Publié en France en 2014, Meursault contre-enquête suscita de multiples débats passionnés en raison du décalage entre les interprétations données à l’œuvre et les intentions d’écriture assumées par son auteur. De manière générale, ses récepteurs tendent à la lire comme une « réponse [ou une] revanche »1 par rapport à L’Étranger de Camus : Vircondelet en assimile la première partie au « lamento habituel de la littérature post-coloniale »2 et la considère davantage comme « un essai »3 que comme un ouvrage de fiction. Kamel Daoud ne cache cependant pas le « malaise » que lui inspirent ces lectures. Il précise qu’il voulait « fantasmer autour d’un personnage de Camus »4, « interroger la condition humaine ici ou ailleurs [et] écrire un roman du présent à partir d’une fable du passé »5. Il revendique en d’autres termes son potentiel créateur, la réfraction de l’actualité par son œuvre ainsi que sa portée universelle.
Je tenterai de me positionner dans ce débat en déterminant si la pratique de la réécriture occulte véritablement la possibilité de l’originalité. Dans cette première contribution, j’analyserai la façon dont Daoud réécrit plusieurs hypotextes camusiens. La question des choix et des stratégies de réécriture éclaire en effet la posture qu’il adopte par rapport à l’hypotexte de L’Étranger et à ses autres sources potentielles. Aussi tenterais-je de répondre à cette question en examinant l’intrigue et la structure de l’ouvrage, la manière dont Daoud mêle genres et registres avant de m’intéresser aux personnages secondaires et à leurs symboliques.
Intrigue et structure de Meursault contre-enquête
L’Étranger et Meursault contre-enquête semblent être les volumes qui composent un même diptyque. Le titre de l’œuvre de Daoud reprend en effet le nom du protagoniste camusien et s’inscrit dans le prolongement explicite de son principal hypotexte. À l’incipit de L’Étranger, Meursault raconte qu’il vient d’apprendre la mort de sa mère mais cet évènement ne paraît pas lui inspirer d’émotion particulière. Se rendant à Marengo pour l’enterrer, il conserve la même impassibilité apparente et, à son retour à Alger, reprend sa vie quotidienne sans états d’âme. Il devient l’amant de Marie Cardona et l’ami de Raymond Sintès, un de ses voisins proxénètes qui maltraite sa maîtresse arabe et dont Meursault camouflera la violence par un faux témoignage. À l’occasion d’un dimanche passé à la plage, un enchaînement d’évènements amène le narrateur de L’Étranger à assassiner un Arabe, dont on n’apprendra jamais le nom. L’instruction et le procès qui suivront déboucheront sur sa condamnation à mort. Dans Meursault contre-enquête, Haroun apprend ensuite aux lecteurs que l’Arabe anonyme de L’Étranger serait en réalité son frère Moussa. Il relate son enfance et son adolescence miséreuses à Alger, puis à Hadjout. Il y subit l’emprise tyrannique de sa mère qui, ne parvenant pas à se résigner au meurtre injustifiable de son aîné, pousse son cadet à tuer Joseph Larquais. Cet assassinat accompli au lendemain de l’indépendance algérienne n’aboutira pas à la condamnation de Haroun mais à sa mise hors de cause. Après une brève idylle avec Meriem, le narrateur de Meursault contre-enquête termine sa vie à Alger dans la solitude d’un bar où il médite sur son inadaptation à son pays que défigure désormais l’intégrisme.
Par sa structure globale, l’œuvre de Kamel Daoud, que je viens de résumer, évoque à la fois L’Étranger et La Chute : la mort y joue le rôle de révélateur, elle transforme les personnages principaux en dissipant leurs illusions sur le monde et sur eux-mêmes. Après le meurtre de l’Arabe, Meursault fut jugé et prit conscience de son incommunicabilité avec autrui ; condamné, il mesura l’intensité de son enracinement terrestre. Spectateur impassible d’un suicide, Jean-Baptiste Clamence tua symboliquement une jeune femme et fut l’agent de sa propre déchéance : il se croyait exceptionnel et il réalisa ses impostures avec sa criminalité. Haroun enfin se posait en juge du meurtrier de son frère ; non sans hauteur, il le couvrait d’imprécations pour son geste tout en le tournant en dérision pour son caractère et le style de son autofiction. Mais l’assassinat de Joseph Larquais contribue à modifier son regard sur Meursault : le considérant désormais comme un « Merssoul »6, il lui attribue une aura prophétique et se découvre son « sosie »7. La corrélation entre mort et lucidité explique ainsi que Haroun finisse par rappeler avec éloges la thèse développée dans L’homme révolté. Décrétant que « le meurtre est la seule bonne question que doit se poser un philosophe »8, il condense les explications données par Camus dans son introduction9.
