Les figurations du remords dans l’œuvre de Victor Hugo des Misères aux Misérables

Guillaume Peynet

DOI : 10.61736/tropics.3513

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Guillaume Peynet, « Les figurations du remords dans l’œuvre de Victor Hugo des Misères aux Misérables », Tropics [En ligne], 18 | 2025, mis en ligne le 01 décembre 2025, consulté le 02 décembre 2025. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/3513

Cet article étudie les modes de figuration du remords chez Hugo, dans le roman commencé en 1845 sous le titre Les Misères, achevé en 1862 sous le titre Les Misérables, et dans les grandes œuvres poétiques du début de l’exil. Plusieurs modes de figuration s’y distinguent et opposent, nourris à la fois de topoï traditionnels, de motifs chrétiens et d’images plus personnelles. Le remords est dépeint comme angoisse du jugement, crainte du regard de Dieu – mais aussi comme marée soulevée par la force gravitationnelle de Dieu – ou encore comme perception douloureuse de la faute, avec un imaginaire de la damnation et le souvenir de Dante. Mais l’enfermement dans le remords n’est pas définitif ; le dernier mot revient à un imaginaire grandiose et lumineux (sous le signe de Milton désormais) qui fait du remords un combat et une purification. Hugo parvient à soustraire le remords au tragique.

This article studies how Hugo depicts remorse, in the novel started in 1845 under the title Les Misères, completed in 1862 under the title Les Misérables, and in the poetic masterworks of the first decade of exile. Several ways of depicting remorse can be observed and contrasted; they harness traditional tropes, christian motifs and more personal images. Remorse is depicted as a fear of judgement, a fear of being seen by God –but also as a tide caused by God’s gravitational force– or as a painful perception of one’s fault, with references to damnation and reminiscences of Dante. But imprisonment in remorse has an end; what ultimately prevails is a grandiose and luminous depiction (Miltonesque rather than Dantesque) in which remorse is a fight and a purification. Hugo frees remorse of its tragic status.

Le coup d’État du 2 décembre 1851 représente dans l’œuvre de Victor Hugo le triomphe des hommes sans remords. Le recueil des Châtiments (1853) le dit bien : « Il [Napoléon III] a tué, sabré, mitraillé sans remords »1. Si bien que les figurations du remords chez Hugo, entre 1851 et 1853, servent généralement à dire l’absence de remords. C’est, par exemple, la reprise d’un motif hésiodique : dans Les Travaux et les Jours, développant le mythe célèbre des races (d’or, d’argent, etc.), Hésiode annonce qu’à cause des crimes de la race de fer, « abandonnant les mortels, s’enfuiront vers la troupe immortelle Némésis et Pudeur »2. La pudeur, autrement dit la faculté d’éprouver du remords, déserte aussi la France en 1851 : dans « Sacer esto », Napoléon III a « sonné l’heure / Où la sainte pudeur au ciel a remonté »3. C’est encore le motif de l’égout, utilisé comme symbole d’une âme criminelle en paix avec elle-même : dans « L’Égout de Rome »4, en décrivant les immondices de la maxima cloaca antique, Hugo figure la conscience du Second Empire comme claire conscience de ses crimes, cachée derrière une façade d’honorabilité – l’égout est souterrain – mais, surtout, non douloureuse, impudemment paisible. Le livre des Misérables sur l’égout, écrit en 1862, explicite a posteriori cette symbolique : « L’égout, c’est la conscience de la ville. […] Ce pêle-mêle est une confession. Là, plus de fausse apparence, aucun plâtrage possible, l’ordure ôte sa chemise, dénudation absolue »5. Le cloaque déborde parfois : « ces ressemblances de l’égout avec le remords avaient du bon »6 ; mais on les refoule tout de suite, et en général l’égout reste tranquillement contenu sous la surface hypocrite de la ville. Le romancier écrit encore :

Un égout est un cynique. Il dit tout.
Cette sincérité de l’immondice nous plaît, et repose l’âme. Quand on a passé son temps à subir sur la terre le spectacle des grands airs que prennent la raison d’état, le serment, la sagesse politique, la justice humaine, les probités professionnelles, les austérités de situation, les robes incorruptibles, cela soulage d’entrer dans un égout et de voir de la fange qui en convient7.

Mais si elle en convient, c’est qu’elle n’a pas honte : l’égout apparaît bien comme une conscience criminelle sans remords, et tel est son sens dans les Châtiments. C’est alors au poète, dans ce recueil, de se faire remords : « Ils chantent : Te Deum, je crierai : Memento ! »8, déclare-t-il, et il empoigne le fouet, la torche, soit les attributs traditionnels des Érinyes, qui sont classiquement interprétées comme des figures du remords : « La France, dans sa nuit profonde, / Verra ma torche flamboyer », « On entendra mon fouet claquer sur leur échine »9.

Ce triomphe des cœurs sans honte est d’autant plus scandaleux pour Hugo que le remords, dans sa pensée, dans son œuvre, jouait un rôle majeur depuis 1845 au moins : il avait, cette année-là, commencé la rédaction d’un roman, Les Misères, dont le héros Jean Tréjean (le futur Valjean) connaissait une rédemption par le remords. En montrant la réhabilitation toujours possible du criminel, Hugo voulait plaider pour un système judiciaire et social plus humain. Le contraste est d’ailleurs frappant entre la description du trouble de Tréjean après avoir volé l’évêque puis Petit-Gervais, et un passage analogue du roman de 1831, Notre-Dame de Paris, qui décrit le désordre d’esprit de Frollo pendant qu’on met à mort (croit-il) la Esmeralda. Les deux personnages fuient dans une espèce d’ivresse ; leur agitation est très comparable, mais pour Tréjean elle se résout (après le vol de Petit-Gervais) dans un authentique remords et dans un repentir vertueux, tandis que Frollo reste prisonnier d’un sentiment de damnation tout à fait stérile. Paul Savey-Casard, étudiant les personnages de criminels et leurs remords chez Hugo, a pu ainsi les répartir entre « remords purificateur » (Valjean, Satan), « remords dans le désespoir » (Frollo, Caïn) et absence de remords10. Mais si Paul Savey-Casard note une constante importante – le caractère souvent visionnaire, halluciné, du remords hugolien – dans l’ensemble il analyse peu les modes de figuration de ce sentiment. C’est ce que nous nous proposons de faire dans cet article, en partant du début de la rédaction des Misères et en traversant les grandes œuvres poétiques du début de l’exil – Châtiments (1853), Les Contemplations (1856), La Fin de Satan (inachevée et publiée à titre posthume), la Première Série de La Légende des siècles (1859) – jusqu’à l’achèvement des Misères, renommées Les Misérables (1862). Notre corpus doit son sens et son unité à cette longue genèse d’un projet romanesque qui inscrit le remords dans une perspective d’abord sociopolitique (la question pénale), ainsi qu’au choc du coup d’État qui amène, en exil, l’approfondissement métaphysique d’une méditation sur le mal. Dans la diversité des manières de figurer le remords se dessinera la complexité, la richesse de ce thème chez Hugo, mais aussi la constance et la cohérence d’une vision.

L’œil de Dieu, la voix du remords : l’angoisse du jugement

Dans un premier mode de figuration, très traditionnel, le remords est vécu comme une peur d’être découvert, d’être reconnu coupable. Le remords se projette hors de la conscience dans des figures de jugement : le motif le plus topique est celui du regard de condamnation que le coupable sent peser sur lui. On peut y voir, avec Gilbert Durand, un archétype de l’imagination humaine11 ; mais chez Hugo cet archétype est inscrit dans une tradition chrétienne. « Quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte, et prie ton Père qui est là, dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra »12, lit-on dans l’évangile de Matthieu, et la pastorale chrétienne a pu s’appuyer sur cette idée d’un Dieu spectateur auquel n’échappe aucune action. Hugo, nous le verrons, reprend très précisément ce motif chrétien, dans son cadre de pensée qui n’est plus chrétien mais théiste. L’angoisse d’être observé et jugé est présente dans la rédaction primitive des Misères dès la première crise de remords de Tréjean, après le vol de la pièce de Petit-Gervais. Tréjean semble d’abord oublier cette pièce qu’il a écrasée sous son pied pour empêcher Petit-Gervais de la reprendre ; lorsqu’il soulève son pied et aperçoit la pièce, il ne peut « détacher son regard de ce point que son pied avait si obstinément foulé le moment d’auparavant, comme si cette chose qui brillait là dans l’ombre eût été un œil ouvert fixé sur lui »13. Ce passage préfigure le poème « La Conscience » qui dramatise de façon si célèbre le motif de l’œil ; mais ici cette image est surmotivée par la forme ronde de la pièce, qui vaut comme symbole métonymique de la faute : c’est la faute elle-même qui regarde son coupable. Le sentiment d’une condamnation extérieure s’élargit ensuite, s’étend au paysage tout entier (c’est un ajout fait à la rédaction initiale entre 1845 et 1848) :

Une bise glaciale soufflait, et donnait aux choses autour de lui une sorte de vie terrible [lugubre dans la version définitive de 1862]. Des arbrisseaux secouaient leurs petits bras maigres avec une furie incroyable. On eût dit qu’ils menaçaient et poursuivaient quelqu’un14.

