« Biens mal acquis ne profitent jamais »1. Aucun proverbe biblique n’a semblé si éloigné de la réalité socio-économique décrite par Balzac dans l’ensemble de son œuvre. Car dans le monde postrévolutionnaire qui constate le triomphe des obèses et dans lequel l’argent remplace les valeurs et les croyances de l’Ancien Régime, rares sont les fortunes qui, à la faveur des bouleversements historiques récents, ne sont pas nées ou n’ont pas prospéré du crime. Dans son étude La Comédie inhumaine, André Wurmser pose ainsi une liste non exhaustive des actes illégaux ou immoraux par lesquels les bourgeois de Balzac se sont enrichis aux dépends de leurs victimes :
L’accaparement (Goriot), la spéculation (Grandet), la tromperie sur la qualité de la marchandise (Birotteau), la vente frauduleuse de denrées frelatées (Minard), le maquerellage (Rastignac), le proxénétisme (Rubempré), le chantage (Lousteau), la pédérastie (Sarrasine), l’usure (Gobseck), le faux en matière d’information financière (Nucingen)2.
La criminalité apparaît donc rarement chez Balzac comme l’apanage d’une contre-société marginalisée ou d’une classe dangereuse issue de la dégradation de la classe laborieuse ostracisée : au contraire, le crime – qu’il s’agisse d’un acte illégal ou immoral – est au cœur du système ploutocratique et le criminel se révèle régulièrement « un membre à part entière de la communauté légitime »3. Révélant ses desseins malfaisants à Rastignac, Vautrin dresse ainsi le constat qu’il existe une grande proximité entre le bandit d’une part, et l’arriviste bourgeois d’autre part : si la loi semble se montrer plus impitoyable envers le premier, Vautrin affirme qu’il n’y a pas de différence de principe entre les crimes violents et « toutes les infamies qui se pratiquent sous le manteau d’une cheminée »4. L’arriviste comme le scélérat sait qu’« il n’y a pas de principes », mais seulement « des circonstances »5 et que souvent la fin justifie les moyens. C’est d’ailleurs cette capacité à « épouser les événements […] pour les conduire »6 qui révèle la supériorité d’un homme. Aussi Vautrin est-il bien placé pour expliquer que « le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu’il a été proprement fait »7.
Ce qui étonne le plus, ce n’est pas que les méthodes peu scrupuleuses employées pour s’enrichir échappent à la justice des hommes, mais plutôt que cela ne semble que rarement susciter la mauvaise conscience de ceux qui jouissent de ces méfaits. Le bourgeois n’est en effet pas seulement présenté par Balzac comme égoïste, calculateur, cupide et conformiste : il est surtout celui chez qui « la sphère de la morale est subordonnée à la réussite économique [de sorte que pour lui] tout comportement peut se justifier s’il a pour finalité l’enrichissement personnel »8. Son appétence démesurée pour la réussite l’amène à tout réduire à la valeur marchande des objets de sorte que la vieille éthique qui structurait la société aristocratique, faite d’honneur, de probité, de respect de la parole donnée, a été renversée au profit d’un monde sans culpabilité.
