Chateaubriand appartient à une génération dont on a volontiers décrit le rapport au passé, marqué au fer rouge par le souvenir pour beaucoup traumatisant de la Révolution et de ses violences sur le mode d’un impossible oubli qui vient hanter les consciences et alimenter un sentiment lancinant de culpabilité. « Tout entier voué à la remémoration et à l’expiation d’un acte accompli au moment de sa naissance »1, le XIXe siècle était historiquement et ontologiquement voué à faire l’expérience douloureuse du remords et des difficultés à s’en délivrer. C’est encore qu’un « retour du tragique » s’opère dans ce siècle qui rompt avec l’optimisme rationaliste des Lumières pour affronter le mystère du mal et de son irréductible présence, trouvée aussi bien dans l’énergie destructrice de la nature, dans les violences récurrentes de l’Histoire qu’au cœur du genre humain souillé par le péché originel2. Chateaubriand n’a pas échappé à cette résurgence de l’augustinisme qui met fin à la « conception éthique du mal »3 développée par les philosophes du siècle précédent et qui rend d’autant plus urgente la réflexion sur les moyens, sinon de contenir le mal, que l’on sait désormais impossible à éradiquer, du moins de faire de l’épreuve du remords la voie de la réparation et de la réconciliation, avec soi-même, avec les autres et avec Dieu. On ne s’étonnera donc pas que Chateaubriand fasse de la conception chrétienne du remords l’une des pierres angulaires de sa démarche apologétique dans le Génie du christianisme : nous verrons qu’il trouve dans l’impulsion morale donnée par le remords la clé pour l’opposer au désespoir stérile de l’athée ou à l’indifférence du méchant. Mais le Génie du christianisme est aussi écrit pour démontrer la supériorité esthétique des œuvres qui misent sur des passions dynamisées par le souffle de la religion. Sous cet angle-là aussi, par la torture morale sans cesse relancée qu’il inflige, par le désir d’expiation qu’il nourrit, le remords ne pouvait qu’apparaître comme une source d’inspiration féconde pour celui qui cherchait à prouver la gravité et l’intensité nouvelles atteintes par les fictions placées sous le regard de Dieu.
Cette productivité esthétique du remords pourrait se mesurer à l’aune des trouvailles stylistiques auxquelles il donne lieu sous la plume de Chateaubriand. Le recours au merveilleux chrétien dans son épopée Les Martyrs lui permet par exemple d’inventer des figures allégoriques qui donnent à voir l’action intérieurement dévastatrice du remords, qui ronge, dévore, pèse, brûle, perce, souille, dévitalise. Métaphores et comparaisons souvent développées contribuent à porter au paroxysme de l’horreur et de la fureur les scènes infernales qui valent comme une transposition du chaos des assemblées révolutionnaires. Il en va ainsi lorsqu’après avoir appelé à l’extermination totale des Chrétiens, le démon de l’homicide est assailli par « les angoisses de l’Enfer » : « il pousse un cri, comme un coupable frappé du glaive des bourreaux, comme un assassin percé de la pointe des remords », tandis qu’« une sueur ardente paraît sur son front » et que « quelque chose semblable à du sang distille de sa bouche »4. Pareil imaginaire de la souffrance et de l’épouvante se retrouve lorsque les réprouvés envahissent le conseil des démons, obligeant Satan à faire intervenir les « spectres gardiens des ombres », soit « les vaines Chimères, les Songes funestes, les Harpies aux sales griffes, les Remords qui ne dorment jamais, l’inconcevable Folie, les pâles Douleurs et le Trépas »5. La veille torturante des « Remords » est une nouvelle fois figurée lorsqu’ils apparaissent « couchés sur un lit de fer » en sinistre compagnie6. Dioclétien, « rongé de remords et d’inquiétudes »7 au moment de faire arrêter les Chrétiens, et surtout le pervers Hiéroclès, monstre hideux comparé à un serpent qui s’empoisonne lui-même, fournissent sur terre l’occasion de portraits qui font ressortir la force inégalée du travail insidieux du remords. Le narrateur juge dérisoires « les peines du corps » par rapport aux « tourments de l’âme » : « Quel feu peut être comparé au feu des remords ! »8, s’exclame-t-il pour décrire l’ennemi intérieur qui s’est glissé dans l’âme du méchant.