On retrouve plus loin cette angoisse du jugement lors de la deuxième crise de remords de Tréjean, dans « Une tempête sous un crâne ». Ayant appris qu’un homme va être condamné à sa place, Tréjean projette d’abord de laisser s’accomplir cette injustice. Il s’enferme soigneusement dans sa chambre :

Il craignait qu’il n’entrât encore quelque chose. Il se barricadait contre le possible.
Un moment après il souffla sa lumière. Elle le gênait.
Il lui semblait qu’on pouvait le voir.
Qui, on ?
Hélas ! ce qu’il voulait mettre à la porte était entré ; ce qu’il voulait aveugler, le regardait. Sa conscience.
[Et entre 1845 et 1848, Hugo ajoute :] Sa conscience, c’est-à-dire Dieu15.

Hugo réécrit de près, en l’inversant, le passage de l’évangile de Matthieu que nous avons cité plus haut : on retrouve le motif de l’homme qui s’enferme, du Dieu témoin dans le secret – mais témoin d’une intention blâmable et non d’une pieuse prière. Le remords prend ensuite une autre forme tout aussi traditionnelle, celle d’une voix, d’abord intérieure, mais qui s’extériorise ensuite dans une véritable hallucination auditive :

En ce moment, il lui sembla qu’il entendait une voix qui criait au dedans de lui :
– Jean Tréjean ! Jean Tréjean !
Ses cheveux se dressèrent, il posa les chandeliers sur la cheminée et il écouta.
– Oui, c’est cela, achève ! disait la voix. Consomme ce que tu fais ! détruis ces flambeaux ! anéantis ce souvenir ! oublie l’évêque ! oublie tout ! perds ce Champmathieu ! […] Oui, c’est bien arrangé ainsi ! Ah ! misérable ! […]
Cette voix, d’abord toute faible et qui s’était élevée des plus obscures profondeurs de sa conscience, était devenue par degrés haute et formidable, et il l’entendait maintenant à son oreille. Il lui semblait qu’elle était sortie de lui-même et qu’elle parlait à présent en dehors de lui. Il crut entendre ces dernières paroles si distinctement qu’il regarda dans la chambre avec une sorte de terreur.
– Y a-t-il quelqu’un ? demanda-t-il à haute voix, et tout égaré.
Puis il reprit avec un rire qui ressemblait au rire d’un idiot :
– Que je suis bête ! il ne peut y avoir personne.
Il y avait quelqu’un ; mais celui qui y était n’était pas de ceux que l’œil humain peut voir16.

La mauvaise conscience devient hallucination mais, chez Hugo, hallucination vraie ; non pas pathologique et démente comme dans Thérèse Raquin, mais métaphysiquement fondée – c’est une authentique manifestation divine.

En montrant les efforts d’un coupable pour se soustraire à l’œil de Dieu, « Une tempête sous un crâne » préparait déjà le poème « La Conscience » publié en 1859 dans la première série de La Légende des siècles. Mais le chapitre des Misères, en faisant longuement parler la voix du remords, n’évitait pas une certaine lourdeur ; dans « La Conscience », Hugo semble avoir voulu plus de sobriété et plus d’efficacité à la fois. Il s’en est donc tenu au motif du regard extérieur, mais, simplifiant et radicalisant la logique répétitive des efforts de Tréjean (qui se barricadait dans sa chambre puis soufflait sa lumière), il a imaginé ce dispositif récursif qui rend le poème célèbre : six fois Caïn fuit de devant Dieu ou multiplie l’épaisseur des obstacles qui le cachent à son regard ; six fois il retrouve l’œil posé sur lui. La tentative finale – Caïn se fait enterrer vivant – rejoue d’autres scénographies du remords : la Phèdre de Racine, dans sa célèbre tirade de la culpabilité17, sentant peser sur elle le regard de tous ses aïeux dans le ciel, croit pouvoir se sauver dans la mort et l’ombre souterraine ; c’est également un topos de la description des damnés que ce désir d’une mort impossible18. L’œil est peu décrit, Hugo note seulement l’intensité fixe du regard et le fond obscur sur lequel il se détache, mais avec insistance : « au fond des cieux funèbres, / Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres, / Et qui le regardait dans l’ombre fixement »19 : sobriété mais puissance. Plus loin l’œil est toujours ouvert « dans les cieux mornes »20, ces « cieux funèbres » rappellent la « sorte de vie lugubre » que prenait le paysage autour de Tréjean sous la bise glaciale : le remords se projette sur le paysage et rend tout l’univers hostile ou désolé. L’œil n’est jamais présenté explicitement comme celui de Dieu, ni décodé comme symbole de la mauvaise conscience (seul le titre « La Conscience » invite à ce décodage) : Hugo a laissé nue, mystérieuse et par là plus angoissante, cette impression d’être regardé. Du côté de Caïn, le remords est décrit comme une peur insoutenable et le motif du tremblement revient sans cesse : « avec un tremblement », « il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits », « alors il tressaillit en proie au noir frisson »21. L’angoisse s’exprime aussi dans cette espèce de folie communiquée par Caïn à ses fils, folie d’efforts pour aveugler tous les regards :

Alors Tubalcaïn, père des forgerons,
Construisit une ville énorme et surhumaine.
Pendant qu’il travaillait, ses frères, dans la plaine,
Chassaient les fils d’Énos et les enfants de Seth ;
Et l’on crevait les yeux à quiconque passait ;
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles […]
Et la ville semblait une ville d’enfer ;
L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
Ils donnèrent aux murs l’épaisseur des montagnes ;
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d’entrer »22.

Ces vers, et tout le poème, doivent être lus comme visant allégoriquement Napoléon III et le nouveau régime issu de son coup d’État. « La Conscience », en effet, a été initialement écrite pour les Châtiments en janvier 1853 ; Hugo décida ensuite de la réserver pour un recueil ultérieur. L’effort dément pour tout aveugler symbolise, dans le poème, toutes les manœuvres de Napoléon III pour récuser sa culpabilité : revendication d’une légitimité, à travers un plébiscite et en agitant le spectre du péril rouge, mise hors la loi et répression violente des résistants, etc. À tout cela, le poème répond que Napoléon III-Caïn cherche inutilement à éluder sa culpabilité : sa conscience la lui fait nécessairement sentir, le châtiment est en lui-même. C’est un peu paradoxal, car nous avons vu que Napoléon III est dans les Châtiments l’homme « sans remords » ; en réalité le remords est ici optatif, souhaité, appelé par les imprécations du poète.

À cette mauvaise conscience de Napoléon III, souhaitée mais peu probable, on ne saurait trouver remords plus opposé que celui du poète lui-même, vivement senti et exprimé à la première personne dans la poésie lyrique des Contemplations quelques années plus tard ; toutefois le même imaginaire scopique est convoqué pour dire cette honte du je poétique. Le bref poème 11 du livre VI est une élégie de la honte, honte des basses jouissances de la chair :

Oh ! par nos vils plaisirs, nos appétits, nos fanges,
Que de fois nous devons vous attrister, archanges !
C’est vraiment une chose amère de songer
Qu’en ce monde où l’esprit n’est qu’un morne étranger,
[…] À l’heure où l’on s’enivre aux lèvres d’une femme
De ce qu’on croit l’amour, de ce qu’on prend pour l’âme,
Sang du cœur, vin des sens âcre et délicieux,
On fait rougir là-haut quelque passant des cieux !23

C’est toujours d’un œil céleste que tombe le regard qui fait souffrir le coupable. Mais on note la nuance importante entre l’œil farouche, encadré de ténèbres, d’un Dieu implacable dans « La Conscience », et ici l’œil des archanges « attristés » et « rougissants ». Pour le remords imposé de l’extérieur à Caïn-Napoléon III par le poète justicier, la note est sinistre et terrible ; pour le confiteor plaintif du je lyrique, les figures du jugement se colorent de grâce et de sensibilité. L’opposition est même genrée – entre le masculin terrible et le féminin attristé – si l’on considère le poème suivant, le poème VI 12 des Contemplations, qui est une variation sur le même sujet : il s’intitule « Aux anges qui nous voient » :

– Passant, qu’es-tu ? je te connais.
Mais, étant spectre, ombre et nuage,
Tu n’as plus de sexe ni d’âge.
– Je suis ta mère, et je venais !

