Oui, loin de ce monde odieux qui t’avait vieilli avant l’âge, oui, enfant, vous allez aimer. Je vous aurai tel que vous êtes, et, quel que soit le coin de la terre où nous allons trouver la vie, vous m’y pourrez oublier sans remords le jour où vous n’aimerez plus. Ma mission sera remplie, et il me restera toujours là-haut un Dieu pour l’en remercier.1
Ces mots que Brigitte adresse à Octave à la fin de La Confession d’un enfant du siècle (1836) scellent leur engagement amoureux, tout en laissant entrevoir la crainte d’un amour éphémère. Sous l’espoir d’un voyage rédempteur, durant lequel Octave promet d’oublier son passé de libertin, se devine déjà le spectre du remords. L’instant même de la promesse semble en effet contenir le germe de la faute à venir : hanté par le souvenir de la trahison de sa première maîtresse, Octave pousse Brigitte à s’éprendre de l’innocent Smith.
Le rapport au passé est central pour comprendre l’œuvre entière d’Alfred de Musset, et la critique considère souvent la nostalgie comme l’une de ses clefs thématique et poétique majeures2. Douce, vague et contemplative, elle naît du désir de retrouver un passé idéalisé et inaccessible, qui prend tantôt la forme enchantée de l’époque prérévolutionnaire3, tantôt celle d’une enfance édénique antérieure à la chute provoquée par la découverte de la sexualité4. Plus précis et aigu, le regret porte sur une action ou une décision ayant entraîné une perte irréversible. Les personnages mussétiens sont nombreux à éprouver du regret, comme le montrent ceux de Lorenzaccio (1834)5, où cet affect se décline de manière explicite et implicite, individuelle et collective, en contraste avec le cynisme des personnages comme le cardinal ou Alexandre, qui œuvrent sans jamais porter un regard en arrière. Le poète exprime lui-même ses regrets, soit de manière intime dans ses poèmes élégiaques6, soit en suivant le decorum à l’occasion des élégies funèbres adressées à la Malibran7 et au duc d’Orléans8.
Le remords, moins étudié, offre pourtant un angle d’analyse éclairant pour envisager la posture complexe de Musset face aux transformations sociales et morales de son siècle. Plus profond que la nostalgie, et plus douloureux que le regret, il consiste dans le « reproche de la conscience »9 qui résulte de la reconnaissance d’une faute commise. Il implique donc un jugement éthique et engage une réflexion sur le bien et le mal. Lié aux notions de responsabilité morale, d’expiation, voire de réparation, il prend racine dans la culture judéo-chrétienne et joue un rôle crucial dans la confession et l’absolution – les torts sont reconnus avec sincérité devant Dieu qui, en purifiant le pécheur, délivre sa mauvaise conscience.
Héritier d’un imaginaire augustinien marqué par la doctrine du péché originel, mais également du scepticisme des Lumières, Musset hésite entre une conception religieuse et une conception profane du remords. Notons d’abord qu’en s’attachant aux conséquences d’un acte sur autrui plutôt qu’à l’acte lui-même, le remords mussétien s’inscrit plus particulièrement dans un contexte amoureux, où la souffrance de l’être aimé, trompé ou dégradé, révèle la culpabilité de l’amant. Mais ce sentiment est-il durable ? Résulte-t-il davantage d’une morale personnelle ou de normes extérieures intégrées par l’individu ? Permet-il sa transformation par la prise de conscience des fautes passées et par leur réparation, source de rédemption ? Ou sert-il seulement à rétablir une cohérence éthique chez l’individu fautif ? Il nous faudra étudier les formes plurielles que prend le remords amoureux, modelé par le romantisme, et analyser la tension entre la bonne conscience de l’hédoniste qui entend suivre une trajectoire existentielle fondée sur la recherche du plaisir, et la mauvaise conscience du profanateur des valeurs morales et sociales.
