Dans son ouvrage Hilando fino desde el feminismo comunitario, publié en 2010, la poète et militante féministe bolivienne d’origine Aymara, Julieta Paredes, propose une version du féminisme spécifiquement bolivienne :
Nosotras queremos posicionar desde Bolivia nuestro proceso feminista y nuestros procesos de cambios.
Nos parece importante partir de nuestra definición de feminismo: feminismo es la lucha y la propuesta política de vida de cualquier mujer en cualquier lugar del mundo, en cualquier etapa de la historia que se haya rebelado ante el patriarcado que la oprime1.
Cette définition ne diffère pas beaucoup, au premier abord, de celle du féminisme qui s’est développé au cours des siècles dans le monde occidental2 et qui a notamment fait de la lutte contre le patriarcat, redéfini dans la deuxième moitié du XXe siècle et vu comme « une forme d’organisation sociale et juridique fondée sur la détention de l’autorité par les hommes »3, une de ses priorités. Le caractère plutôt universaliste de la définition de Julieta Paredes ne nous permet pas de percevoir d’emblée l’orientation régionale annoncée par son auteure. Le « féminisme communautaire » qu’elle définit dans son ouvrage veut cependant marquer une rupture épistémologique avec ce qu’elle appelle le « féminisme occidental » qui, selon elle, ne répond qu’aux besoins des femmes des sociétés occidentales4. Cette redéfinition du féminisme s’inscrit dans un mouvement plus global connu sous le nom de « féminisme décolonial »5. Ce mouvement est très critique envers le « féminisme occidental » qu’il qualifié parfois de « civilisationnel »6 et à qui il reproche de se prétendre universaliste alors qu’il a oublié au passage les femmes des sociétés « non-occidentales ».
Julieta Paredes considère donc que ce « féminisme occidental » est hégémonique dans la mesure où il a évolué ou évolue toujours au sein de sociétés impérialistes dans lesquelles l’ancien ordre colonial n’a pas complètement disparu : « Al instaurarse en el mundo de relaciones coloniales, imperialistas y transnacionales, estas teorías se convierten en hegemónicas en el ámbito internacional invisibilizando así otras realidades y otros aportes »7. Sans nier non plus les bienfaits et le bien-fondé de ce féminisme pour les femmes occidentales8, la poète et militante bolivienne se positionne tout de même aux côtés des représentantes d’une autre forme de militantisme féministe, face au « féminisme hégémonique occidental »9. Il serait inexact de parler ici d’une nouvelle tendance alors qu’elle revendique l’héritage de ses ancêtres autochtones : « Esta definición nos permite reconocernos hijas y nietas de nuestras propias tatarabuelas aymaras, quechuas y guaraníes rebeldes y anti patriarcales »10. Il est fait allusion, ici, à un passé de luttes des femmes indiennes qui ont résisté, au cours des siècles à un patriarcat aussi bien autochtone que colonial11. En effet, même si les conquistadors ont rencontré un certain nombre de sociétés matriarcales sur le continent qu’ils envahissaient, elles étaient loin d’être la règle, selon les chroniqueurs de l’époque. Il se trouve, en effet, que la plupart des sociétés rencontrées étaient patriarcales et que le sort des femmes autochtones n’était souvent pas très enviable, à quelques exceptions près12. Cette résistance des femmes contre un patriarcat autochtone remonterait donc à l’époque précolombienne et se serait prolongée de l’époque coloniale à nos jours, patriarcat autochtone et colonial se mêlant intimement au point qu’il soit souvent très difficile de les différencier13. La véritable nouveauté de cette résistance au patriarcat est de sortir de l’ombre. Le rôle des femmes dans les mouvements de résistance indienne contre le pouvoir colonial et républicain n’est pas non plus une nouveauté. Dès la conquête, les femmes autochtones se sont retrouvées souvent au cœur des combats ; les femmes guerrières croisées par les conquistadors et les femmes ayant participé aux nombreuses rébellions par la suite, ne sont pas rares14. Cette participation féminine aux luttes et aux combats, symboliques ou réels, a continué tout au long de l’histoire coloniale et républicaine.
