La mise à l’épreuve de la diversité dans un projet d’éducation à l’art et à la culture avec des collégiens

Deborah Gentès

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Deborah Gentès, « La mise à l’épreuve de la diversité dans un projet d’éducation à l’art et à la culture avec des collégiens », Tropics [En ligne], 11 | 2022, mis en ligne le 01 juillet 2022, consulté le 25 avril 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/1986

Cet article traite de l’accès des élèves à un espace « d’auteurisation »1, et aux discours qui l’accompagnent. Il montre comment des processus de mise à l’épreuve interfèrent dans la réalisation d’un projet de pratique artistique mené avec des collégiens scolarisés dans un réseau d’éducation prioritaire renforcée (REP+). En effet les élèves produisent des œuvres plastiques destinées à être exposées dans l’espace public, à partir d’une relation singulière qu’ils entretiennent au monde. Or cette relation reste l’enjeu d’une tension entre une volonté de prise en compte de la diversité par une éducation à l’art et à la culture et la réalité des contraintes insti­tutionnelles à l’intérieur de l’école, du musée et de l’espace public. Néanmoins nous verrons comment à l’intérieur de ces cadres institutionnels, soutenus par les artistes, les adolescents se créent une ligne de fuite (Guattari, 2011), qui leur permet d’af­firmer leur point de vue sur le monde et de nous l’imposer.

This article deals with college students’ access to an “authorizing” space, and the speeches that accompany it. It shows how processes of testing operate in the realization of an artistic practice project with college students in a reinforced priority education network. The adolescents produce plastic works, intended to be exhibited in public space, based on a unique relationship that they maintain with the world. However, this relationship remains the issue of a tension between a desire to take diversity into account through education in art and culture and the reality of insti­tutional constraints within the school, the museum and the of public space. Nevertheless, we will see how within these institutional frameworks, supported by the artists the adolescents create a line of flight (Guattari, 2011), which allows them to assert their point of view on the world and impose it on us.

Praticienne-réflexive et chercheuse impliquée

Implications sur le terrain d’étude

Enseignante pendant plus de vingt ans en école maternelle, située en Réseau d’Éducation Prioritaire renforcé et engagée dans le mouvement de la pédagogie moderne et institutionnelle, j’ai repris des études en Sciences de l’éducation, à l’université Paris 8, formée par des enseignants-chercheurs qui prennent pour objet de recherche l’analyse critique de la construction de la pensée au sein des insti­tutions, à l’épreuve d’une implication sur le terrain d’étude (Lapassade, 2008 ; Lourau, 1997). Cet article rendra compte d’une partie de mes recherches de doctorat, qui s’inscrit dans une épistémologie définissant l’enfant comme « auteur » (Go, 2011) de sa propre histoire et l’enfance comme productrice de sa propre culture (Arleo et Delalande, 2011), à l’intérieur du paradigme d’une Éducation tout au long de la vie, qui prend en compte les relations intersubjectives transversales aux classes d’âges et aux générations (Sarcinelli, 2015).

Définition du champ de recherche

Je situe mon travail de recherche dans le champ des childhood studies, qui traite la question de l’enfance et de la jeunesse, à partir de points de vue éthique, social, et politique (Octobre et Sirota, 2013). Mener des recherches pour l’enfance passe donc par une méthodologie qui résulte non pas d’un modèle de catégorisation a priori, mais d’un engagement ethnographique (Cefaï, 2010) à partir des acteurs eux-mêmes sur le terrain, c’est-à-dire les enfants et les adolescents, dans la relation qu’ils entre­tiennent à un monde partagé avec les adultes. La méthodologie de l’anthropologie symétrique (Favret-Saada, 2009) souhaite mettre à égalité les différentes impli­cations des sujets et des objets sur le terrain d’étude. Ainsi, remettre en perspective l’approche scientifique avec le statut de la jeunesse, à travers l’enquête ethno­graphique, permet d’accepter que ses réponses remettent en question notre point de vue adulto-centré pour entrer en altérité (Barry, 2018).

