Cette contribution s’intéresse à la représentation des Espagnoles en politique depuis l’année 2000 jusqu’à nos jours et à la politique institutionnelle adoptée au cours de ces années en faveur de l’égalité de genre. Une égalité basée sur le respect d’autrui sans distinction de sexe ainsi que sur l’épanouissement personnel des individus dans la société indépendamment de leurs orientations sexuelles. C’est cette recherche de l’équité entre les sexes qui s’est imposée dans l’Espagne du temps présent comme une priorité sociale à tous les niveaux et qui constitue la grille de lecture de cet article. Pour cela, je m’intéresserai, dans un premier temps, au militantisme politique des femmes dans l’Espagne d’aujourd’hui et à leur comportement électoral. Il s’agira de dresser un panorama complet de la représentation des femmes sur les listes de dix partis politiques (PP, PSOE, IU, Podemos, Ciudadanos, PNV, CiU, ERC, CC et Vox), ainsi que de leur participation à ces formations politiques, depuis l’année 2000 jusqu’à nos jours. Dans un deuxième temps, j’étudierai les politiques menées et les mesures adoptées en faveur de l’égalité de genre par Manuela Carmena et Ada Colau, deux femmes « indignées »1 à la tête des villes de Madrid (2015-2019) et Barcelone (2015 à nos jours). L’objectif poursuivi sera d’analyser comment les questions de genre sont traitées par les équipes municipales dirigées par ces deux femmes et comment ces questions se retrouvent-elles dans les agendas politiques municipaux.
Ainsi, dans une perspective historique comparative et en m’appuyant sur des données chiffrées, il s’agira dans un premier temps de s’intéresser à la participation et aux comportements politiques des Espagnoles ainsi qu’à leur visibilité au sein de dix formations politiques. Par la suite, il sera question d’étudier les avancées et les limites de l’engagement pris par Manuela Carmena et Ada Colau pour féminiser la politique. Pour y parvenir, nous nous focaliserons plus précisément sur les dispositifs politiques de genre mis en place par les équipes municipales de Manuela Carmena et Ada Colau pour la promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes. Tout en s’inscrivant dans la nouvelle vague féministe – ou féminisme de la quatrième vague2, cette féminisation de la vie politique espagnole puise ses origines dans le mouvement des Indignés et fait écho au débat sur la féminisation de la politique qui s’est progressivement imposé dans l’agenda publique et médiatique espagnol. Ainsi, sous le slogan « la revolución será feminista o no será », les féministes indignées ont récupéré de vieux engagements militants3 et réclamé la réalisation des progrès sociaux en attente. À leur tour, les féministes de la quatrième vague revendiquent une nouvelle approche du pouvoir et se donnent pour cible la transformation de celui-ci. C’est dans ce contexte que sont arrivées des plateformes citoyennes aux mairies de Madrid et Barcelone, qui ont relevé le défi de gouverner par le féminisme.
Comportement électoral et participation politique des femmes
Comment la présence des femmes dans les différents partis a-elle évolué dans l’Espagne du temps présent ? Pour répondre à cette question, il faut s’intéresser au militantisme politique des femmes et à leur comportement électoral ainsi qu’à leur participation lors des différents rendez-vous électoraux.
Le militantisme politique des Espagnoles : perspective historique
Lorsque l’on s’intéresse au militantisme des femmes en politique, on se rend compte des progrès faits depuis le retour de l’Espagne à la démocratie. Les stratégies menées par les partis politiques ont renforcé la culture politique des citoyens, de telle sorte que le pays est passé d’un militantisme des femmes au sein des partis politiques qui dépassait à peine 21% en 1984 à plus de 32% en 2003 et 34,4% en 20094. Pour ce qui est de l’adhésion idéologique, les partis de droite ont toujours eu un pourcentage de militants plus élevé que ceux de gauche. Par exemple, en 1984, 51,1% des militants politiques en Espagne adhéraient à un parti de droite ou de centre-droit contre 49,9% aux partis de gauche5. Dans l’actualité, malgré la désaffection citoyenne à l’égard des élites politiques et les cas de corruption successifs touchant l’ensemble des partis mais surtout la droite conservatrice du PP, ce parti demeure la formation qui compte le plus de militants. Si l’on croit les données publiées en 2016, ce parti compte plus de 800 000 militants contre 190 000 pour le PSOE6. Néanmoins, ces chiffres sont à prendre avec précaution car les données relatives à l’affiliation politique en Espagne semblent surestimées : en effet, sur les 1,3 millions de membres revendiqués publiquement par les partis, seuls 287 975 militants sont à jour de leur cotisation7.
Ce militantisme politique plus marqué à droite se retrouve également chez les femmes, pour qui l’argument socioéconomique semble expliquer une telle tendance. En effet, les femmes qui y militent sont majoritairement issues des classes aisées, ce qui leur garantit une certaine flexibilité, voire même un détachement du travail domestique. De même, certains auteurs voient chez les femmes aisées la persistance d’une culture conservatrice, encline aux valeurs incarnées par la droite8. D’ailleurs, de nombreux partis de droite ont forgé des liens étroits avec l’Église, une institution où beaucoup de femmes ont initié leurs activités publiques. En revanche, les partis de gauche se sont développés en étroite collaboration avec les syndicats et le monde du travail, où l’incorporation des femmes a été bien plus tardive que celle des hommes. Une situation qui est toujours d’actualité en Espagne, où le taux d’activité des femmes est de 53,7% contre 65,3% pour les hommes9. Toutefois, leur intégration progressive au marché du travail et la perte d’influence sociale de l’Église ont entraîné une baisse du militantisme des femmes au sein du PP et une augmentation de celui-ci dans les partis de gauche. Dans l’actualité, cette évolution du militantisme des femmes a eu tendance à équilibrer les pourcentages de militantes dans les dix partis étudiés. Ainsi, pour ce qui est des principaux partis, la proportion de militantes au sein du PP dépasse légèrement celle du PSOE et d’IU, d’un et de trois points respectivement. Mais depuis 2000, c’est au sein de la droite conservatrice du PP que le pourcentage de militantes a le moins augmenté : six points entre 2000 et 2009, passant de 29,7% en 2000 à 35,3% en 2009, contre neuf points pour le PSOE (de 24% à 33%). La progression des militantes est également faible au sein de la gauche d’IU, qui n’a gagné que trois points entre 2000 et 2006 (29% de femmes à 32%).