Dans Meursault contre-enquête, Daoud recourt donc à une structure binaire, mais de manière plus implicite que l’auteur de L’Étranger. Installés dans un bar, Haroun comme Jean-Baptiste Clamence utilisent en effet une narration discontinue pour montrer l’intrication des temporalités tout en multipliant les corrélations ambiguës entre effets et causes. Malgré la présence d’analepses et de prolepses et l’enchâssement de multiples digressions, le récit relaté tend cependant à respecter la chronologie : sa première partie retrace surtout l’enfance et l’adolescence du personnage principal alors que la seconde s’attarde sur les conséquences de son meurtre et sa vieillesse. Cette deuxième partie qui dévoile la gémellité des protagonistes principaux est, significativement, celle qui recèle le plus d’épisodes qui s’inspirent de l’hypotexte de L’Étranger. Après leurs arrestations, Meursault et Haroun s’attardent sur leurs conditions de détention. Le premier reçoit la visite de Marie tandis que le second y voit sa mère. Mais cet écart est peu révélateur dans la mesure où Haroun souligne le caractère incestuel de leur relation de « couple »10. Dans ces mêmes parloirs, les deux narrateurs insistent sur l’absence de communication entre Français et Arabes. En suggérant que ces communautés évoluent dans des sphères parallèles, Haroun finit par se rendre compte que l’anonymat de son frère dans L’Étranger ne serait pas forcément l’indice du mépris qui l’aurait tant révolté. Il pourrait révéler une méconnaissance radicale, l’Arabe étant une image de l’altérité pour le Français d’Algérie et réciproquement. Dans Meursault contre-enquête, M’ma, dont le diminutif ironiquement hypocoristique renvoie à la mère du narrateur Haroun et de son frère assassiné, pratique d’ailleurs aussi la déformation onomastique : elle transforme « Salamano » en « Sale mano », Raymond en « Rimon »11 et se montre incapable de prononcer les noms des personnages secondaires de L’Étranger. Dans les deux œuvres, le mode de dénomination résulterait en d’autres termes d’une simplification de l’identité qui procèderait du fait que le personnage désigné incarnerait la différence que la représentation du monde du locuteur peinerait à intégrer. Faire le procès de L’Étranger serait le prétexte de sa réécriture et non sa visée véritable. Et, effectivement, l’essentiel de la dénonciation formulée dans le premier chapitre reprend le texte de la tribune initialement publiée dans le Quotidien d’Oran : « le Contre Meursault ou l’"Arabe" deux fois tué »12. Le recours à cette forme singulière de psittacisme prouverait ainsi que, pour Kamel Daoud, le réquisitoire intenté dans Meursault contre-enquête serait une posture de départ, logiquement destinée à être dépassée.
La seconde partie de l’œuvre confirme d’ailleurs l’adhésion du narrateur à certaines critiques formulées dans L’Étranger. Dans les deux œuvres se réalise notamment une satire efficace des représentants de la Justice. Les scènes parodiques qui réunissent les protagonistes avec le juge d’instruction ou son substitut symbolique, l’officier de l’armée de libération nationale, révèlent qu’aucun d’entre eux ne fut véritablement incriminé pour les assassinats perpétrés. C’est surtout la différence de Meursault, son impassibilité et son athéisme qui expliquent sa condamnation. Celle, toute relative, de Haroun se justifie par son étrangeté, le moment choisi pour exécuter Joseph Larquais et son absence d’adhésion à la religion du nationalisme algérien. Les deux personnages demeurent donc incompris par les représentants de l’autorité dans leurs communautés sociales qui finissent par les ostraciser tout en feignant, plus tard, de leur offrir les moyens du salut dans un hypothétique au-delà. À l’image de Meursault qui se révolte contre les consolations spécieuses de l’aumônier, Haroun rejettera alors avec violence la proposition séductrice de l’imam. Dans cette scène ultime, le frère de Moussa ne se contente pas de pasticher Meursault, il s’approprie son discours. L’écrivain avait beau avoir déjà cité quelques expressions utilisées dans L’Étranger, la longueur et l’emplacement de cette plaidoirie conclusive est riche en enseignements. Plutôt qu’un défaut de créativité, elle me semble révéler la fascination13 de Daoud pour le courage et l’éloquence déployée par Camus dans son combat contre l’imposture religieuse. L’auteur de Meursault contre-enquête célèbre le caractère visionnaire de son aîné et la portée universelle de sa charge. À la fin de l’œuvre fusionnent les horizons de l’écrivain et du « réécrivain »14. Jouant souvent le rôle de porte-parole de son créateur, Haroun confirme cette convergence de visions en évoquant ses premières impressions de lecteur de L’Étranger : « Je l’ai lu vingt ans après sa sortie et il me bouleversa par son mensonge sublime et sa concordance magique avec ma vie »15.