La Confession d’un enfant du siècle (1836), cas d’école de la littérature du remords en raison de sa nature introspective et de sa rhétorique religieuse empruntée, entre autres, aux Confessions de saint Augustin10, nous fournira un matériau premier pour analyser la complexité de la dialectique religieuse du remords. Ce dernier a en effet une fonction répressive que définit Pierre Girardey dans ses travaux sur les figurations du remords chez Hugo, Balzac et Dumas11, et il doit être accompagné d’un désir de réparation pour aboutir, après un repentir sincère, à la rédemption. Or, comme le Dictionnaire universel du XIXe siècle le relève, « le remords peut exister avec la résolution de se rendre encore coupable » et devenir ainsi l’« une des sources les plus fécondes où le poète tragique peut puiser de puissants effets »12. Nous nous appuierons également sur l’analyse d’œuvres théâtrales et romanesques en amont et en aval de La Confession afin d’évaluer la nature du remords (ou de son absence) chez les personnages, et d’éclairer sa portée lorsqu’il se déleste de l’autorité de la religion. Nous explorerons alors la manière dont le remords amoureux se manifeste à la fois comme l’expression d’une conscience romantique en mutation et comme le vecteur d’une contestation morale. Loin d’ouvrir la voie à une véritable rédemption, le remords se révèle en effet souvent être un simulacre de bonne conscience, et il trahit une incapacité profonde à agir sur le réel. Il incarne ainsi la lucidité douloureuse mais stérile d’un sujet romantique en quête de sens, privé des repères religieux de l’Ancien Régime.
L’éraillement de la dialectique religieuse du remords dans La Confession
Dans La Confession d’un enfant du siècle, Musset met en scène un remords amoureux profondément ancré dans les questionnements moraux du XIXᵉ siècle. L’influence du romantisme y est manifeste à travers le regard tourmenté du narrateur, Octave de T***, déchiré entre ses idéaux et une désillusion nourrie par le mal du siècle. Inspiré par les tumultes de sa liaison orageuse avec George Sand, Musset y interroge les limites du remords religieux chez les « fils de l’Empire et petits-fils de la Révolution »13 qui, après les Lumières, rejettent l’autorité de l’Église tout en demeurant prisonniers des affres du doute.
Le roman débute par l’effondrement de l’idéalisme du jeune Octave lors de la découverte de l’infidélité de sa première maîtresse, dont il constate l’absence de remords. Certes, face à ses larmes, elle reconnaît avoir « commis une faute » et semble faire preuve d’un « repentir sincère »14, un sentiment qui fait écho à celui exprimé par son ami et rival après leur duel15. Mais Octave la surprend peu après en train de se parer avec insensibilité pour être menée au bal par ce même rival, dont la mauvaise conscience s’avère également temporaire. Le contraste entre l’effusion et la superficialité des remords brise la foi d’Octave en l’amour absolu et le pousse à se réfugier dans la débauche, à laquelle l’initie son ami Desgenais.
Cette première fêlure fondatrice ne saurait pleinement se résorber. Chez Musset, la souillure est définitive, et la temporalité édénique de l’enfance et des amours innocentes est inaccessible autrement que par le souvenir nostalgique16. Octave croit pourtant retrouver ce paradis originel dans le jardin de Brigitte Pierson, la rosière angélique qu’il rencontre dans un espace rural en apparence épargné par la décadence parisienne. Mais la purification par l’amour échoue bien assez tôt : passée la première nuit de « volupté mélancolique », les souvenirs de la trahison première l’assaillent, vident le ciel de sa nouvelle divinité et réveillent l’« esprit du doute »17. Celui-ci est ravivé par deux évènements anodins qui se succèdent, deux jours après leur première nuit : d’abord, un mensonge enfantin de Brigitte, qui fait passer l’une de ses compositions pour un air de Stradella ; puis son souhait de garder secrète une partie de son carnet intime. Aliéné par les souvenirs de la première trahison et de la débauche, Octave projette ses failles sur Brigitte et s’acharne à profaner son idole. Sa méfiance injustifiée devient alors source de remords, dès lors qu’il prend conscience de la souffrance qu’il lui inflige.
L’expression de sa culpabilité résulte en effet toujours de la description détaillée des symptômes physiques de Brigitte. D’abord, l’« inquiétude inexprimable [qui] se peignit sur ses traits » le pousse à confesser au lecteur, pris à partie, son horreur au souvenir de la première manifestation du doute. Il n’envisage pas toutefois cette suspicion comme une faute mais comme une « maladi[e] »18 dont il se déclare victime. Ensuite, les « violentes palpitations »19 de son amante, sa chute, sa respiration difficile et sa pâleur le portent à invoquer cette fois-ci Dieu comme témoin pour justifier sa jalousie maladive par l’infidélité de sa première maîtresse.