– Et toi dont l’aile hésite et brille,
Dont l’œil est noyé de douceur,
Qu’es-tu, passant ? – Je suis ta sœur.
– Et toi, qu’es-tu ? – Je suis ta fille.

– Et toi, qu’es-tu, passant ? – Je suis
Celle à qui tu disais : Je t’aime !
– Et toi ? – Je suis ton âme même. –
Oh ! cachez-moi, profondes nuits !24

Les anges ici se révèlent tous des êtres féminins. Ce sont en outre les âmes les plus étroitement liées au poète par les liens de la famille et de l’affection. Hugo n’a pas choisi d’incarner le jugement dans la figure du père, figure d’autorité, mais dans la mère, la sœur, la fille, dans des figures d’amour : le remords, comme angoisse d’avoir blessé ou déçu cet amour, est plus déchirant que comme sentiment d’avoir défié l’autorité25. Enfin, au singulier de l’œil divin s’oppose le pluriel de ces anges qui, dans le dialogue du poème VI 12, s’ajoutent les uns aux autres de plus en plus rapidement : surcroît d’angoisse. Comme pour Valjean et pour Caïn, la conséquence pour le sujet coupable est le désir de se cacher, le désir de l’obscurité.

Le remords comme marée : la gravitation de la conscience

On a vu s’affirmer, dans « Une tempête sous un crâne » comme dans « La Conscience », l’idée du Dieu intérieur, que Hugo reprend à son compte après toute une tradition de philosophes et de théologiens26 : la conscience du bien et du mal, le sentiment de la faute, c’est Dieu présent et jugeant au cœur de notre âme. Hugo projette cette idée dans une métaphore filée qui se démarque très nettement de l’imaginaire traditionnel du regard : la métaphore de la gravitation et, corollaire, celle de la marée. Dès la rédaction primitive d’« Une tempête sous un crâne », à propos de la mauvaise conscience de Tréjean, Hugo écrit :

On n’empêche pas plus la pensée de revenir à une idée que la mer de revenir à un rivage. Pour le matelot, cela s’appelle la marée ; pour le coupable, cela s’appelle le remords. Dieu soulève l’âme comme l’océan27.

C’est d’abord une comparaison, qui exprime le caractère à la fois involontaire et répétitif du remords. Mais Hugo va au bout de la logique de cette image : de même que les marées sont causées par la force gravitationnelle de la lune et du soleil, de même les vagues du remords ont une cause efficiente extérieure qui est Dieu. La notion de gravitation et l’assimilation de Dieu à un astre restent implicites dans Les Misères, et aussi dans toute la version définitive des Misérables achevée entre 1860 et 1862, alors même que dans les ajouts de cette dernière phase de rédaction, Hugo a développé sa pensée du Dieu intérieur28. En revanche, dans un texte ultérieur de quelques années seulement, la force gravitationnelle exercée par Dieu sur l’âme devient explicite, non pas à propos du remords précisément, mais l’application au remords est implicite. C’est dans « Le Goût », un ensemble de fragments en prose sur une question d’esthétique – le bon goût, le goût des génies – rédigé en 1863 à l’époque où Hugo prépare William Shakespeare, et qui restera inédit jusqu’en 1901. Le vrai goût, pour Hugo, est une sensation intime, une intuition de ce que l’Idéal commande en art ; et, l’Idéal pouvant être assimilé à Dieu, intérieurement présent et sensible à chacun, Hugo déclare : « Dieu étant soleil, le génie est planète. / Le goût est une gravitation »29. Autrement dit, la perception et la création du beau sont régies, avec le déterminisme implacable et tranquille des lois de la mécanique, par cette instance suprême que Hugo définit comme le moi de l’Infini, de l’Absolu, de l’Idéal ; et le remords fonctionne sur le même modèle. Hugo insiste dans toute cette prose philosophique et dans William Shakespeare sur l’étroite parenté de la conscience dans le domaine moral et du goût dans le domaine esthétique : c’est le même phénomène – l’Idéal, alias Dieu, sensible à l’âme humaine – sous des modes différents30. Il existe donc, dans l’écriture philosophique hugolienne dès 1845 et dans les années 1850-1860, une approche du remords ni dramatique ni tragique, mais métaphysique, qui mobilise un imaginaire physique et scientifique, newtonien.

Vision d’horreur, prison, torture : la perception douloureuse de la faute

À l’angoisse du jugement, à la crainte d’un regard extérieur, semble s’opposer diamétralement une figuration du remords qui n’est pas moins traditionnelle et qui fait du remords la perception douloureuse de la faute, l’horreur de se percevoir soi-même coupable : dans le premier cas, le coupable souffre comme objet de la perception, et dans le second cas, comme sujet de la perception. Mais il ne faut pas exagérer cette opposition, et certains passages de l’œuvre hugolienne nous montrent comment ces deux figurations peuvent communiquer. Ainsi, au livre VI des Contemplations, le poème « Ce que c’est que la mort » met en scène l’entrée dans l’au-delà de la façon suivante :

Un vent inconnu
Vous jette au seuil des cieux. On tremble ; on se voit nu,
Impur, hideux, noué des mille nœuds funèbres
De ses torts, de ses maux honteux, de ses ténèbres
 ;
Et soudain on entend quelqu’un dans l’infini
Qui chante, et par quelqu’un on sent qu’on est béni,
Sans voir la main d’où tombe à notre âme méchante
L’amour, et sans savoir quelle est la voix qui chante.
On arrive homme, deuil, glaçon, neige ; on se sent
Fondre et vivre ; et, d’extase et d’azur s’emplissant,
Tout notre être frémit de la défaite étrange
Du monstre qui devient dans la lumière un ange31.

L’âme « se voit nue » et a la vision affreuse « des mille nœuds funèbres de ses torts » parce qu’elle est entrée dans une lumière nouvelle qui est, implicitement, le regard de Dieu, lumière de vérité qui devient ensuite lumière rédemptrice. Le même schéma des ténèbres qui se découvrent ténèbres à la lumière de Dieu se trouve également dans « Croire, mais pas en nous », un autre confiteor à la première personne du pluriel, sur l’orgueil que nous tirons de nos bien modestes charités :

Nous bons ! nous fraternels ! ô fange et pourriture !
Mais tournez donc vos yeux vers la mère nature !
Que sommes-nous, cœurs froids où l’égoïsme bout,
Auprès de la bonté suprême éparse en tout ?
[…] Quoi qu’il ait fait, celui que sur la terre on nomme
Juste, excellent, pur, sage et grand, là-haut est l’homme,
C’est-à-dire la nuit en présence du jour ;
Son amour semble haine auprès du grand amour ;
Et toutes ses splendeurs, poussant des cris funèbres,
Disent en voyant Dieu : Nous sommes les ténèbres 
!32

Entre être vu de Dieu et se voir à la lumière de Dieu, l’écart est bien mince, et c’est ainsi que du remords comme angoisse d’être vu on peut passer à l’horreur de se sentir coupable.

Dans le texte des Misères laissé inachevé en 1848, cette figuration prend plusieurs formes. Moyennant une métaphore gustative, le remords devient l’empoisonnement de toute une vie, dans « Une tempête sous un crâne » : Tréjean, alias M. Madeleine, comprend que s’il laissait condamner Champmathieu,

sa considération, sa bonne renommée, ses bonnes œuvres, la déférence, la vénération, sa charité, sa richesse, sa popularité, sa vertu, seraient assaisonnées d’un crime ; et quel goût auraient toutes ces choses saintes liées à cette chose hideuse ?33

En 1860-1862, le chapitre s’enrichit d’une deuxième occurrence de cette image : « Pour la première fois depuis huit années, le malheureux homme venait de sentir la saveur amère d’une mauvaise pensée et d’une mauvaise action. / Il la recracha avec dégoût »34. Cette métaphore gustative exprime l’intensité dysphorique de la mauvaise conscience comme une perception sensorielle. Par là, elle s’apparente à cette autre figuration du remords que nous avons déjà illustrée supra, la vision horrifiée de soi-même ou du crime qu’on a commis, présente dans Les Misères dès la rédaction primitive de ce qui allait devenir le chapitre « Petit-Gervais » :

Au moment où [Tréjean] s’écria : je suis un misérable ! il venait de s’apercevoir tel qu’il était, et il était déjà à ce point séparé de lui-même qu’il lui semblait qu’il n’était plus qu’un fantôme, et qu’il avait là devant lui dans cette solitude, le bâton à la main, la blouse sur les épaules, son sac plein d’objets volés sur le dos, avec son visage résolu et morne, avec sa pensée pleine de projets abominables, le hideux galérien Jean Tréjean.
Ce fut comme une vision. Il fut presque au moment de se demander qui était cet homme, et il en eut horreur35.

