Dans la trilogie Verdes valles, colinas rojas1, publiée entre 2004 et 2005, Ramiro Pinilla (1923-2014) retrace pratiquement un siècle d’histoire du Pays Basque. La tierra convulsa2 couvre la période allant des grèves minières de 1889-1890 jusqu’à 1910, Los cuerpos desnudos3 la période entre 1910 et la Guerre Civile au Pays Basque en 1936 et Las cenizas del hierro4 la période entre la fin de la Guerre Civile et la fin du franquisme et la naissance de l’ETA. Les histoires personnelles de deux familles, les Altube et les Baskardo, nous permettent de mieux comprendre comment le monde rural basque, représenté par la ville de Getxo, doit faire face à l’essor industriel de Bilbao et perd progressivement de l’importance par rapport au monde urbain. Les riches propriétaires terriens voient leur « vieux » pouvoir menacé par les nouveaux riches, les entrepreneurs industriels. Des mouvements politiques naissent alors de manière parallèle : le nationalisme basque, qui dans un premier temps cherche à défendre les valeurs du monde rural, l’égalité supposée de tous les Basques, la supériorité de la race basque et la religion catholique, des préceptes mis en danger, selon les nationalistes, par l’arrivée massive de migrants, appelés péjorativement « maketos », et par l’essor d’un autre mouvement politique, le socialisme. Celui-ci se développe dans les mines et les usines de la « ría bilbaína » en réponse aux conditions de vie et de travail difficiles des mineurs. Le chiasme du titre de la trilogie, Verdes valles, colinas rojas, renvoie parfaitement à cette opposition entre le monde rural (les vertes vallées) et le monde urbain (les collines rouges) et à cette division de la société basque entre nationalistes basques, socialistes et riches industriels. Le chiasme souligne aussi la cohabitation difficile et les échanges de plus en plus fréquents entre les deux mondes. Les allers et retours des personnages entre la campagne et la ville facilitent par conséquence l’arrivée des idées socialistes ou capitalistes dans la campagne.
Dans ce monde en plein changement, les personnages féminins de la trilogie jouent un rôle essentiel. Notre attention se portera notamment sur les personnages d’Isidora, Fabiola et Flora, qui sont au centre des narrations et qui tour à tour tentent de défendre les plus faibles, les plus opprimés. Dans La tierra convulsa, Isidora est une militante socialiste, très engagée pendant les grèves minières de 1889-1890. Fabiola n’a aucun lien de parenté avec Isidora, mais elles vont toutes les deux avoir un enfant avec Roque Altube. Dans Los cuerpos desnudos, Fabiola suit l’exemple d’Isidora et tente de créer un syndicat au début des années 1910. Sa fille Flora est quant à elle une militante anarchiste au moment de la Guerre Civile. Toutes les trois s’opposent aux pouvoirs dominants, dont les représentants sont appelés les « hommes du fer » dans la trilogie. Il s’agit des patrons des mines et des hauts fourneaux de Bilbao, des nationalistes basques, des membres de l’Eglise, puis des franquistes ou encore de l’ETA à la fin de la trilogie, c’est-à-dire tous ceux qui exercent une idéologie dominante. Face à eux, au fur et à mesure de la trilogie, ces trois femmes qui les combattent se rapprochent d’un autre groupe, « les hommes du bois », ceux qui vivent en marge de la société, au contact de la nature, totalement éloignés du monde matériel et idéologique. Elles deviennent alors des « femmes du bois ».
Nous nous demanderons donc comment ces femmes parviennent à faire entendre leur voix face aux « hommes du fer », quelle est la teneur de leur discours, comment et pourquoi, dans les années 1910, retournent-elles vers la nature et les origines pour devenir des « femmes du bois ».
