Historien spécialiste de la mobilité des Lumières, Gilles Montègre, après avoir édité les Éphémérides romaines (2017), sorte de mixte de journal de voyage et de journal intime, du savant bordelais François de Paule Latapie, livre avec Voyager en Europe au temps des Lumières. Les émotions de la liberté, une somme (non assommante !) de connaissances et d’analyses qui prolonge ses différentes recherches et offre une nouvelle perspective dans les études viatiques.
On sait, en effet, à quel point la littérature viatique des Lumières est un champ particulièrement investi par la critique depuis plusieurs décennies (dans le cadre notamment des travaux du CRLV – Centre de Recherches sur la Littérature des voyages), l’ouvrage de G. Montègre parvient néanmoins à le renouveler en croisant les perspectives dans une histoire culturelle, menée, comme l’indique le sous-titre, au prisme des émotions et du goût pour la liberté, sur un vaste territoire européen. L’auteur interroge ainsi le sens, l’ampleur et les transformations des voyages, principalement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, faisant une large place à Latapie mais intégrant également une masse impressionnante d’écrits viatiques de la même période (outre les relations elles-mêmes, des notes, journaux, mémoires, correspondances), avec une attention particulière portée aux sources manuscrites. Il propose alors de suivre un itinéraire en quatre étapes, organisées en autant de parties.
L’auteur fait une première escale à ce qu’il désigne comme « les nouveaux territoires du voyage » (p. 25). Il y détaille les nouvelles conditions et pratiques de voyage (développement des guides de voyages modernes avec cartes, perfectionnements dans les moyens de locomotion, construction de routes, passages des frontières, etc.) et s’intéresse à l’affranchissement de modes et d’habitudes de voyage imposés, longtemps modelés par des écrits apodémiques (arts de voyager) qui en prédéterminaient le sens. Ces « nouveaux territoires du voyage » sont ainsi à la fois géographiques (la nouvelle variété des itinéraires empruntés) et épistémologiques (la nouvelle authenticité de l’expérience). L’écart des routes habituelles, motivé par une multiplicité de facteurs, notamment financiers, s’explique également par un nouvel élan de curiosité et de liberté, qui coïncide avec le développement d’un nouvel esprit critique, caractéristique des Lumières. Voyager différemment comporte des risques mais contribue à un renouvellement des savoirs et à de nouvelles formes d’accomplissement de soi. L’exploration des confins du territoire européen et l’émancipation des itinéraires obligés, témoignent d’une nouvelle appropriation de l’espace (p. 87).
La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à la pratique viatique considérée du point de vue collectif et dans son impact majeur sur les collectivités. La circulation et la convergence de milliers de voyageurs, avec des profils sociaux diversifiés et sur des itinéraires européens variés, déterminent ce que G. Montègre nomme une nouvelle « société du voyage » (p. 137).
L’analyse des catégories de voyageurs distinctes en Europe au XVIIIe siècle montre une évolution charnière : l’aspiration au voyage se démocratise et se diversifie. Les motivations peuvent alors être d’ordre social (aristocratique), ou relever de projets érudits, artistiques, pèlerins, convictionnels, salutaires, aventuriers ou encore libertins. L’auteur propose la métaphore d’un « archipel des voyageurs » (p. 147) pour désigner l’ensemble varié que ceux-ci constituent désormais. Autre nouveauté : cet archipel comprend des voyageurs qui sont des « acteurs non étatiques de la diplomatie » (p. 217). Grâce au réseau de leurs mobilités en constante interaction, ceux-ci sont autant des vecteurs de missions culturelles (y compris diplomatiques) que les diplomates eux-mêmes. Ils véhiculent des valeurs qui deviennent ainsi, à leur tour, des mécanismes d’appel au voyage sur le territoire européen. Les déplacements amènent à la rencontre de l’Autre. Les échanges et les rencontres remettent en question les représentations figées d’origine ; l’attente, l’enthousiasme et la déception donnent rythme aux voyages. La posture critique adoptée par ces nouveaux voyageurs innerve la société des Lumières.
G. Montègre, dans la troisième partie, s’intéresse ensuite à « la fabrique des savoirs au prisme du voyage » (p. 274) et à l’observation des voyageurs. Que signifie « observer » pour un voyageur au XVIIIe siècle ? À partir de deux écrits décisifs qui mettent l’accent sur l’importance de « diriger son attention », le Voyage d’Italie de Misson et le Tableau des objets d’observation pour un voyageur de Latapie), l’auteur signale une évolution vers une conception encyclopédique de l’observation ayant pour projet de capter le réel total du monde. Enfilant alors les lunettes du voyageur, l’auteur décortique les processus de catégorisation et de reconfiguration de la réalité en fonction des aspirations de celui-ci. Pour inventorier et faire comprendre le monde, le voyageur a recours à de multiples outils mémoriels, organisationnels ou rédactionnels (afin d’écrire, de représenter, mesurer, expérimenter, capter, classer ou collectionner) que Gilles Montègre analyse respectivement.
Les deux versants du phénomène du voyage étudié, « motion » et émotion, sont finalement mis en perspective dans la quatrième partie. L’auteur évoque leur proximité étymologique et développe ensuite la manière dont les émotions façonnent l’esprit et le discours des voyageurs du XVIIIe siècle. La quête de savoirs n’est ni la seule motivation ni la seule récompense de l’épreuve viatique. La valise du voyageur contient et rapporte des sensations, des idées et des émotions : alors que la dimension sensible et personnelle du voyageur a longtemps été mise en sourdine ; celles-ci suscitent désormais plus d’intérêt que les simples rapports informatifs des itinéraires concrets. Le voyageur des Lumières, au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, se partage entre monde du savoir et monde sensible. Son parcours géographique s’accompagne d’une exploration de ses émotions intimes. Le vécu personnel occupe ainsi une part de plus en plus importante de l’expérience viatique.
Les écrits de voyage témoignent aussi d’un renouveau du discours esthétique : l’exaltation devant les endroits visités (monuments de l’Antiquité, volcans, jardins, paysages) façonne les catégories de « beau idéal, sublime, pittoresque » (p. 454). Par ailleurs, l’engouement des voyageurs ne se limite plus aux sites italiens et grecs mais s’applique aussi aux beautés des voyages locaux.
Enfin, la multiplicité des itinéraires de voyage permet de rencontrer les différents systèmes d’organisation politique. L’expérience du déplacement renforce la conscience de leur variété. Les séjours à l’étranger sont ainsi le creuset d’émotions politiques et d’une aspiration à la liberté qui préparent les mouvements des sociétés européennes. Paradoxalement, à la fin du XVIIIe siècle, les renversements politiques vont poser des entraves à certaines pratiques viatiques.
La spécificité du voyage des Lumières, selon G. Montègre, tient donc à cette ouverture à un large éventail d’émotions : se forme alors une autre manière de voyager qui « se caractérise par un désir d’exploration de l’inconnu, par une ouverture sociale élargie […], par une volonté de mettre en système les savoirs de la route, et enfin par une exacerbation toute politique des émotions des voyageurs » (p. 495).