Aujourd’hui, les actions des femmes indiennes en Amérique latine sont, selon leurs actrices, les expressions contemporaines de ces luttes passées. L’ouvrage de Julieta Paredes est une tentative de cristallisation des différentes luttes féministes indiennes contemporaines qui se sont manifestées ces dernières années. Dans la préface de la seconde édition mexicaine de 2014, il y a ainsi un rappel d’événements qui peuvent être considérés comme précurseurs des idées que l’auteure bolivienne devait rassembler dans la première édition bolivienne de 2010 de cet ouvrage15. Malgré des ambitions unificatrices, le « féminisme communautaire » qu’elle définit n’est qu’un exemple parmi d’autres types de féminismes autochtones similaires mais qui n’ont pas été théorisés bien qu’ils aient été présents, au fil des années et des revendications indiennes qui ont émaillé l’histoire du continent américain au cours des trente dernières années, plus particulièrement.
En Équateur, par exemple, pays où les revendications indiennes ont occupé le devant de la scène depuis une trentaine d’années, les actions des femmes indiennes, sans se nommer « féminisme communautaire », semblent s’en rapprocher sur plusieurs points que nous allons tenter de mettre en parallèle aux concepts correspondants et évoqués dans son ouvrage par Julieta Paredes.
Le choix de l’Équateur s’est fait surtout pour une raison pratique : nous disposons de dix-sept volumes d’une publication équatorienne intitulée KIPU. El mundo indígena en la prensa ecuatoriana. Cette publication se présente sous la forme de deux volumes semestriels dans lesquels sont réunis des articles de presse ayant un rapport avec la question indienne en Équateur. Seuls les articles des journaux équatoriens les plus notoires sont compilés dans les KIPU. De plus, le fondateur de la maison d’édition en charge de la publication de ces volumes, les éditions Abya Yala de Quito, nous a expliqué qu’une personne se consacrait à temps plein à la sélection et à la compilation des articles ; un travail long, fastidieux qui n’exclut pas les oublis ou les erreurs et qui entraîne un prix de revient assez élevé, entre 20 et 30 $ l’unité. Les KIPU ne sont donc pas accessibles à la majorité des Équatoriens. Ils n’ont pas une grande diffusion dans la société équatorienne et n’ont presque aucun impact sur elle. Leur publication en version papier s’est d’ailleurs arrêtée en 2007. L’objectif premier de cette compilation d’articles de presse était de constituer des archives dont auraient besoin d’éventuels chercheurs travaillant sur la représentation des Indiens dans la société équatorienne ou, à travers des interviews, des articles rédigés par les Indiens eux-mêmes, sur leur propre point de vue. Et à ce propos, il va sans dire que les actions des femmes indiennes en Équateur, leur participation à la vie de leurs communautés ou à celle du pays, dans les premières années du XXIe siècle, ont été abondamment relatés dans la presse équatorienne et ont trouvé un large écho dans les KIPU. C’est un échantillon de documents qui est, par conséquent, loin d’être exhaustif mais il représente une source d’informations non négligeable pour aborder la question de la femme indienne en Équateur dans les premières années du XXIe siècle.
Les articles ou les photos qui traitent d’une thématique spécifiquement féminine ou féministe sont un peu plus de trois cent cinquante sur les vingt-cinq à trente mille articles, grosso modo, compilés dans les dix-sept numéros de KIPU à notre disposition, ceux de l’année 2000 à l’année 200716. A ces articles et photos qui sont peu nombreux au regard du total des documents, il faut rajouter une quarantaine de photos qui accompagnent des articles n’ayant pas un sujet spécifiquement féministe. Cet ensemble nous a semblé représenter tout de même un corpus non négligeable pour mener à bien un développement.
Le présent article se propose donc de tenter de comprendre comment les représentations de la femme indienne dans la société équatorienne, durant la période qui nous occupe, nous mènent à découvrir quelques mécanismes qui ont contribué à l’élaboration d’une forme de féminisme que l’on peut qualifier a posteriori de « communautaire », dans la mesure où elle se distingue du « féminisme occidental » et se revendique d’un féminisme autochtone en constante redéfinition.
L’Équateur du début du XXIe siècle a vu l´émergence de deux soulèvements indiens (levantamientos indígenas) d’ampleur nationale, à des dates très rapprochées (janvier 2000 ; janvier et février 2001). Le premier est considéré comme une tentative de coup d’État. Il a entraîné la destitution du président élu, Jamil Mahuad, remplacé, une fois le calme revenu et la tentative de coup d’État avortée, par son vice-président, Gustavo Noboa. Le deuxième a fait vaciller le nouveau gouvernement de Gustavo Noboa. Les femmes ont pris une part non négligeable à ces deux événements. Leur participation à la vie sociale et politique de leur pays, à la vie de leurs organisations nationales ou locales, est donc cruciale bien que ce ne soit pas leur seul mode d’action. Dans un premier temps, il sera intéressant, par conséquent, d’aborder brièvement certains de ces modes d’action, à travers quelques photos qui illustrent des articles qui n’ont pas de lien direct avec les femmes en particulier. Il conviendra ensuite de porter notre attention sur le cas de deux femmes qui ne sont pas apparentées, qui n’ont pas non plus la même notoriété, mais dont le nom de famille, qu’elles ont en commun, et le prénom, autochtones, vont être un point de départ pour la compréhension de la construction d’un féminisme autochtone.