Suive les enfants de la petite-enfance à l’adolescence

Le projet mené avec les collégiens a été porté par une association dont l’objectif est d’ouvrir des espaces de pratique artistique et culturelle aux enfants et à leurs familles dans les quartiers de la politique de la ville de l’est-parisien, pour démys­tifier le rapport à l’Art en favorisant la créativité des participants, des plus jeunes aux plus âgés. Les artistes, membres fondateurs de cette association, poursuivent leurs interventions dans des institutions scolaires, culturelles et associatives mais aussi dans l’espace public, avec la mise en place d’un atelier de rue pendant les vacances scolaires : La Roulotte à Peinture (Gentès, 2017).

J’ai réalisé des enquêtes ethnographiques sur les différentes actions menées par cette association, mais également sur d’autres terrains de pratiques artistiques dans les musées en France et au Danemark, pour engager la réflexion, à partir de la comparaison (Detienne, 2000). Ces terrains multi-situés (Marcus, 1998) peuvent se définir à partir d’un concept commun, celui des hétérotopies de Michel Foucault (2009), dans le sens où ils sont mobilisés en tant que contre-espaces aux espaces formels d’apprentissage et d’accès à la culture à l’école et au musée.

Dans mes recherches, j’ai d’abord suivi les enfants : je les avais laissés à l’atelier Enfant-Parent (Gentès, 2013) et je les retrouvais au collège du secteur. Cette mise en perspective, à partir des acteurs, sur un territoire en commun (Nicolas-Le Strat, 2016) de la maternelle au collège de quartier, a permis de croiser différentes données et de relever les contradictions entre l’idéal d’une prise en compte de la diversité et la réalité du terrain (Adami, 2019). Durant six années, j’ai mené des observations participantes à différentes étapes du projet et j’ai assisté à chaque restitution du travail effectué par les élèves, accompagnés des artistes et d’une partie de la communauté éducative, dans l’espace public autour du collège. J’ai réalisé plu­sieurs entretiens avec les collégiens, et pris aussi de nombreuses photographies et petits films (Danic et al., 2006). Je prenais des notes sur des carnets de terrain, mais le plus souvent je m’intégrais à un groupe, pour accompagner les collégiens sur leur projet, je me grandissais à leur hauteur, je multipliais les conversations informelles, j’entrais en connivence (Jullien, 2011).

Un projet artistique et culturel construit in situ

Présentation du projet

Depuis l’année 2013, les artistes organisent un projet qui implique l’ensemble des collégiens en classe de 3e. Ils sont accompagnés dans la création d’une œuvre plastique ou la réalisation d’une performance, restituée in situ, dans l’espace public, par groupe de deux à cinq élèves. Le projet, même s’il s’adapte à la fois au contexte particulier de chaque année scolaire et à la personnalité des artistes intervenants, repose sur une architecture stabilisée : l’artiste plasticienne qui l’a conçu ainsi que des membres de l’équipe éducative du collège renouvelle son engagement chaque année. Il commence par une imprégnation des élèves au monde de l’art moderne et contemporain, avec une visite des espaces d’exposition permanente du musée national d’art moderne : Beaubourg. Ensuite les élèves font des repérages dans le quartier, autour du collège et de leur domicile, en s’attardant sur les lieux qu’ils investissent particulièrement, comme le terrain de sport, les jardins, des places, des passages, etc., pour choisir l’endroit exact où ils vont exposer leur œuvre. Ils vont l’investir en tant que « cadre » pour valoriser des situations ou des problématiques qui les mobilisent et qu’ils souhaitent exposer aux regards d’autrui sur un territoire partagé. « Ils découvrent de nouvelles techniques plastiques, des démarches de création multiples et diverses dans un travail collectif autour du Vivre ensemble ». (Traces, s. d.)

La restitution finale a lieu un samedi, le jour de la fête du collège. Un rendez-vous est fixé tôt le matin au départ du parcours. Un cortège, formé de professeurs et d’une partie des membres de l’équipe de direction du collège, de quelques familles, parents d’élèves, amis, et habitants du quartier, part à la découverte de chaque installation réalisée par les collégiens.