Le cas des partis nationalistes mérite une attention particulière. Le PNV par exemple, présente une proportion de militantes assez élevée. Pour comprendre cela, il faut tenir compte de l’importance du militantisme nationaliste pendant la période républicaine, mais aussi de l’image incarnée par le PNV pendant la dictature franquiste et durant la transition10. Face à la violence de l’ETA, qui a entraîné une rupture du mouvement nationaliste basque, le PNV s’est dressé comme le représentant du nationalisme modéré et pacifique, ce qui lui a valu une importante sympathie. En 2000, il comptait 38,3% de femmes militantes, une proportion en déclin en 2009, qui peut s’expliquer par le faible soutien des citoyennes basques au projet indépendantiste promu par ce parti dans le cadre du Plan Ibarretxe11. Toutefois, l’affiliation à ce parti est également liée au contexte socioéconomique : ainsi, en 2010, l’augmentation de sa base militante trouve ses origines dans la crise de 2008, où le repli nationaliste est apparu comme une réponse à la situation économique désastreuse du pays et à l’incapacité de ses dirigeants d’y remédier.
Pour ce qui est des partis nationalistes catalans, l’usure de CiU suite à 20 ans à la tête de la Generalitat a généré une désaffection de sa base militante : le pourcentage de ses militantes a ainsi baissé de quatre points entre 2000 (38,3%) et 2006 (34,7%). En revanche, les données disponibles sur le parti ERC nous permettent de souligner que le contexte d’effervescence indépendantiste a bénéficié à ce parti, qui voit le nombre de ses militantes augmenter au fil des années. Enfin, le parti Coalición Canarias reste stable quant à son affiliation féminine, avec un pourcentage situé autour de 32%. Quant aux nouvelles formations politiques telles que Podemos et Ciudadanos, elles comptent une base militante plutôt masculine. Tel est le cas de Ciudadanos, parti de centre-droit, dont le pourcentage de militantes est de seulement 21,6%12. Le parti de gauche alternative Podemos possède pour sa part un système de militantisme différent des autres partis, car ses sympathisants ne paient pas de cotisation13. Les enquêtes sociologiques reflètent que le parti attire plus d’hommes que de femmes14. Pour ce qui est de Vox, ce parti d’extrême droite qui a fait une irruption remarquable dans les institutions espagnoles avec 24 députés lors des législatives d’avril 2019, puis 54 à la suite des élections célébrées le 10 novembre 2019, c’est actuellement la formation qui compte le plus d’électeurs masculins. En effet, seulement un électeur de Vox sur six est une femme. Qui plus est, selon une enquête post-électorale, le vote féminin a représenté 32% des voix obtenus par ce parti lors des législatives de novembre 201915.
Participation politique et comportement électoral des Espagnoles
L’intégration des femmes à la vie politique espagnole nous amène à nous intéresser à leur participation et à leur comportement électoral, notamment depuis les législatives de 2000 et jusqu’à celles du 28 avril 201916. L’objectif poursuivi est de nuancer les études qui affirment une certaine tendance conservatrice du vote féminin17. Il est vrai que les femmes ont historiquement voté plus à droite que les hommes, même si ces différences se sont considérablement réduites au cours des dernières années. Selon une étude menée par Tania Verge, les jeunes femmes ont plutôt voté à droite et, cela jusqu’en 1989 où l’on remarque un basculement du comportement électoral des Espagnoles vers la gauche, qui est à mettre en lien avec la percée du vote socialiste en Espagne. Néanmoins, après plus de treize ans de gouvernements socialistes, la victoire fracassante du PP, dirigé par José María Aznar, lors des législatives de 1996, entraîna un nouveau retour du vote des femmes vers la droite conservatrice. En ce qui concerne les femmes âgées, elles ont historiquement voté plus à droite jusqu’en 199618. Ce comportement électoral « traditionnel » des femmes espagnoles correspond assez fidèlement au premier âge de ce que l’on appelle le « gender gap »19, qui détermine que, à partir de l’après-guerre, les femmes s’abstiennent plus souvent que les hommes et lorsqu’elles participent aux scrutins, elles le font plus en faveur des partis conservateurs20. Mais qu’en est-il maintenant ? Pour le savoir, nous étudierons les bases de données des enquêtes postélectorales menées par le Centre de recherches sociologiques (CIS) depuis les législative de 2000, ce qui nous permettra d’avoir une vision globale de l’évolution de la participation féminine et d’en dégager de possibles changements et tendances.