La déresponsabilisation par des facteurs extérieurs, manifeste dans l’ensemble du roman, fragilise la reconnaissance de la responsabilité morale exigée par le remords. Même lorsque Brigitte le confronte violemment, après six mois de liaison, aux conséquences physiques et morales d’une pareille maltraitance, les remords d’Octave demeurent entachés d’ambiguïté. Certes, il a conscience du mal « irréparable » dont il est l’agent et exprime une nouvelle fois ses remords alors qu’il la regarde dormir lors de l’infernale nuit qui suit la dispute : « plus j’éprouvais de honte et de remords, plus je sentis qu’après une telle scène il ne restait qu’à nous dire adieu »20. Mais ses remords demeurent douteux : après avoir énuméré avec une conscience aiguë les actions destructrices dont il est coupable vis-à-vis de Brigitte, « offensée, puis insultée, puis délaissée, quittée pour la reprendre, remplie de craintes, assiégée de soupçons, jetée enfin sur ce lit de douleur », il atténue sa responsabilité en évoquant une scission intérieure. Il accuse en effet la Providence d’avoir fait de lui un agent du mal, alors que « [s]a conscience, au milieu de [s]es fureurs mêmes, disait pourtant qu[’il] étai[t] bon ». Le topos romantique du « mauvais génie »21 aliénant, auquel recourt également la Lélia de Sand, rongée par le scepticisme et incapable de se laisser aimer par Sténio22, exprime un refus de l’autonomie morale : en se déresponsabilisant, le fautif retrouve sa bonne conscience.
Dans un dernier mouvement, Octave convertit ses remords en regrets égocentrés. La contemplation de son amante angélique, qu’il a fait déchoir, le pousse à mesurer la distance entre le libertin cynique qu’il est devenu et l’enfant pur qu’il était jadis. Plutôt que d’assumer les conséquences de ses actes, il se réfugie dans des souvenirs idéalisés qu’il partage avec Lorenzaccio, juste avant l’assassinat de son cousin Alexandre23. La nostalgie associée aux regrets enferme ainsi le coupable dans la contemplation stérile d’un passé irrévocablement perdu.
Remords romantiques et plaisir doloriste
Pour que la dialectique religieuse du remords fonctionne pleinement, la reconnaissance des fautes doit effectivement initier une réparation ou une transformation personnelle. Or, Octave est prisonnier de son propre récit tragique, ce qui empêche ses remords de s’inscrire dans la durée. Dans La mauvaise conscience, Vladimir Jankélévitch constate qu’hormis Macbeth et Boris Godounov dans les tragédies de Shakespeare et Pouchkine, rares sont les sujets dans la littérature à éprouver durablement de la culpabilité ; si bien que « la mauvaise conscience est plutôt une limite métempirique, et le consciencieux n’atteint cette limite que dans la tangence de l’instant, tangence aussitôt interrompue par la complaisance de la bonne conscience… C’est pourquoi la crise aiguë du remords est inséparable de la tension tragique »24.
Cette tension tragique est au cœur de La Confession d’un enfant du siècle. Ce n’est que temporairement qu’Octave remet en question sa rhétorique disculpatoire, frappé par l’éclair de lucidité qui émane de sa mauvaise conscience :
Et tu ne te crois pas coupable ? me demandai-je avec horreur. Ô apprenti corrompu d’hier ! parce que tu pleures, tu te crois innocent ? Ce que tu prends pour le témoignage de ta conscience, ce n’est peut-être que du remords ? et quel meurtrier n’en éprouve pas ? Si ta vertu te crie qu’elle souffre, qui te dit que ce n’est pas parce qu’elle se sent mourir ? […] Tu fais le mal et tu te repens ? Néron aussi, quand il tua sa mère. Qui donc t’a dit que les pleurs nous lavaient ?25
Le remords, au lieu de constituer une voie vers la rédemption, devient le signe de son hypocrisie et de son impuissance à réparer le mal commis. À la comparaison avec Néron, complétée par celle du tyrannicide Brutus, succède celle de saint Thomas : « Tu palperas de ta main gauche les plaies qu’ouvrira ta main droite ; tu feras un suaire de ta vertu pour y ensevelir tes crimes »26. La référence religieuse est toutefois réinterprétée au prisme de l’esthétique romantique : la victime et le bourreau se confondent, et la scission intérieure déresponsabilise le coupable.