Déroulement du projet

Le projet est présenté en début d’année aux élèves pendant le cours d’arts plastiques. Cette présentation repose sur les artistes, leur formation, les « courants artistiques » auxquels ils se réfèrent et le travail qu’ils vont effectuer en résidence dans le collège. S. montre une performance qu’elle a réalisée avec des danseurs Butô sur la place du quartier. Certains élèves s’en souviennent, d’autres non, mais tous pensent que : « C’est complètement ouf ce truc ! » Ils sont alors partagés entre la fascination et le rejet : « Jamais de la vie, je ferais ça ! ».

Aussi lorsque J.P. Filiod (2016, p. 153) écrit : « Produire des objets culturels différents, singuliers, les plus éloignés possible des stéréotypes, relève parfois du combat quotidien […] » et qu’il s’interroge : « Osera-t-on parler de "contre-culture" ? », nous comprenons que les collégiens sont ici partagés entre la possibilité de pouvoir exprimer un point de vue à travers un projet soutenu par des artistes, entre les normes imposées par le cadre institutionnel, et celles auxquelles ils se référent (Nouvelles adolescences, 2010).

Ensuite lorsque les adultes évoquent les visites à Beaubourg, deux réactions opposées se rejoignent dans le rejet de la proposition et introduisent un décalage entre les représentations des adultes et celles des adolescents.

« Encore à Beaubourg, depuis la maternelle, ils nous emmènent à Beaubourg, même vous, vous nous avez emmenés, je m’en rappelle, y’en a marre d’aller à Beaubourg.
- Mais c’est bien Beaubourg, tu n’aimes pas ?
- Non, je suis sûr que c’est parce que c’est gratuit, c’est juste pour ça, ils nous prennent trop pour des clochards, dans ce quartier… »
Ou bien a contrario :
« Beaubourg ? C’est où ?
- C’est à côté des halles, à la station Rambuteau quand tu prends la ligne 11, tu vois ?
- Non je suis jamais partie là-bas ! Mais je vais pas dans les musées moi.
- Et avec l’école ?
- Les autres peut-être, mais moi, jamais un prof m’a emmenée dans un musée » (Carnets de terrain au collège, 2016)

Ainsi le choix répétitif de Beaubourg ou au contraire le fait de ne jamais y être allé sont ressentis par les collégiens comme une relégation inhérente à leur statut d’élèves « issus de la diversité », scolarisés en REP+ (Fassin et Fassin, 2006).

Les visites au musée

Le révélateur négatif

Les élèves arrivent groupés et apparaissent comme une masse sombre, mou­vante et bruyante. La plupart portent des pantalons serrés, des baskets et des gros manteaux, avec des bonnets. Sous leurs manteaux, des filles portent des tee-shirts fins et décolletés. Ils sont grands et, pour la grande majorité, leurs familles, leurs parents ou leurs grands-parents sont nés sur le continent africain ou en Asie, même si une jeune fille est née en Pologne et que quelques-uns ont des grands-parents espagnols, russes, ou anglais. Les adultes sont reconnaissables parce qu’ils sont plus âgés, plus petits, leurs habits sont colorés et que, contrairement aux élèves, la couleur de leur peau est blanche pour la majorité d’entre eux. D’autre part, ils arrivent à parler fort en chuchotant...