Comme on peut l’observer sur le graphique 2, entre 2000 et 2004, la participation des femmes (82,9% et 87,6%) était légèrement inférieure à celle des hommes (83,4% et 88,4%). Toutefois, à partir des élections de 2004, la tendance s’est inversée et aujourd’hui, on constate que les femmes se rendent plus aux urnes que les hommes. Certains spécialistes justifient cette tendance par la hausse du niveau d’éducation21. Par ailleurs, depuis la crise de 2008, de nombreuses enquêtes mettent en avant l’ampleur de l’incertitude électorale des Espagnols, qui est plus prononcée chez les femmes que chez les hommes. Ainsi, en octobre 2013, 25% des femmes contre 17% des hommes disaient ne pas savoir pour qui voter et quelques jours avant les élections de 2015, 62% des indécis en Espagne étaient des femmes22. Le pourcentage d’indécision féminine a été également élevé lors des élections d’avril 2019 : un mois avant le scrutin, 60% des Espagnoles ne savaient pas pour qui voter, et un jour avant, le pourcentage était de 45%, contre 38% chez les hommes23.
De plus, face à une situation socio-économique délicate comme celle qu’a vécue l’Espagne suite à la crise de 2008, les femmes ont été un peu plus critiques à l’égard des partis traditionnels, et ce sont elles qui ont davantage détaché leur vote face à la dichotomie PP-PSOE : 9,5% des femmes en 2011 et 11,6% en 2014 ont déclaré vouloir voter pour ces partis, contre 12,1% et 12% des hommes aux mêmes dates24. Néanmoins, même si tout semble indiquer, comme l’affirmait Ronald Inglehart, que le conservatisme des femmes est en train de disparaître25, le phénomène demeure assez important dans le cas espagnol. Dans le contexte post-crise actuel, le retour au bipartisme et au vote pour les partis sociaux-démocrates semble s’imposer chez les femmes. Ainsi, c’est à nouveau le binôme PSOE et PP qui se dispute majoritairement le vote des femmes, tandis que l’écart du vote entre les hommes et les femmes tend à se réduire au sein de ces deux grands partis. Depuis l’arrivée de Pedro Sánchez, c’est le PSOE qui jouit de la plus importante progression de votes provenant des femmes (59% et 54,8% lors des élections de 2016 et 2019)26. Son gouvernement, formé en juin 2018 suite à une motion de censure contre le PP de Mariano Rajoy, s’est revendiqué comme le plus féministe de l’histoire de l’Espagne et son équipe ministérielle compte le plus de femmes au monde avec neuf femmes ministres et quatre hommes. Le parti s’est donné comme pari de placer le féminisme au centre des préoccupations politiques et de le transformer en « cause - patrimoine » de tous les citoyens27.
Une analyse de l’électorat des trois principaux partis nationaux montre comment celui du PP, qui a traditionnellement été plus féminin, devient plus homogène lors des élections de 2000, où les intentions de vote en sa faveur furent équivalentes pour les hommes et les femmes (40,4%)29. Le vote féminin pour ce parti a ensuite diminué lors des élections de 2004, et ce phénomène s’est accentué en 2011, où 4 points séparaient les intentions de vote des hommes (41%) par rapport à celles des femmes (37,7%). Pour autant, le PP vit son électorat féminin augmenter de 11 points lors des élections de 2008 : malgré sa défaite, la récupération du vote des femmes fut un élément déterminant du vote conservateur. Ensuite, lors des législatives de 2016, on constate un certain rééquilibrage du vote entre les sexes, permettant au PP de remporter les élections, avec toutefois un pourcentage légèrement plus important chez les femmes (23,9%) que chez les hommes (22,6%). Globalement, au-delà des fluctuations liées aux cycles électoraux (victoire de la gauche ou de la droite), l’écart de genre reste assez faible au sein du PP sur l’ensemble de la période30. Mais la tendance la plus importante montrée par le tableau 3 est que l’électorat du PSOE a toujours été majoritairement féminin. Cette tendance s’explique depuis les années 1980 par le basculement progressif du vote des femmes vers la gauche31. En revanche, le vote masculin est majoritaire au sein des partis d’extrême gauche (IU et Podemos) et d’extrême droite (Vox), preuve que les femmes sont plus rétives à voter pour des formations au positionnement plus radical. Pour ce qui est de Ciudadanos, les enquêtes post-électorales du CIS montrent un certain écart entre les hommes et les femmes même s’il tend à se réduire (comme cela a été le cas en 2019). Néanmoins, suite au virage radical pris par le parti et à ses accointances avec Vox32, le parti s’est fortement masculinisé. À cet égard, les données d’un sondage mené en avril 2018 dévoilaient une perte substantielle de son électorat féminin : 23% d’intentions de vote chez les hommes contre 13% chez les femmes33.
Le Nouveau municipalisme et ses rapports avec le féminisme
La crise économique de 2008, qui a durement frappé l’Espagne, a entraîné un renouvellement de la classe politique espagnole, mais aussi des changements dans le modèle de gouvernance. C’est dans ce contexte post-crise et de rupture avec le modèle politique antérieur que se sont célébrées les élections municipales de 2015, portant à la tête des principales villes espagnoles de nouvelles confluences citoyennes, issues majoritairement des mouvements sociaux. Ce nouveau « municipalisme » s’est concrétisé dans l’adoption d’un nouvel agenda de politiques urbaines engagées dans ce que l’on appelle « le droit à la ville »34 et la construction de communs urbains35. Dans cette deuxième partie, nous étudierons les liens entre ce nouveau municipalisme et le féminisme. Manuela Carmena et Ada Colau, à la tête des villes de Madrid et Barcelone, ont en effet fait du genre une politique publique en la matérialisant dans des actions concrètes, notamment dans trois domaines : la création de services pour les femmes victimes de violence machiste, la formation en faveur de la parité et les mesures contre la violence, les discriminations et les écarts de salaire.