Parue en 1831 dans La Revue de Paris, la nouvelle L’Auberge rouge se révèle être une fable politique qui illustre parfaitement cette transformation sociale. L’œuvre présente une forme de récit à enchâssements : le narrateur extradiégétique raconte avoir assisté, il y a de cela quelques années, à une soirée mondaine à Paris. À la fin du repas, un des convives, banquier allemand du nom d’Hermann, est prié de raconter une histoire pittoresque et terrible, propre à susciter la terreur des hôtes réunis : il choisit de relater un étrange récit recueilli de la bouche même d’un des protagonistes, alors qu’il était prisonnier des Français pendant les guerres napoléoniennes. En octobre 1799 donc, dans les environs d’Andernach, deux amis d’enfance, chirurgiens militaires fraîchement incorporés dans l’armée du Rhin, Prosper Magnan et Frédérick Taillefer – qu’Hermann, faute de mémoire, nomme dans un premier temps Wilhelm – passent la soirée puis la nuit dans une auberge. Ils y rencontrent un industriel allemand du nom de Walhenfer avec qui ils vont partager leur dîner et leur chambre. Leur compagnon de circonstance, mis en confiance par la bonhomie et la serviabilité des deux amis, avoue qu’il transporte avec lui, dans sa valise, cent mille francs en or et en diamants. Une fois couché, obsédé par ce qu’il vient d’apprendre, Prosper Magnan lutte contre la tentation de tuer et de dévaliser le riche étranger. Afin de calmer son agitation, il sort quelques instants se promener puis rentre avant de parvenir enfin à s’endormir. A son réveil, il constate avec horreur que Walhenfer gît dans son sang, la tête tranchée, et que son camarade a disparu. Accusé d’avoir commis le crime, Prosper Magnan est arrêté et condamné à mort : d’abord persuadé d’avoir tué l’industriel allemand dans une crise de somnambulisme, il comprend petit à petit qu’il est innocent, mais refuse de se défendre et de dénoncer son compagnon. Au fur et à mesure de son déroulement, l’histoire racontée par Hermann suscite une émotion particulièrement vive chez l’un des invités présents. Le narrateur, intrigué par l’attitude du personnage, comprend que celui-ci n’est autre que le riche financier Frédérick Taillefer, le compagnon de Prosper qui a assassiné Walhenfer avant de prendre la fuite et de laisser accuser son ami. Taillefer est alors saisi d’une crise nerveuse si violente qu’il meurt peu de temps après.
Le sentiment de culpabilité de Magnan
Le premier élément qui étonne le lecteur réside dans l’attitude de Prosper Magnan au moment de son procès : loin de clamer son innocence, il tente d’expliquer le crime par l’épisode de son propre somnambulisme et cherche à justifier par ailleurs la fuite de son camarade. Cette défense catastrophique, rejetée d’emblée par les juges qui considèrent les deux amis complices, témoigne du très fort sentiment de culpabilité éprouvé par Magnan au moment de son arrestation : parce qu’il a désiré puis imaginé pouvoir commettre un assassinat, il se sent coupable alors même qu’il se sait matériellement innocent. L’origine de ce sentiment de culpabilité est d’abord à rechercher dans la nature de la tentation subie, c’est-à-dire dans la façon dont la possibilité du meurtre entre en écho avec l’histoire personnelle dont Magnan fait confidence à Hermann : en effet, alors que le récit revient plusieurs fois sur le lien que Magnan entretient avec sa mère, mère dont la nature est décrite comme bonne et tendre et qui économise le moindre sou afin de pouvoir, dans un avenir plus ou moins proche, s’acheter un arpent de terre, le père de Magnan, mort depuis quelques années est présenté comme défaillant car il n’a jamais pu posséder la propriété tant convoitée. Walhenfer au contraire possède aux environs de Neuwied une manufacture d’épingles florissante : il porte les signes extérieurs de sa réussite, ce qui est de nature à permettre à Magnan de s’identifier à lui, faisant office de substitut idéalisé du père dans un fonctionnement œdipien. Cependant, au moment où il expose à Magnan l’étendue de son pouvoir pécuniaire, Walhenfer oppose à la possibilité d’une jouissance immédiate, la voie sacrificielle et aride du travail à long terme : « Le travail et la probité viennent à bout de tout, mais ayez de la patience »9 lui renvoie l’industriel allemand. Autrement dit, au fantasme de la toute-puissance infantile et de la satisfaction immédiate, symbolisées par la valise pleine d’or et de diamants, Walhenfer substitue le renoncement et l’ajournement des désirs. Le refus de la jouissance est d’autant plus violent qu’il est vécu par Magnan sur le mode de la castration : en effet, à la faveur d’une fantaisie, Magnan, une fois couché, laisse son esprit divaguer et imaginer ce qu’il pourrait entreprendre avec cet argent : il bâtit des châteaux en Espagne, « s’arrange[ant] avec cette somme toute une vie de délices, et se voy[ant] heureux, père de famille, riche, considéré dans sa province, et peut-être maire de Beauvais »10. Mais surtout, la somme volée à Walhenfer pourrait alors lui permettre d’épouser « une demoiselle de Beauvais à laquelle la disproportion de leurs fortunes lui défendait d’aspirer »11. L’appel à la patience du bourgeois renforce dès lors la frustration et le sentiment d’humiliation sociale chez un personnage dont l’histoire personnelle trahit une propension à l’orgueil. Au moment du renoncement pulsionnel, il remercie en effet Dieu « comme au jour de sa première communion, où il s’était cru digne des anges, parce qu’il avait passé la journée sans pécher, ni en paroles, ni en actions, ni en pensées »12. En s’étant cru « digne des anges », Magnan avait alors, sans le savoir, commis le péché d’angélisme, par lequel l’homme fait preuve de démesure en imaginant pouvoir s’élever par sa propre pureté au-dessus de sa condition définie par Dieu, péché dont la transposition laïcisée dans la société bourgeoise correspond à l’arrivisme du prolétaire qui s’illusionne en pensant réussir à gravir, grâce à ses qualités propres, l’échelle sociale.