La figuration n’est plus simplement métaphorique : c’est de nouveau une hallucination qui nous est décrite. Elle se prolonge dans le spectacle d’un combat grandiose que nous étudierons plus loin ; suivons pour l’instant les avatars de cette représentation du remords – la sensation de la faute, qui devait devenir le remords châtiment – dans la littérature de l’exil.

Dans les Châtiments se dessine déjà un schéma que Les Contemplations développeront : la faute prend une forme non seulement sensible mais symbolique pour tourmenter son coupable. C’est dans le poème « À un qui veut se détacher » : Montalembert voudrait se détacher du Second Empire après l’avoir d’abord soutenu, mais pour Hugo il ne saurait échapper à sa culpabilité, qui est à elle-même sa punition : « Regarde en frémissant dans la postérité / Ta mémoire difforme. / On voit […] / Pendre à tes noirs discours, comme à des clous sanglants, / Toutes les grandes mortes »36. Le poète les énumère : la Justice, la Liberté, la Vérité, etc. pendent à un gibet, qui est la forme visible des crimes de Montalembert pour les yeux de la postérité ; donc pour les yeux de Montalembert lui-même, qui a besoin de cette médiation pour avoir honte de ses actes. C’est sur ce mode – métaphoriquement symbolique, mais promis à une littéralisation – que les criminels seront torturés par leur crime dans « Ce que dit la bouche d’ombre ».

Auparavant, en janvier 1854, Hugo écrit les premiers morceaux de La Fin de Satan, et notamment de « Satan dans la nuit », qu’il complète quelques années plus tard, en 1859-1860. Rompant avec la théologie chrétienne traditionnelle, mais prolongeant une relecture romantique et humanitaire de la figure de Satan déjà bien attestée37, Hugo fait de l’ange déchu une figure du remords et, par là, de rédemption. C’est l’idée à la racine des Misères : la réhabilitation du misérable toujours possible, parce que la conscience est en lui inextinguible, et moyennant une purification par le remords. Cette idée morale et sociale des années 1840, Hugo l’étend dans sa poésie des années 1850 à toute sa métaphysique : le mal est voué à disparaître, Satan obtiendra son pardon après avoir souffert de sa faute. Il faut noter toutefois l’ambivalence de cette souffrance, qui ne se réduit pas au remords, et où le remords proprement dit paraît bien maigre. Le démon souffre surtout d’être privé de l’amour de Dieu, et d’être objet de répulsion pour l’univers tout entier ; l’expression d’un authentique regret de ses crimes fait difficulté. Mais dans la section IX de « Satan dans la nuit », le remords est nommément présent. Satan se plaint de ne pouvoir jamais dormir :

Sommeil, lieu sombre, espace ineffable, où l’on est
Doux comme l’aube et pur comme l’enfant qui naît,
[…] Oh ! ce bain des remords, ce baume des ulcères,
La paix qui fait lâcher ce qu’on a dans les serres,
N’avoir jamais cela ; jamais !38

Mis en parallèle avec les « ulcères », les remords apparaissent comme des plaies à vif : image topique39. Satan exprime ensuite une hypersensibilité douloureuse au mal dont il est l’auteur :

Si je pouvais […]
Apaiser dans mon flanc ce qui remue et ronge
[…] et n’entendre plus rien,
Ni mon aile frémir, ni battre mon artère,
Ni ces cris dont je suis la cause sur la terre :
Tuons ! Frappons ! Damnons ! J’ai peur ! J’ai froid ! J’ai faim !40

Là où pour Valjean, pour Montalembert, la honte était vision, pour Satan elle est obsession auditive. Il continue un peu plus loin :

Pas un être ne peut souffrir sans que j’en sois.
Je suis l’affreux milieu des douleurs. Je perçois
Chaque pulsation de la fièvre du monde.
Mon ouïe est le centre où se répète et gronde
Tout le bruit ténébreux dans l’étendue épars ;
J’entends l’ombre. Ô tourment ; le mal de toutes parts
M’apporte en mon cachot son âpre joie aiguë ;
J’entends glisser l’aspic et croître la ciguë ;
Le mal pèse sur moi du zénith au nadir41.

L’image de la pesanteur, du fardeau, est encore un nouvel avatar de la sensation douloureuse de la faute dont Les Misères offraient déjà une occurrence : « [Tréjean] sentit ses jarrets fléchir sous lui comme si une puissance invisible l’accablait tout à coup du poids de sa mauvaise conscience »42 ; Hugo emprunte là à un registre de sensations vagues mais vivement pénibles, topiques représentations du remords, auquel appartient aussi le motif de « ce qui remue et ronge » (cité supra) : l’image du ver, si chère à Baudelaire43, est ici implicite. Citons encore ces deux vers de la section XI qui renouent fermement la souffrance de Satan à sa responsabilité criminelle : « Oh ! l’unique assassin et l’unique victime, / C’est moi. J’ai pour tourment le mal que mes mains font »44.

En peignant ainsi les tourments de Satan, Hugo a repris un imaginaire traditionnel chrétien, celui du remords des damnés, de la damnation comme remords45. Cet imaginaire se développe aussi, mais de façon différente, dans plusieurs poèmes des Contemplations écrits en 1855. Le remords s’étend désormais à toute l’humanité ; et tout l’univers terrestre en est tissu. Car, comme dans le poème des Châtiments sur Montalembert, la faute prend forme concrète et sensible pour tourmenter son coupable, mais ce qui était métaphore dans le cas de Montalembert se littéralise : Hugo imagine que l’âme coupable se réincarne après sa mort dans un animal, un végétal ou une chose sans vie qui symbolise son crime ; elle se retrouve emprisonnée et suppliciée dans une concrétion-image de sa faute. Cette hypothèse46 philosophico-mythique de la métempsycose est ébauchée dans plusieurs poèmes du recueil avant de se déployer pleinement dans « Ce que dit la bouche d’ombre », le dernier poème du dernier livre des Contemplations. La Bouche d’ombre, un esprit mystérieux, vient révéler au poète les secrets de l’univers :

[L’être] a ses actions pour juges.
Il suffit
Qu’il soit méchant ou bon ; tout est dit. Ce qu’on fit
Crime, est notre geôlier, ou, vertu, nous délivre.
[…] Toute faute qu’on fait est un cachot qu’on s’ouvre.
[…] Tout méchant
Fait naître en expirant le monstre de sa vie,
Qui le saisit. L’horreur par l’horreur est suivie47.

Il faut noter, avec Myriam Roman, ce que ces vers disent de crucial sur la question de la justice et du jugement : pas de Dieu qui juge et qui damne ici, Hugo met en scène « une justice immanente, le méchant étant à lui-même sa propre punition »48 ; c’est « une conséquence logique de la représentation hugolienne du juge »49 (souvent injuste, abusant de son pouvoir, il est donc préférable que la conscience se fasse justice elle-même) et aussi d’un primat accordé, dans ce poème, à la pitié de Dieu – nous reviendrons plus loin sur l’importance de la pitié. La Bouche d’ombre énumère ensuite une multitude de personnages historiques malfaisants, réincarnés chacun dans une chose qui symbolise son crime : Dalila en aspic (le serpent comme symbole traditionnel de la perfidie), Zoïle (un critique littéraire de l’Antiquité, type du critique mesquin et malveillant) en houx, Anitus (l’un des accusateurs de Socrate) en ciguë, etc. Le schème du remords comme enfermement dans la faute devient donc pleinement réel et littéral ; le caractère obsessif du remords s’exagère dans ce fantasme lugubre. L’image du cachot est récurrente, on notera aussi les motifs du face à face et de l’univers éclipsé par la faute, dans les vers suivants :

Dans la pierre [l’âme] rampe, immobile, muette,
Ne voyant même plus l’obscure silhouette
Du monde qui s’éclipse et qui s’évanouit,
Et face à face avec son crime dans la nuit.
L’âme en ces trois cachots50 traîne sa faute noire.
Comme elle en a la forme, elle en a la mémoire ;
[…] Elle accomplit la loi qui l’enchaîne d’en haut ;
Pierre, elle écrase ; épine, elle pique ; il le faut.
Le monstre est enfermé dans son horreur vivante51.

