Introduction
Mayra Santos-Febres est une écrivaine contemporaine afro-portoricaine. Figure de proue au sein de la génération des écrivain-e-s portoricain-e-s des années 1980, elle se singularise très tôt grâce à une écriture qui s’inscrit bien loin des discours minimisant le rôle de la femme noire dans la construction identitaire des nations latino-américaines et caribéennes actuelles. Mayra Santos-Febres se démarque également par une écriture qui interroge la société à partir des rapports de classe, de race et de sexualité. En effet, dans sa production littéraire, elle utilise la sexualité comme arme de résistance à la puissance coloniale. Elle « practica una escritura conscientemente trans-genérica; su énfasis en la construcción de las sexualidades, […] »1 fait d’elle une écrivaine qui va à contre-courant des postures littéraires conservatrices des valeurs hégémoniques coloniales.
Fe en disfraz (2009)2 relate l’histoire de Fe Verdejo muséographe afro-vénézuélienne qui travaille dans un musée à Chicago. Dans le cadre de son travail, elle découvre un document contenant des archives sur les esclaves noires d’Amérique latine du XVIIIe siècle. Cette découverte la conduit au Brésil où elle trouve un vêtement luxueux utilisé, jadis, par la Xica Da Silva, la célèbre esclave qui épousa un riche propriétaire minier du Minas Gerais. Cette investigation marque ainsi le début d’une longue quête identitaire dans laquelle Fe Verdejo semble à tout égard liée. Dès lors, Fe en disfraz fait ressurgir l’histoire des esclaves noires en Amérique latine. Le récit donne également à découvrir une des histoires très importantes de la culture populaire brésilienne. Partant précisément de la lecture critique de ce roman, cet article entend montrer comment la femme noire résiste à la domination coloniale.
Pour asseoir les contours de cette défiance, nous verrons de prime abord comment l’œuvre de Mayra Santos-Febres fait écho à une résistance à la domination. Puis, nous analyserons comment corps et sexualité communient pour exorciser le passé. Enfin, nous montrerons comment, au moyen d’archives historiques, Fe en disfraz propose une relecture de l’histoire de l’esclavage dans les Amériques et Caraïbes. Pour mener à bien notre étude critique, nous avons choisi d’analyser et de confronter sur le plan théorique les Cultural Studies qui englobent plusieurs disciplines à savoir l’histoire, les études féministes et subalternes3, la psychanalyse4 et la philosophie5, entre autres.
Le pari de la résistance chez Mayra Santos-Febres
Comment écrire alors que ton imaginaire s’abreuve, du matin jusqu’aux rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes ? […]
Comment écrire, dominé ?6
Patrick Chamoiseau
Fe en disfraz de Mayra Santos-Febres est un ouvrage qui rend compte de l’effort d’indépendance et surtout de résistance de la femme noire face aux fondements idéologiques qui font d’elle une altérité dans les Amériques et Caraïbes. Car si la période esclavagiste a joué un rôle néfaste dans l’histoire socio-culturelle des noir-e-s c’est parce que bon nombre d’historiens définissent très souvent la femme noire à partir de l’expérience traumatique de l’esclavage. Pourtant, celles-ci « n’ont été ni les victimes passives, ni les complices consentantes de leur propre domination »7. Il est également très important de noter que les protagonistes des œuvres de Mayra Santos-Febres sont dans la plupart des cas des personnages féminins lettrés qui défient les forces coloniales et inscrivent une nouvelle vision de la femme noire (le cas des ouvrages cités ici) ; l’auteure étant elle-même universitaire et écrivaine internationalement reconnue.
Dans Fe en disfraz, objet de notre étude, l’écrivaine relate l’histoire de Fe Verdejo historienne et muséographe afro-vénézuélienne qui travaille au musée de Chicago. Celle-ci est chargée de faire une exposition sur les esclaves affranchies par manumission au XVIIe et XVIIIe siècles. L’autrice oppose au personnage de Fe Verdejo celui de l’historien portoricain Martín Tirado figure représentative du colon blanc dans le roman. Dans le récit, Martín Tirado est chargé de compiler les témoignages archivés d’esclaves affranchies d’Amérique latine, selon le chronogramme établi par sa chef hiérarchique Fe Verdejo.
Les investigations de Martín Tirado conduisent Fe Verdejo au Minas Gerais, à Tejuco dans le Sud-Est du Brésil dans le couvent des Sœurs Macaúbas où elle découvre un costume étrangement luxueux porté autrefois par une esclave noire mariée à un riche esclavagiste portugais, João Fernandez de Oliveira. Ce costume, composé de plusieurs ornements en or, lui servait plutôt de « déguisement » pour avoir la faveur de la société blanche à laquelle elle pensait désormais appartenir. Pourtant, malgré son union maritale avec le riche propriétaire de l’exploitation minière du Minas de Gerais et ses efforts vestimentaires pour s’intégrer dans une société aristocrate essentiellement blanche, « la Xica Da Silva » était toujours vue comme une esclave, car, « el Estado de aquella época no permitía casamientos entre blancos y negras »8.
Ainsi, derrière l’écran de son ordinateur, Martín Tirado découvre grâce à son travail de « restauración y preservación de documentos históricos »9, une histoire qui n’avait jamais été inscrite dans les formations académiques et historiographies officielles latino-américaines et caribéennes. Par ailleurs, ses investigations éveillent en lui une curiosité et une attirance presque morbide pour ces « corps » anonymes que l’histoire veut maintenir sous silence. Quasiment toute l’histoire du roman se lit à partir de l’écran de l’ordinateur de Martín Tirado.