Les scrupules, qui empêchent Magnan de céder à la tentation et de passer à l’acte, dépendent dès lors des valeurs morales distillées par « les enseignements de son éducation, les préceptes religieux, et surtout […] les images de la vie modeste qu’il avait jusqu’alors menée sous le toit paternel »13. Mais ce sont paradoxalement ces valeurs qui se transforment en sentiment de culpabilité au moment où le personnage prend conscience de sa peccabilité c’est-à-dire lorsqu’il a l’impression de perdre « la virginité de [s]a conscience »14. Dans la perspective chrétienne que semble induire son éducation, bien qu’il ne cède pas à la tentation, Magnan ressent de la culpabilité pour sa pensée mauvaise, comme si la pensée de l’acte était elle-même condamnable. La référence à la question de l’intention mauvaise développée par le Christ dans son célèbre sermon sur la montagne est ici évidente. En effet, expliquant la supériorité de son enseignement sur l’observance de la loi mosaïque, Jésus affirme à cette occasion : « Vous avez appris qu'il a été dit : Tu ne commettras pas d'adultère. Et moi, je vous dis : quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà dans son cœur, commis l’adultère avec elle »15. L’attitude passive de Magnan lors de son procès peut ainsi s’expliquer par l’exigence chrétienne d’une intériorisation de la loi, laquelle fait du mal non une question d’acte mais d’intention. Plus encore, parce qu’il a voulu tuer, il se sent coupable du meurtre commis comme si son intention homicide avait « poussé son ami Frédérick au crime effectif, par une sorte de contamination de la pensée »16. Enfin, parce qu’elle est une variante topique de l’angoisse, la culpabilité de Magnan se nourrit de la conviction que sa mort provoquera celle de sa mère. Aussi peut-il déclarer lors de sa confession à Hermann : « Si je n’ai pas tué cet homme, je tuerai certainement ma mère ! »17, de sorte que c’est paradoxalement ne pas avoir commis le meurtre qui rend potentiellement Magnan coupable de la mort de sa mère.
En fait, le sentiment de culpabilité tel qu’il s’exprime chez Magnan à partir de l’introjection des normes chrétiennes constitue, pour Balzac, une transposition morale et religieuse de la puissance de la matérialité des effets de la pensée, doctrine qui fonctionne comme un postulat de son œuvre en général et des Études philosophiques en particulier. Selon la conception matérialiste de la vie psychique de Balzac, l’âme et le corps ne faisant qu’un, « tous les phénomènes sont explicables par l’action d’une énergie unique »18, assimilable à un principe vital tout à la fois matériel et volitif. Autrement dit, refusant l’approche dualiste qui distinguerait l’activité idéelle comme purement spirituelle des actions effectivement accomplies comme relevant du corps, Balzac reconnaît « à la pensée une force très active dont les conséquences produisent des effets physiques »19. D’abord, cette puissance de la pensée signifie que l’intentionnalité vaut acte : dans le cas présent, elle a été si proche de se concrétiser qu’elle en est troublée comme si elle avait commis l’acte, ce qui explique la confusion dans laquelle se trouve Magnan au moment de son arrestation et son hésitation quant à sa participation effective à l’assassinat de Walhenfer. Ensuite, la pensée révèle une énergie vitale capable de passer d’un corps à un autre, de communiquer à distance et d’influencer les esprits de sorte qu’il n’est pas exclu que l’imagination criminelle de Magnan ait réellement influencé, à la manière d’un fluide magnétique, le passage à l’acte de Taillefer. Enfin, « cause la plus vive de la désorganisation de l’homme » dont « les instincts, violemment surexcités […] peuvent produire […] des foudroiements brusques ou le faire tomber dans un affaissement successif et pareil à la mort »20, la pensée manifeste une puissance destructrice telle que tout désir entraine chez celui qui le vit une usure du principe vital : dans le cas de Magnan, cela explique la résignation avec laquelle il se laisse condamner et mener à l’échafaud.