Dans un premier temps, nous verrons que ces femmes opposent la révolution au patriarcat et nous verrons comment évolue le discours entre ces trois femmes, comment nous passons du discours socialiste d’Isidora au discours syndicaliste de Fabiola et à celui anarchiste de Flora. Puis dans une deuxième partie, nous montrerons que progressivement les discours de ces trois femmes s’associent à un retour au corps et à la nature. La nudité se présente alors comme une action militante à un moment où les idéologies souhaitent cacher le corps de la femme pour s’imposer toujours plus. Enfin, nous verrons dans une troisième partie que cette volonté de mise en avant des femmes est en réalité un retour aux origines, au « matriarcalisme » basque, à la « liberté » la plus pure et originelle.
Face au discours dominant, un contre-discours révolutionnaire
Isidora, Fabiola et Flora s’inscrivent dans la continuité politique l’une de l’autre. Un fil conducteur existe entre elles : la révolution sociale. Il y a une volonté de mettre à mal la hiérarchie politique et économique imposée, de renverser l’ordre établi pour aller vers l’égalité, indépendamment de la nationalité, de la condition sociale ou du sexe, comme l’explique Isidora : «Ha llegado nuestra hora de empezar a ganar, que si la clase trabajadora sigue luchando así por ese mundo futuro en el que no haya ni ricos ni pobres, ni explotadores ni explotados, entonces estaremos haciendo la revolución»5. La révolution apparaît comme un idéal vers lequel il faut tendre. La classe ouvrière doit être le point de départ de l’abolition des privilèges. Le discours de ces femmes est un contre-discours face au discours dominant des patrons, de la bourgeoisie, des nationalistes, des autorités politiques ou religieuses : des « hommes du fer ». Elles cherchent à faire prendre conscience aux exploités de l’exploitation qu’ils subissent. Il y a une gradation entre les trois femmes vers toujours plus d’opposition aux idéologies dominantes et vers toujours plus de liberté. Il faut constater que la radicalisation des idées, le passage de la Isidora – socialiste, à la Fabiola – syndicaliste, puis à la Flora – anarchiste correspond de manière parallèle à une domination toujours plus grande des « hommes du fer » et à une liberté de plus en plus en danger. En effet, Isidora incarne la militante socialiste, à la fin du XIXe siècle, moment où le parti socialiste est en plein essor en Espagne, mais aussi dans le monde. Elle participe aux grèves minières et aux manifestations du Premier Mai de Bilbao en 1889 et 1890. Nous retrouvons chez elle un discours similaire à celui des leaders socialistes, Facundo Perezagua, Eduardo Varela et Facundo Alonso, basé sur les grandes lignes de l’idéologie socialiste : la lutte des classes entre la bourgeoisie et la classe ouvrière ; l’appel à la solidarité de tous les travailleurs du monde ; le Premier Mai comme moment de cohésion entre tous les travailleurs ; un appel à la limitation du temps de travail et à de meilleures conditions de travail et de vie autour du slogan : «ocho horas de trabajo, ocho horas de descanso, ocho de educación»6. Deux chapitres du premier tome, La tierra convulsa, sont consacrés à ces mouvements sociaux dans les mines de Bilbao. Dans le premier chapitre, Isidora apparaît comme une simple militante, chargée de distribuer des tracts. La parole est accaparée par les leaders socialistes. Leurs discours au style direct sont retranscrits de manière identique à ceux que nous pouvons retrouver dans les journaux de l’époque comme El noticiero bilbaíno, ce qui révèle le travail de documentation de Ramiro Pinilla. Ces discours décrivent de manière précise et juste les conditions de vie dans les mines. Dans le deuxième chapitre, Isidora prend la parole et est au centre de la narration. Ses discours, au style direct également, occupent une place prépondérante et deviennent aussi importants que ceux des leaders socialistes. La première personne se fait plus présente dans le discours d’Isidora afin de souligner son engagement et son action, comme le montre la gradation des verbes et la polysyndète dans la citation suivante : «Me fui a la mina y hablé en los barracones y convencí a muchos para presentar un escrito de protesta»7. Afin de convaincre les mineurs, le discours d’Isidora se construit sur de nombreuses questions rhétoriques et des comparaisons sur les conditions de vie entre la classe dominante et la classe dominée, afin de bien faire ressortir la différence de classe, mais aussi le fait que la richesse des uns provient de l’exploitation des autres :
¿Hasta cuándo vais a esperar para uniros y exigir vuestros derechos? ¿Nunca habéis sentido curiosidad por saber cómo viven los amos de Altos Hornos? Pues viven en palacios y entre almohadones y comiendo hasta hartarse, sin frío en invierno, acostándose con mujeres no estropeadas por el trabajo, como las vuestras, con hijos que reciben la mejor educación y a quienes atienden los mejores médicos y que no mueren de pequeños, como los vuestros. ¿Y sabéis de dónde sacan el dinero para disfrutar de todo eso? ¡De vuestros propios bolsillos, pues no os pagan lo que vale vuestro duro trabajo!8
Cependant, Isidora disparaît ensuite de la narration à la fin des grèves, après avoir obtenu une réduction du temps de travail, un début, certes, mais qui montre aussi la difficulté à imposer un nouveau discours.