C’est bien, en même temps, l’imaginaire de la damnation que Hugo reprend ici : cet exposé sur la métempsycose est une façon de réécrire Dante en renouvelant le topos de la descente aux enfers, en situant l’enfer sur terre et les tortures infernales dans les choses les plus banales de notre existence quotidienne : « Ce qui se passe en l’ombre où croît la fleur d’été / Efface la terreur des antiques avernes »52. Le remords devient alors un principe explicatif de notre monde terrestre, une loi métaphysique fondamentale : si l’univers est en proie à la violence et à la cruauté, c’est que la punition de chaque coupable est, en devenant captif du mal, d’infliger des souffrances nouvelles. « Ruche obscure du mal, du crime et du remord ! »53 s’exclame la Bouche d’ombre, qui dépeint un monde saturé de mauvaise conscience :

Hélas ! hélas ! hélas ! tout est vivant ! tout pense !
La mémoire est la peine, étant la récompense.
Oh ! comme ici l’on souffre et comme on se souvient !
[...] La ruine, la mort, l’ossement, le décombre,
Sont vivants. Un remords songe dans un débris.
Pour l’œil profond qui voit, les antres sont des cris.
Hélas ! le cygne est noir, le lys songe à ses crimes54.

L’univers tout entier est en pleurs, torturé par le remords : cette révélation appelle une réaction, la pitié, une « immense pitié » dont Claude Millet a souligné la dimension sociopolitique. Si le rachat possible par le remords justifie dès Les Misères l’appel à une société plus humaine, ici c’est une vertigineuse fusion du mal et du remords qui requiert la compassion des vivants, parce que le mal souffre d’être le mal, et parce que la pitié peut enrayer le cycle du mal : « L’Homme, qui aggrave le poids du mal universel en forçant le verrou à emprisonner le condamné et la hache à le décapiter, peut aussi l’alléger par ces larmes de pitié qui le renouent au monde et à Dieu autrement, dans “l’immense pitié” »55. Mais le remords contient aussi en lui-même la possibilité de la rédemption : « Espérez ! espérez ! espérez, misérables ! », « Les douleurs vont à Dieu comme la flèche aux cibles », « Le deuil est la vertu, le remords est le pôle / Des monstres garrottés dont le gouffre est la geôle »56. Le poème s’achève glorieusement sur l’évocation de la réhabilitation, de la transfiguration universelle.

Triomphe de la lumière : le remords comme combat, épreuve héroïque

Il en va de même dans La Fin de Satan. La conscience et la douleur de la faute ne sont que le revers de l’amour pour Dieu, du désir d’être rendu à la lumière chez le méchant torturé, et c’est ce qui ouvre un horizon de salut. Cette promesse de rédemption inscrite dans le remords hugolien dès Les Misères est à la racine d’un dernier ordre de figuration du remords, qui se distingue par sa coloration grandiose et lumineuse : passage de purification, épreuve sur un chemin de sainteté, le remords est présenté comme un combat et il fait l’objet d’une écriture de la grandeur. Dès la rédaction primitive de ce qui deviendra le chapitre « Petit-Gervais », l’âme de Tréjean est le terrain d’un affrontement qui, dans la poésie de l’exil, reviendra sous une forme épique et fabuleuse assumée. Tréjean, nous l’avons vu plus haut, a la vision angoissante de lui-même, mais l’expérience du remords ne s’arrête pas là :

En même temps dans cette hallucination qui le mettait, pour ainsi dire, face à face avec lui-même, il voyait dans une profondeur mystérieuse une sorte de lumière qu’il prit d’abord pour un flambeau. En regardant avec plus d’attention cette lumière qui apparaissait à sa conscience, il reconnut qu’elle avait la forme humaine, et que ce flambeau était l’évêque.

Sa conscience considéra tour à tour ces deux hommes ainsi placés devant elle, l’évêque et Jean Tréjean. Il n’avait pas fallu moins que le premier pour détremper le second. Par un de ces effets singuliers qui sont propres à ces sortes d’extases, à mesure que sa rêverie se prolongeait, en présence de cette vision, l’évêque grandissait et rayonnait de plus en plus, Jean Tréjean s’amoindrissait et s’effaçait. À un certain moment il ne fut plus qu’une ombre. Tout à coup il disparut. L’évêque seul était resté et il remplissait toute l’âme de Jean Tréjean d’un rayonnement magnifique57.

Comme plus haut dans Les Contemplations, c’est à la lumière d’une figure du Bien – presque sous le regard d’un juge – que le coupable a horreur de lui-même. Cette scène capitale, qui dans la version définitive du roman n’a pratiquement pas été retouchée, constitue le prototype de l’affrontement entre l’ange Liberté et Isis-Lilith dans La Fin de Satan. Ces deux filles de Satan incarnent, l’une, la positivité de la révolte, l’autre, le mal absolu, l’obscurantisme, les forces anti-progressistes qui accablent l’homme, et la première triomphe de la seconde en la consumant dans le rayonnement de sa lumière. Du point de vue des idées symbolisées, l’ange Liberté se distingue de la figure lumineuse de l’évêque ; mais l’important est que Hugo ait rêvé, dès les années 1840, le remords comme une lutte grandiose, appelée à un développement merveilleux et épique, d’inspiration miltonienne. La référence à Milton est d’ailleurs explicite, dès la version primitive des Misères, dans la deuxième grande crise de remords de Tréjean/Valjean, celle d’« Une tempête sous un crâne ». Le narrateur, au moment de peindre le long dilemme du personnage, souligne l’importance de son sujet :

Faire le poème de la conscience humaine ne fût-ce qu’à propos d’un seul homme, ne fût-ce qu’à propos du plus infime des hommes, ce serait fondre toutes les épopées dans une épopée supérieure. La conscience, c’est le gouffre des chimères et des songes, c’est le champ de bataille des passions. Pénétrez à travers la face livide d’un homme qui songe, et regardez derrière, regardez dans cette ombre, regardez dans cette âme. Il y a là, sous le silence extérieur, des combats de géants comme dans Homère, des mêlées de démons et des nuées de fantômes comme dans Milton, des spirales visionnaires comme chez Dante58.

Hugo affirme ici la dimension grandiose, épique, de « la conscience » – donc du remords. Et l’on retrouve l’image du combat : « le champ de bataille des passions ». Il s’agit du combat des passions, mais aussi du combat contre les passions, comme le confirment les ajouts faits par Hugo dans le texte définitif : « La conscience, c’est le chaos des chimères, des convoitises et des tentatives, la fournaise des rêves, l’antre des idées dont on a honte ; c’est le pandémonium des sophismes, c’est le champ de bataille des passions »59. Le remords est ici présent sous l’espèce de la « honte » ; et, filant la métaphore qui assimile la conscience à l’univers épique miltonien, Hugo parle du « pandémonium des sophismes » : Pandemonium est le nom donné par Milton à la capitale de l’enfer dans Le Paradis perdu, or si les sophismes sont les démons, ils sont implicitement voués à combattre les anges du devoir. Hugo décrit ensuite précisément ce combat dans l’âme de Valjean (passage ajouté à la toute première rédaction des Misères entre 1845 et 1848) :

Il voyait […] comme si elles se fussent mues devant ses yeux avec des formes sensibles, les deux idées qui avaient été jusque-là la double règle de sa vie : cacher son nom, sanctifier son âme. Pour la première fois, elles lui apparaissaient absolument distinctes, et il voyait la différence qui les séparait. Il reconnaissait que l’une de ces idées était nécessairement bonne, tandis que l’autre pouvait devenir mauvaise ; que celle-là était le dévouement et que celle-ci était la personnalité ; que l’une disait : le prochain, et que l’autre disait : moi ; que l’une venait de la lumière et que l’autre venait de la nuit.
Elles se combattaient, il les voyait se combattre. À mesure qu’il songeait, elles avaient grandi devant l’œil de son esprit ; elles avaient maintenant des statures colossales ; et il lui semblait qu’il voyait lutter au dedans de lui-même, dans cet infini dont nous parlions tout à l’heure, au milieu des obscurités et des lueurs, une déesse et une géante60.