Sensible à la réserve figurative que recèle par son étymologie le terme même de « remords », Chateaubriand a surtout joué dans ses fictions du potentiel dramatique inhérent à la conscience de la faute inscrite dans un cheminement spirituel dont il exploite tous les scénarios possibles. Mais le remords n’est pas pour lui qu’un schéma narratif particulièrement adapté à la poétique chrétienne à laquelle il soumet son œuvre. Toujours présent dans l’entreprise autobiographique, il renvoie le mémorialiste à sa responsabilité d’écrivain, questionne son recours à l’ironie, et s’impose plus que jamais comme une hantise à l’heure du bilan.
De l’apologétique à la polémique
À l’ouverture du livre sixième du Génie du christianisme, Chateaubriand s’en remet d’abord à l’existence d’un « désir de bonheur dans l’homme »9 jamais satisfait pour prouver l’immortalité de l’âme. Après avoir ainsi annexé la mélancolie à sa démarche apologétique, il trouve dans le sentiment persistant de la faute commise un nouvel argument pour attester cette immortalité et surtout pour faire ressortir la nouveauté introduite par la religion chrétienne dans l’expérience de la conscience morale. Celle-ci lui apparaît comme un privilège redoutable de la nature humaine, qui se distingue de l’insensibilité prêtée à l’animal (« Le tigre déchire sa proie, et dort ; l’homme devient homicide, et veille »), mais qui doit à ce tribunal intérieur de vivre dans les pires tourments. Chateaubriand met en effet l’accent sur la « frayeur » qui s’empare de l’homme qui se sait coupable, dont il se plaît à mettre en scène de façon spectaculaire le comportement troublé. Recourant alors aux symptômes topiques du remords, il le montre cherchant à se dérober dans la solitude, animé de pulsions suicidaires, voyant des menaces partout et vivant toujours dans la crainte, tel Balthasar, que lui soit signifié son funeste destin10. Chateaubriand a besoin de cette surenchère dans les manifestations d’une anxiété que rien ne peut apaiser pour démontrer l’existence de la conscience morale et expliquer que seule la peur d’une punition divine peut rendre compte d’un tel degré d’épouvante. Par l’intensité du supplice intérieur auquel il soumet le coupable, le remords devient la preuve de « l’immortalité de l’âme et [de] l’existence d’un Dieu vengeur »11.
Mais Chateaubriand ne s’en tient pas là. Son objectif principal est en effet de dépasser cette logique punitive pour faire reposer la grandeur de la religion chrétienne sur une refondation de la conscience morale. Repartant de Rousseau, qu’il conteste, faute de pouvoir adhérer à sa croyance en l’innocence innée de l’homme, il fait ressortir les limites de la « conscience naturelle », qui peut se tromper dans le jugement moral qu’elle porte, et qui est surtout vouée à sombrer dans le désespoir, car elle est incapable de se pardonner :
Toujours prêt à avertir le pécheur, le Fils de Dieu avait établi sa religion comme une seconde conscience, pour le coupable qui aurait eu le malheur de perdre la conscience naturelle, conscience évangélique, pleine de pitié et de douceur, et à laquelle Jésus-Christ avait accordé le droit de faire grâce, que n’a pas la première12.
Là est aux yeux de Chateaubriand le principal mérite du christianisme, qui découle de la vertu rédemptrice du sacrifice du Christ : il n’est pas de coupable qui ne puisse compter sur la « charité […] inépuisable » de cette religion, qui ne soit donc averti de la possibilité d’échapper à une éternelle condamnation. L’apologiste cite l’« Épître aux Romains » de saint Paul (« Ubi autem abundavit delictum […], superabundavit gratia ». « La grâce a surabondé où avait abondé le crime ») pour rendre compte de cette infinie miséricorde qui peut compenser la souillure du péché originel et les crimes commis ensuite par l’homme13. Dans cette perspective, le remords qui le hante est paradoxalement perçu comme un bienfait, parce que loin de l’accabler, il doit l’amener à s’en remettre à l’amour de Dieu, au pardon qui lui est offert, et à y puiser la force de se réconcilier avec lui-même. Chateaubriand revient à plusieurs reprises sur la singularité de cette religion qui a seule réellement le pouvoir de consoler, d’arracher le coupable à sa détresse mortifère, en misant sur la vertu régénératrice du repentir. Rendant compte en 1803 d’une Vie de Jésus par le père de Ligny, il attire l’attention sur le « mystère sublime et touchant » que constitue le choix par Jésus « pour chef de son Église, précisément [du] seul de ses disciples qui l’eût renié ». Et il conclut que la « chute » de Pierre « nous enseigne […] que la religion chrétienne est une religion de miséricorde, et que Jésus-Christ a établi sa loi parmi les hommes sujets à l’erreur, moins encore pour l’innocence que pour le repentir »14.