Dans Los cuerpos desnudos, Fabiola prend la relève d’Isidora. Elle tente de transposer les idées socialistes au sein de Getxo, en territoire rural où l’idéologie nationaliste basque est très présente. Elle souhaite créer un syndicat au sein de la compagnie de chemin de fer qui relie Getxo à Bilbao et dans laquelle travaillent plusieurs habitants de Getxo, qui, eux, sont fortement imprégnés par l’idéologie nationaliste basque. Nous retrouvons dans le discours de Fabiola les grandes lignes du discours d’Isidora : importance du Premier Mai, existence de la lutte des classes, solidarité entre tous les travailleurs, meilleurs salaires, ainsi que des comparaisons entre le train de vie des grands propriétaires terriens et celui des ouvriers ou des paysans. Son discours, retranscrit également au style direct pour lui donner plus de force, crée un décalage avec le discours nationaliste diffusé dans le monde rural. Il est d’autant plus transgressif que Fabiola appartient à la famille qui incarne le mieux « les hommes du fer » dans la trilogie, la famille Baskardo-Oiaindia. Camilo Baskardo, son père, est un riche industriel – il exploite les mines de fer –, alors que Cristina Oiaindia, sa mère, est considérée comme la version féminine du leader emblématique du nationalisme basque, Sabino Arana. Fabiola est en rupture avec sa famille après un mariage forcé avec un homme stérile. Elle se rapproche alors de Roque Altube qui symbolise pour elle à Getxo la lutte sociale depuis la relation qu’il a eu avec Isidora. Le discours de Fabiola, en contradiction donc avec celui de sa mère, permet de faire ressortir l’opposition entre deux grands partis de masse, le nationalisme basque et le socialisme. Le Parti Nationaliste Basque (PNV) est profondément antisocialiste. Pour les nationalistes, la lutte des classes ne peut pas exister au Pays Basque, car les Basques sont tous égaux et jouissent de la noblesse universelle. De plus, la laïcité prônée par les socialistes est contraire au catholicisme très présent dans l’idéologie nationaliste9. Dans son discours, Fabiola tente de faire apparaître les contradictions du nationalisme basque en démontrant aux ouvriers basques qu’ils ne sont pas égaux face aux grands propriétaires terriens. Tout comme Isidora, elle compare les conditions de vie pour tenter de convaincre. Elle s’appuie sur les idées socialistes de solidarité de tous les travailleurs et de lutte des classes. Fabiola montre également que le discours des nationalistes, basé sur le paternalisme, empêche toute révolution et est une manière d’enchaîner les Basques à leur terre et de leur mentir sur leur véritable condition :
Con su nueva táctica de dar una limosna antes de que le pidan os engaña a todos ofreciéndoos unas relaciones laborales entre patronos vascos y obreros vascos en las que está de más la revolución, donde los patronos vascos aparecen como padres amantísimos…10
Cette phrase, prononcée face à Roque Altube à la toute fin de l’engagement de Fabiola, souligne l’impossibilité pour Fabiola d’imposer les idées socialistes dans un univers trop imprégné par le nationalisme basque. Toute idée de révolution est impossible et les nationalistes préfèrent créer leur propre syndicat (Solidaridad de los Obreros Vascos) autour de l’idée d’égalité de tous les Basques. Fabiola s’éloigne du combat politique après être devenue mère.