Les remords de Taillefer
Contrairement à Magnan, les intentions et les pensées du personnage de Wilhelm, alias Frédérick Taillefer, restent inconnues même si le début du récit présente les deux amis comme des doubles : même âge, même milieu social, même métier, même qualités d’« hommes de sciences, pacifiques et serviables »21. C’est donc à partir de la façon dont Prosper Magnan a lui-même vécu les événements que l’on peut subodorer la façon dont Frédérick a commis le crime : on l’imagine donc, lui aussi, dans l’impossibilité de dormir, fantasmant la vie qu’il pourrait avoir avec l’argent de Walhenfer, se lever en entendant son ami sortir de la salle et décapiter sa victime avant de fuir. On reste néanmoins impuissant à expliquer les raisons qui le poussent, lui, à passer à l’acte alors que le meurtre demeure à l’état de fantasme chez Magnan. Cependant, à la faveur du retour systématique des personnages dans l’œuvre de Balzac, on retrouve la présence de Taillefer dans d’autres romans et les renseignements tirés de ses agissements permettent de combler partiellement les lacunes de la nouvelle22 et d’envisager sa biographie de façon plus précise. Taillefer a vingt ans en 1799 lorsqu’il assassine le riche commerçant allemand et devient millionnaire. D’abord capitaine de la première compagnie de grenadiers de la garde nationale, il poursuit son ascension sociale, se fait banquier et poursuit son enrichissement notamment en spéculant avec Nucingen. Il se marie deux fois. Sa première femme avec laquelle il a deux enfants, soupçonnée à tort d’adultère, meurt de chagrin. Sa fille Victorine qu’il pense être le fruit des infidélités de son épouse est alors écartée du domicile parental, et se retrouve contrainte à vivre dans le dénuement chez Madame Vauquer. À la mort de son fils, tué dans un duel, il n’a finalement d’autre choix que de faire hériter sa fille. Socialement en vue, il a également la réputation de donner de grandes réceptions mondaines dans son hôtel particulier de la rue Joubert où se rencontrent Rastignac, Valentin, Blondet, etc.
Taillefer apparaît dès lors au sein de La Comédie humaine comme un personnage de la duplicité. Dans La Peau de chagrin23, ses amis et relations le décrivent comme un « benoît capitaliste »24 qui a « l’air d’un bien bon homme »25. Sa libéralité s’exprime par la somptuosité du festin qu’il organise et par l’attention qu’il semble porter au plaisir de ses hôtes auxquels il donne l’impression de « ne s’[être] vraiment donné la peine d’amasser son argent que pour [eux] »26. Mais ce portrait contraste avec celui qui se dégage du Père Goriot27. Sans scrupules dans les affaires, Taillefer y apparaît intraitable avec sa fille Victorine qu’il laisse sans ressources, insensible aux marques d’affection qu’elle lui témoigne et aux injures que sa « conduite barbare »28 lui doit de la part de Madame Couture, laquelle se substitue à lui pour procurer à Victorine secours et soin. Cet écart entre des attitudes si opposées révèle le cynisme dont Taillefer est capable. Bien avant le repas décrit dans L’Auberge rouge au cours duquel il sera démasqué, la rumeur publique soupçonne déjà l’origine criminelle de sa fortune : Vautrin sait que c’est « un vieux coquin qui passe pour avoir assassiné l’un de ses amis pendant la Révolution »29. Dans La Peau de Chagrin, Emile met sur le compte des envieux les bruits qui sous-entendent qu’il « aurait tué, pendant la Révolution, un Allemand et quelques autres personnes qui seraient […] son meilleur ami et la mère de cet ami »30, mais ne manque pas de le questionner sur la réalité des faits. Contre toute attente, Taillefer ne semble pas perturbé par cette opinion scandaleuse, et bien au contraire, il paraît s’en amuser. La conversation qui s’engage à ce sujet avec Emile et Valentin est sur ce point significative :
- Les avez-vous assassinés ? lui demanda Emile.