L’horreur et la violence des corps esclavisés des femmes alimente son désir sexuel :
Cada noche, me disponía a trabajar, pero, igualmente, cada noche se levantaba la fiera […]. Me ponía a leer recuentos de esclavas, sus desventuras a manos de amos disolutos. Mi obelisco henchido ante el relato de sus carnes, recibiendo azotes, abultándose bajo los cueros del castigo. Entonces, como en medio de una revelación, veía a las esclavas siendo poseídas por dedos, lenguas, vergas metidas entre sus piernas abiertas, tiznadas apenas por un brillo de humedad sobre un rosa profundo10.
Loin de s’aligner derrière tous les écrits féministes qui lisent la femme noire à partir de son vécu, son intégration et son statut dans la société, Mayra Santos-Febres regarde à l’intérieur du corps de la femme noire et questionne le rôle de celui-ci dans la construction des identités latino-américaines actuelles. Ainsi, Fe en disfraz propose une « décolonisation » du corps de la femme noire représentée par Fe Verdejo par Martín Tirado, blanc et portoricain, figure représentative du colon. Si d’une part le travail de Martín Tirado (la reconstitution des témoignages) crée en lui une attirance sexuelle pour Fe Verdejo, sa chef à la peau noire semblable aux esclaves qu’il découvre dans ses archives, celle-ci mystérieusement fascinée par le costume de Xica Da Silva ouvre la porte à un rituel sexuel sadomasochiste et répétitif qui implique la présence de Martín Tirado, comme sujet dominé.
En outre, Fe Verdejo en voulant essayer ce costume destiné à son exposition « Esclavas manumisas de Latinoamérica »11 devient ainsi l’actrice principale d’une histoire qui marquera à jamais la mémoire collective latino-américaine, car le port de ce vêtement faisant corps avec Fe Verdejo propose une relecture de l’histoire officielle de l’esclavage dans les Amériques. Cette union douloureuse de Fe avec le costume puis de Fe avec Martín Tirado sous forme sexuelle inscrit un désir de résistance aux silences historiques et un éloignement d’avec les pratiques discursives qui taisent l’impact des sexualités dans les écrits de résistance actuels dans la Caraïbe.
Les relations sexuelles de plus en plus ritualisées entre Fe Verdejo et Martín Tirado présentent un tableau qui rompt totalement avec les postulats hégémoniques qui présentent les femmes noires comme « sujeto a servidumbre, viles, de baja suerte, atrevidas y desvergonzadas »12. Car ici ce n’est plus Fe Verdejo la femme noire et intellectuelle qui est dominée et soumise à son maître, mais Martín Tirado qui est sous le joug sexuel de celle-ci, donc objet de son désir. Mayra Santos Febres démontre que la femme noire n’a pas toujours objet de désir, mais qu’elle a également été sujet de désir comme c’est le cas dans cette relation.
Fe Verdejo, en introduisant le corps de la domination et de la colonisation à l’intérieur du sien, dans un effort de reconstitution de l’histoire de ses ancêtres esclaves, permet à l’historien Martín Tirado de revivre et d’expérimenter les souffrances et les violences de celles que ses ancêtres esclavagistes dénommaient « perritas zambas ». Les pratiques sexuelles transgressives de Fe Verdejo rappellent à la mémoire les souffrances et la violence physique et sexuelle de ses ancêtres noirs. La singularité dans la relation de Fe Verdejo et Martín Tirado est que celle-ci veut que ce soit le blanc qui la libère du poids de son corps ; noir et marqué par le joug de l’esclavage comme on peut le lire dans ces lignes du roman : « entra en mi carne, rómpeme la carne. Sácame de aquí »13. Il semblerait que Fe Verdejo, en dépit de ses responsabilités et de sa réussite sociale, elle demeure, en tant que femme noire, captive de son corps ; « en la prisión de la objectividad que además sirve al hombre blanco como cuerpo de placer […] »14. C’est ainsi que tous deux, Martín et Fe aspirent à s’affranchir du joug qui pèse sur eux. Dans ce processus, Martín Tirado « [hará] que [su] dueña olvide quién ha sido. Historiadora famosa, aprendiz de monja, niña vejada. La haré sudar su vergüenza hasta que brame sin palabras desde el otro lado de su miedo, […]. Hasta que olvidemos juntos quienes hemos sido »15.
Même si les discours officiels et postulats hégémoniques ne cessent de montrer une image dépréciative de la femme noire toujours en lien étroit avec la traite transatlantique et l’esclavage colonial, Mayra Santos-Febres ainsi que bon nombre d’autres écrivain-e-s16 s’inscrivent en faux contre cette tendance et proposent une vision originale de l’historiographie officielle des Amériques et Caraïbes. Car le port de ce costume sacré « abre una brecha en el tiempo » [dans lequel] « presente, pasado y futuro se fundan en uno »17. Ainsi, Fe Verdejo combat, malgré elle, les oublis et silences du passé, fruits de l’oppression et de la suprématie coloniale. C’est d’ailleurs dans cette optique que Chrissy B. Arce atteste que :
El estatus de Fe como mujer y negra no solo señala el éxito de la mujer, sino que pone de relieve su apropiación por ese mismo sistema que controla nuestro conocimiento del pasado, las interpretaciones del presente y las expectativas para el futuro. Como inevitable secuela de su deseo -de crear un archivo del pasado, ser reconocida por su trabajo académico, poseer a un hombre blanco- se revela su entrañable nexo con las mujeres que constituyen el objeto de su estudio; intimidad que se materializa en la piel18.