Enfin, cette « gradation révolutionnaire » se termine par Flora, la fille de Fabiola et Roque Altube, qui incarne la militante anarchiste des années 30 en Espagne, à un moment où l’anarchisme est de plus en plus présent, avec la CNT, la FAI, le POUM ou encore Mujeres Libres et à un moment où d’autres essaient d’imposer un Etat plus autoritaire. Nous retrouvons dans son discours des éléments déjà présents chez Isidora et Fabiola, tant dans le fond que dans la forme, comme les questions rhétoriques ou la dénonciation du paternalisme de la classe dominante et la situation d’esclavage des exploités : «¿Alguien os ha enseñado a ser vosotros mismos?, ¿a no sentir terror ante vuestros destinos? ¿Os enseñaron a ser libres? […] ¡Os quitan la libertad! Y, al quitaros la libertad, dependéis para todo de ellos y los aceptáis como amos»11. Son discours est très largement inspiré de Mickaïl Bakounine12. Comme lui, elle remet en cause la religion, la patrie et l’Etat – nous voyons bien la gradation entre les trois femmes vers toujours plus de remise en cause de l’ordre établi– : «Dios, Patria y Rey son tres opresiones : Dios ordena, la Patria obliga y el Rey explota»13. Après la guerre, Flora s’exile. Nous voyons bien la difficulté que rencontrent ces femmes à imposer la révolution et donc, par conséquent, le pouvoir des idéologies dominantes qui finissent par s’imposer. Néanmoins, l’engagement de Flora n’est pas seulement politique, mais aussi féministe, alors que l’image de la femme est de plus en plus limitée à sa position de mère au foyer que ce soit avec le nationalisme basque ou le franquisme : «Y las mujeres no sólo rechazamos la tiranía de Dios, de la Patria y del Rey… sino también la tiranía del hombre»14. La quête de liberté de la part des femmes dans le roman s’accompagne d’une volonté de libérer leur corps.
Vers une libération de la femme et du corps
Isidora, Fabiola et Flora évoluent dans une société patriarcale, la société des « hommes du fer ». Ce constat apparaît dans la trilogie à travers le fait qu’elles ne sont jamais narratrices de leurs actions politiques. Roque Altube, qui a successivement une relation sentimentale avec Isidora et Fabiola et qui est le père de Flora, est le narrateur des chapitres consacrés à l’engagement politique des femmes. Cette position des femmes renvoie clairement à leur rôle dans la société basque nationaliste, Sabino Arana considérant que les femmes sont avant tout des mères et des femmes au foyer, chargées d’assurer la transmission et la pureté de la race basque et d’éduquer les enfants dans la transmission de ces valeurs, comme le montre la réaction de Cristina Oiaindia, la mère de Fabiola, face à Sabino Arana : «Sabino Arana decía : “Es un honor tener entre nosotros a la madre de esos muchachos… Y ¿qué hace tu hija, Cristina?”, y ama le contestaba : “Ésa, para casa”, y Sabino Arana asentía con la cabeza…»15. Alors que Cristina loue les qualités de ses deux fils, Martxel et Josafat, l’emploi de la phrase nominale et du pronom démonstratif « ésa » traduit bien l’inégalité des sexes dans le monde nationaliste basque. La femme basque est en fait cantonnée à son rôle de mère, chargée de transmettre les piliers du nationalisme basque, comme perpétuer la pureté de la race basque et apprendre aux enfants l’euskera, tel que le souligne Lorenzo Sebastián García :
La imagen que el nacionalismo vasco transmite de su sociedad ideal, se corresponde con la sociedad rural, mitificada, armónica e igualitaria. […] La función asignada a la mujer, en este contexto, es la de perpetuadora de la raza (madre), transmisora de la lengua, y mantenedora de la familia. Todas estas actividades están impregnadas de un fuerte catolicismo16.