Les retombées de cette argumentation dans l’œuvre de Chateaubriand sont multiples, jusque dans la partie politique, dont elles servent les intentions polémiques. Ayant fait du remords l’apanage de l’homme moral, ainsi distingué de la bête insensible, on ne sera pas surpris qu’il tienne à en souligner l’absence scandaleuse chez tous ceux dont il veut dénoncer l’ignominie. Il en va ainsi d’une manière générale des révolutionnaires français : l’athéisme qu’il leur prête va de pair avec l’absence de tout état d’âme dans l’accomplissement de leurs forfaits. C’est pourquoi, dans Les Quatre Stuarts, il oppose l’attitude des révolutionnaires anglais, accessibles au repentir, à la funeste impassibilité de leurs confrères français, « athées », tous « sans remords », « insensibles à la fois comme la matière et comme le néant »15. Napoléon, Talleyrand et Louis-Philippe font également partie de ses cibles. Dans son pamphlet De Buonaparte et des Bourbons, Chateaubriand n’a pas de mots assez durs pour railler l’indifférence de l’Empereur qui se chauffe tranquillement aux Tuileries pendant le désastre de la retraite de Russie : « pas un regret, pas un mouvement d’attendrissement, par un remords, pas un seul aveu de sa folie »16, constate-t-il chez cet homme qui récidive au soir de sa vie, en ne trouvant que des « sophismes » pour justifier piteusement l’exécution du duc d’Enghien17. L’agonie de Talleyrand ne vaut pas mieux : dans le portrait au vitriol que lui consacre Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe, ce dernier raconte avec une ironie amère comment l’évêque apostat a fini par désavouer son adhésion à la Constitution civile du clergé, « mais sans donner aucun signe de repentir, sans remplir les derniers devoirs du chrétien, sans rétracter les immoralités et les scandales de sa vie »18.
Quant à Louis-Philippe, que Chateaubriand considère comme un usurpateur, c’est précisément son absence « d’émotion, ou de remords »19 vis-à-vis de son cousin Charles X, au moment où ce dernier abdique en faveur de son petit-fils Henri, qui consterne le mémorialiste. Mais le pire est encore le souvenir du régicide que son avènement ravive. Chateaubriand a recours au fantastique macabre pour composer une scène accusatrice qui donne à voir dans quelle lignée honteuse s’inscrit Louis-Philippe, fils d’un homme qui a voté la mort du roi avant d’être lui-même guillotiné : il l’imagine trouvant aux Tuileries, « au lieu d’une couche innocente, sans insomnie, sans remords, sans apparition », « un trône vide que lui présente un spectre décapité portant dans sa main sanglante la tête d’un autre spectre »20. Ici utilisé pour alimenter la logique vengeresse d’un portrait charge qui vise à avilir par tous les moyens le nouveau monarque et à prouver que son règne a des fondements trop viciés pour pouvoir durer, le traumatisme du régicide conduit Chateaubriand, dans ses brochures écrites sous la Restauration, à réfléchir à la politique mémorielle que doit mettre en œuvre la France pour ne pas oublier le crime perpétré sans pour autant ranimer les clivages du passé. À l’approche du 21 janvier 1815, alors que l’on s’apprête à exhumer la dépouille royale et à la transférer à Saint-Denis, il condamne les « consciences ombrageuses » qui craignent d’être « troublées par leurs remords » et en appelle au courage du peuple français, qui doit « soutenir la vue de [ses] propres fautes ». « Quiconque craint de se repentir ne tire aucun fruit de ses erreurs »21, tel est l’avertissement en forme de maxime que lui inspire alors ce passé dont il tente, sans l’effacer, d’inscrire la trace douloureuse dans un processus de réconciliation nationale. C’est reconnaître, au niveau collectif aussi, les bienfaits d’une démarche qui sort du ressassement stérile du remords et de la spirale de la rancune pour apprendre de fautes commises et se donner les moyens de refaire communauté.