Le corps de la femme devient ainsi le chronotrope19 qui situe les transformations de la société et les identités qu’elles renferment. De ce fait, « el cuerpo parece ser un campo de batalla donde se debaten ideologías, razas y diferencias sexuales »20. Dans le roman Fe en disfraz, la problématique de la lutte des corps est présente chez le personnage de Fe Verdejo et chez celui de Martín Tirado. Anisa Farhan Rodríguez commente à ce propos dans El cuerpo mutilado que:
Ella misma [Fe Verdejo] está dividida a nivel intra psíquico entre la subjetividad « blanca » que ha logrado alcanzar y el cuerpo negro que la ata a un pasado esclavista del cual quiere escapar a través de sus prácticas de una violencia transgresiva21.
De même que le rang social et la couleur de la peau sont au cœur de ce récit. Cela est observable dans la constitution du corps de Fe. Effectivement, le fait d’avoir un corps marqué par la couleur noire et travailler dans un endroit supposément dédié à l’élite blanche fractionne l’identité du personnage. Martín Tirado est également marqué par la blancheur de sa peau qui lui rappelle ses ancêtres esclavagistes. Ce n’est qu’au travers de l’exploration du corps de Fe Verdejo qu’il découvre « en concreto la rasgadura con la que siempre cargué; de la cual nunca supe el peso »22. Il constate que « no [le] queda más que esa blancura que es mi herida. Fe me lo ha hecho ver, la herida que habita en mi piel »23.
Dans le cas de Fe Verdejo, « el cuerpo no es solo carne, sino la representación social que se construye con una serie de cuestionamientos apenas aprehendidos a través de la escritura del mismo »24. Le corps de la femme joue dorénavant un rôle de moteur de l’histoire culturelle. Les corps blessés et parfois rejetés de personnages anonymes racontent une histoire dans laquelle on peut lire l’histoire identitaire de tout un peuple emprisonné par la colonialité du pouvoir.
Grâce à l’union charnelle de Fe Verdejo avec le vêtement sacré de Xica Da Silva, le corps de Fe Verdejo devient ainsi le « receptáculo de la memoria y experiencias de vida a través de las sensaciones físicas de éste »25. De toute évidence, le costume agit comme un fantôme qui hante le personnage qui le porte. Cette structure du fantomatique renvoie à « une zone […] socialement visible, pour ainsi dire sa matérialité, que seul le vêtement rend perceptible […], soit donc de l’invisible nudité »26. Ainsi, le récit donne l’impression que le vêtement met en scène le corps27. Le port du costume implique, dans le récit, l’automutilation du corps du porteur, la vue du sang et les humiliations, entre autres. Ce rituel eut lieu pendant trois ans chaque 31 octobre, fête d’halloween. Ce qui laisse croire qu’il ne s’agit pas simplement d’une relation sexuelle traditionnelle. En effet, c’est à cette date que « supuestamente se liberan entes fantasmagóricos o entes que poseen a las personas »28.
Ces nouvelles pratiques féministes, très singulières au féminisme latino-américain et caribéen, inscrivent en toile de fond une volonté de se démarquer des modèles traditionnels d’écriture et un souci d’inconformité sur le plan sociétal. Force est de constater que la femme acquiert dans la production littéraire29 de Mayra Santos-Febres un pouvoir de résistance inédit. Elle devient sujet et non objet du désir de l’homme. Santos-Febres s’insurge contre toute forme d’opposition masculine ou machiste. Le corps de la femme devient un moyen de pression contre toutes les forces idéologiques qui ont fait d’elle une altérité radicale. Luis Felipe Díaz, écrivain et critique littéraire portoricain, souligne à ce propos dans Modernidad literaria puertorriqueña que:
Como ningún otro escritor, Mayra Santos abunda en los aspectos de las expresiones corporales, en los modos en que invade el poder y en las maneras de sobrepasar los mismos. La vagina, el clítoris, el coito, el orgasmo y los goces del cuerpo en general se convierten en lugares comunes y metonimias que dan cuenta de las prácticas de las sexualidades ya acalladas, escondidas o silenciadas por el impuesto discurso oficial de la cultura falocéntrica. Al asistir a estos espacios y prácticas de transgresión, al hacerlos más visibles y al desobedecer los mandatos de prohibición patriarcal, Mayra supera la noción de la mujer ya virginal o prostituta que ha proclamado el discurso de la ansiedad y temor masculinizantes y que ha dominado, en general, a la literatura de la represiva modernidad30.
Écrire la domination c’est également dénoncer la violence et le viol institués contre les femmes aujourd’hui dans les Amériques. À l’instar de la violence qu’exerce Fe Verdejo sur son propre corps, le roman fait état, au travers de récits intercalés, de la violence contre les esclaves noires dans le Nouveau Monde. Ainsi, le roman revient sur le témoignage d’esclaves, notamment celui de María y Petrona :
Los siguientes días nos usaron para sosegarse, mientras competían entre sí, midiendo sus virilidades y haciendo luchas a cuerpo desnudo entre ellos. […]. El último día se nos echaron indiscriminadamente. Uno, por delante; otro, nos metía su miembro de manera contranatura y otros nos tocaban entre las piernas, hasta que todos quedaron saciados31.
Le récit de l’esclave Ana María âgée de douze ans abonde dans ce sens quand elle affirme que : « García me volvió a golpear, pero esta vez, tomó un zapato de mujer y, con el tacón, me dio muchos golpes en la cabeza y me hirió en varias partes, mientras mi ama, doña Manuela, miraba y se reía »32. Les historiographies officielles se sont rendues complices des tourments de l’esclavage car en inscrivant sur papier une histoire truffée de faux-semblants, elle a légiféré les dégâts causés par l’esclavage, la traite et la colonisation du Noir.