Dans la trilogie, le narrateur, Roque Altube, est réduit à un rôle d’observateur. Il est peu actif et ses narrations sont principalement dominées par la retranscription au style direct des prises de parole des trois femmes, très actives politiquement. Ce décalage permet de remettre la femme au cœur de la société et d’en faire le moteur de l’action et des revendications sociales, en contradiction avec le rôle qu’elles occupent dans la société des « hommes du fer ». Ramiro Pinilla se justifie ainsi :
No he pretendido que las mujeres sean tan notorias, me han salido así. Claro, porque en términos generales también lo pienso. Creo que la mujer es superior al hombre, y las mujeres constituyen el centro del mundo. […] Por naturaleza, la mujer da la talla en su función, y el hombre no la da. El hombre juega a casarse, juega a guerras, juega a machista, siempre está forzado a demostrar; la mujer no, está en su sitio, en su centro17.
Ramiro Pinilla souhaite donc donner à la femme une dimension supérieure, faire ressortir son importance dans une société dans laquelle l’homme domine. Ramiro Pinilla propose une vision assez essentialiste des genres dans laquelle les hommes sont renvoyés à une image péjorative, assimilés souvent à la guerre, au pouvoir et à l’argent, alors que les femmes sont associées à la maternité, maternité et féminité étant très liées comme nous le verrons. Cependant, il tente d’apporter une nuance au niveau de la vision de la maternité. Dans la trilogie, celles que nous pouvons appeler les « femmes du fer », les épouses ou les compagnes des « hommes du fer » – Cristina et Ella, respectivement l’épouse et la maîtresse de Camilo –, perçoivent la maternité comme un moyen de perpétuer et d’étendre le pouvoir économique et politique en place. Isidora, Fabiola et Flora nous proposent une autre vision de la femme-mère et de la maternité, qui ne serait plus basée sur l’idée de transmission d’un héritage politico-économique, mais sur un retour au corps et à une liberté plus grande. La femme devient à la fois une mère et une femme d’action, chargée de défendre la liberté. Elles sont toutes les trois enceintes au moment de leurs actions. Se noue ainsi un lien très fort entre maternité et engagement politique, entre maternité et liberté. La maternité devient un prolongement de leur action et prend ainsi une dimension mythique que nous développerons dans une troisième partie. Le fait qu’elles soient enceintes pendant leurs actions sociales et politiques est également intéressant car la maternité est étroitement liée au corps, ce même corps que les idéologies patriarcales tentent de cacher et de contrôler. Les représentants de l’autorité n’hésitent pas à violenter le corps des femmes afin de les soumettre, comme le prouve le double viol dont sont victimes Fabiola et Flora de la part des autorités franquistes de Getxo. Les franquistes violent les deux femmes afin de les faire taire et de les punir pour leur engagement. Les idéologies politiques et religieuses – le franquisme, le nationalisme basque et le catholicisme en particulier – emprisonnent de plus en plus le corps, et notamment le corps de la femme qu’il faut couvrir. Le corps féminin est perçu comme un péché, un danger pour l’homme. En contrôlant les corps, les idéologies collectives s’imposent sur les identités individuelles, comme l’indique Flora aux habitants de Getxo en tentant de les convaincre : «Vuestros cuerpos, que creéis vuestros, no os pertenecen, les pertenecen a ellos, ellos os dicen lo que habéis de hacer con vuestra carne»18. C’est pourquoi les deux personnages féminins les plus radicaux, Fabiola et Flora, dépassent rapidement les revendications syndicalistes et anarchistes afin de promouvoir la révolution de la chair. Pour elles, la révolution sociale n’est qu’un premier pas vers une révolution plus importante, celle des corps et de la chair :
