des règles (notamment celles du langage) qui ont cours dans l’univers social depuis lequel elle s’exprime. De même, dans le poème « La inocente »18, le je du poème porte sur son interlocutrice, ignorante et crédule, un regard clairvoyant qui révèle une connaissance du monde :
También creo que no debería mutarte,
No puedo dejarte en medio del camino,
Podrían atropellarte miles de bolleras
en sus camiones. […] (v. 4-7).
Por eso no tengo derecho
a mostrarte el mal camino,
a decirte que tu príncipe
destiñe el azul (v. 26-29).
On peut légitimement penser que ce savoir – qu’elle décide de ne pas divulguer, dans le poème « La inocente » – confère à la locutrice un certain pouvoir, pour reprendre un concept de Michel Foucault19. À plusieurs reprises, la locutrice du recueil pose ce regard distancié clairvoyant sur le monde qui l’entoure, notamment sur les autres femmes. On lit encore : « te explicaré este amor paranormal » (v. 1) au début du poème « Todo el suelo del Mercadona lleno de rotos esquemas (de señoras respetables) »20.
Ce qui permet en fin de compte de définir deux camps, c’est ce savoir de l’une et non savoir des autres. Dans le camp de l’ignorance, se situent ceux qui embrassent les conventions sociales : « educados caballeros » (v. 5), où l’adjectif s’entend ici de manière ironique comme une adhésion non réfléchie à la norme, « señoras bien » (v. 7), « las familias respetables » (v. 13)21. Dans l’autre camp, la locutrice qui se définit comme lesbienne, queer, « butch »22. Or, comme dit Sam Bourcier, « la femme butch est menaçante parce qu’elle renvoie en miroir une forme de violence dont les hommes sont habituellement les sujets et non les objets »23. Entre ces groupes bien définis et la locutrice, il n’y a pas de communication, si ce n’est par la menace muette de regards scandalisés (« Las familias respetables nos miran / desde la oscuridad y el fondo abisal », v. 13-14)24, préludes silencieux à un conflit larvé.
Dans le poème « Maneki-neko girl »25, les expressions « señoras estupendas » (v. 1), « Damas-talento », « femmes-valentía » (v. 7)26, renvoient à cette même compartimentation de la société. Il paraît alors clair que la voix poétique évoque de telles catégories de femmes pour s’en démarquer mais aussi pour dénoncer l’hypocrisie de cette apparence féminine normée, voire de l’identité même de « femme » : « pero por dentro son bellos muchachos » (v. 12)27. Ainsi que le souligne Noni Benegas, « lorsque les femmes poètes décident de profiter de leur autorité naissante pour s’exprimer en public, elles se heurtent à la femme qu’on exige qu’elles soient, et découvrent la non coïncidence [entre la femme et] les femmes qu’elles sont »28. Cette « non coïncidence », qui fait l’objet du poème, engendre un conflit non seulement avec les autres, mais avec soi-même.
C’est un conflit insoluble, en effet, entre d’une part le souhait d’être socialement reconnue, acceptée et, d’autre part, le désir du sujet. Il fait l’objet du poème « In principium… »29 où, dès les premiers vers, l’échelonnement rend visible la non compatibilité d’une contrainte et d’un désir :
En aquel tiempo
En que yo era
– pero no era – (v. 1-3)30.
Alors que dans les vers suivants, le champ lexical du mensonge abonde : « falseé » (v.3), « fingí » (v. 4), « mentí » (v. 5) « lágrimas cocodríleas » (v. 4), l’expression « una mujercita de las de verdad »31 (v. 9) révèle ensuite cette institution sociale et menteuse que constitue la « femme ». Si la féminité, « construite et apprise » (Elena Castro)32, repose sur un mensonge, c’est tout le domaine de la morale, bien au-delà du seul terme « femme », qui se trouve impliqué. Ainsi, il est, de nouveau, question de « señorita buena », bonne demoiselle (v. 10), expression qui fait écho au titre du recueil (« niñas bien ») où l’adjectif désigne, en fait, la douleur et le sacrifice : « modosa, mártir y / deseosa de agradar » (v. 12)33.
En outre, ce poème doit être lu conjointement avec le suivant : « … Erat verbum »34. Les deux titres reprennent, en latin une maxime biblique (ce qui illustre bien le caractère figé d’un discours qui trouve ses racines dans la culture judéo-chrétienne). Pourtant, la division en deux temps de cette maxime semble contredire la primauté du verbe qu’elle affirme, puisque s’y substitue un message articulé. Les deux poèmes renvoient à deux étapes de la constitution de la « femme » comme construction sociale. Si le premier renvoyait à la censure des désirs, le second évoque le morne quotidien d’une femme au foyer soumise : « vi que estaba bien y que era cómodo… esperar complaciente a tu maridito » (v. 2-4)35. Alors que dans le premier poème, la locutrice est lucide sur le mensonge auquel est soumise son existence, dans le second poème, elle renie – en apparence – ce savoir : « Es / justo y necesario » (v. 13-14). Le poème est donc totalement rédigé sur le mode parodique à travers lequel le lecteur percevra la dénonciation d’une société hétéronormée :
Que se te llene la bañera y la cama
De santos viriles pelos negros rizados
Que te huela el salón a sudor macho,
Que haya siempre una bella gotita
De pipí en la taza. (v. 8-12)36
Txus García invite à un double constat : l’édification du concept de « femme » sur un mensonge, et l’importance du langage dans cette édification. Le mot « femme », et toute la construction sociale mensongère qu’il implique, est ainsi à l’origine (« In principium », comme dit le titre) d’un processus d’aliénation.
Le décalage perçu entre le sujet féminin et l’image de « la femme » définie par les normes sociales est un thème fréquent dans le recueil qu’on trouve également sous d’autres plumes de la poésie contemporaine féminine espagnole37. Chez Txus García, dès les premiers poèmes sont mentionnés des stéréotypes patriarcaux, refusés, mais avec difficulté, par la locutrice, à l’instar des accessoires énumérés dans le poème « Documento Nacional de Identidad »38 : « manoletinas, braguitas, etc. » (v. 5-6) (ballerines, petites culottes) qui lui donnent l’impression d’être « trans-vestida ».
Ce thème du travestissement est central dans la résolution du conflit de la locutrice avec elle-même et avec la société, pour l’affirmation d’une identité lesbienne et queer. Il révèle l’existence d’un « placard », selon le concept défini par Eve Kosofsky39, dont la sortie (le outing) est fondamentale dans la « déclaration » même du conflit. Car il s’agit bien de cela : se « déclarer » lesbienne aux yeux du monde c’est – au moins dans une certaine mesure, selon les époques et les lieux – se « déclarer » en guerre avec ce monde. La dimension visuelle, ostentatoire, orale : bref, le spectacle, acquiert donc, chez Txus García une importance cruciale car il propose une mise en scène des identités et du genre et qu’il performe cette « déclaration ».
Se déclarer (en guerre)
Txus García se définit elle-même comme « rhapsode », inspirée par les troubadours du Moyen Âge et les clowns40, affectionnant les « shows »41 et les lectures publiques à voix haute. Son corps, sa voix, et finalement son écriture, participent à cette pratique du « show » qui a tout à voir avec le « plaisir auditif (émotionnel, intellectuel et esthétique) [que suscite] la longue chaîne des aèdes anonymes puis des rhapsodes »42 transmetteurs de l’épopée. Outre cette valorisation de l’oralité, c’est également une prise de position politique vis-à-vis d’un public qu’elle s’efforce de « conquérir » – presque au sens guerrier du terme43 – et auquel il s’agit de rendre visible44 (et acceptable) une identité dissidente, à l’opposé des corps normés que la société nous donne à voir :
no quedo bien en la foto, no desprendo juventud, lesbianchic ni glamour escénico. A pesar de eso, me ha dado la gana montarme una gira con mi voz de marica rapsoda y mi cuerpo disidente, extraño, gordo, fuerte y machihembrado45.
Cet aspect ne concerne pas seulement les performances et lectures orales de Txus García mais imprègne l’écriture même de son premier recueil, lequel présente certains aspects caractéristiques du genre épique tout en se basant sur des procédés distincts invitant à reconsidérer les normes du genre lui-même. D’abord, l’épopée propose « le récit des épreuves et des hauts faits d’un héros ou d’une héroïne »46 : les trois premiers poèmes du recueil de T. García constituent une description détaillée de la formation et de la maturation de la locutrice. La structure fragmentaire du discours, puisque les trois poèmes liminaires traitent d’étapes successives de la vie de la locutrice, est caractéristique de l’épopée47. Les verbes à la première personne abondent (« Fui », « Hice », « Crecí »). L’hyperbole humoristique « Llevo siglos siéndolo » (v. 1-2 du poème « Documento Nacional de Identidad »48) annonce l’ampleur du parcours conduisant à l’affirmation de soi : « Me llamo Txus. / Soy »49 (à la fin du poème « Visado »). Or, non seulement le récit à la première personne contraste avec les normes de l’épopée classique mais la présence d’une figure féminine de premier plan est tout à fait contraire aux habitudes du genre qui, d’ordinaire, « semble porter un intérêt exclusif aux personnages masculins, acteurs des conflits qui structurent les poèmes », comme le souligne François Suard50 qui s’interroge sur ce que « dissimule un tel monopole ». Si F. Suard suggère que les héros masculins de la plupart des épopées s’écartent des stéréotypes de genre, il semble en retour légitime de se demander dans quelle mesure la mise en scène d’une femme comme personnage principal et qui plus est, à la première personne, renverse les règles du genre épique… à moins que cela ne soit une manière de conférer à la locutrice une certaine « masculinité » qui a fort à voir avec la prise de pouvoir51. Cette prise de pouvoir n’est pas sans lien, par ailleurs, avec l’affirmation d’une certaine liberté sexuelle (lesbienne). Ainsi, on soulignera la confusion entre les registres érotiques et guerriers dans le premier poème (alors que la locutrice évoque ses rêves d’adolescente) : « Podría cabalgar a lomos de la masculina señorita Roberts… Mmmmm »52. L’affirmation d’une sexualité et de fantasmes lesbiens est donc le moyen, pour la locutrice, d’affirmer une identité « dissidente », voire conquérante dans la mesure où elle va à l’encontre des normes patriarcales.
Cette dimension guerrière et combative est exacerbée par l’illustration qui suit ces trois poèmes initiaux53: une femme aux cheveux courts, vêtue telle un superhéros (habits moulants et ceinture à grosse boucle), tenant dans sa main une cravache qu’elle brandit telle une épée, crie son nom (les lettres « TXUS » sortent de sa bouche) et tient, sous le bras, une tête de femme dessinée au crayon. Il est intéressant d’observer que cette iconographie guerrière n’est pas un cas isolé dans la poésie espagnole contemporaine : la photographie d’Andrea Luca figurant dans l’anthologie Ellas tienen la palabra54 propose une mise en scène très similaire. La poète se tient de face et brandit un sabre, tel un samouraï. Ne peut-on déduire de cette coïncidence55 que l’écriture poétique implique bien, au moins pour certaines auteures, d’aller au combat ?
Au cœur du combat : agresseurs et agressé(e)s
Si le premier combat auquel se livre la locutrice est celui de l’affirmation de soi et de la reconnaissance (par soi et par les autres) d’une liberté de genre et de sexualité, il ne faut pas croire qu’une fois celle-ci assumée tout aspect conflictuel disparaisse ! Au contraire, comme dit David Halperin : « sortir du placard, c’est précisément s’exposer à d’autres dangers et à d’autres contraintes »56. De nouveaux conflits surgissent qui soumettent la locutrice à une violence réelle. Vivre un désir féminin et lesbien revient à affronter une culture hétérocentrée parfois violente. Cette violence n’est pas seulement verbale et symbolique, car comme le commente Léo Bersani à propos de la thèse de La volonté de savoir de Foucault57, « c’est par la classification, la distribution, la hiérarchisation morale de ces sexualités que les individus qui les pratiquent peuvent être approuvés, traités, marginalisés, séquestrés, disciplinés, ou normalisés ».
Le poème « Agentes forestales de servicio »58 témoigne de cette violence, et son sous-titre « Based on a true story » en dit l’ancrage dans le réel, tout en adoptant une distance critique et artistique (via l’anglais et l’usage d’une expression caractéristique du cinéma hollywoodien). La violence vient des hommes mis en scène à travers un discours où domine le lexique guerrier, et les verbes d’action à la troisième personne : « vinieron por el aire » (v. 1 et 8), « sus pistolas y helicópteros » (v. 2), « gritaban » (v. 3), « las aspas sonaban furiosas » (v. 9), « aterrorizada por sus trajes caquis » (v. 10)59. Il s’agit d’un pouvoir policier, masculin, codifié par un uniforme (les costumes kaki) et un langage de stéréotypes : « ¡Quieta! », Du calme ! (v. 3). L’abondance de l’attirail mis en scène (hélicoptères, armes, uniforme) renvoie à ce qu’Eve Kosofsky Sedgwick nomme une « ignorance […] institutionnalisée »60, c’est-à-dire des normes oppressives marquées par le refus de voir et de connaître la réalité de ceux qu’elles oppriment.
Par ailleurs, parmi les stratégies opérantes pour dénoncer la violence du pouvoir, David Halperin cite « la parodie, l’exagération, la théâtralisation, la prise au sens littéral des codes tacites qui régissent notre manière de vivre et la représentation (les codes de la masculinité par exemple) comme des stratégies de résistance culturelle »61. Il s’agit bien, chez Txus García, de ridiculiser le pouvoir en parodiant ses codes : le sous-titre en anglais, les expressions figées détournées : « las manos fuera de la mujer » (v. 4)62 et, souvent, hyperboliques, suggérant, par exemple, l’assimilation du corps lesbien à une bombe : « no toques a esa otra desviada » (v. 7)63. Elle décrit la violence, en révélant l’absurdité pour la rendre illégitime. Contre la répression homophobe, elle dresse un « savoir-pouvoir », une « résistance contenue dans le pouvoir » qui « construi[t] une relation différente au savoir » – en l’occurrence le savoir de la sexualité, de la construction des genres, le savoir du corps des femmes64.
Aterrorizada de sus trajes caquis,
De sus invisibles ojos tras el cristal,
Del ruido infernal, cantaste una nana (v. 10-13)65.
Le summum du ridicule est atteint avec la référence à la berceuse comme refuge contre la violence policière. C’est aussi une allusion humoristique au pouvoir apaisant du discours artistique ou poétique. L’humour permet la coexistence de deux discours en « contrepoint » pour reprendre le terme employé par l’auteure elle-même. Elle souhaite d’ailleurs tirer parti de cette ambivalence :
J’utilise toujours le sens de l’humour, ce moment où tu ne sais pas bien si c’est de l’ironie ou autre chose, […] je te donne toujours ce contre-point, qui est le contre-point donné par la vie, celui qui te permet de naviguer dans les émotions les plus difficiles66.
Ce recours à l’humour s’inscrit dans l’analyse foucaldienne du discours, comme l’explique David Halperin :
De nombreux intellectuels gays et lesbiennes […] se sont moins attachés à réfuter les discours homophobes qu’à décrire comment ces discours ont été constitués, comment ils fonctionnent, construisent leurs sujets et leurs objets, participent à la légitimation des pratiques sociales d’oppression et réussissent le plus souvent à rendre invisibles leurs propres opérations67.
Ce souci d’analyse du discours homophobe est particulièrement visible, chez T. García, dans la confrontation des locuteurs. Dans le dernier poème du recueil, celle-ci prend une tournure directe au sens discursif du terme, puisque le titre « Cuidado »68 (Prends garde !) constitue une interpellation, une mise en garde lancée aux homophobes, voire une incitation à l’affrontement. Le poème décrit une lutte collective et possède une dimension épique qui rappelle à maints égards le roman de Monique Wittig Les Guérillères, défini par son auteure comme une œuvre du « genre épique »69 du fait de la construction d’un « personnage collectif »70, via le « pronom personnel pluriel de la troisième personne, elles »71. De même, dans le poème « Cuidado » de T. García, le pronom féminin pluriel « ellas » résonne dans les nombreuses terminaisons au féminin pluriel, en «as», et illustre la présence grandissante des lesbiennes : « Las locas, las desviadas / cuecas, maricas, travelas / torcidas, feas y extrañas » (v. 5-7)72.
La reprise de termes injurieux (« maricas », « travelas » notamment), associés à la première personne du pluriel, constituent un procédé habituel de réappropriation qui confère à ces termes une signification nouvelle, bien commentée par Evelyne Larguèche73. Les termes nommant les lesbiennes sont revendiqués par la locutrice dans la mesure où ils désignent un collectif dont le nombre et la force n’en sont que plus visibles. Dominique Lagorgette remarque d’ailleurs74 que certaines insultes servent également à marquer « la solidarité dans un groupe de pairs ». Txus García retourne le discours homophobe et lui oppose la voix d’une résistance unifiée. Les procédés d’énumérations, d’accumulations et de répétitions sont prépondérants dans ce poème où le discours queer, lesbien, « marche » (au sens militaire du mot) sur la ville dont il envahit les différentes strates : « somos tus doctoras, / maestras y monjas / estamos por todas partes »75. Cette énumération s’étend sur les cinq premières strophes (jusqu’au vers 31), où elle est synonyme d’une prise de pouvoir qui passe par l’omniprésence, le regard (« te miramos en los baños », v. 2676), et l’influence (« te sobamos las ideas », v. 31)77.
Néanmoins, le discours guerrier laisse place, à la strophe 6, à l’évocation de l’origine du conflit, à savoir la répression de l’homosexualité. On peut penser au maintien en vigueur jusqu’en 1978 de la « Ley de peligrosidad y rehabilitación social »78 : « Porque ya hemos estado ahí mucho tiempo / generaciones de exilios, condenas, cárceles, campos » (v. 36-37)79. Aux injustices juridiques, succèdent les violences corporelles : « palizas, sangre, dolor, lágrimas » (v. 38)80, et langagières. La violence langagière est exprimée par un changement, rapide (et impromptu) de locuteur qui reprend les termes injurieux du discours homophobe mis en scène par le style indirect libre : « ¡travesti de mierda! »81. Les termes dégradants et humiliants pour évoquer les homosexuel(le)s abondent : « maricón, bollera, contranatura, vergüenza ajena »82. Loin de constituer ici des réappropriations de termes insultants comme précédemment, il s’agit bien désormais de laisser la parole aux « agresseurs » pour rendre visible la violence verbale et expliquer la situation de conflit. Entre le début et la fin du poème, les termes se font écho : « travesti » (v. 38) renvoie à « travelas » (v. 6), « maricón » (v. 39) à « maricas » (v. 6) mais la signification est tout autre. Ce retour au discours homophobe, non plus sa réappropriation queer mais bien son origine violente, confère à ce poème une portée politique83. C’est bien deux discours, opposés, en lutte, que nous laisse entendre Txus García dans un glissement des locuteurs qui ont cependant en commun leur tonalité vindicative.
La victoire du « camp » des lesbiennes est cependant suggérée à la fin par la reprise du langage homophobe et son appropriation par les lesbiennes que nous avons commentée. À deux reprises, le motif de la contagion suggère, finalement, une métamorphose totale de la société. Il ne renvoie plus à un risque morbide mais à l’épanouissement d’une puissance qui ne s’affirme pas – contrairement au pouvoir auquel elle s’oppose – dans la violence, mais dans le bien-être et certaines valeurs morales : « contagiamos/ la fuerza, el coraje, las ganas de luchas / y el poder vivir por fin, / sin miedo » (v. 45-49)84. Il s’agit d’ouvrir une nouvelle époque « rompemos tus esquemas » (v. 31)85. On rejoint l’analyse des utopies par Kate Robin : elles montrent « une réelle volonté de changer la société, non pas en redistribuant le pouvoir, mais en éclatant cette notion même »86.
Jeux de rôle et sexualités contestataires
L’éclatement du pouvoir se traduit chez Txus García par la réappropriation du langage de l’autre, ainsi que par l’usage de doubles sens, de l’ironie qui diluent les normes rigides de la société hétérocentrée dans un réseau de significations plus riches où, finalement, toutes les voix, tous les discours, ont droit de cité. Ainsi, dans le poème « Tits in my bowl (chamaquita) »87, la voix poétique propose d’emblée de laisser la parole à un locuteur masculin : « el camionero who lives inside me ». Celui-ci exprime, par des termes crus et injurieux («mala puta», sale pute, v. 15), un désir hétérosexuel mal contrôlé : « esta zorra me provoca con sus tetas » (v. 8)88.
Le dispositif énonciatif – le pronom (anglais) de première personne me, au vers 1, renvoie à une locutrice vraisemblablement féminine qui dit explicitement laisser la parole à un locuteur masculin – permet là aussi la coexistence de deux lectures. D’une part, la violence verbale du locuteur masculin relève d’un plaisir de la transgression associé aux allusions sexuelles89, plaisir rendu possible par la performance de « masculinité féminine » jouée par la locutrice90. Ainsi, comme l’explique Evelyne Larguèche, les mots sont « manipulés […] pour eux-mêmes et pour la jouissance qu’ils procurent, il n’y a qu’un pas qui mène précisément au caractère sexuel de cette manipulation »91. D’autre part, le comportement violent et agressif du « camionero » constitue le reflet d’une violence (verbale) machiste réelle, notamment lorsque le locuteur accuse la femme de provocation : « como si no hicieras nada, como si aún fueras inocente y casta » (v. 17-18)92.
Bien que la dimension parodique (notamment, le locuteur dit s’appeler « Manolo », prénom qui renvoie au stéréotype de l’espagnol du peuple) et humoristique soit prégnante, il n’en reste pas moins que le stéréotype d’une masculinité agressive renvoie à une réalité sociale, surtout lorsqu’il s’agit de culpabiliser la femme pour le désir qu’elle provoque ! L’ambigüité réside, donc, dans le vacillement de la dualité masculin/féminin et, dans ce cas précis de l’agresseur et de l’agressée.
On peut donc s’interroger sur le caractère performatif de la violence langagière comme « cathartique » (dans le cas où la locutrice s’identifierait totalement à ce « camionero ») ou révélatrice, au contraire, d’une violence réelle93. Pour s’opposer à la violence, Txus García ne choisit pas la dénonciation directe, mais la réinjection de certains comportements, certains motifs dans des jeux de masques où les identités, les positionnements, les statuts sont susceptibles de se renverser. Le terme « camionero » pourrait d’ailleurs constituer une allusion à l’identité lesbienne « camión » (c’est-à-dire butch) que la locutrice revendique par ailleurs94. Bien loin de stigmatiser une catégorie professionnelle majoritairement masculine en la figeant dans un désir brutal, la locutrice propose d’embrasser pour elle-même ce désir, de se l’approprier en le mettant en scène, d’en laisser apparaître tout à la fois l’érotisme et la grossièreté. Sans exclure ni l’une ni l’autre, Txus García entre en résistance contre la violence de normes provocant frustrations et oppressions. Tout est permis : même la grossièreté, même l’humiliation et les termes insultants, pourvu que cela soit dans le cadre d’un jeu de rôle où, en fin de compte, les individualités de chacun sont respectées. Cette idée rejoint, semble-t-il, l’analyse des codifications des relations S/M par Sam Bourcier comme « mise en scène des structures du pouvoir par un jeu stratégique capable de procurer un plaisir sexuel ou physique »95. On retrouve d’ailleurs cette « répartition différente » du masculin et du féminin96, comme nous l’avons commenté à propos du poème de Txus García.
L’allusion au S/M et le glissement des rapports masculin-féminin sont plus explicites dans les poèmes « Fucking with 4 (polvoqueer I) »97, ou encore « Ñam, ñam »98. Dans ce dernier il s’agit d’une assimilation – à tendance masochiste – de la locutrice à un godemiché. À l’exacerbation du conflit et au braquage des positions, Txus García préfère le jeu des points de vue, les glissements des identités (de genre), des statuts et des positionnements qui suggèrent la possibilité d’une dislocation du pouvoir en laissant entrevoir des sexualités alternatives, plurielles et dissidentes.
Ainsi, il ne s’agit pas tant pour Txus García d’inverser la norme, que de l’abolir par une série de glissements. Ainsi, le poème « Un Joven con unos lirios » évoque l’improbable désir de la locutrice (généralement lesbienne) pour un jeune homme qui, dit-elle, « ha hecho que hoy vuelva / a hervir[le] la sangre hetero »99. Elle l’exprime en des termes où point, là encore, la brutalité du désir, cette fois totalement assumée par la locutrice : « romperle / los putos lirios / a lametones » (v. 32)100. Si d’ordinaire, comme le souligne Sam Bourcier101, « la masculinité ne peut être le support de l’objectivation (sexuelle). C’est un destin réservé à la femme », il semble néanmoins que les « arrêts appuyés sur certaines parties du corps » surviennent paradoxalement lors d’un regard féminin porté sur le corps masculin et provoquent son morcellement, signifié par le verbe « romper » du vers cité plus haut. Noni Benegas observe d’ailleurs, comme une caractéristique nouvelle dans la poésie contemporaine écrite par des femmes, cette objectivation du corps masculin qui « inverse l’ordre traditionnel du discours »102.
Le renversement de « l’ordre du discours » passe également par la rénovation de la syntaxe et l’invention d’une syntaxe libre de barrière et de limite : dans le poème « Y hasta aquí puedo leer »103, la structure énumérative et accumulative, révélatrice du nombre des objets potentiels du désir de la locutrice s’oppose, par sa forme même, à la normalisation du désir dans une société caractérisée par l’hétérosexualité et l’exclusivité des partenaires sexuels :
Masculinas, femeninas, intersex, andróginas,
Solteras, casadas, monjas, viudas, enamoradas.
Ellas.
Todas.
Mierda.
Me gustan todas. (v. 20-25)104.
L’accumulation exprime syntaxiquement l’absence de barrière, les débordements souhaités, revendiqués. Une énumération assez similaire se trouve dans le poème « Costilla » de son second recueil, Este torcido amor (2018)105, à la différence cependant qu’il s’agit cette fois d’expressions désignant la même femme. La valeur péjorative de ces expressions renvoie à un discours misogyne tout à fait répandu : le poème est presque intégralement composé de citations, notamment de Saint Augustin, de références hypertextuelles ou intertextuelles, comme des figures mythiques, des topos. En affirmant, cependant, au dernier vers « te amo » (je t’aime), la locutrice se dresse contre ce discours et les normes sociales (et sexistes) qu’il sous-tend.
C’est donc une véritable quête, de dimension épique, que mène Txus García dans son premier recueil où les différentes figures, des dames de bonnes familles aux lesbiennes, en passant par les petites filles, les camionneurs et les adeptes du S/M, permettent d’entrevoir des sexualités qui, par leur liberté et leur multiplicité, se dressent contre l’hétéronormativité et le patriarcat. La dimension combative, vindicative parfois, fait également une place large à l’humour et la parodie comme stratégies langagières queer d’analyse et de renversement des discours dominants. Dans son deuxième recueil Este torcido amor (peu évoqué ici), la tonalité vindicative du premier s’atténue, le ton est celui de la réconciliation : « principio, perdón y ternura » (principe, pardon et tendresse), énonce la locutrice à la fin du poème « Ancestros »106. Si le premier livre est une revendication éclatante d’un sujet – par certains aspects – en guerre, le second livre semble nous indiquer que celui-ci a pu dépasser, si ce n’est clore, ce conflit.