En outre, il anticipe avec fatalisme qu’en raison de l’inconstance du cœur humain, la mauvaise conscience causée par la potentielle mort de Brigitte ne résisterait pas à trois mois de voyage ; après quoi il se « dir[ait] quelque beau matin, au fond d’une auberge, après boire, que [s]es remords sont apaisés et qu’il est temps d’oublier pour revivre »27. Le meurtre de son amante et le suicide apparaissent donc comme les seuls remèdes possibles pour rester fidèle à ses remords. Foncièrement velléitaire, Octave renonce à ce projet en apercevant le crucifix sur la poitrine de Brigitte endormie, un signe qui le ramène temporairement à Dieu : « Le repentir est un pur encens ; il s’exhalait de toute ma souffrance. Quoique j’eusse presque commis un crime, dès que ma main fut désarmée, je sentis mon cœur innocent »28.
À ce stade, l’on pourrait croire que le projet spirituel annoncé par le titre du roman trouve enfin sa résolution. En confessant ses fautes et en les rattachant à celles de son siècle corrompu par le doute et le mensonge, Octave semble expier ses péchés, mais aussi ceux de sa génération. Cette prise de conscience permettrait une réconciliation avec Dieu, avec Brigitte, avec lui-même, et plus largement avec la société. Telle semblerait être la leçon du roman : pour se « pardonner encore »29, il renonce définitivement à la revoir et encourage ses amours innocentes avec Smith, seul à pouvoir la guérir du mal qu’il lui a causé. Sa retraite et son ultime prière, alors qu’il « remerci[e] Dieu d’avoir permis que, de trois êtres qui avaient souffert par sa faute, il ne restât qu’un malheureux »30, pourrait s’interpréter comme un signal d’absolution. Pourtant, son sacrifice, en Christ romantique, peut aussi être compris comme une nouvelle fuite en avant empreinte d’égoïsme.
Ce mouvement circulaire qui ramènerait Octave vers la débauche parisienne semble confirmé par son analyse lucide, au chevet de son amante, quant à la nature éphémère des remords amoureux ; ainsi que par sa prière au Christ après avoir baisé le crucifix sur la poitrine bien aimée – et manqué de peu de l’assassiner :
Toi-même, n’as-tu pas été homme ? C’est la douleur qui t’a fait Dieu ; […] et nous, c’est aussi la douleur qui nous conduit à toi comme elle t’a amené à ton père ; nous ne venons que couronnés d’épines nous incliner devant ton image ; nous ne touchons à tes pieds sanglants qu’avec des mains ensanglantées, et tu as souffert le martyre pour être aimé des malheureux.31
Certes, Octave en appelle au pardon divin, mais il dilue sa responsabilité en imputant ses torts à la condition humaine, faillible, et en voyant dans ses larmes une preuve de rédemption. Pourtant, quelques pages plus tôt, il critiquait toute valorisation des pleurs. Ce paradoxe révèle une posture doloriste : Octave glorifie la souffrance sans réelle volonté de réparation. Plutôt que d’assumer pleinement ses torts, il confie donc la réparation de ses fautes à un tiers, Smith, et délègue ainsi toute responsabilité éthique. Le mouvement pendulaire que suivent constamment ses remords, oscillant entre lucidité et justification, souligne l’impasse morale dans laquelle il se trouve et exemplifie la tension tragique indissociable, aux yeux de Vladimir Jankélévitch, de la crise du remords.