Corps et sexualité dans Fe en disfraz
Mi piel era el mapa de mis ancestros. Todos desnudos, sin blasones ni banderas que lo identificaran; marcados por el olvido o apenas, por cicatrices tribales, cadenas y por las huellas del carimbo sobre el lomo. Ninguna tela que me cubriera, ni sacra ni profana, podría ocultar mi verdadera naturaleza33.
Mayra Santos-Febres
Presque toute l’œuvre littéraire de Mayra Santos-Febres a comme point d’ancrage le corps noir. Ce corps qui est resté longtemps dans les archives de l’histoire interroge l’identité culturelle en vigueur dans la Caraïbe et dans les Amériques. Dans les œuvres littéraires de Mayra Santos-Febres, le corps est une arme de résistance indispensable qui questionne sans l’historiographie et la mémoire officielle.
En outre, les scénarios sexuels entre Fe Verdejo et Martín Tirado ont valeur d’exorcisme, car si la protagoniste au moyen de son déguisement donne la voix à ses ancêtres cela implique que « sus antepasados inevitablemente forman parte de su presente, son constituidos por la piel negra desangrada que rebasa tiempo y espacio »34. Dans le roman, Mayra Santos-Febres a voulu recréer la condition inhumaine dans laquelle se trouvaient les femmes noires sous le joug des esclavagistes. Sauf qu’ici c’est l’homme blanc qui est réduit au statut d’esclave. En ce sens la trame souligne que:
Un deseo similar de exhibir, de crear espectáculo, ya no destinado al entretenimiento del blanco sino a desenmascarar los nexos entre la violencia del saber y la violencia sexual. Este juego sexual es complejo, en tanto que al entrar en él, la protagonista va creando nuevas reglas que le purgan de la culpa de su complicidad a la vez que implican en el performance de la tortura35.
L’auteure a certainement voulu recréer la même histoire en inversant le rôle des protagonistes de cette histoire douloureuse dont les blessures demeurent encore béantes dans la mémoire collective afro-portoricaine. C’est ainsi que la violence sexuelle exercée sur Martín Tirado n’est que la reconstitution de l’histoire d’esclaves latino-américaines qui ont été sexuellement abusées et violées et dont l’histoire demeure encore occultée par les historiographies officielles des Amériques et Caraïbes. Pour Farhan Rodríguez, « Santos trabaja la idea de que se ha borrado de la memoria de la esclavitud a la que se sometió el cuerpo negro, y el de la mujer negra en particular »36.
Ce rituel, sous forme de relations sexuelles sadomasochistes, rompt avec le silence social imposé à l’histoire des esclaves en Amérique latine. Par conséquent, le corps devient un outil puissant de résistance car il réécrit l’histoire. Non pas l’histoire d’une seule esclave mais l’histoire de toutes les esclaves, noires, indiennes et mulâtresses violées dans les plantations et fermes coloniales. Le costume « maudit » de Xica Da Silva, habité par les souffrances et douleurs de l’esclavage devient l’hôte qui interroge sans cesse l’histoire officielle de la traite et de l’esclavage colonial. Il est un symbole de résistance au moyen duquel Fe Verdejo elle-même découvre l’histoire de ses ancêtres. La muséographe Fe Verdejo dit à ce propos : « pude exponer esa pelea muda que se dio entre esclavo y amo, que se da todavía entre nosotros y ellos; entre el mundo de la "razón" y este otro mundo que algunos todavía habitamos. Llamémosle el mundo de los cuerpos »37. En revanche, le récit que Fe Verdejo fait de sa première relation sexuelle à l’âge de quinze ans vient interroger le rapport à la lourdeur dans cette lutte muette entre maître et esclave. Bien qu’il ne s’agisse pas dans cette relation de maître et d’esclave, Fe raconte que son compagnon de bal (filleul de sa grand-mère), Aníbal Andrés, était blanc comme la neige. Elle révèle que pendant la nuit de leur première relation,
fui yo quien lo besó primero; yo quien lo incitó, admito. Pero no me esperaba la fuerza con que me agarró por debajo del traje […], me metió los dedos por dentro hasta ponerme de cuclillas. Tampoco me esperaba la manera como me mantuvo sujeta contra el suelo, mientras me metía su miembro duro entra las piernas. El muchacho comenzó a morderme, a arañarme, a abrirme con empellones […]. Tengo que admitir que me gustó aquella derrota. Aquella sumisión dolorosa, […]38.
Cette soumission douloureuse de Fe Verdejo avec Aníbal Andrés laisse penser à une sexualité aux prises avec la douleur pour trouver le plaisir. Comme c’est le cas dans sa relation avec Martín Tirado, dans une certaine mesure.
Par ailleurs, le vêtement/costume semble prendre vie au contact du sang comme une sorte de zombie ; « Fe pasó sus manos. Las cortó el arnés. […]. El cuero frío se bebió el líquido rojo, gota a gota, y se tensó, como si recobrara una esencia primigenia que hacía tiempo echaba de menos »39. Le port du vêtement oblige la porteuse à revivre la violence et la souffrance de la Xica Da Silva, car est lié à elle par l’histoire traumatique de l’esclavage.
Le corps de Fe Verdejo a le souci de rendre visible une histoire qui demeure encore peu documentée. Dans ce roman, on assiste à une sorte de libération du corps réprimé, du corps maintenu sous le joug de l’esclavage, et du corps qui revendique même sa légitimité en tant que porteur des stigmates et tracés historiques. Ici le rapport à la corporéité « est ce vecteur sémantique par l’intermédiaire duquel se construit l’évidence de la relation au monde »40. Comme on peut le noter dans les derniers chapitres du roman, cette relation au monde se traduit à travers « des étiquettes des rites d’interaction, gestuelles et mimiques, mise en scène de l’apparence, jeux subtils de la séduction, techniques du corps […] relation à la douleur et à la souffrance »41.