Les divers scénarios fictionnels du remords
Dans ses fictions aussi, Chateaubriand n’a cessé de sonder les affres du remords et sa difficile évolution en un repentir qui rend possible un avenir en accédant au pardon. Il a pour cela privilégié le récit rétrospectif, qui se prêtait le mieux à retracer le cheminement intérieur d’une conscience en proie aux tourments du passé. Dès Atala, il opte pour un montage narratif qui met l’accent, non pas tant sur les épreuves douloureuses traversées dans le passé, que sur leurs retombées pour celui qui a dû continuer à vivre avec ces souvenirs. Le registre élégiaque domine la narration de ses amours avec Atala faite par le vieux Chactas : en remontant le cours du fleuve et du temps, il goûte au plaisir déchirant de ranimer la mémoire esthétisée de cette intense passion partagée à l’issue tragique22. Tout au regret de ce bonheur trop tôt disparu, Chactas n’a pas à affronter de remords, parce qu’il n’a rien à se reprocher dans sa relation avec Atala, mais aussi parce qu’il a su ensuite ne pas s’enfermer dans la mélancolie du deuil et qu’il a choisi de revenir vers sa tribu pour y être utile23. Certes, Chactas se rappelle avoir été un temps visité par le remords, mais c’est lorsque, impressionné par l’autorité majestueuse du père Aubry, il déplorait de s’être abandonné à un accès de révolte contre la religion qui contraignait Atala à se sacrifier24. Vite calmés, les emportements de Chactas laissent en lui une tristesse qui ne l’empêche pas de devenir une figure de sage, accomplissant ses devoirs envers les siens, qu’il conseille en tant que Sachem. Quant à Atala, le vœu fatal extorqué par sa mère sous la pression d’un missionnaire est l’occasion pour le père Aubry de rappeler le vrai visage de la religion chrétienne, qui se distingue de la morale des hommes par l’étendue de son indulgence et de sa bonté : « Les trésors du repentir vous étaient ouverts », explique-t-il à Atala alors qu’il a encore espoir de pouvoir la sauver, avant d’ajouter : « il faut des torrents de sang pour effacer nos fautes aux yeux des hommes, une seule larme suffit à Dieu »25. Outre la disproportion entre le prix de la pitié humaine et la compassion divine qui fait écho au discours de saint Paul, la remarque du père Aubry a le mérite de faire ressortir la douceur du pardon de Dieu, qui ne réclame pas de sacrifice violent. Dans les mots qu’il lui prête, Chateaubriand emprunte à l’imaginaire chrétien de la larme purificatrice, qui vaut comme reconnaissance humble du péché commis et confiance en la possibilité d’en être remis26.
Un temps rattachée au Génie du christianisme, l’histoire d’Atala en illustre donc l’une des leçons essentielles, celle de la supériorité d’une religion qui promet le pardon, à condition de s’engager dans une démarche de pénitence qui prend acte de l’infinie clémence de Dieu. Mais de la partie poétique du Génie du christianisme, Chateaubriand a aussi retenu l’intérêt dramatique que recèle le tableau d’une conscience violemment travaillée par le remords, qui ne parvient pas à sortir de cet état d’extrême souffrance intérieure, encore renforcé par l’effroi de la damnation. La Phèdre de Racine, « pècheresse tombée vivante entre les mains de Dieu », incarne à ses yeux exemplairement le personnage du « damné », dont l’énergie du désespoir procède d’un sentiment exacerbé de culpabilité et de la terreur de l’enfer auquel il se sait promis27. Tout comme Phèdre prisonnière de sa faute, le Satan de Milton retient son attention pour l’intensité des passions qui l’animent : citant longuement Le Paradis perdu, l’apologiste se plaît à montrer Satan tenté par le repentir, tant lui pèse le regret de ce qu’il a perdu dans sa chute, puis « s’endurcissant dans le crime par orgueil » et « se chargeant de l’empire du mal pendant toute une éternité » afin d’« expier un moment de remords »28. Qualifié de « sublime », doté d’une forme de grandeur qui n’est pas dépourvue de séduction, le Satan de Milton apporte aussi la preuve qu’il est possible de mettre en scène le Mal sans pour autant tomber dans le piège du culte esthétique de la laideur. C’est la tentation à laquelle, selon lui, les romantiques influencés par Shakespeare ont trop cédé : aussi ne manque-t-il pas de leur rappeler que « les anciens donnaient aux Furies même un beau visage, apparemment parce qu’il y a une beauté morale dans les remords »29.