Le modèle confessionnel dont relève le roman mène donc à l’aporie, confirmée par les nombreuses sollicitations adressées au lecteur, réceptacle des justifications du narrateur32. Comme le note Sylvain Ledda dans son édition, « Musset adopte un discours religieux, mais la coquille est vide »33. Plutôt que d’expier ses fautes, Octave les exhibe avec complaisance de sorte à les revivre par la modalité du récit et à raviver une souffrance morale. Comme la plupart des narrateurs fautifs des romans confessions du début du XIXe siècle, à commencer par René ou Lélia34, Octave sublime le passé et entend le revivre en confessant le mal qu’il a causé, dont il a conscience, et qu’il justifie pourtant. Le remords perd donc sa fonction religieuse de rachat : il devient un spectacle introspectif et s’inscrit au sein d’une catharsis doloriste dans laquelle la douleur expiatoire se transforme en plaisir nostalgique. Autrement dit, ce « romantisme de la culpabilité »35, qu’identifie également Francis Jeanson dans Adolphe de Benjamin Constant, consiste à se délester de sa responsabilité morale en assumant ses fautes non pas pour les réparer, mais pour se poser en victime admirable de s’en faire le douloureux reproche. Cet éraillement de la logique confessionnelle souligne la difficulté pour les enfants du siècle à envisager une rédemption véritable dans une époque marquée par le doute.
Le type du libertin sans remords
Chez Musset, le remords ne relève plus exclusivement d’une morale religieuse : il s’ancre dans une expérience intime modelée par le romantisme. Celui, inabouti, d’Octave, porte la trace d’un désenchantement et d’une frustration consubstantiels à la quête d’un idéal amoureux inaccessible. Cependant, dès lors que l’amour est considéré comme terrestre, c’est-à-dire variable et imparfait, le poids du remords s’allège au profit de l’authenticité de l’instant vécu. Pour éprouver de la culpabilité, le personnage doit en effet être parfaitement conscient d’avoir commis une faute, ce qui n’est pas toujours le cas, en particulier lorsqu’elle est liée au libertinage.
Cette conception est présente dès les débuts littéraires de Musset. Dans le conte oriental Namouna (1832), l’insatiable Hassan n’éprouve aucun remords à bannir de son lit après la troisième nuit ses maîtresses achetées aux marchands d’esclaves. Bien que le conteur feigne avec ironie d’être scandalisé, il propose un portrait élogieux de son héros :
Heureux homme ! – il fumait de l’opium dans de l’ambre,
Et vivant sans remords, il aimait le sommeil.36
Le conteur enchaîne ensuite les paradoxes pour dépeindre la complexité d’Hassan et, par extension, du cœur humain :
C’est qu’on pleure en riant ; – c’est qu’on est innocent
Et coupable à la fois ; – c’est qu’on se croit parjure
Lorsqu’on n’est qu’abusé ; c’est qu’on verse le sang
Avec des mains sans tache, et que notre nature
A de mal et de bien pétri sa créature :
Tel est le monde, hélas ! et tel était Hassan.37
Pour le conteur, la conversion de Hassan au « mahométisme »38 peut également expliquer sa bonne conscience qu’entacherait le christianisme, incapable de concevoir les plaisirs charnels sans culpabilité39. Cette critique se développe quelques années plus tard dans l’amer « Espoir en Dieu » (1838), poème dans lequel le poète accuse la perversité d’un Dieu chrétien irascible, pour lequel
L’amour est un péché, le bonheur est un crime,
Et l’œuvre des sept jours n’est que tentation.
Or, pour le poète, il n’existe « ni vertu ni remord [sic] »40 à trouver le bonheur dans les plaisirs terrestres, ce qui le conduit à condamner la morbidité du système moral chrétien.
C’est pourquoi tous les personnages libertins, en tant qu’athées aux mœurs libres, nient tout remords amoureux. Affranchis de la morale chrétienne, c’est en hédonistes qu’ils recherchent la liberté et le plaisir. Tel est le cas de Valentin dans la nouvelle Les Deux Maîtresses (1837). Nostalgique du libertinage de la Régence, il « s’abandonn[e] sans remords aux dangereux attraits du changement »41 lorsque ses deux amantes se croisent sans se douter de leur rivalité. Le narrateur ne condamne pas ce comportement et, au contraire, il justifie la tranquillité d’esprit de son héros en soulignant l’amour sincère qu’il éprouve pour chacune des deux femmes, entre lesquelles il ne peut se résoudre à choisir. Cependant, il est notable que les personnages libertins qui agissent sans remords sont souvent inconséquents et ne mesurent pas les effets néfastes de leur inconstance sur leurs amantes. Mais qu’en est-il lorsque les personnages, qui aiment avec sincérité et poursuivent seulement le bonheur, sont confrontés aux conséquences de leurs actes ?