Ce n’est pas seulement un dilemme que Hugo raconte ici, c’est bien un remords (nous avons vu le mot dans les passages du même chapitre cités supra) : remords préventif (car il n’est pas encore trop tard) d’avoir d’abord voulu laisser condamner Champmathieu. Le duel ici n’est pas très miltonien (« une déesse et une géante », cela s’affilie plutôt aux « combats de géants comme dans Homère ») mais bien plus loin dans Les Misérables, à l’occasion d’une troisième crise de conscience chez Valjean, la même métaphore retrouve une allure plus miltonienne : le personnage vient de découvrir que Cosette (la seule affection de son existence) est amoureuse de Marius, il est furieusement jaloux et doit choisir entre aller porter secours à Marius ou le laisser mourir sur la barricade :

Qu’est-ce que les convulsions d’une ville auprès des émeutes de l’âme ? L’homme est une profondeur plus grande encore que le peuple. Jean Valjean, en ce moment-là même, était en proie à un soulèvement effrayant. Tous les gouffres s’étaient rouverts en lui. […] De lui aussi, comme de Paris, on pouvait dire : les deux principes sont en présence. [Et, entre 1860 et 1862, Hugo ajoute :] L’ange blanc et l’ange noir vont se saisir corps à corps sur le pont de l’abîme. Lequel des deux précipitera l’autre ? Qui l’emportera ?61

L’image du combat et celle de l’ange reviennent, enfin, pour décrire la dernière crise de conscience de Valjean, la nuit du mariage de Cosette. Il voudrait bien continuer à dissimuler sa véritable identité de forçat en rupture de ban, mais sa vertu héroïque lui fait sentir le remords de cette dissimulation :

La vieille lutte formidable, dont nous avons déjà vu plusieurs phases, recommença.
Jacob ne lutta avec l’ange qu’une nuit. Hélas ! combien de fois avons-nous vu Jean Valjean saisi corps à corps dans les ténèbres par sa conscience, et luttant éperdument contre elle.
Lutte inouïe ! […] Combien de fois, après une équivoque, après un raisonnement traître et spécieux de l’égoïsme, avait-il entendu sa conscience irritée lui crier à l’oreille : Croc-en-jambe ! misérable ! Combien de fois sa pensée réfractaire avait-elle râlé convulsivement sous l’évidence du devoir ! Résistance à Dieu. Sueurs funèbres. […] Et, après l’avoir disloqué, tenaillé et rompu, sa conscience, debout au-dessus de lui, redoutable, lumineuse, tranquille, lui disait : Maintenant, va en paix !62

Il faut noter l’aboutissement « lumineux » de toutes ces mises en scène du remords ; et leur caractère processuel, transitionnel – le remords est une transformation. C’est une rupture radicale avec l’imaginaire du remords comme enfermement stérile, répétition indéfinie du même tourment. La première crise de remords de Valjean, après avoir volé Petit-Gervais, accomplit immédiatement en lui cette transfiguration, ce triomphe de la lumière qui dans La Fin de Satan et dans Les Contemplations est promis dans l’au-delà, dans un avenir lointain. Hugo conserve ainsi, mais dans son propre système moral et métaphysique, une conception chrétienne positive du remords – le repentir, la conversion. Les crises suivantes soulignent que la vertu n’est jamais un acquis sur lequel on peut se reposer avec facilité : elles inscrivent le remords dans un héroïsme.

La figuration hugolienne du remords, entre 1845 et 1862, se nourrit donc de la plupart des topoï traditionnels (la voix du remords, le poids de la faute, les ulcères, etc.) et de grands motifs de la pensée chrétienne : le regard de Dieu constamment posé sur chaque homme, le remords des damnés, et jusqu’au combat (Dieu livrant bataille au diable dans nos âmes). Hugo emprunte aussi ses motifs à des écrivains fétiches du romantisme – Dante, Milton – et ces grands modèles comme la pente naturelle de son imagination le conduisent à des représentations spectaculaires, effrayantes ou grandioses du remords. D’une façon ou d’une autre, ce sentiment a presque toujours chez lui une dimension théologique : présence de Dieu en l’homme, et processus de retour à Dieu. La pluralité des figurations permet de saisir de façon assez complète cette réalité psychologique aux multiples visages : enfermement mais aussi transformation, expérience d’une transcendance… le plus notable étant sans doute la façon – les façons – dont cet imaginaire échappe au tragique. En même temps, dans sa diversité, il épouse bien les mouvements d’une pensée qui, entre 1845 et 1862, de morale et sociopolitique qu’elle était d’abord, s’élargit en métaphysique. Face à la figure du grand criminel de l’Histoire, du tyran meurtrier, voué par le poète à un remords sans fond et sans issue (Napoléon III, Caïn, Montalembert), c’est l’autre grande figure, celle du criminel racheté (Valjean, Satan, les âmes purifiées par leur métempsycose) qui a le dernier mot : figure d’un remords positif par son pouvoir d’ouvrir un avenir lumineux après la faute, elle trouve son fondement dans une philosophie de la conscience et de l’âme63. Servant dès le départ à plaider pour un système pénal plus humain, illustrant aussi la supériorité du tribunal intérieur sur le tribunal social64, elle illustre l’étroite jonction des questions politiques, juridiques, religieuses et morales chez Hugo65.

1 « Sacer esto », Châtiments, IV, 1, p. 657 du tome VIII de l’édition chronologique des œuvres complètes de Victor Hugo dirigée par Jean Massin, Club

2 Hésiode, Les Travaux et les Jours, vers 199-200, trad. Philippe Brunet, Paris, LGF, « Le Livre de poche Classiques », 1999, p. 104.

3 « Sacer esto », Châtiments, IV, 1, Massin VIII, p. 657.

4 Châtiments, VII, 4, Massin VIII, p. 746-747.

5 Les Misérables, V, II, 2, Massin XI, p. 876.

6 Les Misérables, V, II, 3, Massin XI, p. 878. Je souligne.

7 Les Misérables, V, II, 2, Massin XI, p. 876.

8 Châtiments, I, 11, Massin VIII, p. 602.

9 Ibid., p. 601.

10 Paul Savey-Casard, Le Crime et la Peine dans l’œuvre de Victor Hugo, Paris, PUF, 1956, p. 222-226.

11 Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, PUF, 1960, « Les symboles spectaculaires », p. 150-164. Il cite justement

12 Évangile de Matthieu, 6, 6, La Bible de Jérusalem, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 1709.

13 Édition critique en ligne des Misérables par Guy Rosa, tableau de comparaison pour le chapitre « Petit-Gervais » (I, II, 13), http://www.groupugo.

14 Ibid., texte à l’interruption de 1848 et texte définitif.

15 Ibid., tableau de comparaison pour le chapitre « Une tempête sous un crâne » (I, VII, 3), http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/Miserables/

16 Ibid., texte initial.

17 À la scène 6 de l’acte IV.

18 Dans Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné par exemple, le poète s’adresse aux damnés : « Que la mort, direz-vous, était un doux plaisir ! / La mort

19 La Légende des siècles (Première Série), I, 2, Massin X, p. 441.

20 Ibid.

21 Ibid.

22 Ibid., p. 441-442.

23 Les Contemplations, VI, 11, Massin IX, p. 333.

24 Les Contemplations, VI, 12, Massin IX, p. 334.

25 Pour Charles Baudouin, le surmoi chez Hugo s’associe plutôt à la figure d’autorité masculine, au Père, à Dieu : « non certes en vertu des complexes

26 Augustin d’Hippone, dans ses Confessions, s’adresse ainsi à Dieu : « Tu m’étais plus intérieur que le plus intime de moi-même » (III, 6, 11).

27 Édition critique en ligne des Misérables par Guy Rosa, tableau de comparaison pour le chapitre « Une tempête sous un crâne » (I, VII, 3),http://www

28 Dans le livre vii de la deuxième partie, à propos du couvent. Le chapitre 5 de ce livre VII présente notre moi, cet « infini en nous », comme « le

29 « Le Goût », Massin XII, p. 415.

30 Dans William Shakespeare, l’écrivain a pour Hugo, en tant que créateur d’âmes (ses personnages), « une sorte d’égalité avec Dieu », qui « s’

31 Les Contemplations, VI, 22, Massin IX, p. 353. Je souligne.

32 Les Contemplations, VI, 5, Massin IX, p. 306-307. Je souligne.

33 Édition critique en ligne des Misérables par Guy Rosa, tableau de comparaison pour le chapitre « Une tempête sous un crâne » (I, VII, 3),http://www

34 Ibid., texte définitif. Les Misérables, I, VII, 3, Massin XI, p. 206.

35 Édition critique en ligne des Misérables par Guy Rosa, tableau de comparaison pour le chapitre « Petit-Gervais » (I, II, 13),http://www.groupugo.

36 Châtiments, V, 10, Massin VIII, p. 692.

37 Satan avait déjà connu des rédemptions dans les années 1840, chez l’abbé Constant notamment, voir Paul Bénichou, Le Temps des prophètes (1977)

38 La Fin de Satan, « Satan dans la nuit », IX, Massin X, p. 1737.

39 Ulcéré de remords est une expression cliché au XIXe siècle. Déjà dans Les Burgraves (1843) Job s’exclamait : « le remords, c’est l’ulcère de l’âme.

40 Ibid., p. 1735-1736.

41 Ibid., p. 1736.

42 Édition critique en ligne des Misérables par Guy Rosa, tableau de comparaison pour le chapitre « Petit-Gervais » (I, II, 13),http://www.groupugo.

43 Voir Nicolas Fréry, « Ver et remords : une comparaison baudelairienne », Romantisme, n°191, 2021, p. 76-89.

44 La Fin de Satan, « Satan dans la nuit », XI, Massin X, p. 1738.

45 Dès les premiers siècles du christianisme certains théologiens ont vu dans la souffrance des damnés le remords de leur faute. Thomas d’Aquin l’

46 En parlant d’hypothèse, nous voulons dire que ce poème n’exprime pas une pensée ferme et définitive de Hugo ; nous rejoignons en cela plusieurs

47 Les Contemplations, VI, 26, Massin IX, p. 376-377.

48 Myriam Roman, Le Droit du Poète : la justice dans l’œuvre de Victor Hugo, éd. cit., p. 332.

49 Ibid., p. 323.

50 L’âme peut se réincarner dans un animal, dans une plante ou dans une chose sans vie : trois cachots possibles.

51 Les Contemplations, VI, 26, Massin IX, p. 379.

52 Ibid.

53 Ibid.

54 Ibid., p. 385.

55 Claude Millet, « “Commençons donc par l’immense pitié” (Victor Hugo) », Romantisme, n°142 (2008/4), La Question morale au XIXe siècle, p. 13. Les

56 Ibid., p. 387.

57 Édition critique en ligne des Misérables par Guy Rosa, tableau de comparaison pour le chapitre « Petit-Gervais » (I, II, 13),http://www.groupugo.

58 Édition critique en ligne des Misérables par Guy Rosa, tableau de comparaison pour le chapitre « Une tempête sous un crâne » (I, VII, 3),http://www

59 Ibid., texte définitif. Les Misérables, I, VII, 3, Massin XI, p. 201.

60 Ibid., texte à l’interruption de 1848.

61 Édition critique en ligne des Misérables par Guy Rosa, tableau de comparaison pour le chapitre « Buvard bavard » (IV, XV, 1),http://www.groupugo.

62 Passage rédigé lors de la campagne d’écriture finale (1860-1862), il n’y a donc pas lieu de citer l’édition critique de Guy Rosa. Les Misérables, V

63 Dans un livre des Misérables rédigé en 1862, intitulé « Les Fleurs », et dont l’essentiel resta finalement inédit, Hugo affirme l’existence de l’

64 Voir sur ce point la section « Le châtiment intériorisé » (p. 323-337) dans le chapitre « Doit-on châtier ? » du livre de Myriam Roman déjà cité

65 Voir Claude Millet, « “Commençons donc par l’immense pitié” (Victor Hugo) », art. cit., p. 9-10.

1 « Sacer esto », Châtiments, IV, 1, p. 657 du tome VIII de l’édition chronologique des œuvres complètes de Victor Hugo dirigée par Jean Massin, Club français du livre, 1967-1970. Ce sera notre édition de référence ; nous désignerons désormais chacun de ses tomes par le seul nom Massin suivi du numéro du tome en chiffres romains. Mais pour les états du texte des Misérables antérieurs à la version définitive, nous citerons l’édition critique en ligne de Guy Rosa.

2 Hésiode, Les Travaux et les Jours, vers 199-200, trad. Philippe Brunet, Paris, LGF, « Le Livre de poche Classiques », 1999, p. 104.

3 « Sacer esto », Châtiments, IV, 1, Massin VIII, p. 657.

4 Châtiments, VII, 4, Massin VIII, p. 746-747.

5 Les Misérables, V, II, 2, Massin XI, p. 876.

6 Les Misérables, V, II, 3, Massin XI, p. 878. Je souligne.

7 Les Misérables, V, II, 2, Massin XI, p. 876.

8 Châtiments, I, 11, Massin VIII, p. 602.

9 Ibid., p. 601.

10 Paul Savey-Casard, Le Crime et la Peine dans l’œuvre de Victor Hugo, Paris, PUF, 1956, p. 222-226.

11 Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, PUF, 1960, « Les symboles spectaculaires », p. 150-164. Il cite justement Charles Baudouin et ses travaux sur Hugo, sur le poème « La Conscience ». « Baudouin, analysant ce qu’il appelle le “complexe spectaculaire”, montre que ce dernier réunit “voir” à “savoir” au sein d’une intense valorisation du surmoi […]. Le surmoi est avant tout l’œil du Père, et plus tard l’œil du roi, l’œil de Dieu, en vertu du lien profond qu’établit la psychanalyse entre le Père, l’autorité politique et l’impératif moral » (p. 157).

12 Évangile de Matthieu, 6, 6, La Bible de Jérusalem, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 1709.

13 Édition critique en ligne des Misérables par Guy Rosa, tableau de comparaison pour le chapitre « Petit-Gervais » (I, II, 13),
http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/Miserables/Consultation/Tableau/Tableau_0102
13.htm, texte initial.

14 Ibid., texte à l’interruption de 1848 et texte définitif.

15 Ibid., tableau de comparaison pour le chapitre « Une tempête sous un crâne » (I, VII, 3), http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/Miserables/Consultation/Tableau/Tableau_010703.htm, texte initial et texte à l’interruption de 1848.

16 Ibid., texte initial.

17 À la scène 6 de l’acte IV.

18 Dans Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné par exemple, le poète s’adresse aux damnés : « Que la mort, direz-vous, était un doux plaisir ! / La mort morte ne peut vous tuer, vous saisir. / Voulez-vous du poison ? en vain cet artifice. / Vous vous précipitez ? en vain le précipice. / […] Criez après l’enfer : de l’enfer il ne sort / Que l’éternelle soif de l’impossible mort » (livre VII, vers 1013-1016 et 1021-1022, Paris, Gallimard, « Poésie / Gallimard », 1995, p. 333). De même dans Les Aventures de Télémaque de Fénelon, à propos des damnés du Tartare : « dans le désespoir où ils sont, ils appellent à leur secours une mort qui puisse éteindre tout sentiment et toute connaissance en eux ; ils demandent aux abîmes de les engloutir, pour se dérober aux rayons vengeurs de la vérité qui les persécute » (Paris, Gallimard, « Folio classique », 1995, p. 314). Cécile Hussherr note que dans « La Conscience », la situation finale de Caïn (enterré) « est représentative de son aspiration à une mort impossible, comme de l’enfer que représente pour lui la vie terrestre » (L’Ange et la Bête : Caïn et Abel dans la littérature, Paris, Éditions du Cerf, 2005, p. 141).

19 La Légende des siècles (Première Série), I, 2, Massin X, p. 441.

20 Ibid.

21 Ibid.

22 Ibid., p. 441-442.

23 Les Contemplations, VI, 11, Massin IX, p. 333.

24 Les Contemplations, VI, 12, Massin IX, p. 334.

25 Pour Charles Baudouin, le surmoi chez Hugo s’associe plutôt à la figure d’autorité masculine, au Père, à Dieu : « non certes en vertu des complexes personnels (qui orientaient plutôt Hugo vers sa mère), mais en vertu des complexes primitifs et du lien très profond établi dans leur région entre le père, l’autorité, et l’impératif moral. […] Le surmoi maternel l’incline vers une conception panthéiste. […] Mais en dépit de ces tendances panthéistes, Hugo revient sans cesse de nouveau à un Dieu personnel et paternel » (Psychanalyse de Victor Hugo, 1943, Paris, Armand Colin, rééd. 1972, p. 216). Baudouin accorde d’ailleurs au poème « La Conscience » un statut privilégié, il y voit un centre d’où l’on peut saisir toute la psyché hugolienne (p. 24). Mais dans les deux poèmes des Contemplations que nous avons étudiés, le surmoi est féminin et démultiplié. Du côté d’un surmoi féminin, Baudouin cite (p. 215) le poème V 3 des Contemplations, « Écrit en 1846 » : « Car j’aperçois toujours, conseil lointain, lumière […] / Dans l’aube, dans la nuit, l’œil de ma mère morte ».