Chateaubriand ne s’est pas privé dans ses propres fictions d’inventer des personnages incarnant ce génie du mal qui n’épargne personne et qui finit par accabler ses victimes de remords. Renonçant très vite à célébrer l’innocence en Amérique des Sauvages partageant avec leur ennemi « leur couche infréquentée du remords »30, il mobilise dans Les Natchez les codes du roman noir pour leur prêter au contraire des passions haineuses qui déstabilisent toute une communauté et dans lesquelles on a voulu voir la projection des crimes révolutionnaires. Inaccessible à « la pitié et [au] remords », Ondouré incarne le « monstre » prêt à tout pour arriver à ses fins31. Pour avoir accepté de servir ses plans pervers, la Femme-Chef Akansie devient sa victime à partir du moment où, regrettant ce qu’elle a fait, elle menace de révéler ses projets criminels. Déjà plusieurs fois dépeinte en pleine « crise de remords », sa mort dans une eau stagnante infestée de serpents venimeux où l’a précipitée Ondouré donne lieu à une scène de repentir empêché qui verse complaisamment dans l’horreur : aucun détail de l’effet atroce du poison sur cette « femme coupable » qui voudrait parler mais ne le peut plus ne nous est épargné, tandis qu’Ondouré « mugissant comme s’il eût déjà habité l’enfer » joue à la perfection le rôle du « réprouvé » qui a « un avant-goût des vengeances éternelles »32.
Il importe d’avoir en tête ce déchaînement paroxystique de violences pour mieux comprendre la destinée prêtée à René, « génie du malheur égaré dans ces retraites enchanteresses »33, qui va très vite pervertir ce que le Nouveau Monde gardait malgré tout d’idyllique. Tout se passe en effet comme si ses désordres intérieurs finissaient par contaminer les Indiens qui l’ont accueilli et par répandre entre eux la discorde. C’est que si René jouit un moment d’un bonheur qui « ressemblait à du repentir », il ne peut rien faire contre le mal mystérieux qui l’habite et qui, à force de l’empêcher d’aimer et de reprendre goût à la vie, le conduit à « troubl[er] tout par sa présence »34. Incapable de « chang[er] de nature », René le mal nommé est voué à « accompli[r] son sort dans toute sa rigueur » : loin d’être promesse de régénérescence, son arrivée dans le Nouveau Monde le livre avec encore plus de puissance à une tristesse inexpliquée, à un dégoût de tout, à une envie d’en finir avec la vie, qui rendent impossible son intégration dans la tribu et qui finissent par le faire regarder comme suspect. L’hypothèse du remords qui l’accablerait s’impose alors comme la seule plausible pour comprendre son étrange comportement. Elle permet à ses adversaires de le calomnier : « si René cherche la solitude, c’est qu’il y va cacher des remords ou méditer des forfaits », explique Ondouré, pour perdre son rival. Il y réussira, mais ce n’est en réalité qu’une vaine tentative pour percer l’opacité irréductible du tourment qui mine René et dont lui-même ne peut vraiment rendre compte. « De plus en plus farouche et sauvage », il s’abandonne à une errance physique et mentale dont il ne connaît pas le but : « il ne disait jamais ce qu’il devenait, où il allait ; lui-même ne le savait pas. Était-il agité de remords ou de passions ? cachait-il des vices ou des vertus ? c’est ce qu’on ne pouvait dire »35. La lettre qu’il écrit pour son épouse Céluta ne dévoile pas vraiment l’origine de ce trouble. Certes, René y fait allusion à un deuil qui a à jamais terni sa vie et laisse deviner une culpabilité qui pourrait faire de lui un nouveau Caïn, mais loin de regretter cette faute, il entretient avec complaisance cette image satanique qui lui permet de se camper avec orgueil en être fatal et il finit surtout par reconnaître qu’il est la proie d’un ennui insondable, qui le rend indifférent à tout : « Je suis vertueux sans plaisir ; si j’étais criminel, je le serais sans remords »36, conclut-il pour donner la mesure du vide qu’il porte en lui et pour désigner un malaise d’autant plus redoutable qu’il n’a pas de contours.