La prévalence de l’authenticité amoureuse
Dans une perspective laïque, le remords reste profondément ancré dans les valeurs collectives qui structurent les normes sociales. Dans le drame André del Sarto (1833), Cordiani et Lucrèce répriment leurs remords. Après avoir avoué son amour pour Lucrèce, la femme de son maître et ami André, le jeune peintre Cordiani se révolte contre le jugement moral de Damien, qu’il a pris comme confesseur. Il récuse être « un libertin sans cœur » et un « athée »42 et il affirme avoir d’abord ressenti le poids de sa faute. Mais il détourne ensuite l’image chrétienne du fruit défendu pour plaider en faveur du bonheur ressenti par les enfants qui le cueilleraient avec insouciance. C’est donc au nom de l’amour qu’il conclut pouvoir légitimement s’affranchir de la morale religieuse et garder bonne conscience :
Cordiani : […] Tous les reproches imaginables, je me les suis adressés ; et cependant je suis heureux. Le remords, la vengeance hideuse, la triste et muette douleur, tous ces spectres terribles sont venus se présenter au seuil de ma porte ; aucun n’a pu rester debout devant l’amour de Lucrèce.43
Cette position n’est pas marginale dans le drame ni dans l’ensemble de l’œuvre de Musset. Bien qu’il souffre profondément de la liaison entre son épouse et son jeune ami et disciple, André del Sarto comprend la loi suprême de l’amour qui l’enchaîne lui-même à Lucrèce. Il n’y voit « ni un crime odieux, ni une sainte amitié foulée aux pieds ». La faute commise n’est ni religieuse, ni morale : elle est avant tout sociale, puisqu’André craint que la rumeur s’ébruite : « Si le déshonneur était public, ou je t’aurais tué, ou nous irions nous battre demain »44. C’est donc en toute discrétion qu’il enjoint Cordiani à quitter Florence, dans l’espoir de préserver la paix de son cœur et sa réputation. Ce vœu réactive la dimension chrétienne du remords à travers la parabole du laboureur, également convoquée par Octave dans La Confession, lors de sa nuit cauchemardesque auprès de Brigitte :
André : […] qu’une liaison coupable, et qui n’a pu exister sans remords, soit rompue à jamais ; que le souvenir s’en efface lentement, dans un an, dans deux peut-être, et qu’alors, moi, André, je revienne, comme un laboureur ruiné par le tonnerre, rebâtir ma cabane de chaume sur mon champ dévasté.45
Cordiani exauce ce souhait, mais en fuyant avec Lucrèce avec laquelle il ne saurait rompre. Ce départ précipite le suicide d’André, dont la nouvelle est rapportée aux amants dans la dernière scène. Un dénouement moral exigerait la prévalence de la souffrance expiatoire des coupables, mais le silence qui suit l’annonce de cette mort ouvre une interprétation aussi ambiguë que la fin de La Confession d’un enfant du siècle. La fuite solitaire d’Octave peut faire écho à celle de Lucrèce et Cordiani, et elle rend envisageable l’accoutumance des amants à ce revirement favorable à leurs amours. Une fois encore, la dialectique religieuse du remords, privée de son repentir, est désamorcée par la fin brusque du drame et par l’absence de conclusion univoque.
C’est surtout dans la nouvelle Emmeline (1837), écrite au lendemain de La Confession, que Musset fait le plus ressortir la portée sociale du remords amoureux. La jeune comtesse, tiraillée entre la culpabilité de faire souffrir son mari aimant et le bonheur de vivre un nouvel amour, qu’elle perçoit comme un besoin naturel, n’éprouve aucun tourment métaphysique. Certes, le narrateur reprend une image religieuse pour décrire ses états d’âme : « Ce fut avec une fierté courageuse que la comtesse de Marsan envisagea l’abîme où elle allait tomber. » De même, lorsque Gilbert l’étreint, « elle regarda le ciel, comme pour le prendre à témoin de sa faute et de ce qu’elle allait lui coûter ». Cependant, ces références religieuses restent superficielles. Plutôt que d’éprouver des remords, l’amant « remercia Dieu de l’amour qu’il éprouvait », et Emmeline est davantage préoccupée par le mensonge qu’elle inflige à son époux que par son salut. Elle évalue rationnellement « ses chances de souffrance et ses chances de bonheur »46 et choisit de s’en remettre à l’intensité du présent. C’est pourquoi, quelques heures avant de s’abandonner pour la première fois à son amant, elle n’éprouve aucune hésitation : « Il n’y avait pour elle, en cet instant, ni douleurs ni remords ; tout faisait silence devant l’idée du lendemain »47.