Par ailleurs, l’on remarque que la corporalité peut être indissociable de la temporalité qu’elle convoque presqu’irrémédiablement. Chez Mayra Santos-Febres par exemple, on note d’emblée le passage du passé qui s’écrit à partir du présent et ce présent vient confirmer le passé. La temporalisation du corps de Xica Da Silva [via son déguisement] dans le corps de Fe Verdejo « libère » le récit de l’inhumanité et des viols exercés sur les esclaves noires pendant l’esclavage. Aussi, le corps de Fe ne fonctionnerait-il comme un fragment du temps ; dans la mesure où celui-ci porte en lui la notion de temporalité. Martín Tirado pouvait observer dans l’ouvrage que:
¿Acaso el peso de los tiempos, los conocidos y los desconocidos, nos hace a todos cómplices de algún secreto mal, de algún rito malévolo y sagrado, del pasaje de los muertos por nuestra carne?
¿Quién es inocente?42.
La préface du roman commence avec une indication spatio-temporelle. La fête de « Sam Hain. Víspera de todos los Santos »43. Une fête supposée célébrée les esprits des morts et dans laquelle « nuestras carnes se prepararían para recoger los humores de animales sacrificados, […]; en las pieles del disfraz, sus espíritus »44 . C’est en cette date que Martín Tirado prévoit d’exorciser Fe en la sortant de ce corps qui porte les cicatrices de l’esclavage :
Cortaré las telas de este traje. Mi navaja raspará el peplo, el pasacintas […] Fe gritará, le taparé la boca. Entenderá que debo hacerlo; deshacerme de esa barrera que frena nuestro encuentro definitivo, duradero45.
Le rapport à la douleur corporelle interroge aussi l’importance de la reconstruction de l’histoire aux prises avec le corps. Cette douleur, parfois morbide dans sa représentation, laisse penser que la « chair souffrante est une chair en faute »46. Sans aucun doute, Martín Tirado semble être le porteur et l’analyseur de l’histoire de ses ancêtres esclavagistes. En revanche, le degré dolorifère auquel réagit le corps de Fe Verdejo est intimement lié au vécu esclavagiste de ses ancêtres.
Toutefois, comment « comprender cómo se forja lo erótico en una cultura donde sexo es trabajo, donde el deseo surge de la obligación de tener que sentir, que experimentar, el cuerpo de la dominación dentro del propio cuerpo »47 sans interroger cette antinomie. Car le corps de la femme devient en même temps objet de rejet et de désir pour l’esclavagiste. Pourtant, force est de constater que ce n’est pas la femme en tant qu’être biologiquement constitué qui attire le maître mais plutôt ce qu’engage sa condition d’esclave aux prises avec sa couleur de peau.
En revanche, « Fe es victimaria y victima e inventa las reglas que regirán un nuevo rito sacro y profano que no reconoce los fuertes linderos que existen en el discurso oficial »48. L’écrivaine elle-même précise dans Sobre piel y papel que :
Veo varios usos de lo erótico en el Caribe. Me fijo en tres usos: lo erótico como inscripción de definiciones sobre la identidad, lo erótico como lugar donde se inscribe la opresión racial y clasista, y lo erótico como resultado de un proceso de autoconocimiento y autodefinición. A veces, estos tres usos se dan simultáneamente, a veces en contradicción49.
Les mécanismes utilisés pour interroger puis asseoir les identités caribéennes actuelles s’éloignent presque totalement des postulats qui relèguent au second plan les problèmes liés à la sexualité minorisée, mais pas toujours minoritaire de certains groupes sociaux en Amérique latine et dans la Caraïbe. Si pour l’auteure l’eros revêt une importance capitale dans la définition des identités caribéennes et portoricaines c’est parce que le sexe a été utilisé pendant longtemps comme outil forcé de domination des peuples supposés inférieurs. Pourtant, dans une société portoricaine marquée à jamais par un lourd passé esclavagiste, on ne pourrait passer outre ou encore taire la complexité des rapports identitaires dans l’île.
En utilisant le corps de la femme comme source d’articulation de l’identité portoricaine, Mayra Santos-Febres brise les silences et tabous imposés par les discours autoritaires patriarcaux qui répriment et confinent ce corps. En ce sens, elle indique que:
La presencia del cuerpo en un sistema de significados se convierte entonces en un detonador, en una marca que apunta hacia la fisura dentro del lenguaje. El silencio y la gestualidad reprimidas por el discurso o por la página pueden dar la imagen de que el lenguaje es un sistema todopoderoso que puede codificarlo todo; nombrar lo existente siempre. […]. El cuerpo abre un registro de polivalencias que hace que la lógica discursiva se vea atacada en propio seno, abriendo el lenguaje, virándolo al revés para dejar ver sus costuras50.
Si « casi en todas las legislaciones del mundo, se entiende la violación como la penetración por fuerza del falo en la vagina de la mujer »51, Mayra Santos-Febres propose comme offensive à cette violence sexuelle et à l’oppression coloniale qui l’accompagne, le pouvoir du corps. Ce corps qui à travers sa radiographie bouleverse et « viole » les dogmes sociaux qui l’infériorisaient. Ce corps, semble-t-il, destiné à toutes obscénités contradictoires. Selon Farhan Rodríguez, l’usage du mot « rasgadura »52 pour définir le sexe de la femme incite déjà à la violence sexuelle. Selon elle, « se describe la vagina femenina como rasgadura, como si la mujer, previo a cualquier acto sexual, estuviese rota físicamente »53.