Mi voz esperanzada os convoca a todos, los ofendidos y humillados, los hambrientos, los que viven en cuevas, los que rechazan las cadenas que les ponen al nacer y buscan la explosión de los sentidos y de todas las libertades de sus cuerpos desnudos… ¡la revolución social como preámbulo de la revolución de la carne!19
Pour Fabiola et Flora, il faut libérer le corps pour récupérer la liberté et échapper à la domination des élites politiques, économiques ou religieuses. Le corps nu devient alors la métaphore de cette libération idéologique, comme le souligne le titre du deuxième tome Los cuerpos desnudos. Fabiola et Flora, encore enfant, s’installent à Oiarzena au début des années 1910 où elles vivent nues, au contact de la nature et libres de tout attache matérielle, puis, nous le verrons, idéologique. Elles y forment une sorte de «comunidad». Ce retour à la nature s’inscrit dans un premier temps dans la continuité de leurs idées anarchistes. Il existe chez les anarchistes l’envie de revenir aux lois naturelles, comme le souligne Bakounine :
La liberté de l’homme consisterait-elle dans la révolte contre toutes les lois ? Non, en tant que ces lois sont des lois naturelles, économiques et sociales, des lois non autoritairement imposées, mais inhérentes aux choses, aux rapports, aux situations dont elles expriment le développement naturel20.
Ce lien entre anarchisme et nature apparaît dans le discours de Flora, mais aussi chez un autre anarchiste du roman Las cenizas del hierro, Belarmino : «la Naturaleza es la única religión en la que debe creer el hombre, según Bakunin»21. A travers ce retour à la nature et à la nudité, nous notons également l’influence des écrits d’Henry David Thoreau sur Pinilla. Henry David Thoreau est allé vivre dans la nature près de l’étang de Walden afin de revenir à une vie plus authentique. Il raconte son expérience dans un livre, Walden ou la vie dans les bois22. Pinilla explique lui-même l’influence de ce roman sur son écriture et sa réflexion : «encontré en Walden la plasmación de ideas de libertad, amor a la naturaleza, anarquismo, y lucha contra el consumismo que ya estaban latentes en mí»23. Nous retrouvons ce goût pour la liberté et le rejet des idéologies et de la société de consommation à travers les personnages féminins de Fabiola et Flora. De plus, ce retour à la nature et à la nudité corporelle et matérielle s’inscrit dans une volonté bien marquée de Pinilla de retourner aux origines et à un moment où la société s’organisait autour de la femme.
Revenir aux origines pour retrouver la liberté
Dans la trilogie Verdes valles, colinas rojas, mais aussi dans toute son œuvre, Ramiro Pinilla témoigne de son envie de montrer les limites des super-organisations idéologiques, qui, selon lui, ont enlevé à l’homme sa liberté originelle, comme le souligne Félix Menchacatorre :
Pinilla está identificando la libertad con la vida rural y el primitivismo. Defiende la idea de que las superestructuras sociales no son sino un mecanismo inventado por los dirigentes para poder controlar, manipular y explotar al resto de los hombres24.
Il n’est donc pas étonnant que nous retrouvions dans son œuvre l’envie de revenir aux origines. Une continuité existe entre les idées politiques d’Isidora, Fabiola et Flora, leur retour à la nature et aux origines et le fait qu’elles soient des femmes. Dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat25, Engels prend en exemple des sociétés basées sur le matriarcat. L’anthropologue basque Andrés Ortiz Osés explique que :
Marx concibió la emancipación de la dominación de clases como una vuelta, a un nivel más alto, al «comunismo primitivo». […] Una sociedad sin clases sólo puede ser una sociedad sin sexos dominantes, una sociedad que asuma la primaria apercepción «matriarcal» del mundo26.