Mélange des genres et des registres
La fascination provoquée par cette œuvre conduit Daoud et son narrateur à feindre de croire que la fiction relatée pourrait être vraie. Dans l’hypertexte, sera ainsi menée une investigation destinée à évaluer la véridicité des faits racontés dans L’Étranger. Comme l’indique son titre et le lexique qui y est employé16, Meursault contre-enquête serait notamment un roman policier. Épisodiquement subordonné à M’ma, le détective Haroun y recherche les traces de Meursault et de sa mère. Mais, à Hadjout ex Marengo, la tombe de cette dernière demeure introuvable17 et, même si le narrateur évoque les causes plausibles de sa disparition, il est obligé de convenir qu’il ne retrouve pas davantage l’ancien domicile de l’Étranger18. Haroun s’interroge également sur les mobiles du meurtre commis par Meursault. Il évoque notamment des raisons qui s’inspirent directement de l’autofiction camusienne comme « un règlement de comptes ayant dégénéré »19, « la lassitude et les insolations »20 ou « l’absurdité »21 : « l’Arabe » aurait été tué « comme on tue le temps, en se promenant sans but »22. Il imagine également des explications qui dotent l’acte de Meursault d’une symbolique nouvelle. L’associant métaphoriquement au « Robinson » de Defoe, il estime qu’il aurait voulu « changer de destin en tuant son Vendredi »23 c’est-à-dire, peut-être, suspendre la dialectique du maître et de l’esclave ou rompre symboliquement avec ce qu’une grande partie de la communauté sociale sacralise, en particulier la religion. Il lui arrive aussi de suggérer que Meursault serait une « incarnation de tous les colons devenus obèses »24. Son acte d’assassiner Moussa serait une représentation concrète des conséquences négatives de la colonisation : le vol « de sueur et de terre »25, l’impossibilité pour les sujets arabes de vivre dans un pays qui n’est plus vraiment le leur. Meursault aurait donc paradoxalement exécuté un mort pour rendre visible le sort auquel ce dernier était condamné, le fait que l’occupation française avait déjà attenté à ses jours et que, en réalité, il ne pouvait pas exister.
Cette justification métaphorique du geste de l’Étranger a beau paraître séduisante, Haroun la relativise cependant : il euphémise les méfaits de la présence française en Algérie26 et, avec le recul, en vient même à contester la validité de la lecture post-coloniale27. Par ailleurs, le narrateur ne hiérarchise nullement les mobiles qu’il expose. Il ne cherche à imposer nulle interprétation et ne s’efforce pas toujours d’évaluer la cohérence interne de ses hypothèses. Il nourrit le questionnement de ses lecteurs et se plaît à « divaguer »28 : Meursault lui semble surtout une source d’intarissables rêveries et les significations qu’il associe à son acte demeurent virtuelles. Contrairement au véritable détective, Haroun n’est donc pas animé par la volonté de trouver la vérité et voilà sans doute pourquoi son enquête policière ne tarde pas à se transmuer en hallucination fantasmagorique. Un soir, en sortant du bar, le narrateur se retrouve sur la plage où son frère aurait été tué et le revoit, tel qu’il avait dû être, ce jour-là. Par son « délire »29 que sa description concrétise, Haroun plonge ainsi ses lecteurs dans le fantastique auquel les avaient déjà accoutumés ses évocations récurrentes du « fantôme de la bouteille »30, si étrangement semblable à Camus31.