- La confiscation et la peine de mort sont abolies depuis la révolution de juillet, répondit Taillefer en haussant les sourcils d’un air tout à la fois plein de finesse et de bêtise.
- Mais ne les voyez-vous pas quelquefois en songe ? reprit Raphaël.
- Il y a prescription ! dit le meurtrier plein d’or31.
Taillefer ne cherche pas à nier son crime, il se donne en spectacle et jouit plutôt du mystère qui entoure le personnage qu’il s’est construit : son absence patente de sentiment de culpabilité et la légèreté avec laquelle il semble plaisanter de sa mauvaise réputation lui permettent paradoxalement de faire croire à son innocence et renforcent sa capacité de dissimulation. Père intraitable dans le cercle familial, bourgeois respectable qui joue le jeu du conformisme, jouisseur sans limites dans la sphère privée, Taillefer caractérise bien le triomphe des apparences de l’arriviste et de l’imposteur. Seule sa physionomie semble parfois trahir sa fourberie : derrière le masque social, son corps et son visage laissent transparaître malgré lui son tempérament criminel et deviner les turpitudes de sa propre histoire. Á la faveur des principes physiognomoniques auxquels Balzac adhère, le visage de Taillefer devient régulièrement transparent : en laissant apparaître les traits physiques propres aux criminels, il « cristallise les stigmates d’une représentation collective qui lie de manière essentielle le Mal à la difformité »32. Pendant l’orgie, alors que les séductions et le lustre de la débauche sont à leur comble, et bien qu’il cherche à conserver un air décent devant ses invités, « sa large figure [devient] rouge et bleue presque violacée, terrible à voir »33.
S’il demeure sans scrupule ni principe, dénué de sentiments de culpabilité, Taillefer n’est pourtant pas inaccessible à des remords cuisants qui s’expriment chez lui de façon purement physique, sous la forme d’une crise34 dont on suit le déroulement terrifiant dans L’Auberge rouge. Au moment où il comprend que l’histoire racontée par Hermann est la sienne, apparaissent d’abord « un léger tremblement dans ses mains et de l’humidité sur le front »35. Son attitude marquée par l’inquiétude semble manifester tous les signes physiques de l’indigestion : alors que les convives, repus par l’abondance des mets qui leur ont été proposés et réjouis par les nombreux vins consommés, semblent « se trouver dans cette heureuse disposition de paresse et de silence [qui suit] un repas exquis »36, symbole du contentement et de la bonne conscience bourgeois, Taillefer s’essuie le front, semble souffrir de la soif, sa physionomie devient terreuse, il manque de faire tomber sa soucoupe. La crise s’intensifie ensuite lorsqu’il s’aperçoit que le narrateur qui le soupçonne depuis le début de l’histoire ne cesse de l’observer :
Depuis la première interpellation que je lui avais faite pendant le récit de M. Hermann, il fuyait mes regards. Peut-être aussi évitait-il ceux des autres convives ! […] Quoique loin de lui, je l’écoutais, et mon œil perçant fascinait le sien. Quand il croyait pouvoir m’épier, impunément, nos regards se rencontraient, et ses paupières s’abaissaient aussitôt37.
Alors que Taillefer cherche à cacher ses émotions afin de les maîtriser – « le remords [étant] fait pour être caché, pour demeurer dans l’ombre »38 – le regard insistant porté sur lui intensifie l’angoisse du dévoilement. L’œil, auquel on ne peut pas se soustraire, matérialise en effet la dimension persécutoire des remords parce qu’il rend inopérants tous les procédés mis en place par le coupable pour dissimuler sa culpabilité. Ainsi, poussé dans ses derniers retranchements, Taillefer sombre définitivement dans une attaque de nerfs dont le texte nous donne l’atroce description : « Il pousse des cris terrifiants, il veut se tuer […] Ce pauvre homme prétend avoir dans la tête des animaux qui lui rongent la cervelle : c’est des élancements, des coups de scie, des tiraillements horribles dans l’intérieur de chaque nerf »39. Le fantasme de la dévoration intérieure caractérise ici la violence de l’expérience psychique de celui qui est en proie à des remords cuisants : « l’allusion cannibalique de l’étymologie de remords – le terme est l’ancien participe passé substantivé du verbe « remordre », du latin mordere – insiste [en effet] sur le paroxysme d’un sentiment »40 qui semble se nourrir de nous.