Des photos parlantes
Il convient de remarquer tout d’abord la présence de femmes indiennes, accompagnées parfois de leurs enfants, sur des photos illustrant des articles n’abordant pas une thématique spécifiquement féminine ou féministe. Un très grand nombre d’articles réunis dans les KIPU relatent des situations peu réjouissantes dont les femmes et les enfants sont très souvent les premiers à subir les conséquences. Il n’est donc pas étonnant que l’œil des photographes soit attiré irrémédiablement par ces femmes qui sont non seulement les piliers des sociétés indiennes mais qui sont aussi les premières à être au cœur des tourments d’une société, somme toute, machiste et patriarcale. Paradoxalement, il semble que ce soit dans une telle société que le besoin de défendre « la veuve et l’orphelin » se fasse le plus sentir. En effet, la femme occupant une position défavorable ou de faiblesse, il n’est pas difficile d’imaginer qu’on veuille la mettre en scène lorsqu’elle se retrouve dans des situations critiques pour faire appel à la compassion de l’opinion publique et en espérant sans doute un impact plus grand sur les lecteurs.
Six de cette première quarantaine de photos représentent des femmes dans leur rôle traditionnel. On les voit s’occuper de leurs enfants ou préparer à manger non seulement lors d’une manifestation mais aussi lors d’une fête traditionnelle ou dans un environnement communautaire17. Ces photos qui sont en rapport avec le sujet de l’article, voudraient peut-être montrer l’importance qu’occupent ces femmes dans les communautés indiennes mais il n’en demeure pas moins qu’elles les cantonnent, par la même occasion, et de façon souvent inconsciente, aux rôles qu’on leur attribue traditionnellement.
Les occasions ne manquent pas non plus de saisir un instantané de ces femmes se retrouvant en position de victimes. Ce sont souvent elles, en effet, qui apparaissent sur les photos lorsque survient un problème d’infrastructure, par exemple : un mauvais approvisionnement en eau, le mauvais état d’une route, la nécessité de la construction d’une école, etc.18 La place qu’on leur attribue dans les sociétés indiennes font qu’elles sont effectivement les premières, avec leurs enfants, à souffrir de ces situations.
Dans ces deux premiers types d’images, les femmes sont donc réduites à un rôle « subalterne » ou de victime. Ces représentations font écho à de vieux réflexes machistes et patriarcaux qui sont encore bien présents mais qui n’empêchent pas non plus la présence plus fréquente de photos, une quinzaine, qui vont montrer des aspects plus positifs de la situation de la femme indienne.
Les photos de femmes qui participent de façon active aux mouvements politiques et aux luttes sociales, en sont un exemple. En illustration des articles évoquant les soulèvements de 2000 et de 2001 ou des protestations contre l’exploitation minière et pétrolière, ce sont presque systématiquement des femmes qui sont représentées, en première ligne, au cœur des manifestations19. Cette fois, elles ne sont ni les accompagnatrices ni un soutien logistique mais des actrices de la lutte. Elles sont même souvent à l’initiative de ces actions20. Leur présence est donc incontournable et elle crève, par conséquent, l’objectif des photographes qui les transforment en quelque sorte en des figures emblématiques des protestations indiennes.
Une vingtaine d’autres photos font apparaître des femmes qui se sont engagées dans un projet de développement économique, artisanal ou culturel, et qui prennent des initiatives dans ce sens en faveur de leurs communautés21. Dans ce cadre, elles s’inscrivent dans une modernité qui n’est pas contradictoire avec certaines de leurs traditions. Cette modernité indienne leur permet de construire une indianité contemporaine qui peut intégrer sans trop de difficultés une forme de féminisme que Julieta Paredes a qualifié de « communautaire ».