De l’archive comme porteuse d’histoire et de mémoire
[Écrire] à partir d’archives anciennes ou nouvelles – et la richesse de ces nouveautés tient en particulier à ce que certains de ces documents jusqu’ici peu visibles ou inaccessibles, secrets ou privés, font aussi l’objet de nouvelles interprétations, de traductions inédites, d’autres éclairages historiques ou philologiques54.
Jacques Derrida
Fe en disfraz peut être interprété comme une œuvre testimoniale. En effet, les récits de Diamantina du Minas Gerais (Brésil), María y Petrona (Costa Rica), Ana María (Cartagena de Indias), Mulata Pascuala (Venezuela) donnent à connaître/lire l’histoire de las esclavas manumisas de toute l’Amérique latine et proposent une révision de celle-ci. Paul Ricoeur a sans doute raison quand il affirme que :
Le témoignage nous conduit d’un bond des conditions formelles au contenu des « choses du passé » (praeterita), des conditions de possibilité au procès effectif de l’opération historiographique. Avec le témoignage s’ouvre un procès épistémologique qui part de la mémoire déclarée, passe par l’archive et des documents, et s’achève sur la preuve documentaire55.
Pour Anisa Farhan Rodríguez, « las intercalaciones de supuestas narrativas esclavistas conforman una ideología »56. Elle observe que dans le roman de Mayra Santos-Febres, « se entiende la necesidad de la autora de la novela en hurgar en el pasado y de traer el pasado al presente en su escritura. La duda de si en este presente se tiene que destruir a la figura femenina en la narrativa puertorriqueña permanece »57. Dans cet effort mémoriel, on ne saurait ignorer le rôle fondamental que jouent les archives dans l’œuvre littéraire de Mayra Santos-Febres. Ainsi, les documents contenant les témoignages d’anciennes esclaves participent de la structuration de la mémoire historique. Ils postulent également la présence/absence de récits et faits parfois oubliés de la mémoire historiques. Jacques Derrida semble corroborer ce constat quand il souligne dans son ouvrage Mal D’archive que :
Car l’archive, si ce mot ou cette figure se stabilisent en quelque signification, ce ne sera jamais la mémoire ni l’anamnèse en leur expérience spontanée, vivante et intérieure. Bien au contraire : l’archive a lieu au lieu de défaillance originaire et structurelle de ladite mémoire58.
Le roman revient sur l’importance des archives pour la relecture de la mémoire historique. Comme cela a été précisé, le récit est parsemé de témoignages qui relatent les abus sexuels subis par des esclaves noires. Parmi les sept récits intercalés, quatre semblent provenir d’archives officielles. La première de cette série concerne une esclave noire nommée Diamantina, originaire de la Aldea de Tejuco. Sa déclaration fait partie des archives historiques de 1785 du Minas Gerais. Diamantina déclara devant le gouverneur Alonso Pires tous les sévices de sa maîtresse Doña Antonia de la Grande y Balbín. En effet, Diamantina fut achetée par l’époux de doña Antonia de la Grande y Balbín, don Tomás de Angueira. Doña Antonia qui était stérile59 savait que son mari avait des relations sexuelles avec son esclave Diamantina. Ainsi, elle ne ratait aucune occasion de l’insulter et de la battre sans raison. Doña Antonia reconnut devant le gouverneur que :
los oía refocilándose por todas partes, su esposo bufando sobre el cuerpo de la esclava y que más de una vez, los había visto « en el acto », […] ella gritando como las callejeras de la calle, como acostumbran las que son de su clase […] las negras personas sujetas a servidumbre […] corruptas como callejeras…60.
A la mort de doña Antonia, son époux accorda la liberté à Diamantina et à ses enfants. De sa « relation » avec son maître naquirent cinq garçons qui furent reconnus comme enfants naturels de don Tomas de Angueiro et ils héritèrent de sa fortune après sa mort comme cela avait été précisé dans le testament qu’il avait écrit et signé. Diamantina comme Xida Da Silva sont originaires du Minas Gerais et même si leurs histoires ne sont pas tout à fait similaires, l’on note toutefois que celles-ci eurent des enfants avec de riches propriétaires.
La deuxième archive provient du registre historique de Valle de Matina au Costa Rica en 1719. Celui-ci revient sur le témoignage de María et Petrona61, deux esclaves noires rescapées du naufrage d’un bateau anglais. Pendant que leurs compagnons de voyage prirent la fuite pour échapper aux mains des anglais, María et Petrona ont décidé de marcher le long de la côte en quête d’un lieu habité. Pendant leur promenade, elles rencontrèrent le Sergent Juan Francisco de Ibarra qui les conduit à Valle de Matina où lui et six de ses collègues gendarmes abusèrent d’elles à plusieurs reprises. Après leur forfait, le sergent de Ibarra les vendirent à l’épouse du Sergent Major Salvador Suárez de Lugo. Plusieurs années plus tard, Petrona se présenta devant le gouverneur Diego de la Haya pour implorer sa pitié et la protection royale afin que son enfant, issu des viols répétitifs, devienne enfin libre.