Chez Ramiro Pinilla, la femme se présente comme l’être incarnant le mieux ce retour aux origines, comme le remarque Ramón García Mateos :
La mujer – lo femenino – juega un papel primordial en algunas de las novelas de Ramiro Pinilla. Dos son las razones de este protagonismo : el matriarcado como organización latente en la sociedad vasca y el significado de estas obras como regreso a un estado primitivo en el que la mujer es el centro del mundo, el ser auténtico, la tierra, todo27.
L’engagement politique et social des femmes dans la trilogie évite le cliché de la femme innocente. Elle prend une dimension supérieure et a un rôle prépondérant dans la société. Cependant, Fabiola et Flora s’éloignent progressivement de leur engagement politique, les idées anarchistes disparaissant de leur discours, notamment après avoir eu un enfant – Fabiola a Flora en 1910 et Flora donne naissance à Kresa en 1936, peu de temps avant de s’exiler –. Elles se rapprochent alors davantage de la nature, de la plage, des origines et des Baskardo de Sugarkea, « les hommes du bois ». Ces derniers vivent en marge de la société de Getxo, dans la nature, et rejettent toutes les inventions de l’homme qu’elles soient matérielles, spirituelles, politiques ou économiques, car toutes ces inventions exercent une domination sur l’homme. Ce sont les personnages qui symbolisent le mieux dans la trilogie la pensée de Pinilla pour qui «cada nuevo invento es un encadenamiento»28. A travers eux et leur opposition aux « hommes du fer », Pinilla montre comment l’homme s’est éloigné progressivement des origines et de la liberté. Ramiro Pinilla donne à la femme une dimension mythique originelle. Andrés Ortiz Osés préfère parler de « matriarcalisme basque » afin de mettre en avant la dimension mythique sur la dimension politique :
Se puede hablar de un “matriarcalismo” vasco, pero no de un “matriarcado” vasco o no vasco : mientras el matriarcado menta un dominio económico político de la mujer, el matriarcalismo se refiere a la importancia mítico-religiosa y aun psicosocial de la madre-mujer29.
En devenant mères, Fabiola et Flora coupent le lien avec les « hommes du fer » et deviennent des femmes proches de la nature, de la mer, de la terre, la déesse-mère, dimension mythique qui n’apparaît pas dans le nationalisme basque, ni dans la société patriarcale, la mère devant avant tout permettre la transmission d’un héritage politique ou économique. Dans la trilogie, maternité et féminité sont étroitement liées, notamment dans le cas de Fabiola qui ne se sentait pas femme jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte : «Todas las vidas tienen un comienzo y la mía empezó aquí. Fue el origen, fue el principio… Hicieron mujer a alguien que no lo era»30. Dans la trilogie, la dimension mythique de la maternité et de la féminité vient du fait que la relation de Fabiola avec Roque et la conception de Flora ont lieu dans la mer, à la plage d’Arrigúnaga, deux lieux symboliques dans la trilogie, puisqu’ils symbolisent les origines et le début de la vie sur Terre. Tout au long de l’œuvre de Pinilla, la plage d’Arrigúnaga apparaît comme une métaphore filée du commencement, car c’est sur cette plage que Pinilla situe le début de la vie sur Terre, au moment où 48 êtres sont sortis de l’eau de la mer pour peupler le monde. Dans l’imaginaire collectif universel, l’eau est souvent associée aux origines, comme le souligne Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire :
Les eaux se trouveraient au commencement et à la fin des événements cosmiques, alors que la terre serait à l’origine et à la fin de toute vie. Les eaux précèdent toute création et toute forme, la terre produit des formes vivantes. Les eaux seraient donc les mères du monde, tandis que la terre serait la mère des vivants et des hommes31.