Il est intéressant de noter que la manifestation répressive du remords semble d’autant plus importante que Taillefer est incapable d’en tirer une signification éthique. En effet, son impunité face au crime qu’il a perpétré, la constante réussite qu’il a connue tout au long de sa vie, la reconnaissance sociale dont il n’a cessé de jouir semble avoir légitimé les moyens par lesquels il est arrivé au sommet de la hiérarchie sociale. La réussite semble avoir été vécue comme une grâce, une sorte d’élection spéciale qui, de fait, absout Taillefer de tous les crimes, fautes ou péchés commis pour en arriver au statut de bourgeois.
Bonne conscience et remords du siècle
Récit classé par Balzac dans les Études philosophiques de La Comédie humaine, L’Auberge rouge se révèle être une parfaite allégorie « des causes des effets sociaux représentés dans les Études de mœurs »41. Aussi le meurtre du Wahlenfer doit-il être interprété à l’aune d’une réflexion plus large sur l’origine de la domination de la classe bourgeoise au XIXe siècle. L’histoire racontée par Hermann se déroule en effet pendant « l’époque républicaine »42 et la victime n’est pas simplement égorgée dans son sommeil – ce qui aurait constitué un élément de mise en scène plus réaliste : lorsque Prosper Magnan découvre avec effroi le cadavre, il s’aperçoit que « la tête du pauvre Allemand [gît] à terre, [et que] le corps [est] resté sur le lit »43. L’allusion au régicide est évidente : la nouvelle met en scène de façon métaphorique le traumatisme causé par la décollation de Louis XVI et les conséquences sociales de la rupture radicale et irrévocable qu’elle a provoquée44.
Deux camarades philanthropes sentimentaux, ouverts aux idées républicaines, c’est-à-dire façonnés par les idéaux de la philosophie des Lumières, se transforment, pour accéder à une vie meilleure, en personnes prêtes à recourir à la violence. Toutefois, malgré le fantasme commun du passage à l’acte, seul l’un d’entre eux brise l’interdit moral. Par cette différence, Balzac rend symboliquement compte de l’antagonisme entre deux paradigmes sociaux irréconciliables. « Le scrupule […] de Prosper témoigne du vieux monde où les passions sont contenues par l’idée de faute »45, modèle aristocratique fondé sur la morale religieuse et dont le conservatisme assure la paix et la stabilité. À l’inverse, « le crime de Taillefer est le péché originel d’un monde qui dénie le péché, d’un monde sans faute, sans culpabilité »46 : non seulement le geste reste impuni, mais il semble même ouvrir sur une irrésistible ascension, vécue sans mauvaise conscience, à l’image du régicide qui inaugure le triomphe de la haute bourgeoisie d’affaires. La fin du récit renforce de façon ironique et burlesque l’idée d’une tentative de dilution du remords par la mauvaise foi. Le narrateur se trouve en effet confronté à un véritable dilemme moral : amoureux de Victorine, la fille de Taillefer, il hésite cependant à se marier avec elle et à jouir de la fortune criminelle dont elle a hérité. Il énumère les raisons qui l’inciteraient à dissimuler à son tour ce secret douloureux et à profiter de l’héritage de Taillefer et décide de « convoquer un sanhédrin de consciences pures, afin de jeter quelque lumière sur ce problème de haute morale et de philosophie »47. Il demande leur avis à quelques-uns de ses amis qui se révèlent, en la circonstance, de véritables casuistes : l’un refuse de parler, l’autre minimise le mal commis, le troisième ne voit aucune difficulté à passer outre la morale, un autre cherche un compromis. Et si le vote conseille hypocritement et de justesse de s’abstenir de se marier, le narrateur sait qu’« il y a unanimité secrète pour le mariage »48. Balzac donne ainsi à entendre les tentatives de la bourgeoisie de limiter la transmission générationnelle du remords en cherchant à faire oublier l’origine criminelle de sa domination. Cependant, à l’instar de Taillefer, bourrelé par l’accès des souffrances nerveuses qui surgissent à intervalles réguliers, la société du XIXe siècle n’en a pas terminé avec les crises sociales et politiques qui en fragilisent les fondements récents et qui sont autant de manifestations des remords d’un monde ne parvenant pas à effacer son crime originel.