Le même enseignement peut être tiré du récit de sa vie passée qu’il finit par faire en présence de Chactas et du père Souël, non sans avoir longtemps différé ce moment. Certes, des explications de divers ordres peuvent être avancées pour tâcher de comprendre l’errance solitaire que n’a cessé d’être son existence ainsi que la lassitude qui l’empêche de s’intéresser à quoi que ce soit et qui nourrit ses pulsions suicidaires : on a vu dans René la figure de l’« aristocrate dépossédé », de l’émigré et du cadet qui ne parviennent pas à se faire une place dans une société qu’ils finissent par rejeter37. Le scénario de l’inceste vient donner du crédit à l’hypothèse de la culpabilité de René, mais outre que René n’avoue jamais avoir tenu un rôle de séducteur, il apparaît que ce drame fonctionne comme un leurre qui masque un malaise impossible à circonscrire et dont René ne veut surtout pas être délivré. Le point important est en effet que, dans son cas, le récit fait devant un homme d’Église qui aurait pu tenir lieu de confession conduisant à l’absolution de ses péchés n’apporte aucun changement : René ne retrouve pas le « bonheur » auprès de son épouse, sa mort est annoncée et le fige en icône de la mélancolie (« On montre encore un rocher où il allait s’asseoir au soleil couchant »38.). Il reste enfermé dans la rumination d’un passé qu’il sait irréparable, puisqu’il parle alors que sa sœur est morte, et même s’il souhaiterait l’expier, il ne peut se donner les moyens de ce rachat. L’épisode qui le montre impuissant à trouver le moindre réconfort dans une église, auprès de ceux qui prient, en apporte la preuve : à travers lui, Chateaubriand illustre un mauvais usage de la mélancolie qui ne ramène pas vers Dieu après avoir fait l’expérience du néant des choses d’ici-bas. Il crée un personnage qui ne sait pas s’engager dans la voie du repentir, faute de pouvoir s’humilier, d’accepter de regarder en face la vérité de ses sentiments et de retrouver confiance en l’amour de Dieu. Revenant à saint Paul, il abandonne René à son désespoir de ne pouvoir « changer en [lui] le vieil homme » et d’être allégé « du fardeau de sa propre corruption »39. Il le livre à son orgueil d’être maudit, qui jouit de la « nature extraordinaire »40 d’un malheur valant comme une élection, fût-ce dans le mal.