Le troisième témoignage est celui d’Ana María, une esclave noire d’à peine douze ans, originaire de Cartagenas de Indias, son témoignage figure dans les archives historiques de 1743 de la Nueva Granada. Ana María se présenta devant le gouverneur del Valle maculée de sang afin de demander la protection royale. Selon la plaignante, Manuel Joseph García, neveu de Manuela Sancho sa maîtresse, s’est mis à la battre sans aucune raison apparente :
García me dio un pescozón por el rezongo que traía. Por este motivo, le contesté que les pegase a sus criados y a sus esclavos, pero que yo no era su esclava. García me volvió a golpear, pero esta vez, tomó un zapato de mujer y, con el tacón, me dio muchos golpes en la cabeza y me hirió en varias partes, mientras mi ama doña Manuela, miraba y se reía62.
La quatrième archive provient du Libro de Consultas del Colegio Jesuita San Francisco Javier de Mérida au Vénézuela en 1645. Le document revient sur l’histoire d’une esclave nommée la mulata Pascuala. Celle-ci fut incarcérée dans la prison du château de la Barra à Maracaibo. L’archive fait état de la plainte de don Manuel Pérez âgé de dix-sept ans, fils de don Manuel Pérez y Piñón. Selon le plaignant, la mulata Pascuala, très connue pour ses talents de guérisseuse et d’envoûteuse, lui aurait jeté un sort. Après avoir été consulté la mulata Pascula, don Manuel Pérez « confesó no poder estar ni de día ni de noche sin pensar en la Mulata Pascuala »63. Après consommation des poudres prescrites par la mulata, « sintió un azogue en todo el cuerpo, como si, por dentro, le quemara la imagen viva de la mulata que, con las piernas al descubierto, lo llamaba para seducirlo »64. Don Manuel Pérez révèle que cette même nuit :
La tomaba casi siempre por detrás, asiéndome a sus grupas y entrando en contra natura. Que terminaba el acto fuera de sí, enardecido por una fuerza que nunca recuerda haber poseído antes. Que la sangre le picaba en las venas, que su simiente se derramaba copiosa por todas partes como si algún íncubo lo poseyera en esos momentos65.
La singularité de cette archive est que ce n’est pas l’esclave qui se plaint de son maître ou de sa maîtresse mais plutôt l’inverse. On pourrait même y voir dans ce document l’image de la femme noire à la sexualité débridée et celle qui envouterait l’homme avec ses effluves. La mulata Pascuala a été conduite devant le Saint Office afin d’être purifiée. Pour parfaire son excorcisme, la mulata Pascuala subit plusieurs supplices corporels et génitaux afin d’éviter tout autre envoûtement. Cela dit,
se la introdujo, desnuda y de cabeza, a unos baños de agua fría que calmaron sus efluvios. Se le aplicaron tizones calientes a los pechos, se apretaron sus pezones con tenazas y se le introdujo un fierro por entre las piernas que comprobó sus contubernios con Lucifer66.
Le cinquième témoignage de cette série d’archives est très important, car il retrace l’enfance de María Fernanda Verdejo dans ville de Maracaibo au Venezuela. À l’âge de treize ans, Fe Verdejo rejoint le collège des nonnes où elle reste interne pendant deux ans. Sa mère, María y étudia avant d’y sortir à l’âge de quatorze ans quand elle fut enceinte de Fe. La particularité de cette archive sur l’adolescence de Fe Verdejo réside, à notre sens, dans le fait qu’il aide à saisir les contours du personnage adulte de Fe, un personnage en constant conflit intérieur. Ses lectures favories étaient celles « que contaban las vidas de princesas y reinas recluidas en monasterios, para purgar sus atribuladas almas; para escapar (o caer presas) en las redes del poder »67. Elle cite parmi ces princesses et reines, « Juana la Loca, Ana de Austria, Margarita de Escocio, Ana de Borgoña […] Sor Juana. Mujeres Sabias, mujeres pías, mujeres sacrificadas. […] Yo permanecía encerrada en mi propia celda de clausura –la biblioteca– »68. Ceci étant, si d’une part la vie au monastère a permis à Fe de développer son amour pour la lecture, d’autre part, sa couleur de peau agissait comme une macule à son émancipation.
Fe Verdejo « quería ser como aquellas monjas, blancas, puras, como aquellas princesas; vestir trajes hasta el suelo, hechos de terciopelo […] con hilos de oro y pedrerías »69. Cependant, « sabía que aquello no era para mí. Me lo recordaban las alumnas del colegio y el color de mi piel. […]. Era la única negra de la escuela, la única que no era hija de ricos »70. Au demeurant, Fe Verdejo est en lutte constante avec le désir de s’affirmer en tant que femme et intellectuelle et sa couleur de peau qui rappelle sans cesse à la mémoire l’histoire de l’esclavage. Ainsi cette source archivistique sur Fe Verdejo permet de comprendre son histoire et le lien que celle-ci établit avec les archives sur les autres esclaves du roman.
En outre, on observe dans chacune de ces archives des similarités. Que ce soit dans le traitement des esclaves ou dans leur objectif final qui est de demander la protection royale contre leurs maîtres/maîtresses. Ainsi, en faisant son exposition sur Las Esclavas Manumisas de Latinoamérica, Fe Verdejo fait de l’histoire de ses ancêtres, son histoire. Son corps porte les marques du passé douloureux de l’esclavage. Parler de l’esclavage et dire les abus sexuels et les violences annoncent dans une certaine mesure un désir de relecture de l’histoire de l’esclavage en Amérique latine.