La parole des femmes
Après ces remarques préliminaires, il convient maintenant de se pencher sur des articles présentant des femmes indiennes qui ont plus particulièrement mérité l’attention de la presse. Le phénomène le plus visible est la participation politique d’un certain nombre d’entre elles, tant au niveau local que national, à la société équatorienne, au début des années 2000. Sans remonter aux deux figures féminines emblématiques des luttes sociales et ethniques équatoriennes des années 1940 à nos jours que sont Dolores Cacuango et Tránsito Amaguaña (Mama Tránsito)22, qui sont d’ailleurs citées à de nombreuses reprises23, la présence de femmes à des postes à responsabilité, au sein des organisations indiennes, des collectivités locales, du parlement, du gouvernement, est rentrée dans les mœurs en ce début de XXIe siècle. L’expression « Las mujeres somos la mitad de cada pueblo »24, utilisée par Julieta Paredes comme point de départ dans le développement de sa pensée, proclame que les femmes ne sont pas un problème ou une question secondaires mais qu’elles doivent faire partie intégrante des différents processus en œuvre dans la société25. Cette pensée trouve en Équateur son application avant l’heure bien qu’elle ne soit pas complètement acquise encore et qu’il faille se battre au quotidien pour l’appliquer. Mais, étant donné le nombre croissant de femmes indiennes ayant acquis une certaine notoriété et ayant leur place dans la société, il semble que ses bases soient bien posées. Cette pensée est aussi le fruit d’une prise de conscience progressive, après des années de luttes à la fois ethniques et féministes, non seulement en Équateur mais aussi sur tout le continent américain. Julieta Paredes en a vraisemblablement bien perçu les soubresauts pour construire sa démonstration.
La femme indienne à qui la presse a consacré le plus d’articles au cours de la période qui nous occupe est Nina Pacari, originaire de la ville de Cotacachi, dans la province d’Imbabura, dans le nord de l’Équateur. Elle appartient au peuple andin Otavalo, qui occupe plus de 50% du centre de la ville du même nom et qui vit dans les communautés alentours. On peut remarquer pour commencer qu’elle s’est réappropriée un nom et un prénom autochtones, kichwa en l’occurrence ; dans cette langue, Nina signifie « feu » et Pacari, « aube »26. Ses noms et prénoms d’état civil sont pourtant espagnols : María Estela Vega Conejo27. Le choix des mots kichwa pour les remplacer est très évocateur et il n’est certainement pas anodin : force destructrice et purificatrice du feu qui fait table rase de ce qui a précédé mais qui fournit aussi lumière, chaleur et réconfort pour accueillir un nouveau jour. Cette réappropriation de son nom est symptomatique d’une volonté d’entreprendre un processus de reconquête et de « décolonisation » de son identité indienne. Ce n’est qu’à partir d’une telle posture qu’elle pourra prétendre, par la suite, à une plus grande cohérence, à une plus grande assurance, lorsqu’il s’agira de rendre compte des propositions alternatives de l’organisation et du parti politique qu’elle représente : « La Conaie y Pachakutik28 tienen sus propios espacios y planes »29. On peut qualifier ces propositions alternatives de « décoloniales » dans la mesure où les structures du pouvoir auxquelles elles s’opposent ont été héritées d’un ancien ordre colonial qui a peut-être changé de forme mais qui résiste toujours à toute tentative de réforme en profondeur30. Or, ce qui est réclamé par les représentants indiens, ce sont précisément des « changements profonds »31 qui pourraient être rendus possibles grâce à une « réforme structurelle de l’État »32 et à une nouvelle constitution qui puisse bénéficier réellement aux peuples indiens33. On constate donc que, malgré les acquis évoqués plus haut et l’espace conquis pour faire valoir un autre point de vue, une autre vision du monde, la partie est loin d’être gagnée par les protagonistes indiens, à ce moment-là, et encore aujourd’hui, d’ailleurs, en dépit d’avancées certaines dans le domaine constitutionnel notamment34. Il leur faut donc s’appuyer sur des convictions identitaires solides, faire preuve d’une détermination et d’une rigueur puisant dans le modèle alternatif qu’ils proposent, pour espérer convaincre : « defender nuestro punto de vista con alternativas concretas »35. Cette volonté de Nina Pacari de s’affirmer non seulement en tant que dirigeante mais aussi en tant que femme indienne portant un nom et un prénom autochtones est emblématique d’une posture idéologique en vigueur actuellement chez les peuples autochtones et dans laquelle s’inscrit Julieta Paredes36 : celle de « décoloniser » les idées et les pratiques37. Il faut rappeler aussi que Nina Pacari n’en est pas à ses premiers combats et à ses premières victoires contre le patriarcat néocolonial « blanc-métis »38. Elle est, en effet, la première femme indienne élue député(e) à l’Assemblée Nationale équatorienne en 1998. Elle est ensuite devenue pendant quelques mois ministre des Affaires Etrangères, Canciller, du gouvernement de Lucio Gutiérrez, en 2002 et 200339. Elle avait occupé auparavant des responsabilités au sein des organisations indiennes. Et elle n’est pas la seule.