La lettre qu’elle envoie à sa sœur, prise comme confidente, mais aussi comme confesseur, confirme cette posture ambiguë. Elle lui avoue avoir éprouvé un plaisir doloriste à ressentir un « abattement extrême », un « malaise » et une « demi-léthargie » en attendant de retrouver celui qui allait devenir son amant. Comme dans La Confession, le remords romantique est avant tout source de plaisir, si bien qu’Emmeline se complaît dans le souvenir de la faute, non pas associée à l’enfer mais au « paradis ». C’est donc en « nouveau-né »48 adamique qu’elle s’endort après avoir trompé son mari plutôt qu’en pécheresse. Seul le souci du jugement, de Gilbert comme du monde, la tourmente brièvement, puisqu’elle s’inquiète d’avoir cédé trop rapidement, comme Octave le reprochera à Brigitte.
Les amants, que le narrateur appelle avec complicité « pauvres enfants »49 pour insister sur l’innocence de leur bonheur, sont toutefois expulsés de l’état édénique de leur amour naissant après quinze jours, lors de la découverte de la liaison par le mari. Toutefois, la faute est avant tout sociale. C’est en effet avec libéralité que le comte de Marsan appréhende le nouvel amour de son épouse. Seul le déséquilibre initial de leur fortune le laisse redouter la compromission de sa réputation nobiliaire, puisqu’il serait soupçonné de tolérer l’infidélité de son épouse par intérêt pécuniaire : « Ce qui, chez un autre, ne serait que de l’indulgence ou de la sagesse, serait pour moi de la bassesse », lui avoue-t-il. Au lexique de l’honneur qu’il emploie, en honnête homme héritier des Lumières, s’oppose celui de la religion que reprend Emmeline. Elle souhaite lui « confess[er] sa faute » et cherche « quelle expiation, quel sacrifice »50 pour se racheter.
D’abord décidée à rompre sa liaison, elle change d’avis, et le remords d’avoir compromis son mari laisse place au regret d’avoir repoussé son amant. C’est seulement parce qu’intervient Sarah, la sœur d’Emmeline, que Gilbert consent à disparaître pour « sauver »51 son amante après qu’elle lui a exposé les conséquences néfastes de cet amour adultère. Elle le pousse donc sinon à réparer lui-même la faute d’Emmeline, impuissante, du moins à ne pas la réitérer en s’écartant comme Octave avant lui. Non seulement les remords de la comtesse sont de nature sociale, mais au lieu de mener au repentir, ils redistribuent in extremis des rôles moraux attendus : chez Musset, l’amour excuse toutes les fautes, à condition d’être sincère.
C’est donc au sein d’un siècle contradictoire, qui recueille l’héritage matérialiste des Lumières tout en regrettant l’affaiblissement de la métaphysique religieuse52, que Musset développe une réflexion nuancée sur les conflits moraux et sociaux que soulèvent les remords. La crise de la responsabilité, symptomatique du mal romantique, repose sur une rupture entre l’individu et la société, et entrave l’aboutissement du remords. Dès lors que l’âme n’est plus en jeu, il se laïcise : il devient moral lorsque dominent les tourments intérieurs, et social lorsque l’opprobre menace la réputation. Dans les deux cas, il demeure stérile et révèle l’impuissance de l’individu face à des forces intérieures ou extérieures qui le dépassent.
Par conséquent, la dimension religieuse du remords n’apparaît que pour mieux mettre à mal la rhétorique chrétienne. La faute amoureuse, sécularisée par la redéfinition du mariage, porte moins sur l’amour que sur les mensonges ou l’absence d’authenticité qu’il peut engendrer. Telle sera, quelques années plus tard, la leçon de la comédie Carmosine (1850) : la Reine, comme André del Sarto ou le comte de Marsan, ne s’offusque pas de l’amour du personnage éponyme pour son époux et conclut que « l’on peut aimer sans souffrir lorsque l’on aime sans rougir, qu’il n’y a que la honte ou le remords qui doivent donner de la tristesse, car elle est faite pour le coupable »53.