Nous sommes au mois de janvier et le professeur référent du groupe demande en premier lieu qu’ils enlèvent leur manteau malgré le froid. Je fis comme eux et j’eus la sensation que nous étions physiquement mis à nu, sans manteau, ni objet personnel, j’observais alors certains élèves cacher leur portable dans la poche de leur pantalon. Je marchais à leur rythme, j’avais mon crayon et mon carnet de croquis, j’essayais un peu de leur parler à voix basse, mais très vite, je gardais le silence. Je notais qu’ils devaient continuellement se taire, ne pas faire de bruit, se tenir correc­tement et rester groupés. Les enseignants qui accompagnaient la sortie semblaient très angoissés, ils anticipaient qu’à chaque instant cela « puisse déraper ». Ainsi, du métro à la rue, en passant par le hall, et ensuite devant les œuvres, c’était la même discipline des corps (Foucault, 2008) qui s’imposait aux adolescents, sans qu’aucun écart à cette norme ne puisse être toléré dans la relation qu’ils entretenaient aux différents espaces. L’attitude attendue de la part des élèves était uniforme et conven­tionnelle, ils devaient réagir de la même manière, emprunter les mêmes codes, c’est-à-dire ne parler que lorsqu’un adulte les interrogeait et ne bouger que lorsqu’un adulte les y autorisait. Cette absence de hiérarchisation ou de modulation dans la façon dont les collégiens devaient se comporter en fonction des lieux qu’ils occupaient, induisait aussi un nivellement dans la relation au savoir. Ils adoptaient dès lors une posture attentiste et résignée : « On est comme en prison, alors moi j’attends que ça passe, j’interviens le moins possible même si ça m’intéresse », me dit en aparté un élève.

À l’entrée d’une salle d’exposition, un professeur a distribué un crayon et un carnet à chaque élève. Alors qu’une élève laisse tomber son crayon au sol, il lui reproche immédiatement de l’avoir fait exprès et de vouloir « salir le musée », induisant dans un même mouvement la dépréciation de l’élève par la sacralisation de l’espace du musée (Bourdieu et Darbel, 2003). Suite à cet incident, les artistes sont intervenus pour expliquer que les œuvres sont fragiles et que les élèves doivent se tenir à une certaine distance pour ne pas les toucher, même sans le « faire exprès ».

Les élèves semblent ici dépossédés de leur autonomie d’action et de pensée, car ils sont jugés a priori inadaptés, par certains adultes, à l’espace du musée.

Face aux œuvres

Dans la salle des œuvres de Sonia et Robert Delaunay, le professeur d’arts plastiques fait asseoir les élèves devant un tableau, il leur demande :

« Qu’est-ce que vous voyez dans ces tableaux ? Est-ce que vous voyez des personnages ? »
Les élèves répondent :
« Des têtes et un chien, là un œil et aussi un homme, non ? »
Alors il réplique aussitôt :
« Vous avez l’habitude de voir des personnages, même quand il n’y en a pas, ce tableau n’est pas figuratif, il est abstrait, c’est-à-dire que le sujet c’est la couleur en elle-même ou le trait, ça ne représente pas la réalité, mais vous, vous voulez qu’un tableau représente quelque chose pour que ce soit beau, mais vous vous trompez ! »

Un malaise s’installe : sur quoi se base l’enseignant pour penser que les élèves à qui il s’adresse ne font pas la différence entre l’art abstrait et l’art figuratif ? Assise par terre au milieu du groupe, j’entends un élève qui répond : « Moi j’aime bien ce tableau comme il est, il pose la question si on voit des trucs, on lui répond, obligé, il est ouf, et pour qui il s’prend à nous juger ! »

Alors qu’ils visitent le plus grand musée d’Art moderne au monde, ils ne sont pas considérés comme « modernes » par ce professeur, ils restent assimilés à des « croyants » au sens que lui donne Isabelle Stengers (1997). Les adolescents se retrouvent alors face à une double injonction, celle d’être renvoyés à l’assignation de leur différence de classe et de culture, tout en étant sommés de s’en libérer (Guénif-Souilamas, 2000). Ils sont empêchés d’accéder à l’objectif de la sortie, celui d’entrer en dialogue avec des œuvres d’art, pris par l’effet du révélateur négatif qui consiste à ce que l’ensemble des regards du personnel du musée s’accorde à la relation que le professeur responsable du groupe instaure avec ses élèves. A l’inverse j’observais que lorsque cette relation était « suffisamment bonne » (Winnicott et al., 2007), elle produisait l’effet d’un révélateur positif sur le comportement des élèves, et sur celui des autres adultes à leurs égards.