Une autre femme beaucoup moins médiatisée, dont le nom de famille est aussi Pacari et dont le prénom, Sisa, signifie « fleur », apparaît très brièvement, dans trois articles seulement, entre 2000 et 200240. Elle n’a pas de lien de parenté avec Nina Pacari. Elle est originaire de la localité de Saraguro qui est aussi le nom du peuple indien vivant dans cette région, non loin de la ville de Loja, dans le sud de l’Équateur. Son nom et son prénom kichwa, « fleur d’un nouveau jour », n’en sont pas moins évocateurs d’un renouveau féminin autochtone florissant dont la fragrance revigorante est prompte à raviver l’espoir de lendemains plus favorables. Sisa Pacari est une fonctionnaire de la Dirección de Educación Bilingüe41, organisme autonome géré à cette époque-là par les organisations indiennes, créé pour la défense et le développement des langues autochtones. Dans le contexte de la consolidation de la participation de figures féminines dans les mouvements indiens, la presse ne pouvait pas faire l’impasse sur elle, même si elle est plus discrète que certaines de ses compagnes de lutte42. Sa présence médiatique a été éphémère mais elle ne laisse pas indifférent. Le rôle de Sisa Pacari au sein de cet organisme d’éducation bilingue est, en effet, loin d’être décoratif : elle est interrogée par le journal Hoy à l’occasion d’un changement de présidence au sein de la principale organisation indienne en Équateur, la CONAIE, en octobre 2001, et son avis est mis à égalité avec celui d’un représentant syndical et d’une intellectuelle « blancs-métis » interrogés sur le même sujet ; ce qui n’est pas une grande nouveauté, les espaces de parole donnés aux représentants indiens n’étant pas rares, à ce moment-là, et depuis plus d’une dizaine d’années déjà. Mais il n’est peut-être pas inutile de le souligner et de prendre cette égalité de traitement comme un exemple emblématique qui laisse présager que les premiers jalons d’un processus que l’on pourra nommer féminisme « décolonial » et/ou « communautaire », consistant à récupérer les « corps », l’« histoire », les « propositions pour le futur »43, ont été posés, même si un certain nombre d’écueils persistent. Sisa Pacari exprime donc son opinion sur le « projet social et politique » que devra entreprendre le nouveau président de la CONAIE et elle n’hésite pas à critiquer fermement les maladresses et les faux pas de l’ancien président qu’elle invite sans ménagement à regagner ses pénates : « debería retirarse a su trabajo y no pensar en la política »44. Le fait d’être interrogée sur le sujet, est un gage de sérieux, de crédibilité. Sa réponse libre et virulente peut nous faire dire que son avis compte dans ces débats, qu’elle est susceptible d’avoir une certaine influence dans la vie de cette organisation et, par extension, qu’elle a su trouver sa place de femme indienne dans une société patriarcale et néocoloniale « blanche-métisse ».
Vers un « féminisme communautaire » et autochtone ?
On peut remarquer qu’à partir d’un petit nombre d’éléments, en apparence anodins et triviaux, tirés de l’expérience de ces deux femmes, il est possible d’arriver à des résultats, encore modestes, mais qui vont dans le sens de notre hypothèse. L’apparition, la construction ou la consolidation d’une certaine forme de féminisme autochtone ou communautaire s’avèrent être une réalité incontournable qui mérite donc d’être regardée de près pour mieux en saisir les contours, les forces et les faiblesses.