Ce n’est pas pour rien que la mer apparaît toujours dans sa forme féminine dans la trilogie – «la mar» –. L’idée de «mater» s’oppose ainsi à l’idée de «pater». De nouveau apparaît cette opposition au paternalisme, au patriarcat, à cette domination d’une partie des hommes sur les autres humains. Pinilla crée une continuité entre les origines – la mer – les femmes – la maternité – la nudité – la nature – le bois. Les trois héroïnes de la trilogie s’inscrivent à la fin de la trilogie dans la continuité des « hommes du bois » et cherchent à revenir aux origines, en s’installant à Oiarzena au contact direct de la nature, en luttant contre toute forme de pouvoir et en revendiquant une libération du corps. Elles rejettent l’héritage des « hommes du fer », cette branche bâtarde, et deviennent des « femmes du bois ». Les mythes autour de la femme deviennent une réponse, un contre-discours, aux mythes créés de toute pièce par les idéologies comme le nationalisme basque. Face au nationalisme basque qui recherche son identité dans la religion catholique, dans la langue ou dans la race pure, Pinilla recherche l’identité basque dans des racines basques plus anciennes, dans la nature, la mer ou la femme, des éléments clés de l’identité basque la plus ancestrale. Pinilla va ainsi chercher l’identité basque et de manière générale l’identité humaine chez la femme à un moment où le patriarcat impose sa propre conception du monde à travers de multiples idéologies.
Conclusion
Pour conclure, nous pouvons dire que le discours d’Isidora, Fabiola et Flora, se veut être un contre-discours face au discours dominant « des hommes du fer ». À partir de l’engagement politique des femmes, Ramiro Pinilla tente de donner à la femme une place mythique et politique dans une société dominée par les hommes et dans laquelle la femme est chargée d’assurer la descendance et la continuité du système patriarcal. Cependant, le discours de ces femmes ne vise pas à libérer uniquement la femme des chaînes qui l’emprisonnent, mais l’homme en général, notamment ceux soumis au pouvoir dominant. A travers les femmes, les plus faibles et les oubliés de l’histoire, comme les «maketos», les mineurs ou les vaincus de la Guerre Civile, prennent la parole. Ramiro Pinilla qualifie lui-même son écriture « d’écriture invisible », car il s’efface complètement comme auteur, afin de laisser la liberté la plus grande possible à ses personnages et à l’authenticité de leur parole : «El lenguaje invisible lo empleo para personajes libres de literatura. Cuando habla un aldeano, es seco, directo, cuenta hechos con el menor número de palabras. El lenguaje invisible no estorba a la narración»32, «me retiro y le dejo al otro que lo cuente. [...] Es la ausencia premeditada del escritor»33. A travers ces trois femmes, Ramiro Pinilla souhaite montrer également son combat contre toutes formes d’idéologie ou de croyance, qui viennent corrompre l’homme et les relations humaines. Pour lui, toute idéologie ou croyance est un danger pour l’homme, car cela l’éloigne de la liberté. Ramiro Pinilla est à la recherche d’un discours plus authentique et dénonce les discours dominants des idéologies qu’il associe au mensonge et à la corruption, dans le but de dominer toujours plus l’homme et d’accroître leur pouvoir économique et politique. Cependant, le message délivré par Ramiro Pinilla rencontre également quelques limites. Les engagements politiques des femmes, très marqués idéologiquement à gauche, viennent contredire la volonté de Pinilla de proposer un monde a-idéologique. Les femmes, certes, s’éloignent des idéologies en retournant vers la nature, mais ce retour est indissociable de l’idéologie marxiste, ce qui crée une contradiction. De plus, la vision de la femme, proche de la nature, mère avant tout, face à un homme guerrier, reste une vision assez essentialiste des genres. Le fait que, dans la trilogie, la féminité ne puisse s’entendre sans la maternité entre en désaccord avec les discours féministes d’aujourd’hui. Bien que Ramiro Pinilla souhaite donner à la femme une autre place dans la société, la trilogie montre aussi la difficulté à dissocier femme et maternité. Le discours de Pinilla perd alors quelque peu sa dimension féministe et de sa force, ce que nous pouvons regretter.