Le révélateur positif

Assise par terre au milieu des élèves devant les œuvres, l’enseignante manipule son portable, puis elle écoute l’artiste qui commente les œuvres. Elle suit, s’intéresse, s’absente en elle-même et rebondit sur certaines remarques des élèves en aparté, mais elle ne s’adresse pas au groupe dans son ensemble, elle ne parle pas au-dessus de chaque visage. Elle ne cherche pas à contrôler tous les gestes, ni tous les mots des élèves, sauf au-delà d’une certaine limite : celle de vraiment parler très fort ou bien de s’approcher trop près des œuvres. Elle leur propose au cours de la visite de décou­vrir l’espace d’exposition de façon autonome, avec pour guide un document qu’ils doivent compléter sur la contextualisation des œuvres et la vie des artistes. Seuls ou en petit groupe, les collégiens déambulent librement au fil de l’accrochage et des installations en s’attardant sur les œuvres qui les interpellent. Il ne s’agit pas de penser que les élèves ou bien les adultes se sont radicalement transformés, il s’agit juste d’observer et de comprendre que le message que l’institution du musée adres­sait à ces élèves s’est modifié. Car en plus d’un espace et d’un projet d’éducation, ici artistique et culturel, le musée habite tous ces visages : ceux des vigiles à l’entrée pour la vérification des points de sécurité, ceux des personnes à l’accueil des groupes, ceux des gardiens des salles, ceux des guides pour les autres groupes, et ceux du public. Des visages, qui, par mimésis (Gebauer et al., 2004), se ferment et se font étrangers à ce public d’adolescents issus des « quartiers » et qui, en retour, les inscrivent dans cette étrangeté et les y maintiennent pour pouvoir s’en défendre.

L’enseignante, qui regarde son portable assise par terre au milieu de ses élèves, rend alors présents à eux-mêmes et aux autres ces collégiens en dehors de toute assignation. Dans cette analyse du révélateur positif, nous pouvons observer une palette d’interactions entre les personnes, des adolescents aux adultes, qui se déplie de façon horizontale, alors que les exemples du révélateur négatif produisent un modèle caricatural de tentative de maintien de la discipline et des disciplines, dont les enjeux de pouvoir entre élèves et avec les adultes suscitent un climat de tension, d’une énergie intense, pouvant basculer à tout moment dans le conflit ouvert.

Cependant nous verrons dans la partie suivante la façon dont finalement, quel que soit l’effet du révélateur, négatif ou positif, sur les collégiens, ces derniers par­viennent à exprimer leur point de vue singulier et à imposer leur vision du monde aux adultes et à l’institution scolaire, dans la création des œuvres exposées in situ dans l’espace public.

Dans ce double jeu entre le cadre des institutions et la liberté d’expression, comment s’exprime le point de vue des collégiens ?

L’art par l’expérience

Les recherches d’Alain Kerlan portent également sur l’analyse de la relation entre la pratique artistique des enfants « auprès de l’artiste, dans l’atelier » et la construction des « normes et des règles » (Kerlan et Loeffel, 2016, p. 113). Il pro­pose de définir l’atelier, c’est à dire le lieu dans lequel l’artiste crée avec les élèves « comme espace de normes et de règles spécifiques » ainsi que « l’activité artistique elle-même comme activité normée, confrontée aux lois et aux logiques du projet, à la résistance que les choses et les matières opposent aux volontés. » Il conclut ainsi : « Telle est en effet la caractéristique majeure de la norme à l’œuvre dans le travail artistique : non pas déjà définitivement donnée et en surplomb, mais se faisant ».