Pour continuer dans ce sens, et toujours dans le cas de Nina Pacari et Sisa Pacari, il est intéressant de noter que bien que leurs noms et prénoms évocateurs et poétiques correspondent à une cosmovision andine qui est souvent encore très vivante, il y a fort à parier que, dans une perspective utilitariste ou réactionnaire, le choix de ces femmes et leur vision du monde ne soient pas vraiment pris au sérieux et qu’ils soient considérés comme relevant plutôt du folklore ou d’une reconstruction identitaire opportuniste que de convictions sincèrement vécues au quotidien. Ce serait oublier que l’adoption de ces noms s’est accompagnée d’actions concrètes et pragmatiques qui peuvent moins facilement mentir lorsqu’elles sont faites en cohérence avec ce choix. Ce qui ne veut pas dire non plus qu’il n’y ait aucune part d’opportunisme dans ce revirement identitaire dans la mesure où les choix ne sont pas innocents, ils sont réfléchis et ils sont faits de façon à ce que leur impact soit le plus percutant possible, dans un contexte donné. Et à ce sujet, il s’agit là peut-être d’un opportunisme de sauvegarde qui consiste à saisir la moindre occasion de se réapproprier ce que l’on dit avoir perdu de façon particulièrement cruelle et injuste, à raison le plus souvent. Et de ce fait, cette attitude devient, pour ses protagonistes, complètement légitime puisqu’il s’agit d’un acte réparateur. Dans cette perspective, son authenticité et sa sincérité ne peuvent pas être remises en cause, en sachant, de plus, que le cadre essentialiste dans lequel les peuples autochtones ou les populations non-occidentales sont encore trop souvent enfermées, est brisé au passage. La supposée pureté culturelle qu’on leur impose et dont ils n’ont pas le droit de s’écarter sous peine de subir les foudres d’une bonne partie du grand public et du monde académique, n’est pourtant plus pertinente aujourd’hui45.
L’engagement de ces deux femmes, aussi bien dans le choix de leur état civil qu’à travers les responsabilités qu’elles ont voulu assumer et les actions concrètes qui en ont découlé, participe d’une identité indienne contemporaine qui semble laisser un espace acceptable aux femmes puisque Nina Pacari et Sisa Pacari sont loin d’être les seules à s’engager sur cette voie. Elles sont, en effet, une dizaine à être citées dans les KIPU, entre 2000 et 2007, uniquement dans le cadre de la participation aux mouvements sociaux et politiques46. Cet engagement participe aussi, vraisemblablement, d’une « décolonisation » de la pensée47 qui l’éloignerait d’un féminisme occidental « imparfaitement » et « faussement » universaliste – tout en gardant quelques points communs avec lui tout de même – pour se rapprocher d’un « féminisme communautaire » plus respectueux des réalités ethniques des peuples autochtones.
Il serait intéressant, dans un espace moins limité, de mettre en lumière de façon plus approfondie les liens que peut avoir le féminisme communautaire défini par la poète et militante féministe bolivienne Julieta Paredes en 2010, avec les actions des femmes indiennes équatoriennes dans les années 2000. D’autres aspects des actions de ces femmes ont aussi été à peine effleurés à travers quelques photos et mériteraient que l’on s’y attarde un peu plus. Tout au long de ces années, les femmes indiennes équatoriennes se sont lancées, en effet, dans des actions de développement pour lesquelles elles ont dû se former et sortir du cadre de leur communauté pour être qualifiées dans le domaine qu’elles avaient choisi. On parle alors d’un empoderamiento de ces femmes, une sorte de prise de pouvoir ou d’une capacité d’agir acquise grâce à une formation solide et adéquate, le fameux women’s empowerment apparu à la fin des années 1970, dans le contexte de la consolidation de la défense des droits des femmes au niveau mondial48. Cependant, malgré la nécessité de recevoir une aide et des conseils de l’« extérieur », les femmes indiennes équatoriennes n’en sont pas moins dépositaires d’un savoir et d’une culture ancestrale. Ce double mouvement entre « tradition » et « modernité » les inscrit dans une modernité indienne dans laquelle la distinction entre ces deux termes n’est plus pertinente. Elles peuvent donc puiser aux deux sources, « traditionnelles » et « modernes », pour améliorer leur condition, ce qu’elles n’ont d’ailleurs jamais cessé de faire tout au long de leur histoire de lutte contre un patriarcat autochtone et colonial.
On constate, à ce propos, qu’il n’est pas impossible de mettre au jour, à partir d’un petit nombre d’éléments significatifs, le dynamisme de l’action des femmes indiennes en Équateur dans les premières années du XXIe siècle. Ce dynamisme plus spécifiquement « féminin » est présent sur tout le continent et il est un gage de longévité dans le sens où un tel processus, qui doit affronter encore quelques écueils, répond à un réel besoin et peut fournir aux femmes autochtones des outils plus cohérents avec leur vision du monde. Ces femmes sont alors mieux préparées à faire face aux nouveaux défis, sans cesse renouvelés, d’une modernité qui viendrait alors renforcer leur identité ethnique au lieu de l’effacer petit à petit et irrémédiablement.