C’est un canevas inverse qui fournit la trame de son épopée Les Martyrs. Certes, avec l’épisode de Velléda, Chateaubriand trouve l’occasion de raconter la destinée tragique d’une nouvelle Didon perdue par sa passion : dans le Génie, il avait brossé le portrait de la fondatrice de Carthage, sombrant dans « le désenchantement et les remords » après « les imprudences » et les « plaisirs »41. La scène au cours de laquelle Eudore cède enfin aux avances de Velléda, prête à se précipiter dans les flots, baigne dans une atmosphère fiévreuse d’amour partagé sur fond d’intense sentiment de culpabilité : la « félicité » des amants a les traits du « désespoir » et les fait ressembler à « deux coupables à qui l’on vient de prononcer l’arrêt fatal ». Tous deux sont poursuivis par « la honte et le remords ». Possédé par des « Esprits rebelles » qui enténèbrent son âme, Eudore a conscience d’être un réprouvé qui a perdu toute croyance en la possibilité d’un pardon divin : « Dans ce moment, je me sentis marqué du sceau de la réprobation divine ; je doutai de la possibilité de mon salut et de la toute-puissance de la miséricorde divine »42. Mais après avoir succombé à cette tentation qui conduit à la mort de Velléda, Eudore se reprend très vite et s’engage dans une authentique démarche de repentir, qui finit par donner à sa conversion une dimension exemplaire. Contrairement à René et à son repli morbide sur ses tourments, il décide en effet de faire sans attendre « la confession des iniquités de [s]a vie »43 à un homme d’Église, Clair, qui lui impose d’entrer en pénitence. Revenu à Rome, il agit de même face à Marcellin, le « Chef des Chrétiens » qui l’avait d’abord excommunié et qui lui promet de le réintégrer dans la communauté chrétienne au terme de ce processus pénitentiel. Eudore connaît donc la douleur d’avoir offensé Dieu, mais il prend le mal en aversion et accepte d’avouer ses fautes ; il s’en remet au pouvoir d’intercession de ceux à qui il se confie et il regarde avec espérance vers la miséricorde divine. À l’origine de cette nouvelle orientation donnée à sa vie qu’il suivra jusqu’au martyre, il y a aussi chez lui, comme auparavant chez Augustin et ses amis que Chateaubriand s’arrange pour faire intervenir dans son épopée44, l’expérience d’une mélancolie qui les détache des plaisirs d’ici-bas dont ils ne cessent d’éprouver l’insuffisance. À travers eux, Chateaubriand revient au principe d’une tristesse salutaire, qui renvoie à Dieu pour combler les aspirations d’une âme toujours insatisfaite. Dans cette perspective, le remords peut redevenir le levier d’une démarche individuelle de conversion au service d’une épopée de fondation, qui célèbre l’établissement du christianisme dans l’empire romain45.
Un idéal : écrire et vivre sans remords
S’il est structurant dans l’imaginaire de Chateaubriand, qui se déploie toujours avec un arrière-plan spirituel, le remords doit aussi son importance chez lui au fait qu’il est lié à la pratique même de l’écriture. Chateaubriand aime à se présenter en écrivain scrupuleux, soucieux de la vérité de ce qu’il rapporte et de la qualité du travail fourni, par exemple dans l’exercice de la traduction. Ainsi, à propos du Paradis perdu de Milton, il se demande ce qui l’obligeait à se montrer si exigeant dans sa traduction et il répond en mettant en avant son sérieux :
Qui m’obligeait à cette exactitude dont il y aura si peu de juges, et dont on me saura si peu de gré ? Cette conscience que je mets à tout, et qui me remplit de remords quand je n’ai pas fait ce que j’ai pu faire46.
Au-delà de cette application à bien faire, le remords est présent dans son rapport à l’écriture parce que Chateaubriand en fait d’emblée l’un des ressorts de son œuvre. Les Mémoires d’outre-tombe construisent ce scénario d’un écrivain qui s’est d’abord rendu coupable par un livre qui l’a éloigné de la foi de son enfance et qui a voulu l’expier par un autre livre témoignant de son ralliement à la religion : Chateaubriand raconte comment l’idée d’avoir affligé sa mère au soir de sa vie par les idées diffusées par l’Essai sur les révolutions lui ont donné l’envie de détruire ce premier ouvrage et l’ont conduit à vouloir réparer cette erreur « par un ouvrage religieux : telle fut l’origine du Génie du christianisme »47. La récurrence du geste de l’autodafé dans son œuvre montre que l’écriture est traversée chez lui par un sentiment de culpabilité qui s’alimente à plusieurs sources : la conscience qu’elle pactise souvent avec des désirs que l’on voudrait étouffer, le savoir de sa vanité, notamment par la gloire qu’elle donne, mais aussi la lucidité sur la responsabilité qu’elle implique.