Le masque de Don Quichotte ne fut cependant que provisoirement emprunté par le narrateur de Meursault contre-enquête. Son envoûtement par la fiction camusienne est contrebalancé par sa capacité à retrouver la distance d’un lecteur averti. Endossant le rôle d’essayiste littéraire dans maints passages, il résume et critique la diégèse32 de son hypotexte et multiplie les remarques sur le style de L’Étranger : « ce livre étrange où il raconte un meurtre avec le génie d’un mathématicien penché sur une feuille morte »33 ; « le génie de ton héros »34, c’est de « décrire le monde comme s’il mourait à tout instant, comme s’il devait choisir les mots avec l’économie de sa respiration »35. Haroun figure ainsi avec pertinence l’économie incisive et la factualité langagière de Meursault ; il se rend compte que sa pratique discursive et sa vision du monde sont corrélées. La justesse de ses interprétations serait liée à ses qualités d’analyse littéraire. C’est Meriem, son amour de jeunesse lui ayant fait découvrir L’Étranger, qui lui en aurait transmis la méthode : il saurait « lire le livre d’une certaine manière, en le faisant pencher de côté comme pour en faire tomber les détails invisibles »36. Mais le narrateur se révèle aussi le porte-parole de son auteur par sa conscience de l’association entre l’aptitude à lire et la capacité d’écrire. Daoud développe l’intéressante intuition symboliste que les êtres et les lieux seraient en quelque sorte des palimpsestes dont le créateur voyant dévoilerait les arcanes. Ainsi Alger « ressemble à un parchemin, dispersé de par le monde, essoré, rafistolé, désormais méconnaissable, dont le texte aura été ressassé jusqu’à l’infini »37. De manière plus condensée encore, le corps de M’ma se fait texte et raconte l’histoire de son possesseur, comme le montrent les « rides [qui] la plièrent en mille pages »38. Tout ce qui existe relaterait donc à qui sait lire le récit de sa destinée.
Le personnage de Haroun ne délègue cependant pas à autrui la mission d’exprimer ses pensées et ses sentiments. Narrateur de son autofiction, il se distingue de Meursault par sa théâtralité et sa soif d’épanchement. Alors que l’Étranger privilégie le recours au compte rendu et se caractérise par son apparente impassibilité, Haroun se livre, comme Jean-Baptiste Clamence, à une introspection précise qui aboutit à des réflexions existentielles et alterne avec maints intermèdes satiriques. Adoptant le style de la conversation, ces personnages n’obtiennent pas de réponse à leur « monologue prétentieux »39 et ne suscitent pas davantage la réaction de leurs destinataires par les sujets généraux qu’il leur arrive d’aborder, par exemple leur conception de l’amour40, ou leurs portraits, tantôt élogieux, tantôt critiques, mais toujours imagés, des villes41 où ils auraient habité. Dans La Chute et Meursault contre-enquête, Clamence et Haroun occupent donc seuls le devant de la scène : les autres n’existent que par leurs regards et à travers leurs mots.
Personnages et symboliques
Dans son récit, Haroun évoque épisodiquement les personnages secondaires de L’Étranger mais sans les faire véritablement vivre. Lorsqu’il mène son investigation, il se contente de mentionner leurs noms ou les périphrases qui les désignaient42, à moins de leur associer de nouvelles caractérisations parodiques43. Meursault contre-enquête comporte, par ailleurs, ses propres figurants et personnages secondaires. Pendant l’enfance de Haroun à Alger, il s’agissait exclusivement de ses voisins arabes. Il en esquisse les portraits parodiques mais ils n’exercent aucune influence sur lui ou sur l’intrigue de son autofiction. Leur présence se borne à matérialiser la séparation des espaces arabes et français pendant la période coloniale. Lorsque la famille émigre à Marengo, en revanche, elle entre en interaction avec des représentants opposés de l’Algérie française. L’alsacien obèse, qui emploie M’ma, est une figure d’exploiteur : il incarne la prédation impliquée par la colonisation. Monsieur Larquais, qui la recrutera par la suite, semble jouer un rôle plus positif puisqu’il permet à Haroun de se scolariser. À l’inverse, les relations de la famille d’« al-assasse »44 avec leur entourage arabe demeurent distendues et ce phénomène ne fera que s’accentuer après l’indépendance puis pendant la vieillesse de Haroun. Après son retour à Alger, ses habitudes de joyeux noceur, son refus du mariage conventionnel et son athéisme assumé susciteront en effet la peur et la haine de sa communauté qui s’enlise dans l’islamisme. Pilier de bar, où il retrouve les avatars mutiques des comparses de La Chute, Haroun est étranger parmi les siens.