26 Augustin d’Hippone, dans ses Confessions, s’adresse ainsi à Dieu : « Tu m’étais plus intérieur que le plus intime de moi-même » (III, 6, 11). Descartes dans les Méditations métaphysiques découvre en lui l’idée d’infini comme une trace de Dieu en l’âme humaine. Pascal, dans Les Pensées, interprète l’infini du désir comme la présence absente de Dieu en l’homme. Rousseau, dans la Profession de foi du vicaire savoyard, présente la conscience comme un « instinct divin », une « immortelle et céleste voix ». Il y a chez Hugo une présence de Dieu en nous qui, de près ou de loin, correspond aux conceptions de ces penseurs antérieurs.

27 Édition critique en ligne des Misérables par Guy Rosa, tableau de comparaison pour le chapitre « Une tempête sous un crâne » (I, VII, 3),
http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/Miserables/Consultation/Tableau/Tableau_010703.htm, texte initial.

28 Dans le livre vii de la deuxième partie, à propos du couvent. Le chapitre 5 de ce livre VII présente notre moi, cet « infini en nous », comme « le miroir, le reflet, l’écho » d’un infini hors de nous, qui a un moi aussi : Dieu (Massin XI, p. 394).

29 « Le Goût », Massin XII, p. 415.

30 Dans William Shakespeare, l’écrivain a pour Hugo, en tant que créateur d’âmes (ses personnages), « une sorte d’égalité avec Dieu », qui « s’explique quand on réfléchit que Dieu est intérieur à l’homme. […] Qui est notre conscience ? Lui. Et il conseille la bonne action. Qui est notre intelligence ? Lui. Et il inspire le chef-d’œuvre » (II, II, 1, Massin XII, p. 243).

31 Les Contemplations, VI, 22, Massin IX, p. 353. Je souligne.

32 Les Contemplations, VI, 5, Massin IX, p. 306-307. Je souligne.

33 Édition critique en ligne des Misérables par Guy Rosa, tableau de comparaison pour le chapitre « Une tempête sous un crâne » (I, VII, 3),
http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/Miserables/Consultation/Tableau/Tableau_010703.htm, texte à l’interruption de 1848.

34 Ibid., texte définitif. Les Misérables, I, VII, 3, Massin XI, p. 206.

35 Édition critique en ligne des Misérables par Guy Rosa, tableau de comparaison pour le chapitre « Petit-Gervais » (I, II, 13),
http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/Miserables/Consultation/Tableau/Tableau_010213.htm, texte initial.

36 Châtiments, V, 10, Massin VIII, p. 692.

37 Satan avait déjà connu des rédemptions dans les années 1840, chez l’abbé Constant notamment, voir Paul Bénichou, Le Temps des prophètes (1977), chapitre 12 « L’Hérésie romantique », in Romantismes français, t. 1, Paris, Gallimard, « Quarto », 2004, p. 860.

38 La Fin de Satan, « Satan dans la nuit », IX, Massin X, p. 1737.

39 Ulcéré de remords est une expression cliché au XIXe siècle. Déjà dans Les Burgraves (1843) Job s’exclamait : « le remords, c’est l’ulcère de l’âme. / Guéris-moi du remords ! » (troisième partie, scène 3, Massin VI, p. 643).

40 Ibid., p. 1735-1736.

41 Ibid., p. 1736.

42 Édition critique en ligne des Misérables par Guy Rosa, tableau de comparaison pour le chapitre « Petit-Gervais » (I, II, 13),
http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/Miserables/Consultation/Tableau/Tableau_010213.htm, texte initial.

43 Voir Nicolas Fréry, « Ver et remords : une comparaison baudelairienne », Romantisme, n°191, 2021, p. 76-89.

44 La Fin de Satan, « Satan dans la nuit », XI, Massin X, p. 1738.

45 Dès les premiers siècles du christianisme certains théologiens ont vu dans la souffrance des damnés le remords de leur faute. Thomas d’Aquin l’explique plutôt comme la conscience d’être séparé de Dieu (voir Georges Minois, Histoire de l’enfer, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1994, p. 65). Mais la conception de la damnation comme remords se retrouve par exemple chez Fénelon quand il décrit les damnés du Tartare dans Les Aventures de Télémaque : « ils ont horreur d’eux-mêmes […]. Ils n’ont point besoin d’autre châtiment de leurs fautes que leurs fautes mêmes : ils les voient sans cesse dans toute leur énormité » (Paris, Gallimard, « Folio classique », 1995, p. 314).

46 En parlant d’hypothèse, nous voulons dire que ce poème n’exprime pas une pensée ferme et définitive de Hugo ; nous rejoignons en cela plusieurs critiques et notamment Myriam Roman qui écrit : « Chacun des grands poèmes métaphysiques hugoliens se présente plutôt comme un scénario exploratoire et expérimental, qui cherche à résoudre des apories philosophiques, historiques et religieuses, comme il le peut et non sans contradiction interne » (Le Droit du Poète : la justice dans l’œuvre de Victor Hugo, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2023, p. 332).

47 Les Contemplations, VI, 26, Massin IX, p. 376-377.

48 Myriam Roman, Le Droit du Poète : la justice dans l’œuvre de Victor Hugo, éd. cit., p. 332.

49 Ibid., p. 323.

50 L’âme peut se réincarner dans un animal, dans une plante ou dans une chose sans vie : trois cachots possibles.

51 Les Contemplations, VI, 26, Massin IX, p. 379.

52 Ibid.

53 Ibid.

54 Ibid., p. 385.

55 Claude Millet, « “Commençons donc par l’immense pitié” (Victor Hugo) », Romantisme, n°142 (2008/4), La Question morale au XIXe siècle, p. 13. Les larmes de pitié renouent l’Homme à Dieu parce que ce dernier est « l’œil attendri qui regarde d’en haut » (« Ce que dit la bouche d’ombre », op. cit., p. 387).

56 Ibid., p. 387.

57 Édition critique en ligne des Misérables par Guy Rosa, tableau de comparaison pour le chapitre « Petit-Gervais » (I, II, 13),
http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/Miserables/Consultation/Tableau/Tableau_010213.htm, texte initial.

58 Édition critique en ligne des Misérables par Guy Rosa, tableau de comparaison pour le chapitre « Une tempête sous un crâne » (I, VII, 3),
http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/Miserables/Consultation/Tableau/Tableau_010703.htm, texte initial.

59 Ibid., texte définitif. Les Misérables, I, VII, 3, Massin XI, p. 201.

60 Ibid., texte à l’interruption de 1848.

61 Édition critique en ligne des Misérables par Guy Rosa, tableau de comparaison pour le chapitre « Buvard bavard » (IV, XV, 1),
http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/Miserables/Consultation/Tableau/Tableau_041501.htm, texte à l’interruption de 1848 et texte définitif.

62 Passage rédigé lors de la campagne d’écriture finale (1860-1862), il n’y a donc pas lieu de citer l’édition critique de Guy Rosa. Les Misérables, V, VI, 4, Massin XI, p. 950-951.

63 Dans un livre des Misérables rédigé en 1862, intitulé « Les Fleurs », et dont l’essentiel resta finalement inédit, Hugo affirme l’existence de l’âme et sa subsistance au fond des êtres humains les plus avilis : « Aucune fange ne dissout la parcelle de Dieu » (chap. 4, Massin XII, p. 81) ; il en veut pour preuve les sentiments amoureux qui s’établissent entre les prostituées et les criminels emprisonnés. C’est la même irréductibilité du principe divin en l’homme qui s’exprime dans sa conception du remords.

64 Voir sur ce point la section « Le châtiment intériorisé » (p. 323-337) dans le chapitre « Doit-on châtier ? » du livre de Myriam Roman déjà cité, Le Droit du Poète : la justice dans l’œuvre de Victor Hugo, éd. cit.

65 Voir Claude Millet, « “Commençons donc par l’immense pitié” (Victor Hugo) », art. cit., p. 9-10.

Guillaume Peynet

Professeur en CPGE au lycée Pothier (Orléans)