Rejetant fermement le modèle légué par Rousseau, Chateaubriand s’est engagé à ne point écrire « des confessions pénibles pour [s]es amis », donc à faire en sorte que leur « nom » y apparaisse toujours « aussi beau que respectable »48. Mais c’est un contrat qu’il redoute souvent de ne pas avoir suffisamment honoré, notamment lorsqu’il se surprend à prendre plaisir à la raillerie. Ainsi, une lettre envoyée par le fils d’une famille qui l’avait accueilli pendant son voyage en Orient lui « fait sentir un remords » lorsqu’il se reporte au tableau amusé de la maisonnée inséré dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem49. « J’ai parlé de M. de Saint-Martin avec un peu de moquerie, je m’en repens », reconnaît-il avant de repousser comme une tentation mauvaise « l’esprit satirique » pour sa bassesse et sa facilité50. La peur d’avoir offensé revient, avec encore plus de gravité, dans la « récapitulation de [s]a vie » :
Une idée me vient et me trouble : ma conscience n’est pas rassurée sur l’innocence de mes veilles ; je crains mon aveuglement et la complaisance de l’homme pour ses fautes. Ce que j’écris est-il bien selon la justice ? la morale et la charité sont-elles rigoureusement observées ? Ai-je eu le droit de parler des autres ? Que me servirait le repentir, si ces Mémoires faisaient quelque mal ?51
Chateaubriand s’interroge avec une anxiété non feinte sur la légitimité de son récit, sur la déontologie qui a été la sienne dans cette pratique autobiographique qui peut avoir des retombées sur la renommée de ceux qu’il expose. On note ici la sévérité du propos qui pointe l’inutilité du repentir, et donc le danger de pages dont rien ne pourrait effacer la teneur calomnieuse. Confronté au risque de nuire aux autres, Chateaubriand doit aussi rendre compte devant le tribunal de sa conscience de ce qu’il a eu le courage de révéler et de ce qu’il a maquillé ou caché, pour préserver l’image qu’il voulait donner de lui-même. Dans le livre retranché sur Venise, le mémorialiste finit par faire comprendre qu’il n’a pas « tout dit » des raisons qui lui faisaient entreprendre le voyage en Orient : « Allais-je au tombeau du Christ dans les dispositions du repentir ? », demande-t-il avant de lever toute ambiguïté en reconnaissant qu’il était seulement animé par le désir de rejoindre le plus vite possible « les côtes d’Espagne » où l’attendait son amante du moment, Natalie de Noailles52.
Qu’il parle de lui ou des autres, Chateaubriand s’emploie dans ses Mémoires à se construire l’image d’un écrivain, et plus généralement d’un homme intègre, qui n’aurait pas supporté de vivre dans les angoisses du remords. Ce profil moral, ancré dans la spiritualité chrétienne, se dessine dès l’épisode de la première communion. Chateaubriand rappelle qu’il y a découvert les bienfaits du sacrement de la confession, la joie de se sentir libéré par l’aveu de ses fautes et par l’absolution donnée par le prêtre. Son récit fournit donc un nouvel exemple d’une conversion réussie au terme d’un processus qui ramène à Dieu par l’aiguillon du remords et par la délivrance apportée par l’aveu, par la confiance retrouvée en la possibilité d’être pardonné. Au-delà de cet acte de foi, Chateaubriand n’hésite pas à présenter cette scène comme fondatrice pour l’homme qu’il est devenu : « J’ose dire que c’est de ce jour que j’ai été créé honnête homme ; je sentis que je ne survivrais jamais à un remords »53. Contrairement à René incapable de changer et prisonnier de ses tourments, le mémorialiste se montre régénéré par ce sacrement qui le fait devenir autre, en lui inspirant durablement de l’aversion pour le mal. Il revient à plusieurs reprises sur ce souci qui a été le sien de mener une existence qui puisse lui donner des regrets, mais qui soit exempte de remords. Cette distinction est clairement faite dans l’Examen des Martyrs, lorsqu’il s’explique sur sa décision de faire ses adieux à la Muse :
Si ce n’est pas sans quelques regrets, c’est du moins sans remords que j’ai jeté un regard sur les premiers jours de ma vie ; et si j’en vois beaucoup d’inutiles, je n’en compte pas un dont je doive rougir54.
La déclaration peut paraître présomptueuse, mais elle dit bien sa volonté de se camper en homme sans reproche, accessible à la mélancolie, un rien désabusé, mais préservé du poids de la culpabilité. Sans doute est-ce par là aussi que se mesure sa différence avec Rancé, dont il reconnaît la grandeur de la pénitence (« […] l’homme qui se repent est immense »55), tout en refusant l’austérité d’une telle vie d’expiation qui finit par confondre le regret et le remords, et par se refuser la consolation poignante du souvenir56.