Tout comme Meursault, que son cheminement personnel rappelle, le personnage de Daoud fait cependant une rencontre féminine importante : celle de Meriem. Par son prénom, qui équivaut en arabe à Marie, cette dernière évoque logiquement son homonyme de L’Étranger. Ces deux personnages se caractérisent par leur proximité avec la nature. Marie Cardona est une nageuse passionnée qui fusionne avec la mer et se distingue par sa sensualité. Même si Meriem ne devient pas la maîtresse de Haroun, leurs contacts physiques, qui renvoient allusivement à des extraits du principal hypotexte45, montrent que cette jeune femme assume son corps et affirme sa liberté. Marie et Meriem incarnent conjointement le bonheur d’exister : les narrateurs insistent sur leurs sourires constants et sur leur capacité à motiver la projection vers l’avenir. Marie Cardona propose le mariage à Meursault et l’encourage à accepter un nouveau poste à Paris ; Meriem stimule l’enrichissement culturel de Haroun et nourrit son rêve d’épanouissement amoureux. Elles symbolisent ainsi la force de vie qui tente vainement de contrer l’emprise mortifère des mères. Dans L’Étranger, Camus suggère l’échec de Marie en soulignant la crispation caricaturale de son sourire durant le procès. Dans Meursault contre-enquête, Meriem ne remporte pas non plus de victoire décisive et finit par abandonner Haroun à son sort. Mais Daoud accentue, à l’inverse, la valorisation de son héroïne : demeurant l’unique souvenir heureux de son héros, cette enseignante-chercheuse représente, pour lui, le savoir et la lucidité. Voilà sans doute pourquoi l’auteur de Meursault contre-enquête avait choisi de ne pas altérer sa sacralité en accolant un nom à son prénom.
Dans l’existence de Haroun, cependant, ce sont surtout les membres de sa famille qui se caractérisent par leur omniprésence. Qu’ils soient vivants ou morts, présents ou disparus, ils hantent ses pensées et son quotidien. Tout comme Meursault, Haroun n’a guère connu son père. Mais l’Étranger ne fait allusion au sien qu’à la fin de son autofiction : il rapporte une anecdote maternelle qui prouve la répugnance viscérale que lui aurait inspirée la peine capitale46. Sa discrétion sur ce sujet contraste avec les multiples questionnements de Haroun sur la disparition mystérieuse de son géniteur et sur la signification de son métier transmué en patronyme : « al-assasse »47. Au fil des pages, le narrateur de Meursault contre-enquête finit par les associer à une spécificité particulièrement suggestive : le père aurait « fugué vers les cieux »48 et son abandon connoterait donc celui de Dieu. Mais l’impossible retour de ce Godot ne pouvait être immédiatement accepté par Haroun. Aussi se serait-il raccroché à son prophète de frère et aurait-il commencé par pleurer sa mort, comme s’il s’agissait de celle de son père49 lorsqu’il était enfant. Le procès intenté à Meursault au début de l’œuvre s’expliquerait ainsi par le besoin originel de valoriser ce père de substitution. Cependant la pesanteur du deuil maternel contribue à modifier la dynamique relationnelle des membres de la famille d’al-assasse. Se transmuant en Sisyphe paralysé par le cadavre trop vivant de son frère50, l’orphelin, floué de ses droits à la vie, finit par caresser la chimère de « tuer Moussa après sa mort »51. Pis encore, Haroun se montre conscient que, même avant son décès, « tout tournait autour »52 de son frère. « Regardé comme un meuble qu’il fallait nourrir »53, il était voué à l’invisibilité et adorait Moussa tout en l’abhorrant. La prise en compte de cette ambiguïté affective motive de la sorte la réinterprétation de Meursault contre-enquête. Au début de l’œuvre, la virulence inquisitrice du narrateur pourrait paradoxalement se nourrir de son sentiment de culpabilité. Si Haroun peine à établir l’identité de Meursault et à déterminer ses mobiles, c’est peut-être parce que l’Étranger aurait toujours été sa figure de projection : il aurait exécuté son fantasme fratricide.
Pour conclure, l’analyse des modalités de réécriture utilisées par Daoud prouve l’intensité de son imprégnation par Camus qu’il cite, résume, pastiche, critique ou détourne. Meursault contre-enquête ne devrait cependant pas être lu comme une simple réponse du journaliste au philosophe, un réquisitoire de Haroun contre Meursault. Les narrateurs des deux œuvres se révèlent semblables à maints niveaux et les raisons de la concorde entre les deux auteurs éclipsent les motifs de leurs dissensions. L’univers camusien nourrit l’imaginaire de Daoud et stimule sa créativité. Il ne se contente d’ailleurs pas de réécrire L’Étranger et pratique la contamination des sources : le personnage de Haroun rappelle le protagoniste de La Chute et multiplie les allusions au mythe de Sisyphe, à La Peste et à L’Homme révolté. Daoud revisite également l’histoire religieuse et le patrimoine littéraire universel ; il enrichit le symbolisme de ses personnages en s’inspirant notamment de Beckett et Defoe. Mêlant les genres et les registres, Meursault contre-enquête combine en définitive roman policier et fantastique, monologue théâtral et portrait satirique, essai littéraire et autofiction.