Des normes et des règles qui s’imposent d’elles-mêmes, par l’expérience (Dewey, 2005), celle de « faire » de l’Art avec des artistes dans la salle de classe transformée en atelier, au-delà des discours normatifs sur l’accès à la culture. Le projet valorise l’appartenance des collégiens à un territoire, leur quartier. Il s’appuie sur cet ancrage pour leur permettre de mieux s’en échapper à travers leur imaginaire. En effet les élèves habitent et sont habités par des espaces, dont le terrain de sport, le jardin ou une impasse, qu’ils choisissent en lien avec un imaginaire qu’ils peuvent redéployer, dans la création d’une œuvre et son installation in situ. Pour Jean-François Billeter (2004) c’est par l’imagination que le corps se manifeste à la conscience et que s’éprouve la puissance agissante qui permet d’ajuster parfaitement l’idée à l’activité. Ces productions issues de l’imagination portent principalement sur des valeurs de justice, d’amour et de paix, très souvent en lien avec l’enfance à laquelle les élèves reviennent sans cesse... Car il s’agit pour eux d’assumer, et même de revendiquer une part intime de leur rapport au monde que paradoxalement l’institution scolaire leur demande ordinairement de passer sous silence (Dupont, 2010).

Des adultes pris par l’émotion

Sur le terrain de l’expression artistique, les élèves prennent leur revanche et gagnent la partie à la fin, dans l’émotion que suscitent leurs œuvres chez les adultes qui les accompagnent. Beaucoup d’entre eux, dont le principal du collège qui sou­tient depuis le début le projet, se mettent à pleurer devant les installations que les élèves essayent tant bien que mal de présenter. Parmi toutes les œuvres qui ont marqué les adultes, il y a eu celle qui représentait le corps du petit enfant syrien retrouvé échoué sur une plage de Turquie, ou encore l’hommage rendu à une per­sonne sans abri décédée, ainsi que les dessins réalisés au crayon, après les attentats de janvier 2015, recouvrant les grilles de la synagogue du quartier.

À travers les larmes, nous devenons leurs enfants, et ils sont nos adultes.

Leurs œuvres traitent de toutes les injustices, la dernière session a investi les gilets jaunes en super-héros, et exposé plusieurs œuvres qui traitaient de l’empreinte écologique. Chaque année, plusieurs d’entre elles traduisent la nostalgie de l’en­fance, tel un paradis perdu, dans lequel les adolescents se sentaient préservés de la réalité du monde (Delalande, 2010). En effet, l’hypothèse selon laquelle les enfants et les adolescents éprouvent la nostalgie de leur propre enfance s’est trouvée vérifiée à partir de la récurrence de ce thème dans les œuvres qu’ils produisent et les discours qui les accompagnent sur ce projet, croisée aux données recueillies sur d’autres terrains (Gentès, 2020). La nostalgie devient un « état » très efficace pour soutenir les enfants et les adolescents dans la construction de leur identité narrative (Ricœur, 1990) et les former au « devenir-adulte ». Elle leur permet, dès le plus jeune âge, comme pour les adultes, de se projeter dans le futur et d’appréhender leur avenir dans leur appartenance à un collectif, à partir de la revisite des « moments » (Hess, 2009) du passé, et de l’émotion ressentie dans un présent en mouvement. Dans ce va et vient, entre passé, présent et avenir, s’entretient la relation de soi à soi, qui permet de mobiliser une construction à des appartenances communes (Terrain, 2015).

Cette émotion, qui se transmet aux adultes face aux installations des collégiens, produit l’effet de catharsis, décrit par Vigotsky (2005). À la limite de la rédemption, ils nous jettent à la figure la violence du monde, une violence dont les adultes leur attribuent pourtant une grande part de responsabilité, dans le quotidien des salles de cours ou des sorties au musée. Enfermés dans les représentations stéréotypées que produisent aussi les institutions (Lorcerie, 2003), les adolescents sont sans cesse dans la réparation, dans le remède au mal, le pharmakon (Gentès, 2020). A la fois de façon individuelle et collective, ils se ressourcent à leur propre enfance, ils réparent le monde et le rapiècent avec des guirlandes de drapeaux, qui sont particulièrement réinvestis dans leurs installations car ils représentent le vœu d’une réconciliation entre les peuples, en même temps que l’affirmation d’une identité métisse (Laplantine et Nouss, 2008).