Ce qui est également original dans ce revisionismo de l’Histoire, les sources historiques que sont les témoignages, archives […] constituent un nouveau mécanisme d’écriture et de lecture des « affaires troubles et troublantes, […] des complots, […] des conjurations mi-privées mi-publiques, […] entre la famille et une intimité encore plus privée […] »71. A cela s’ajoutent les sources que sont les musées, les monuments, les commémorations et bibliothèques qui participent aussi de l’effort de relecture de l’historiographie. La lecture des archives permet à Martín Tirado de se souvenir des « historias de mujeres infames, poco conocidas, casi nunca nombradas – Malitzin, la traidora ; Saatjee, la Virgen Hottente ; Kittihawa, la india […] »72. À l’évidence, le corps de Fe Verdejo est un archive qui « cuenta la verdadera historia de estos seres que accedieron a la esfera limitadísima de su libertad […] »73 . Fe Verdejo ou Fe «dejó ver», via ce déguisement aux allures du Moi-peau74 de Didier Anzieu, « centenares de indias, negras y mulatas paridoras de hipogrifos mestizos, abiertas desde sus carnes más secretas, exponiendo la flor de su tormento »75.
Fe en disfraz donne la voix aux personnages féminins qui ont été réduits au silence dans l’histoire des Amériques et Caraïbes. Ces femmes ne cessent de résister au temps et le passé demeure encore bien présent dans les mémoires collectives et individuelles de sorte que « le passé n’est pas revécu, mais reconstruit »76. Dans cette « reconstitution » et relecture de la mémoire collective, il ne serait pas exagéré d’avancer que « se souvenir, c’est donc faire renaître le dialogue, la liaison entre mémoire individuelle et la mémoire collective […] »77. Les témoignages, les lettres et les archives ont un intérêt historique et social indéniables. Dans sa narration, Mayra Santos-Febres semble indiquer que les témoignages d’abus et les archives sur les viols de María y Petrona et Ana María, bien que fictifs, continuent d’influencer la vie d’hommes, de femmes et de générations entières.
De surcroît, l’ossature de l’ouvrage invite à prêter une attention particulière au roman. En effet, l’intertextualité joue un rôle important dans la reconstitution des faits. Le roman de Mayra Santos-Febres est traversé par un foisonnement intertextuel considérable. La définition de Gérard Genette au sujet de l’intertexte confirme notre hypothèse de départ. Le critique et théoricien français remarque que :
[En ce qui concerne l’intertextualité], je le définis pour ma part, d’une manière sans doute restrictive, par une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre78.
Dans le roman, les témoignages ne se fondent pas dans l’ensemble du roman. Tout au contraire, ils sont « isolés en paragraphes distincts […]. Leur sens ne se saisit donc pas en continuité et en uniformité avec le reste du texte mais [il] se crée aussi ».79 L’archive qui fait état de la condition de Diamantina80, entre autres, est un exemple non négligeable à ce sujet. Le lecteur se retrouve ainsi face à un roman qui rompt avec toute linéarité dans l’écriture. La présence des documents (archives) perturbe parfois cette linéarité. Car, « même lorsqu’elle est absorbée par le texte, [la présence des documents] ouvre sur une extériorité, le confronte à une altérité qui perturbe son unité, le place du côté […] de la dispersion »81.
De toute évidence, l’intertexte participe de l’éveil de la conscience du lecteur-destinataire ; il « manifeste donc le souci d’une tradition et d’une mémoire vives qui résistent à toute tentative de scission, d’occultation et de rupture »82. Cette résistance dans l’écriture est très présence dans Fe en disfraz. Celle-ci pourrait traduire une volonté d’asseoir un dialogue implicite entre le texte d’origine et les témoignages qui s’inscrivent dans la même perspective thématique.
Conclusion
En définitive, Fe en disfraz de Mayra Santos-Febres propose une nouvelle lecture de la résistance. À partir des corps réprimés et réduis au silence, Mayra Santos-Febres dévoile l’infra-humanité des femmes esclaves abusées durant l’époque coloniale. Elle a su ramener au présent l’histoire de l’esclavage au moyen de la relation de Fe Verdejo avec le costume de Xica da Silva. En réponse au silence complice des historiographies officielles, l’auteure insiste sur l’importance de lire le corps comme pratique discursive dynamique qui bouleverse toute hiérarchie de pouvoir. Dans l’étude que nous proposons, il nous a semblé important de rappeler les contours qui articulent l’écriture de Mayra Santos-Febres. Nous remarquons que dans l’œuvre littéraire de Santos-Febres, la femme joue un rôle non négligeable. Trop longtemps considérée comme sujet ou personnage subalterne dans les productions et discours littéraires latino-américains/caribéens, Mayra Santos-Febres montre comment ces « subalternes » peuvent parler. Le cas de Fe Verdejo, femme noire qui décide de présenter au public l’histoire d’esclaves noires d’Amérique latine, s’inscrit dans cette perspective. L’écriture de ce roman a aussi le mérite de croiser les faits passés comme on a pu le voir dans les archives datant du XVIIe et XVIIIe siècles en Amérique latine avec le présent de la narration à Chicago. Certes, la littérature portoricaine est très peu connue et peut-être encore minorisée mais Mayra Santos-Febres fait partie de ces auteures afro-portoricaines, à l’instar d’Yvonne Denis-Rosario, Yolanda Arroyo Pizarro ou encore Gloriann Sacha-Antonetty qui font le pari d’écrire à rebours de la domination coloniale. Elle insiste également sur la nécessité d’étudier la femme comme sujet de désir de l’homme. Pour l’auteure, la plupart des féministes ont très souvent battu en brèche la violence, le viol ou encore les dominations physiques et sexuelles à l’endroit des femmes. Néanmoins, ces féministes ont prêté très peu d’attention sur les rapports entre genre, classe, race et sexualité pour dire la complexité des féminismes en Amérique latine. Dans Fe en disfraz, l’écrivaine portoricaine ne manque pas de présenter un personnage féminin noir qui, de toute évidence, devient sujet de désir de l’homme.