Parmi les premières actions « symboliques » menées en faveur de l’égalité de genre, nous citerons la participation de toutes les conseillères municipales du groupe Ahora Madrid ainsi que de Barcelona en Comù aux grèves générales « féministes » célébrées depuis 2018 tous les 8 mars lors de la journée internationale des femmes. Cette décision fut motivée par une conviction précise et commune à ces deux équipes municipales, celle de « montrer que sans les femmes, le monde s’arrête »36. De même, en soutien à cette journée revendicative, la façade de la mairie de Barcelone fut ornée d’affiches et de banderoles violettes et à Madrid, les monuments les plus emblématiques, tels que la place de Cibeles ou le bâtiment de la mairie, furent illuminés en violet.
Barcelone en Comù et les réformes urbaines dans une perspective de genre
En se déclarant comme la première maire féministe de Barcelone37, Ada Colau a très vite inscrit son mandat municipal dans son passé d’activiste, d’abord au sein de la Plataforma de Afectados por la Hipoteca ou Plateforme des victimes du crédit hypothécaire (qu’elle a fondée en 2009) puis de la plateforme citoyenne « Guanyem Barcelona » (Gagnons Barcelone)38. Lorsqu’elle est arrivée à la mairie de Barcelone, Ada Colau a concrétisé sa volonté de féminiser la politique, un pari très cher aux féministes espagnoles de la quatrième vague, et qui consiste non seulement à augmenter le nombre de femmes dans son équipe municipale, mais aussi à octroyer plus de moyens aux politiques de genre et à changer les valeurs39. Cette initiative s’est également accompagnée d’une nouvelle réflexion sur le rôle joué par les politiques publiques dans la promotion de l’égalité. Tel que l’affirme la députée Clara Serra, porte-parole de Podemos à l’Assemblée de Madrid, la finalité est de consolider les acquis sociaux, mais aussi de renverser les constructions sociales et de subvertir l’ordre patriarcal40. Partant du principe que les inégalités hommes/ femmes résident en grande partie dans nos constructions sociales, la nouvelle mairie de Barcelone a tout de suite matérialisé le changement par une révision de l’iconographie politique souvent trop masculine. Ainsi, le bureau d’Ada Colau à la mairie est désormais présidé par un portrait de Federica Montseny, républicaine, féministe et première femme ministre en Europe, ainsi que par huit autres portraits de Catalanes célèbres (Maria Salvo, Neus Català, Mercè Rodoreda, Maria Mercè Marçal, Emília Llorca, Marta Mata, Maria Aurèlia Capmany et Montserrat Roig). Toutes féministes, militantes et antifranquistes. Cette nouvelle narration symbolique par le biais de la création d’une généalogie de femmes illustres se veut un premier pas afin de réduire le déficit de reconnaissance que subissent les femmes dans l’espace public, et notamment dans les lieux de pouvoir.
Fortement imprégnée de la vitalité, mais aussi des revendications portées par la « marée violette », Ada Colau a procédé à une féminisation des institutions41 et a aussi fait du genre un enjeu politique. Suivant sa volonté de faire des habitants les seuls maîtres d’œuvre de la politique42 et fière d’être la maire d’une équipe municipale dont tous les membres se considèrent féministes43, elle a mis en place des politiques ouvertement genrées, qui se sont concrétisées par la création d’un nouveau conseil municipal « Ciclo de Vida, Feminismos y LGTBI », afin de traiter la violence machiste mais aussi toute sorte de violence (économique, sociale, politique et sportive). Partant du principe que la violence de genre est une responsabilité partagée et non pas un sujet de femmes, Ada Colau a multiplié les services municipaux proposés aux femmes. À cet égard, la ville de Barcelone a renforcé la sécurité personnelle des femmes dans les transports de nuit, grâce à un dispositif qui permet aux bus de nuit, sur certaines lignes, de faire des arrêts intermédiaires à la demande des femmes mais aussi des enfants et des adolescents44. L’initiative est motivée par la conviction de la nouvelle maire d’être « proactive afin de ne pas banaliser les agressions sexuelles »45. Cette mesure fait écho à des données statistiques qui montrent une réduction significative de la présence des femmes sur les lignes de nuit. Ainsi, si elles représentent 66% des usagers des transports en commun dans la journée, le pourcentage chute à 47% le soir. La raison semble en être l’insécurité ressentie à partir d’une certaine heure, comme l’affirment 17% des femmes usagères des transports en commun46.
Ces chiffres montrent l’ampleur de l’emprise sexiste dans nos sociétés mais aussi sa banalisation et son impunité. Ainsi, protéger les femmes et renforcer leur sécurité personnelle est devenu le cheval de bataille de l’équipe de Barcelona en Comù et pour y parvenir, celle-ci cherche à intégrer les questions de genre dans les politiques urbaines et à mettre en œuvre un aménagement genré du territoire. Derrière ces initiatives, se précise la volonté de récupérer pour les femmes aussi bien l’espace que les services publics, deux revendications largement portées par les féministes espagnoles47. La municipalité de Barcelone s’est ainsi donnée les moyens de réaliser un diagnostic genré de son espace urbain. Une autre expression de cet engagement sont les marches exploratoires réalisées par des femmes dans les différents quartiers de la ville, afin d’identifier les points problématiques et de suggérer les changements urbanistiques à introduire pour créer un espace et un environnement sûrs et adaptés à la vie quotidienne des femmes et des personnes vulnérables.
Par ailleurs, la maire a élargi et renforcé les services dédiés aux femmes victimes de violence machiste ou en situation de vulnérabilité, une démarche qui n’est pas sans rappeler l’aide psychologique proposée à l’intérieur de la tente féministe de La Puerta del Sol à toutes les victimes d’agressions sexistes, homophobes ou racistes48. Ces services sont désormais conçus comme essentiels, ce qui a permis de compenser les effets de la Loi Montoro (2013)49 qui, à travers de fortes coupes budgétaires, obligea les mairies à réduire drastiquement leurs dépenses publiques. À Barcelone, 28% de la population est en dessous du seuil de pauvreté (et parmi ce groupe, 55% sont des femmes). Ceci représente donc 15,4% de l´ensemble des femmes de la ville. On comprend ainsi la volonté de l’équipe d’Ada Colau de faire de la vulnérabilité des femmes une politique publique50. À ce propos, la mairie a lancé des compléments de revenus pour les familles monoparentales, composées à plus de 90% par des femmes avec enfants. Elle a également mis en place des plans spécifiques pour traiter les dossiers des femmes au chômage et en situation professionnelle précaire, tout en promouvant les coopératives de soins de santé et de logement, permettant la mise à l’abri rapide des femmes en situation de vulnérabilité.
Les actions en faveur de la lutte contre les violences machistes se sont succédées à la mairie de Barcelone depuis les municipales de 2015. Ainsi, en octobre de cette même année, fut créée l’Unité de lutte contre le trafic des êtres humains, qui a pour mission de lutter contre l’exploitation sexuelle51. La mairie a également lancé une application téléphonique permettant de détecter et d’agir en cas d’agression dans l’espace public52. Un nouvel élan a été donné à la lutte contre les stéréotypes sexistes et à la prévention de la violence, par le biais de protocoles et de campagnes de sensibilisation. La dernière en date a pour message « No callemos » (« Ne nous taisons pas »). Elle s’avère pionnière dans sa forme, car il s’agit d’un protocole et d’une campagne, mais aussi pour l’espace ciblé, à savoir les espaces de loisir nocturnes (discothèques, salles de concerts, festivals, etc.). De plus, les responsables et les employés de ces locaux ont reçu une formation spécifique leur permettant de détecter les agressions et le harcèlement sexuel et de savoir comment agir face à ces derniers. Enfin, la multiplication de campagnes d’information, dans les transports en commun, les centres commerciaux et les magasins, tout comme le lancement de protocoles d’action dans les espaces sportifs et en milieu professionnel témoignent de l’accent mis sur l’éducation des citoyens et la prévention des violences, devenus deux axes prioritaires.
L’ensemble de ces initiatives prises par l’équipe d’Ada Colau réactivent la volonté si chère aux féministes indignées espagnoles de dépasser les clivages idéologiques et de subvertir l’ordre capitaliste et patriarcal53. À ce propos, l’une des dernières démarches en faveur de l’éducation citoyenne à l’égalité a été la publication du Guide de communication inclusive pour construire un monde plus égalitaire. Il s’agit d’une compilation de bonnes pratiques langagières pour une communication libre de stéréotypes, préjugés et discriminations54. Des mesures qui font écho aux nombreux répertoires d’actions des féministes de La Puerta del Sol et qui reprennent certaines de leurs actions pédagogiques telle la publication d’une littérature à caractère militant et d’une liste d’attitudes micro-machistes ou du manifeste Transmaricabollo55 afin de défendre les droits des personnes LGBT. La dernière réussite de l’équipe municipale de Colau en matière de lutte contre l’homophobie et de défense des droits et des libertés sexuelles est l’inauguration à Barcelone du centre LGTBI.
Le programme électoral de Barcelona en Comù pour les municipales de 2015 contenait un important agenda féministe et la parité, promesse électorale, a été maintenue au gouvernement malgré la composition d’une coalition. Une fois au pouvoir, des actions légales ont été menées en faveur de la parité professionnelle : citons à cet égard la mise en place de clauses de parité dans les contrats municipaux56. La finalité est de pousser les entreprises travaillant avec la mairie à développer des plans d’égalité et à garantir l’équité salariale entre les hommes et les femmes. Tout en évitant des sanctions coercitives, la mairie d’Ada Colau veut inciter à des changements dans la culture entrepreneuriale. Des entreprises qui doivent appliquer la Loi d’égalité57 et disposer d’un plan d’égalité ou dans le cas des petites entreprises, des mesures de promotion de l’égalité. Elles doivent également concevoir un protocole garantissant la prévention et des actions face aux situations de harcèlement sexuel et disposer de mesures afin de permettre la conciliation de la vie familiale et professionnelle. À cet égard, le 22 décembre 2018, la maire de Barcelone, avec le soutien de tous les groupes politiques hormis le PP, a adopté le premier règlement d’équité, et parmi les mesures phares on trouve l’obligation de consacrer 1% de son budget à des politiques d’égalité (contre 0,4% antérieurement) ou encore, la formation d’employés municipaux en matière d’égalité58. De plus, la nouvelle maire de Barcelone a révisé les bases de certains concours de la fonction publique municipale comme celui des sapeurs-pompiers afin de mettre fin à certains prérequis tels que la taille et à certaines épreuves de force pouvant porter préjudice aux femmes, tout en introduisant une mesure sexuée, car en cas d’ex aequo entre un candidat et une candidate, le poste est donné à la femme.
Ces initiatives ont été sans doute encouragées par la réalisation d’une analyse minutieuse sur les inégalités existantes à Barcelone menée par la nouvelle équipe municipale. Les résultats montrent comment les inégalités existent aussi bien au foyer qu’en milieu professionnel. À ce propos, à Barcelone, les femmes travaillent à mi-temps trois fois plus que les hommes, elles ont plus de contrats à durée déterminée (28,6% contre 14,7% des hommes) et leur salaire est 18% inférieur à celui des hommes. Résultat des comptes, plus de 60% des femmes habitant Barcelone se trouve en situation de pauvreté. La réponse donnée fut le lancement d’un plan pour la justice de genre qui à travers 400 actions à mener pour la période 2016-2020 vise à réduire les écarts de genre. Les premiers pas ont été donnés à la mairie où l’on a créé des organes paritaires pour la sélection de nouveaux agents de la Garde urbaine de Barcelone ainsi qu’une commission d’égalité afin de travailler sur les écarts de genre59. De même, Ada Colau a montré sa détermination à féminiser certains services municipaux en y incluant une perspective de genre. Tel est le cas du corps des sapeurs-pompiers de Barcelone dont le concours possède actuellement une clause de discrimination positive60.
Néanmoins, malgré les efforts entrepris au niveau local, les inégalités demeurent à la mairie de Barcelone. Ainsi, sur un total de 3 950 personnes travaillant à la mairie moins de la moitié de ces postes sont occupés par des femmes (1 668). De plus, plus de 58% des postes de direction sont occupés par des hommes (84 hommes contre 60 femmes). Même si elle remporte des batailles, la lutte en faveur de la parité, mot d’ordre de l’équipe de Barcelone en Comù a encore du mal à mettre fin aux inégalités économiques dont sont victimes les femmes.
La « culture féminine » : nouveau modèle de transformation sociale à Madrid
Fortement convaincue que « Madrid avait besoin de féminisme »61, Manuela Carmena a fait de la revendication de la culture des femmes une autre manière de faire de la politique jusqu’à la transformer en l’un des axes centraux des politiques publiques dans la capitale. Une culture féminine conçue comme différente, persuasive, porteuse de valeurs horizontales, dépourvue de violence où « l’habilité remplacerait le rapport de force »62. Considérant la politique trop brutale, elle a voulu y introduire des valeurs issues de la culture féminine telles que l’émotion, l’empathie ou encore, la concertation et l’écoute63. Néanmoins, le féminisme prôné par Carmena a souvent fait l’objet de critiques de la part de certaines féministes. Ce fut le cas lorsque la maire indignée de Madrid se positionna sur le care entendu comme « l’importance des soins et de l’attention portés aux autres, en particulier ceux dont la vie et le bien-être dépendent d’une attention particularisée, continue, quotidienne »64. Cette préoccupation pour la réorganisation sociale des « cuidados » ou des soins, si chère à Manuela Carmena, trouve également son écho dans l’effervescence des discussions menées au sein de la tente féministe de La Puerta del Sol dans la mouvance du mouvement des Indignés espagnols65. Néanmoins, ses années de mandat à la mairie ont été marquées par une forte augmentation de la mobilisation féminine et surtout féministe notamment encouragée par l’affaire de la « Meute » (en raison du surnom que se donnaient les accusés)66 et la remise en liberté provisoire des cinq jeunes accusés de viol. Ainsi, si au début de son mandat, Manuela Carmena vantait un nouveau féminisme basé sur un modèle de société matriarcal, les manifestations massives organisées ces dernières années tout comme la dénonciation à l’unisson dans les médias espagnols des injustices salariales, de la difficile conciliation de la vie personnelle et professionnelle, et du fléau des violences machistes ont entraîné un changement des mentalités dont la maire d’Ahora Madrid n’a pas été insensible.
Comme l’affirmait bien l’écrivaine et journaliste Elvira Lindo, désormais en Espagne, tout changement social passe par le mouvement féministe67. Le nouveau programme électoral d’Ahora Madrid pour les municipales de 2019 reflétait ce changement en se présentant comme une option de gouvernement féministe. Citons à ce propos l’inclusion dans son programme d’une nouvelle rubrique consacrée à faire de la capitale espagnole une ville « féministe, avec des droits, plus inclusive et capable de porter des soins »68. Dès son arrivée, Manuela Carmena a fait de la protection des femmes une priorité et le premier pas donné fut la création, quelques mois après sa prise du pouvoir, du Pacte social et politique composé de mesures afin d’éradiquer la violence machiste. Si la proposition fut faite à l’initiative du groupe socialiste, elle reçut le soutien unanime de l’équipe de gouvernement de Carmena pour qui Madrid doit « mener la lutte contre la violence de genre ». De même, la mairie a multiplié les campagnes de sensibilisation et l’une des pionnières fut celle nommée « La rue et la nuit sont aussi à nous » (La calle y la noche también son nuestras)69. Elle visait à récupérer pour les femmes les espaces publics où leur présence est souvent mise en question et où elles doivent supporter des comportements machistes. Toutefois, même si cette initiative ne fut que la reprise de celle portée par des collectifs féministes, Manuela Carmena l’a toujours revendiquée comme le témoignage de sa volonté de ne pas donner de trêve au machisme.
En octobre 2016, un nouvel accord vit le jour (avec la signature de trois entités : Service d’équité, droits sociaux et emploi, l’Entreprise municipale du logement et du sol et l’Agence pour l’Emploi), avec un programme d’intervention intégrale incluant des mesures d’insertion résidentielle, économique et sociale pour les femmes en situation de vulnérabilité, victimes de violence machiste et ayant des enfants à charge. Deux ans après son arrivée au pouvoir, l’équipe de Carmena créa au sein des politiques sociales, un nouveau secrétariat consacré à l’égalité récupérant ainsi l’une des promesses le plus revendiquées du programme électoral d’Ahora Madrid. Baptisé « Área de Políticas de Género y Diversidad del Ayuntamiento de Madrid », il a permis de distinguer le volet violence de celui de l’égalité et a multiplié par cinq le budget consacré à la lutte contre la violence machiste, une donnée qui contraste avec la réduction de 50% entamée par les gouvernements précédents. À ce propos, la somme destinée à la prévention et à l’attention des victimes de violence de genre est passée de 6 375 609 euros en 2017 à 11 576 518 en 2019. Qui plus est, une augmentation de 47% par rapport au budget de 2017 fut prévue pour 2019. Manuela Carmena a également concrétisé et donné forme à une mesure prévue dans les années 1990, mais qui n’avait jamais vu le jour. Il s’agit de la création d’une figure professionnelle chargée de l’égalité. Ainsi, depuis le début de l’année 2019, 34 personnes sont chargées de dessiner, coordonner et évaluer les politiques publiques municipales avec une perspective de genre70. Ces démarches ont été accompagnées par un important dispositif financier car la mairie de Madrid a débloqué 1 033 334 euros pour financer les projets et les entités susceptibles de développer des initiatives en matière d’égalité71. Parmi ce montant, une enveloppe de 283 334 euros est allouée à la lutte contre la violence machiste. Comme c’est le cas à Barcelone, les initiatives adoptées par l’équipe municipale dirigée par Manuela Carmena ont très largement repris les revendications des répertoires militants de la mobilisation féministe dévoilant ainsi les liens étroits entre ces nouveaux fronts municipalistes72 et le féminisme en Espagne.
Qui plus est, c’est au cours des quatre années de mandat d’Ahora Madrid (2015-2019) qu’ont été créés les espaces municipaux d’égalité animés entre autres, par un avocat et un psychologue. Ces espaces se veulent des lieux de rencontre et de réflexion et ils sont devenus, comme l’a souvent affirmé Manuela Carmena, « un recours ainsi qu’une référence dans la lutte pour l’égalité dans la ville de Madrid »73. L’équipe municipale d’Ahora Madrid a également développé un Réseau municipal d’attention aux victimes de violence de genre qui inclut un service d’attention 24h/24, un réseau de logements protégés et une attention sanitaire, psychologique, sociale et éducative. D’autres services et modalités d’attention aux victimes ont également été mis en place par la mairie : parmi eux, on citera le Réseau de points d’emploi pour les femmes, le Programme d’accompagnement juridique des victimes de violence de genre, le programme ATIENDE qui propose une aide sanitaire, l’Unité d’attention aux familles des victimes mortelles de violence de genre, un service de psychologues pour les enfants ainsi qu’une unité d’attention aux victimes ayant un handicap intellectuel et une autre unité d’attention aux adolescent.e.s victimes de violence de genre. L’ensemble de ces mesures a donné forme à ce que Manuela Carmena a souvent appelé « le féminisme de progrès » et qui s’est concrétisé à Madrid par des avancées démocratiques et la recherche de la paix et de l’espoir74.
Comme à Barcelone, le pari de l’éducation pour mettre fin aux inégalités de sexes a été placé au cœur des nouvelles politiques publiques pensées par l’équipe de Carmena. Dans un entretien accordé à la journaliste et romancière Maruja Torres quelques mois après son élection à la mairie de Madrid en 2015, Manuela Carmena évoquait déjà le besoin d’une « éducation émotionnelle » qui consisterait à apprendre aux plus jeunes comment aimer, comment respecter les émotions et les comprendre et comment rendre les autres heureux. Elle affirmait également le besoin de renverser le modèle largement répandu dans notre société de l’amour « revanchard » et de le remplacer par une conception de l’amour comme une bénédiction et comme une joie75. Ce pari de l’éducation afin de transformer les comportements et les valeurs des citoyens s’est concrétisé dès sa prise de pouvoir à travers la mise en place d’une École de l’égalité pour les hommes et les femmes. La finalité d’un tel projet était d’insister sur la sensibilisation et la prise de conscience de l’égalité de genre76. De plus, la priorité donnée à la prévention en matière éducative par l’équipe d’Ahora Madrid est à l’origine de la mise en place d’une série d’actions avec une perspective de genre menées avec des lycéens.
Fidèle à sa volonté de faire de la capitale espagnole « la ville du féminisme », la toponymie et l’espace public dans le Madrid de Carmena ont été repensés avec une perspective de genre, comme le montre par exemple la fresque intitulée « Femmes arbre », située dans le quartier Centre (rue Sierpes à l’angle avec la rue Humilladero)77. L’initiative lancée par l’équipe de gouvernement de Carmena, répondait au besoin de sensibiliser les citoyens et leur faire prendre conscience de la portée et de la gravité des violences machistes mais elle cherchait aussi à montrer la force et l’autonomisation de toutes les survivantes. À sa réalisation, ont participé une vingtaine de femmes qui ont survécu aux violences machistes. Autant d’initiatives mémorielles en l’honneur des femmes qui répondent à la volonté de cette maire indignée d’imbiber de féminisme l’espace public madrilène78. De même, la volonté d’aider les victimes à se reconstruire, à renforcer leur sécurité et leur autoestime et à créer un réseau, fut également à l’origine de l’inauguration d’une nouvelle place « Plaza de la Memoria Trans » dans le quartier de Chueca en souvenir des victimes trans de violence de genre ou encore, de l’installation d’une plaque commémorative sur cette même place, avec les noms et prénoms des victimes trans.
Le soutien à des innovations citoyennes et à la promotion d’une culture de l’égalité de genre a occupé une place prioritaire dans les politiques publiques menées par Ahora Madrid. On citera à ce propos un tout dernier exemple qui a été la création d’un prix afin de récompenser les personnes qui grâce à leurs actions et comportements, luttent contre la violence machiste79. Les quatre années de gouvernement de Manuela Carmena ont été animées par une conviction personnelle, celle de l’éloge de la lutte féministe et du féminisme et de leur non-violence. Une conviction vantée lors de son mandat et martelée lors de son dernier discours : « le féminisme est un mouvement qui a supposé la plus grande révolution du monde sans avoir versé une goutte de violence ». Un discours au cours duquel Manuela Carmena s’est à nouveau dressée contre l’oubli des victimes des violences de genre80. Néanmoins, dans le processus de « dépatriarcalisation »81 en vue d’une société plus égalitaire, objectif ultime des politiques municipales des maires indignées de Madrid et de Barcelone, les dispositifs mis en place par Manuela Carmena se sont avérés tout aussi persuasifs mais moins coercitifs que ceux conçus par l’équipe municipale dirigée par Ada Colau. En effet, la subversion du pouvoir voulue par Carmena s’est faite par le bas82 tandis que la maire de Barcelone veut mener une bataille culturelle afin de renverser les structures de domination et de conquérir ainsi le pouvoir.
A travers une perspective historique, cette contribution a porté sur un double intérêt afin de mieux connaître dans un premier temps, la représentation et les pratiques politiques des Espagnoles puis d’étudier par la suite, quelles ont été les évolutions introduites dans les politiques publiques en matière d’égalité depuis l’arrivée de deux femmes « indignées » à la tête des villes de Madrid (2015-2019) et Barcelone (2015 à nos jours). En Espagne, la lutte en faveur de la représentation des femmes en politique a été un long processus qui a conduit à des politiques d’inclusion plus importantes dans les partis de gauche (PSOE et IU). Cela peut expliquer comment le militantisme des femmes qui a traditionnellement été plus élevé au sein de la droite conservatrice du PP a connu une croissance moins forte que celui du PSOE. Pour ce qui est des partis nationalistes, on a observé une augmentation substantielle de la base militante féminine notamment au sein du PNV et d’ERC. La voie indépendantiste, prônée par ces partis et discréditée notamment par les femmes il y quelques années, gagne désormais des adeptes parmi elles. Un autre changement concerne la participation électorale des femmes qui a toujours été légèrement inférieure à celle des hommes. Néanmoins à partir des législatives de 2004, la tendance s’est inversée et aujourd’hui, elles se rendent plus aux urnes que les hommes. De même, l’incertitude électorale est désormais plus prononcée chez l’électorat féminin et leur vote s’avère moins fidèle que celui des hommes.
Pour ce qui est du comportement politique des femmes, s’il est certain que l’électorat de droite du PP a traditionnellement été plus féminin, il est désormais plus homogène et le parti a perdu des voix parmi les femmes. Le report de ces voix a donné naissance à un basculement progressif du vote des femmes vers la gauche, notamment en faveur du PSOE tandis que l’électorat masculin est toujours majoritaire dans les partis d’extrême gauche (IU et Podemos) et d’extrême droite (Vox). Les résultats des dernières législatives de 2019 ont néanmoins montré qu’une frange importante des femmes votent à droite : en 2016 et 2019, leur représentation proportionnelle est devenue plus forte que celle des hommes dans l’électorat de la droite conservatrice du PP, et on observe aussi une progression du vote féminin au sein de Ciudadanos.
Enfin, pour ce qui est du traitement des questions de genre par les nouvelles maires de Madrid et Barcelone, la fin de leur premier mandat montre que ces nouveaux municipalismes ont mis en place un certain nombre d’améliorations sociales élémentaires et déployé de nouveaux discours de politiques publiques en matière d’égalité. Ces équipes municipales dites du changement qui se présentaient comme une option de gouvernement féministe ont augmenté le budget destiné à la lutte contre la violence machiste et mis en place de nouvelles politiques genrées telles que les campagnes de sensibilisation, les programmes pour les femmes victimes de violence tout en multipliant les protocoles et les actions concrètes contre les violences (protocoles No Callem à Barcelone ou La calle y la noche también son nuestras à Madrid). On citera également leur volonté de garantir la liberté sexuelle et de supprimer toutes les discriminations sexuelles. Manuela Carmena a ainsi facilité le changement de prénom des employés municipaux transsexuels. Une mesure qui a également été élargie aux « tarjetas sanitarias » de la communauté de Madrid, à savoir les équivalents espagnols de la carte vitale. De même, en publiant le guide de communication inclusive, l’équipe municipale d’Ada Colau a revendiqué la fluidité de genre et prôné la fin du langage exclusif en supprimant par exemple les références sociales binaires (hommes-femmes). Néanmoins, si ces deux maires indignées partagent la volonté de changer les modèles sociaux qui dominent la politique et de lutter en faveur d’une société plus égalitaire, Manuela Carmena et Ada Colau diffèrent dans la manière de rendre possible une politique de l’égalité. Ainsi, plutôt que de développer le pouvoir des femmes, Carmena a insisté sur le besoin de reconnaissance tout en faisant de la culture féminine le nouveau modèle de transformation sociale à Madrid. En revanche, pour Ada Colau il s’agit certes de reconnaitre le travail des femmes, mais il faudrait aussi bouleverser les rôles voire même les renverser. Les mesures prises pour y parvenir, se révèlent de ce fait bien plus coercitives comme le montrent par exemple, l’établissement des quotas sexués.