La place des artistes « d’égal à égal »

Les artistes qui accompagnent les élèves depuis sept ans incarnent le différentiel entre la norme et l’écart à la norme. Les élèves s’en emparent, ils s’identifient à eux, tout en s’autorisant à les remettre en question : « C’est son délire d’artiste et elle n’a pas à juger, elle a dit on fait ce qu’on veut, on fait ce qu’on veut, après elle dit : c’est pas possible, nanani, nanana. Moi je m’en fiche, c’est mon idée, je la fais, voilà, c’est tout ! ».

Les artistes n’opposent aucune censure, même lorsque le choix des collégiens se porte sur des valeurs qu’ils ne partagent pas, comme par exemple l’hommage à un couple de rappeurs américains. S. et V. les laissent suivre leurs idées jusqu’au bout, tout en profitant de l’occasion pour aborder avec eux les questions que les jeunes soulèvent dans leurs choix artistiques. Car précisément, si les collégiens peu­vent s’autoriser à exprimer leur point de vue à partir d’un rapport sensible au monde, en se référant à une culture qu’ils se fabriquent dans l’entre-pairs, c’est parce que les artistes qui interviennent ne se placent pas dans une position d’asymétrie vis à vis de leurs propositions. Cette position d’asymétrie, qui socialement s’inscrit dans le pouvoir exercé par l’artiste au travers de son statut et de son expérience, s’efface dans le partage de la création en acte « d’égal à égal » (Kerlan et al., 2014).

Conclusion

En 2014, un élève en souffrance scolaire, qui s’était beaucoup investi dans son projet, a voulu accrocher un pendu devant la porte du collège, pour signifier sa révolte et son mal-être vis-à-vis de l’école ; mais cela a été catégoriquement refusé par l’administration. Quatre ans plus tard, en 2018, c’est l’ensemble du projet qui n’a pas reçu l’aval du principal du collège, pour s’exposer dans l’espace public, à cause d’une œuvre qui faisait référence à « l’affaire Théo2 ». Dans ces deux situa­tions d’exclusion, soit c’est l’œuvre qui remet en question l’institution qui est écartée, soit c’est l’ensemble de la restitution qui est mis à l’abri des regards exté­rieurs à l’établissement. Mais dans tous les cas, la censure a suscité des débats qui se sont imposés aux adultes, à partir d’un point de vue qu’ils ne souhaitaient pas prendre en compte. En effet si les œuvres des collégiens restent fragiles et éphé­mères, elles ont une existence tangible, solide et matérielle, à travers l’occupation des espaces et du temps dédié à la réalisation du projet, qui a permis aux adolescents d’imposer une vision du monde performative. L’interdiction d’exposer des œuvres a surexposé cette part de discrimination qui pèsent sur les collégiens et dont l’institution a été partie prenante. Inversement la rencontre avec les œuvres annihile la différence de statut entre les membres de la communauté éducative et les collé­giens, à travers le partage du sensible (Rancière, 2000) et l’émotion que les adultes éprouvent. Les adolescents reprennent le pouvoir, en mobilisant cette part de nostalgie d’une enfance sublimée, si proche mais qui leur semble perdue à jamais, et dans laquelle ils se tenaient éloignés du désenchantement du monde, dont ils nous restituent ici les morceaux.

1 Définition construite à partir des travaux de Jacques Ardoino (2000) dans le champ de la pédagogie institutionnelle et de l’éducation populaire.

2 Le 2 février 2017, l’arrestation violente d’un jeune homme de 22 ans, Théodore Luhaka dans la cité des 3000 à Aulnay-sous-Bois en

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2 Le 2 février 2017, l’arrestation violente d’un jeune homme de 22 ans, Théodore Luhaka dans la cité des 3000 à Aulnay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis, provoqua des émeutes urbaines et l’intervention du président François Hollande. Lors de l’interpellation, le jeune homme est grièvement blessé au sphincter par une matraque, il en gardera des séquelles à vie. Désignée dans les médias : « l’affaire Théo », elle est devenue un symbole des violences policières.

Deborah Gentès

Docteure en Sciences de l’éducation, Laboratoire EXPERICE, Chargée de cours, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis